Questions monastiques en général



 

 

 
 

Le renoncement

aux biens matériels

dans le cénobitisme pachômien*

 

Le renoncement aux biens matériels est l'un des aspects les plus essentiels de la vie monastique dans toutes les traditions, orientales ou occidentales, primitives ou récentes. Dans la présente étude nous étudierons ce thème dans l'une des plus anciennes formes de vie communautaire en chrétienté, le cénobitisme pachômien du quatrième siècle.

 

I importance du renoncement

Le renoncement (apotagè ou apotaxis) est si essentiel à la vie monastique qu'entrer au monastère se dit simplement « renoncer » (apotassesthai). Sur son lit de mort Pachôme dit à ses disciples:

J'ai marché au Milieu de vous en toute humilité et renoncement [1] .

Et nous trouvons des expressions semblables dans d'autres textes pachômiens, par exemple:

... alors qu'ils ont renoncé à leurs biens pour cette vocation [2] .

... au moment de quitter le monde (apotassomenos) [3] .

Dans les documents coptes, le moine est souvent appelé un apotaktikos, c'est-à-dire quelqu'un qui a pratiqué le renoncement. Ainsi, lorsque le général Artemios se présente au monastère de Phbow, à la recherche d'Athanase, Psahref lui dit:

Nous, nous sommes des hommes retirés du monde, et nous sommes réunis ensemble pour le nom du Seigneur [4] .

A l'époque où Pachôme vivait à Tabennèse avec son frère Jean, tous deux pratiquaient ensemble un grand renoncement:

Ils marchaient dans un grand renoncement, car tout ce qu'ils acquéraient par leurs travaux manuels ils le donnaient, sauf leur strict nécessaire... Ils vivaient tous deux dans un grand renoncement, ne se réservant rien, sauf deux pains quotidiens et un peu de sel [5] .

Et lorsqu'il reçut son premier groupe de disciples,

il s'entretint avec eux pour savoir s'ils pourraient se séparer de leurs parents et suivre le Sauveur [6] .

Cette attitude à l'égard des novices était pour lui une règle de conduite, puisque cela devint un élément de sa Règle:

Si quelqu'un se présente à la porte du monastère avec la volonté de renoncer au monde et d'être compté parmi les frères...s'il peut renoncer à ses parents et mépriser ses richesses [7] .

Nous voyons par ce dernier texte que le renoncement aux biens matériels est seulement un aspect d'un détachement plus complet. Le renoncement à sa propre famille est tout aussi important. (Voir l'exemple de Théodore refusant de voir sa propre mère, en SBo 63). Le moine doit aussi être détaché des honneurs et des titres, et pour cette raison Pachôme ne voulait pas que ses moines désirent le sacerdoce. Il leur disait:

Il vaut mieux ne pas briguer une pareille chose dans notre communauté, de peur que, à cette occasion, la dispute, l'envie, la jalousie ne s'établissent au milieu de nombreux moines contre la volonté de Dieu, voire des divisions. De même qu'une étincelle jetée dans l'aire, à moins d'être éteinte promptement, détruira le travail d'une année entière, ainsi en est-il de la pensée de grandeur à ses débuts [8] .

La Catéchèse à propos d'un moine rancunier attribuée à Pachôme demande au moine de « fuir les commodités de ce siècle » [9] et de « mépriser la vaine gloire » [10] . Le moine est aussi mis en garde contre l'amour de l'argent:

L'amour de l'argent est ce pour quoi on nous fait la guerre; si tu désires acquérir des richesses, — elles sont l'appât à l'hameçon du pêcheur, — par avarice, ou par mercantilisme, ou par violence, ou par astuce, ou par un travail excessif qui ne te laisse aucun loisir pour le service de Dieu, bref par tout autre moyen; si tu as désiré amasser de l'or ou de l'argent, souviens-toi de ce qui est dit dans l'Évangile: « insensé, on enlèvera ton âme pendant la nuit; à qui sera ce que tu as amassé ? » (Luc 12,20). De même: « II accumule sans savoir pour qui il accumule » (Ps 39(38),6) [11] .

Horsièse, dans une de ses premières catéchèses comme père de la Koinônia — c'est-à-dire de l'ensemble des monastères fondés par Pachôme — après la mort de ce dernier, exhorte les frères au détachement en ces termes:

J'en vois parmi vous qui désirent des titres et des gouvernements, qui veulent devenir chefs de maison ou quelque autre chose. Autrefois, du temps de notre Père, on n'acceptait aucune charge si ce n'est par obéissance, car nul ne désirait être dit grand, craignant d'être trouvé tout petit dans le royaume des cieux (Mt 5,19) [12] .

Et afin d'inculquer le détachement aux supérieurs, Théodore les déplaçait souvent d'un monastère à un autre:

Il procédait de même deux fois par an en vue de leur profit et de leur salut, en faisant passer beaucoup d'un poste à un autre et d'un couvent à un autre... Une fois, il se fit qu'ils se trouvaient assemblés et que Théodore leur avait de nouveau ainsi fait les promotions; quelques-uns d'entre eux avaient construit de nouvelles maisons et des synaxes selon les besoins des frères. Après qu'il eut fait les promotions, il leur dit: « Voici que je vous ai désignés, comme vous le pensez, par la volonté de Dieu, car tel est le salut de nos âmes et de celles des frères qui sont avec nous. Si donc j'en ai appelé un qui se trouvait dans un couvent difficile pour résider dans un couvent facile, et s'il se réjouit intérieurement en l'apprenant, je vous certifie qu'en un pareil ne réside pas l'Esprit de Dieu. Ou bien, d'autre part, si l'un se trouvant dans un couvent facile, a été désigné par nous pour un couvent difficile, et si celui-là s'afflige pour cela, je vous déclare qu'en cet autre ne résident ni l'Esprit de Dieu ni » [13] .

 

II — Comment les moines pachômiens pratiquaient la pauvreté

Le premier groupe d'hommes qui se réunirent autour de Pachôme à Tabennèse conservaient une certaine forme de propriété privée:

Lorsqu'il vit que les frères se réunissaient autour de lui, il leur fixa le règlement suivant: chacun devait se suffire et se tirer seul d'affaire; mais ils donnaient leur quote-part pour tout ce qui concernait les besoins matériels, soit pour la nourriture, soit pour les étrangers qui recevraient l'hospitalité chez eux; car ils mangeaient tous ensemble [14] .

Mais le biographe explique la raison pour laquelle Pachôme consentit à cette forme mitigée de vie communautaire:

Il voyait qu'ils n'étaient pas encore disposés à se lier entre eux dans la communauté parfaite, dans le genre de ce qui est écrit dans les Actes au sujet des croyants: Ils étaient un seul cœur et une seule rame, et tous les biens leur appartenaient en commun; il n'était personne qui disait de ce qui lui appartenait: c'est à moi (Actes 4,32) [15] .

Dans une communauté de frères ayant réellement renoncés au monde, il n'y a pas de place pour quelque forme que ce soit de propriété privée. Les objets essentiels qu'un frère peut avoir en sa possession sont décrits en détail dans la Règle:

Personne n'aura dans sa maison ou dans sa cellule autre chose que ce que prescrit en général la règle du monastère: les frères n'auront donc ni tunique de laine, ni manteau, ni une peau plus douce d'agneau qui n'a pas encore été tondu, ni pièces de monnaie, ni oreiller en duvet pour leur tête, ni autres effets. Mais ils n'auront que ce que le père du monastère distribue aux chefs de maison, c'est-à-dire leur garde-robe: deux tuniques, plus une râpée par l'usage, une écharpe assez longue pour entourer le cou et les épaules, une peau de chèvre qui s'attache sur le côté, des chaussures, deux cuculles et un bâton: tout ce que tu trouveras en plus de ces objets, tu le retrancheras sans protester [16] .

  Dans son Testament, Horsièse attire l'attention de ses disciples sur ce règlement:

N'oubliez pas, je vous en supplie, la résolution que vous avez embrassée une fois pour toutes et regardons les traditions de notre Père comme des échelles dressées vers le royaume des cieux. Il nous suffit d'avoir ce qui est nécessaire à l'homme: deux tuniques sans manches et une autre usée, un petit manteau en lin, deux cuculles, une ceinture de lin, des souliers, une peau et un bâton [17] .

Et s'il arrive à un moment donné que quelqu'un ait plus qu'il ne faut, il ne peut conserver le surplus:

A propos des vêtements. Si quelqu'un a plus de vêtements que ce que la règle autorise, il les remettra, sans attendre l'avertissement du supérieur, à celui qui a la garde du vestiaire, et ne pourra y entrer pour les demander; car ces vêtements seront à la disposition du préposé et de son second [18] .

La Vie bohaïrique (= SBo) nous parle d'un frère nommé Élie, qui avait caché cinq figues afin de les manger après le jeûne, ce qui était explicitement interdit par la Règle:

Personne n'entreposera de la nourriture dans sa cellule, sauf ce qu'il aura reçu de l'économe [19] .

Non seulement une si petite chose n'était pas permise, mais la Règle défendait même aux moines de manger les fruits tombés des arbres dans le jardin:

S'ils trouvent des fruits tombés sous les arbres, ils n'auront pas l'audace de les manger; et ceux qu'ils trouveront sur leur chemin, ils les placeront au pied des arbres [20] .

De plus, personne ne pouvait recevoir aucun présent de sa famille sans une permission spéciale:

Si quelqu'un se présente à la porte du monastère, demandant à voir son frère ou un parent... Si par hasard on lui apporte quelques aliments qu'il est permis de manger au monastère, il ne pourra pas les recevoir lui-même; mais il appellera le portier et c'est lui qui recevra ce qui est apporté [21] .

Lorsqu'un frère dépend d'un préposé dans une maison du monastère et qu'il ne manque de rien de ce qu'il est permis d'avoir dans le monastère, s'il a son père, ou un frère ou un ami très cher, il ne doit absolument rien recevoir d'eux: pas plus une tunique qu'un petit manteau ou toute autre chose. Mais s'il est prouvé qu'il n'a pas tout ce qu'on doit lui donner, alors toute la faute et le reproche reviennent au préposé [22] .

Personne ne peut non plus disposer de quoi que ce soit comme d'une propriété privée, par exemple en confiant quelque chose en dépôt à un frère, ou en le recevant de celui-ci. Celui qui fait ceci, dit Horsièse,

n'est pas du nombre des frères, mais c'est un mercenaire et un étranger, et il ne doit pas manger la Pâque du Seigneur dans l'assemblée des saints, parce qu'il est devenu une pierre de scandale dans le monastère... En effet, les jours de lavage, si nos tuniques ne sont pas sèches, il ne nous est pas permis de les conserver chez nous jusqu'au soir,... combien plus, ces objets que tu crois posséder en propre, si tu les confies à un autre, ou si tu veux qu'ils dépendent de toi, tu commets une faute contre la règle du monastère [23] .

II serait donc encore plus illogique pour un moine de penser qu'il peut retenir la propriété de ses biens matériels jusqu'à sa mort pour n'abandonner ceux-ci qu'à ce moment seulement:

il faut également prendre garde à ce qu'aucun frère, trompé par une vaine pensée, et même enlacé par le malin, ne dise dans son coeur: quand je mourrai, je ferai don aux frères de ce que je possède.

Ô le plus insensé des hommes! où as-tu trouvé cela écrit? Est-ce que tous les saints n'ont pas pour servir Dieu renoncé à tout le poids des affaires du monde? [24]

Si le moine a renoncé à toute forme de propriété privée, la communauté a par ailleurs l'obligation de lui fournir tout ce dont il a besoin. Et cette obligation repose avant tout sur les supérieurs. Horsièse leur rappelle qu'ils doivent se préoccuper des besoins corporels des frères tout autant que de leurs besoins spirituels.

Vous ne les soulagez pas pour ce qui est des besoins du corps et vous ne leur dispensez pas la nourriture spirituelle, ou bien vous leur enseignez les biens spirituels et vous les accablez quant aux biens temporels: à savoir dans la nourriture et le vêtement. Mais accordez-leur les aliments de l'esprit aussi bien que ceux du corps, et ne leur fournissez aucune occasion de négligence. Est-ce donc là justice que d'accabler de travail les frères et de rester nous-mêmes désœuvrés? Ou bien est-ce que nous leur imposons un joug que nous-mêmes ne pouvons pas supporter? (Actes 15,10) [25] .
Vous donc, supérieurs des monastères, si vous voyez des frères manquer de quelque chose et souffrir de la gêne, ne les négligez pas, sachant que vous aurez à rendre compte de tout le troupeau sur lequel l'Esprit Saint vous a établis afin de surveiller et de paître l'Église de Dieu qu'il a acquise de son propre sang (Actes 20,28) [26] .

Une vie communautaire authentique exige une réelle unité et même une certaine forme d'uniformité. Nous avons déjà vu comment tous les frères recevaient les mêmes objets essentiels, spécialement en vêtements et en nourriture, qu'ils avaient la permission de garder en leur possession [27] , Selon Horsièse, c'était là un moyen concret d'exprimer l'amour mutuel entre frères ayant un seul et même Père:

Pour cette raison, frères, soyons tous égaux, du premier au dernier, riches et pauvres, dans la concorde et l'humilité parfaites, en sorte que l'on puisse dire de nous aussi: Celui qui avait beaucoup n'eut rien de trop, et celui qui avait peu ne manqua de rien (Cf. 2 Cor. 8,15 = Ex 16,18). Que personne ne pourvoie à ses propres délices alors qu'il voit son frère dans la pauvreté et la gêne, de peur qu'on ne lui dise ces paroles du Prophète: N'est-ce pas un seul Dieu qui vous a créés? N'avez-vous pas tous un Père unique? Pourquoi chacun de vous abandonne-t-il son frère, profanant l'alliance de vos Pères? Juda a été abandonnée, et une abomination est commise en Israël (M1 2,10-11) [28] .

Quant au supérieur, il doit avoir un soin égal de tous:

Il faut que je dise et répète souvent les mêmes choses: prenez garde à ne pas aimer les uns et à haïr les autres, à ne pas soutenir celui-ci et à dédaigner celui-là; votre travail serait vain et vos efforts inutiles [29] .

Le supérieur lui-même doit recevoir le même traitement que n'importe . quel autre frère. Pachôme en donna toujours l'exemple, observant la règle commune comme tous les frères:

De même que les frères étaient répartis en différentes 'maisons' et avaient dans chaque maison quelqu'un qui, comme chef, s'occupait d'eux, de même lui aussi faisait partie d'une maison; il n'y avait aucune différence entre lui et les frères, et il n'avait pas la faculté d'aller de son propre chef prendre mie tunique chez l'higoumène du couvent, mais c'était le chef de la maison à laquelle il appartenait qui la prenait pour lui, conformément aux règles des frères établies par lui de par Dieu [30] .
Abbâs Pachôme lui-même était soumis au chef de maison, se montrant plus humble que tous, comme il est écrit (peut 11,11): « terre montagneuse et basse ». A l'heure de l'instruction, il se tenait debout à écouter avec les autres frères de la maison. Et s'il gardait ses tuniques de poil dans sa cellule, c'est par la permission du chef de maison. D'un mot, il n'avait pas la permission de prendre pour lui-même aucune chose utile au corps en dehors de l'économe. Car, plus encore que les tortures éternelles, il craignait de s'être rendu étranger à l'humilité et à la douceur du fils de Dieu, Notre Seigneur Jésus-Christ [31] .

Il refusa toujours tout traitement spécial durant ses maladies, y compris sur son lit de mourant. En voici quelques exemples:

Il arriva un jour que notre père Pachôme se trouvait quelque part avec les frères occupés à récolter des roseaux, tandis que Théodore préparait pour les frères ce dont ils avaient besoin; il rentra finalement un jour vers le soir ayant le corps tout courbaturé et se coucha sur une natte. Théodore apporta une bonne couverture de poil et l'en couvrit. Alors notre père Pachôme lui dit: « Enlève de moi cette couverture, et couvre-moi d'une natte, comme tous les frères, en attendant que le Seigneur m'apporte le soulagement ». Théodore fit comme il le lui avait dit, puis il prit une poignée de dattes et les lui présenta en disant: « Peut-être pourras-tu en manger un peu, car maintenant tu n'as pas encore mangé, mon père ». Il ne les accepta pas, mais lui répondit avec une grande tristesse: « Parce que nous sommes chargés d'administrer le travail et les besoins des frères, est-ce que nous, nous allons en profiter? Où est donc maintenant la crainte de Dieu? Est-ce que tu as maintenant inspecté les cabanes des frères pour voir s'il ne s'y trouve pas de malade? [32]
Un jour encore il se fit que notre père Pachôme tomba malade; il n'avertit aucun frère qu'il était malade, et selon son habitude ne crut non plus à sa maladie;... Pendant qu'il moissonnait, il tomba sur sa face au milieu d'eux. Les frères furent effrayés, coururent à lui et le relevèrent de terre; ils trouvèrent en son corps une forte fièvre causée par la maladie. Ils se mirent en route avec lui jusqu'à ce qu'ils l'eurent ramené au monastère. Il s'étendit par terre ceint de sa ceinture; ils le prièrent de s'en défaire à cause de la fièvre, et de se coucher sur un lit comme tous les frères malades; mais il ne leur obéit point en cela, et demeura étendu par terre. Quelqu'un s'assit et l'éventa avec son capuchon... si bien qu'en ces jours beaucoup étaient terrassés par la maladie; car c'était une maladie grave et épidémique qui s'était abattue sur eux. Un de ceux qui étaient venus lui faire visite, s'adressa au frère qui l'éventait avec son capuchon... « N'as-tu pas trouvé d'éventail pour l'éventer? » Lui-même, en entendant, par suite de la maladie qui l'accablait ne put lui donner de réponse, mais d'un geste de son doigt il lui signifia: « Trouvera-t-on un éventail pour chacun de toute cette foule malade, pour qu'on en trouve un pour moi aussi? » [33]
Notre père Pachôme, durant sa longue maladie, était servi par Théodore; — il y avait quarante jours qu'il était malade et alité dans le local où se trouvaient tous les frères malades —; il était soigné en tout comme tous les frères, sans qu'il y eut entre lui et eux la moindre différence, conformément aux recommandations qu'il leur avait faites antérieurement. Si son corps était fortement affaibli par la durée de la maladie, néanmoins son coeur et ses yeux ressemblaient à la flamme ardente. Il dit à Théodore: « S'il te plaît, apporte une couverture usée, et couvre-m'en, parce que celle-ci est trop lourde, je ne puis la supporter, car voici quarante jours que je suis malade; mais j'en remercie le Seigneur ». Aussitôt Théodore alla, reçut de l'économe une bonne couverture légère, l'apporta et l'en couvrit. En voyant la différence de couverture, notre père Pachôme s'indigna contre Théodore et lui dit: « Quelle grande injustice tu as commise, Théodore! Veux-tu qu'après moi je laisse un scandale pour les frères, et qu'ils disent: 'Pachôme a, durant sa vie, pris ses aises plus que tous les frères', et que je sois justiciable devant le Seigneur? Eh bien, enlève-la de moi, je m'arrangerai d'une façon ou d'une autre en attendant que je me rende auprès du Seigneur ». Théodore la lui enleva, en apporta une autre, râpée et plus mauvaise que celles de tous les frères, et l'en couvrit [34] .

Horsièse se souviendra de l'exemple reçu de Pachôme, et il exhortera les supérieurs à ne pas faire servir un ministère à leur avantage personnel:

Lorsqu'un service ou l'administration du monastère est confié à quelqu’un et qu'il en tire un profit personnel, qu'il considère comme un vol et un sacrilège le fait de mettre la main sur un objet quelconque pour le faire servir à sa satisfaction personnelle, comme s'il méprisait ceux qui ne possèdent rien et sont riches de leur bienheureuse pauvreté; en sorte que non seulement lui-même périsse, mais qu'il entraîne les autres à se perdre...
... Quant à ceux qui ont vécu dans un coenobium et qui ont détourné à leur profit ce qui était à l'usage commun, malheur à eux lorsqu'ils sortiront de cette vie: il leur sera dit: Souvenez-vous que vous avez reçu vos biens pendant votre vie, tandis que les frères travaillaient et s'épuisaient dans les jeûnes, la tempérance et un labeur qui ne cessait pas. En conséquence, regardez-les: ils sont dans la joie et l'allégresse parce qu'ils ont renoncé à la vie présente pour parvenir au ciel. Mais vous, vous êtes établis dans les ténèbres, les tourments et les peines car vous avez refusé d'écouter l'Évangile... [35] .

L'égalité qui existe entre les frères n'est cependant pas telle qu'elle empêche de prendre en considération les besoins individuels. Au contraire, on doit prendre soin de tout besoin spécial d'un frère et nous trouvons à travers la Règle et la Vie une attention tendre et profonde à l'égard des frères malades. Jérôme le mentionne dans la Préface à ses Pachomiana Latina:

Les malades sont soutenus par des soins étonnants et des repas très copieux [36] .

Dans une de ses lettres, Pachôme décrit l'attention qu'il faut apporter aux frères malades durant la réunion de la Pâque:

Lorsque vous venez chez nous, soyez empressés auprès des malades. Faites leur lit, veillez à ne pas manquer de pain, sachez vous procurer un coussin ou un oreiller pour leur tête afin qu'ils puissent se reposer... [37] .

On trouve dans les Règlements d'Horsièse une longue section concernant l'attention à porter à la préparation de la nourriture des frères (37bis); et dans une autre section du même document, au sujet du dur travail des boulangers dans la salle de pétrissage, Horsièse souligne l'obligation de pourvoir aux besoins divers des frères:

C'est pourquoi voici ce qu'il faut faire avec celui qui a besoin, soit petit soit grand, désigné pour n'importe quelle affaire dans notre organisation selon notre vocation: si quelqu'un est trop accablé par la chaleur, que les chefs responsables s'en occupent; si réellement il est incapable de prendre son repas au réfectoire des frères, qu'il en informe les chefs; quand il est persuadé en conscience devant Dieu de ne pas être un contempteur, ni vouloir se différencier des frères en vertu d'une tradition et habitude, ni convoiter des jouissances, — par exemple si nous recherchions du vin ou une nourriture variée, — mais s'il s'agit d'une nécessité et d'un besoin, en ce cas disons-le avec une franchise filiale, et qu'on nous apporte tout ce dont nous avons besoin, selon ce que nous possédons et que Dieu nous aura fourni en temps voulu. Même si tous les frères ont besoin d'un peu de bière ou autre alimentation conforme à la loi de la Koinônia, le supérieur du couvent la leur assignera généreusement et allègrement [38] .

Les Paralipomena racontent l'histoire d'un jeune frère qui s'était  plaint à Pachôme de ce qu'aucun plat cuit n'avait été servi dans son monastère depuis deux mois. Les cuisiniers furent sévèrement réprimandés par Pachôme [39] .

Le plus beau récit de ce genre est certainement celui de la Vie bohaïrique au sujet d'un moine extrêmement malade qui avait demandé aux frères de lui donner un peu de viande. Comme on le lui refusait, il demanda d'être amené devant Pachôme. Lorsque celui-ci le vit, il fut mû de compassion et s'exclama:

Ô vous qui faites acception des personnes où donc est la crainte de Dieu: Tu aimeras ton prochain comme toi-même? (Lv 19,18; Mt 19,19). Ne voyez-vous pas que ce frère est devenu comme un cadavre? Pourquoi ne lui donnez-vous pas ce qu'il demande? Le Sei­gneur le sait, si vous ne lui donnez pas ce dont il a parlé, je ne mangerai ni ne boirai; non, il n'y a pas de différence entre les malades; est-ce que tout n'est pas pur pour ceux qui sont purs?' (Tite 1,15). Et il disait ces paroles, les larmes aux yeux. II reprit et leur dit: 'Vive le Seigneur; si je m'étais trouvé à l'intérieur du monastère le jour où il demande ce qu'il désirait, je ne l'aurais pas laissé dans cette grande affliction, avec une pareille maladie'. Les frères, en entendant ces paroles de la bouche de notre père Pachôme, envoyèrent immédiatement et rapidement acheter un petit chevreau, le préparèrent bien et le présentèrent au frère, qui mangea. Ensuite on apporta sa portion de légumes cuits à notre père Pachôme; et il mangea, lui aussi, comme n'importe lequel des frères de son monastère, avec action de grâces [40] .

 

III — Les motivations spirituelles de la pauvreté

Le monachisme comme forme de vie n'est pas spécifiquement chrétien. Nous le trouvons dans la plupart des grandes religions, et il a existé égale­ment dans les milieux philosophiques de Grèce. Mais si les pratiques de ces diverses formes de monachisme sont semblables, les motivations varient beaucoup.

Pour les moines chrétiens, le renoncement (apotagè) ne peut être compris que comme l'un des deux pôles d'une réalité plus globale dont l'autre pôle est l'obéissance à Dieu et la soumission à sa volonté (hupotagè). L'exemple de soumission par excellence est évidemment le Christ qui s'est fait obéis­sant jusqu'à la mort, et à la mort de la croix. Les efforts ascétiques du moine ne sont donc pas une sorte de concours athlétique, et encore moins un genre de masochisme. Ils sont imitation du Christ souffrant:

Quant à Pachôme il s'adonnait de plus en plus à de grands exercices, à une grande et abondante ascèse, et à de longues récitations des livres de l'Écriture sainte; il prêtait son attention à ceci: les réciter dans leur ordre avec grande facilité. Il pratiquait principalement ses exercices dans ces déserts-là, dans la forêt d'acacias qui les entourait, et dans le désert lointain. Si des épines se plantaient dans ses pieds, il les supportait, sans les enlever, en se souvenant des clous plantés dans notre Seigneur sur la croix [41] .

Si le moine pratique cette forme spéciale d'ascèse qu'est la pauvreté, c'est d'abord afin de vivre dans un esprit de liberté et afin de manifester une confiance totale en Dieu. Aux frères qui étaient très troublés parce qu'une barque chargée d'étoupe servant à la fabrication de leurs vêtements avait coulé, Théodore dit:

Il se fait que certains d'entre vous sont tristes, parce qu'ils ont appris que la barque chargée d'étoupe a sombré. Voici que les richesses que nous tenions de nos parents, nous les avons aban­données gaiement pour le nom de notre Seigneur Jésus-Christ, alors que nous étions encore dans l'ignorance; eh bien, allons-nous nous affliger de ce qu'on nous a enlevé, après que nous avons reçu la vraie science du Seigneur ! [42] .

Il leur rappela ensuite l'exemple de Job.

Dans une de ses catéchèses, Pachôme conseilla à ses moines de ne pas se laisser décourager par leur pauvreté, et de jeter tous leurs soucis dans le Seigneur:

Es-tu pauvre? ne te décourage en rien... ne te décourage pas, mais sois constant: sûrement Dieu agit déjà secrètement... [43] .
Ne confie ton coeur à personne, en vue de la satisfaction de l'aine, mais remets tous tes soucis aux mains de Dieu, et il te nourrira (Ps 55(54), 22) [44] .

Dans une de ses lettres il cite le texte de Luc 12,33 où le Seigneur con­seille de se faire des bourses inusables [45] .

Nous avons cité un peu plus haut un texte de la Vie bohaïrique où Théodore affirme que tous les biens de la Koinônia appartiennent à Dieu. Cette conviction explique pourquoi la Règle rappelle constamment aux moines avec quel soin ils doivent manier tous les objets du monastère et accomplir le travail de la communauté. Par exemple:

Et lorsqu'on marchera dans l'église, pour se rendre à la place où l'on doit s'asseoir et se tenir debout, on n'écrasera pas les joncs qu'on a mouillés d'eau et préparés pour le tissage des cordes: ceci afin que la négligence d'autrui ne soit pas la cause d'un dommage, même minime, pour le monastère [46] .

Les moines ne doivent pas laisser leurs tuniques sécher sous l'ardeur du soleil trop longtemps [47] , et ils doivent veiller à ne rien perdre. Si cela arrive, ils seront punis [48] . Ils veilleront aussi à, ne rien laisser se gâter [49] .

Enfin, un des aspects les plus importants de la pauvreté est la solidarité des moines avec leurs frères du monde pauvres et souffrants.

La première rencontre de Pachôme avec le christianisme fut sa rencontre avec la charité active des chrétiens de Thèbes qui le réconfortèrent, lui et ses compagnons de prison (SBo 7). Aussi, dès qu'il fut relâché, il s'établit dans le village de Chenesêt, où il se mit au service des pauvres:

... il s'installa en cet endroit, cultivant quelques légumes et des palmiers en vue de sa nourriture, soit de celle d'un pauvre du village, soit d'un étranger qui viendrait à passer en barque ou sur la route. De fait il avait coutume de converser avec une foule de gens, si bien qu'ils abandonnaient leur domicile, venaient et habitaient ce village à cause de la manière dont il les encourageait. C'est bien à cause de son attitude qu'une foule de gens habitèrent cet endroit [50] .

Avant de quitter cet endroit pour devenir moine sous la direction du vieillard Palamon,

il confia son local à un autre senior-moine, pour que celui-ci prît soin des quelques légumes et des palmiers en vue des besoins des pauvres... [51] .

Son père spirituel, Palamon, décrivant le travail qu'il accomplissait comme partie de sa politeia, lui expliqua:

ce qui excède nos besoins nous le donnons aux pauvres selon la parole de l'Apôtre: seulement, que nous nous souvenions des pauvres (Gal 2,10) [52] .

 

Lorsque les premiers disciples de Pachôme se réunirent autour de lui, il se fit leur serviteur en toutes choses (SBo 23), et plus tard il bâtit avec eux une église pour la population de l'endroit:

Quand il constata que beaucoup de gens étaient venus habiter ce village, il prit les frères; ils s'en allèrent leur construire une église, pour y faire la synaxe; d'ailleurs, il y avait beaucoup de gens aux alentours de cet endroit. De fait, c'était lui qui prenait leur offrande à sa charge, parce qu'ils étaient d'une grande pauvreté [53] .

Le devoir de pratiquer la charité est si important qu'il faut le préférer à un jeûne surérogatoire. Théodore interrogea un jour Pachôme au sujet de l'opportunité de jeûner durant les six jours de la Pâque (= la Semaine Sainte), alors que la règle ordinaire de l'Église était de jeûner seulement durant les deux derniers jours. Pachôme répondit:

La règle de l'Église est que nous joignions ces deux seuls jours pour jeûner, afin que nous conservions la force d'exécuter les choses qui nous sont commandées sans y tomber en défaillance, c'est-à-dire: la prière incessante, les veilles, les récitations de la loi de Dieu, et notre travail manuel, au sujet duquel il y a pour nous des ordres dans les Écritures, et qui doit nous permettre de tendre nos mains aux indigents. Ceux qui se livrent aux pratiques de ce genre, ainsi que ceux qui se retirent dans la solitude sont exempts de charge humaine qui les importunerait, mais souvent on constate qu'ils se laissent cajoler et servir par d'autres, et qu'ils sont orgueilleux, ou pusillanimes, ou vaniteux en quête de la vaine gloire humaine [54] .

Théodore se souvint de cette leçon et plusieurs années plus tard, dans une de ses lettres, il citera le texte de Deut 15,7:

Ne retiens pas ta main de donner à ton frère pauvre ou à celui qui est dans le besoin [55] .

L'une des Vies sahidiques de Pachôme dit qu'à une époque où les barbares envahissaient l'Égypte, un ange du Seigneur apparut à Pachôme et lui demanda:

'Quelle aumône promettras-tu de faire, si le Seigneur arrête sa colère en contenant les Barbares?' Et lui de répondre: 'J'enverrai à l'église de la ville, que les Barbares ont pillée, cent mesures de froment, des livres et d'autres objets dont on a besoin' [56] .

Sa solidarité avec les pauvres et les souffrants est si grande qu'il veut la vivre dans sa propre chair:

Un jour encore il arriva que les frères sortirent pour un service. Ils apprirent à notre père Pachôme qu'une grande famine et une maladie contagieuse régnaient dans le monde, au point que la terre était menacée de disparaître. Au moment où il en fut informé, c'était le deuxième jour qu'il s'abstenait de manger, et il s'abstint encore de manger jusqu'au lendemain, en disant: 'Ni moi non plus, je ne man­gerai quand mes frères-membres ont faim et ne trouvent pas de pain'. Pendant tout ce temps que dura la famine au-dehors, il s'affli­geait et se mortifiait davantage en des jeûnes et des prières très abon­dantes, accomplissant la parole de l'Apôtre: Si un membre souffre, tous les membres souffrent avec lui (I Co 12,26) [57] .

 

IV — Organisation matérielle de la Koinônia

Les débuts de la Koinônia pachômienne furent extrêmement humbles et   pauvres. Nous avons déjà mentionné la vie pauvre et austère de Pachôme, d'abord à Chenesêt, puis avec Palamon et plus tard avec son frère et ses premiers disciples, à Tabennèse. Lorsque la communauté s'élargit, il y eut à certains moments de grandes difficultés pour alimenter un si grand groupe de moines dans une section très pauvre du pays. La vie bohaïrique nous parle d'un de ces moments:

II arriva qu'a un moment ils allaient manquer du froment nécessaire à leur nourriture; les frères s'attristèrent mortellement de leur pauvreté... [58] .

Théodore se réfère probablement au même incident dans l'une de ses catéchèses:

Considérons la longue éducation par laquelle il (le Seigneur) a formé les saints... il fit surgir de graves ennuis chez les frères du temps d'Apa, au point que ce si grand homme eût recours à des séculiers pour une question de pains; cet excellent homme voyait, de ses yeux, ses fils tourner de petites meules et lécher de la farine avec leur langue, par suite de leur grande faim; et il était insulté par les notables d'entre eux: 'Tu assassines les enfants des hommes par la famine' — Et sa langue resta longuement liée par Dieu pour qu'il ne parlât pas, si bien qu'il était regardé par celui qui voulut donner son corps aux hommes et être mangé, par suite de l'immense amour divin qui l'animait —. Pas un seul de ces jours on ne donna le signal pour aller manger, faute de pain [59] .

Lorsque le nombre des frères eût augmenté au point qu'ils étaient à l'étroit (SBo 49) Pachôme fonda son deuxième monastère, Phbow. Ce fut le point de départ d'un développement surprenant. Des supérieurs de groupes d'ascè­tes lui demandèrent d'introduire la forme de vie de la Koinônia dans leurs communautés. En d'autres endroits, ce fut l'évêque qui lui demanda de fonder un monastère dans son diocèse. Bientôt Pachôme devint le père d'une congrégation de neuf monastères de moines et de deux de moniales. Une telle foule ne pouvait pas être nourrie et habillée sans une organisation matérielle solide et efficace. Ce fut un aspect du génie de Pachôme que d'être capable de mettre sur pied une telle organisation.

Dans chaque monastère les moines étaient répartis entre plusieurs maisons comprenant chacune environ quarante moines. Ces diverses maisons por­taient la responsabilité de services variés dans le monastère, et les moines d'un même métier étaient rassemblés dans la même maison:

II désigna quelques-uns, parmi les frères capables, pour l'aider en ce qui concernait le salut de leurs âmes: il en mit un à la tête de la première maison, celle des petits économes, avec un « second » à son service, pour l'aider à tenir leur réfectoire et à leur faire la cuisine; il en désigna également un autre avec son « second », hommes fidèles en tout point, pour s'occuper de la nourriture et du soin des frères malades... Il en désigna encore d'autres, au langage assaisonné de sel, pour la conciergerie, afin de recevoir les visiteurs chacun selon son rang... Il en désigna encore d'autres, fidèles et d'une piété éclatante, pour faire les achats et les ventes... Il en désigna encore d'autres, avec chef-de-maison et « second », pour exécuter le travail des ateliers et les nattes, et pour se tenir prêts en toute obéissance... [60] .

A la fin de la semaine, ceux qui terminaient leur service devaient apporter les instruments dans un endroit déterminé et les remettre aux serviteurs de la semaine suivante [61] .

Il y avait un bon système de comptabilité dans chaque monastère [62] ; et peu après la fondation de Phbow Pachôme nomma Paphnouti, le frère de Théodore, comme grand économe, lui confiant l'administration matérielle de toute la Koinônia. Une fois l'an, au mois de Mesore (correspondant en gros à notre mois d'août), les frères de tous les monastères se rassemblaient à Phbow comme ils le faisaient pour la Pâque, et l'économe de chaque monastère apportait ses comptes au grand économe de la Koinônia [63] .

De temps à autre les frères allaient ensemble sur une île du Nil pour y couper des roseaux et les rapporter au monastère. Le travail des frères consistait surtout à tresser des nattes et à fabriquer des corbeilles avec ces roseaux. Mais à l'époque où les Règlements attribués à Horsièse furent écrits, le travail agricole avait pris une grande importance.

Une ou deux fois par an le bateau de la Koinônia allait à Alexandrie pour y vendre les produits fabriqués par les frères et en ramener ce dont ils avaient besoin [64] . Les moines devaient éviter des profits excessifs dans la vente de leurs produits [65] et payer un prix raisonnable pour ce qu'ils achetaient [66] .

Contrairement à la thèse souvent gratuitement avancée voulant que les communautés pachômiennes aient été surchargées de travail, la Règle stipule que les frères ne doivent pas être surchargés:

Qu'on ne force pas les frères à travailler davantage, mais qu'une besogne justement mesurée les stimule tous au travail; que la paix et la concorde règnent parmi eux... [67] .
C'est pourquoi, même si c'est à des choses périssables que nous travaillons en vue de sustenter notre corps, parce que c'est une nécessité, veillons à ne pas, sous prétexte de nécessité qui dispa­raîtra, rendre notre âme, elle qui est supérieure à la nourriture, étran­gère à la vie éternelle [68] .

La croissance rapide de la Koinônia et le besoin de nourrir cette multitude de frères conduisit à un grand développement matériel. Après la fondation de Tse, un homme de rang donna à la Koinônia une barque chargée de blé [69] . Peu après, l'évêque de Chmin, qui avait demandé à Pachôme de faire une fondation dans son diocèse, lui donna aussi une barque [70] . Et lorsque le monastère fondé par Petronios à Thbew fut introduit dans la Koinônia, le père de Petronios donna à la Koinônia « tout ce qu'il possédait: moutons, chèvres, boeufs, chameaux, ânes, chariots, barques... » [71] .

Théodore n'était pas d'accord avec ce développement, et la Vie nous raconte que vers la fin de sa vie il fit à pied le chemin de retour vers Phbow, depuis les monastères de Nouoi et Kahior, en signe de protestation contre le grand nombre de barques:

Apa Théodore de son côté fit route à pied jusqu'à son arrivée au sud; car il refusa de monter sur l'une des barques que les monastères s'étaient acquises, parce qu'il ne voulait pas qu'on fabriquât des choses de ce genre dans les monastères... [72] .

En réalité, cette richesse fut la cause d'un important schisme dans la Koinônia après la mort de Pachôme. Ce schisme conduisit à la démission Horsièse comme père de toute la Koinônia:

Quant à notre père Horsièse, en constatant que certains monastères commençaient à se séparer de la Congrégation, se mettaient à lui causer des ennuis, et lui désobéissaient dans la direction qu'il leur donnait selon les forces que Dieu lui avait accordées, il fut fort peiné, et il se mit à craindre que se produisît une dispersion des âmes que le Seigneur avait rassemblées par l'intermédiaire de son serviteur.
II était un certain Apollonios higoumène à Tmouchons, qui avait provoqué de nombreux troubles, si bien que tous les autres monastè­res approuvaient son langage, en disant: « Nous n'avons rien à faire avec Horsièse, et nous n'avons non plus rien à faire avec les règle­ments qu'il a établis » [73] .
... tracas survenus autrefois à l'occasion d'Apollonios supérieur de Thmouchons, quand celui-ci envoyait à Alexandrie faire des achats particuliers à l'intention des malades; or Apa Horsièse ne consentit pas à ce qu'Apollonios les mît en dépôt dans un local sous sa propre juridiction, parce qu'il savait que notre père Pachôme ne le voulait pas [74] .

Théodore prit la place d'Horsièse et réussit à rétablir la paix et l'unité; mais peu avant sa mort, plusieurs années plus tard, il devait déplorer la même situation;

Notre père Théodore était toujours désolé devant le Seigneur; il redoutait que quelque âme, à lui confiée par le Seigneur, ne vînt à se perdre, et il leur enseignait à délaisser les oeuvres mauvaises et à pratiquer le bien devant le Seigneur. Lorsqu'il constata que, sous prétexte de leur alimentation et des besoins matériels, les monastères s'enrichissaient en champs nombreux, en bétail, en barques, bref en d'abondants biens, il en fut très fort affligé, parce qu'il comprenait clairement que les pieds de beaucoup avaient glissé hors de la voie droite à cause des biens et des vains soucis de ce monde. Alors il eut envie de se rendre encore a Chenesêt chez notre père Apa Horsièsi pour l'interroger à ce sujet... [75] .

Conclusion

Le Testament d'Horsièse est tout entier un long appel à la repentance, en réponse à la situation créée par la révolte d'Apollonios ou à une situation semblable. Cette révolte ne fut certainement pas un incident isolé, mais bien le symptôme d'une crise plus profonde. L'histoire de diverses fondations religieuses à travers les siècles tend à montrer la même chose: que la pau­vreté est le meilleur « baromètre » pour juger de la qualité religieuse d'un groupe. L'ardeur initiale d'une nouvelle fondation est généralement accompagnée d'une grande pauvreté; et tout mouvement de décadence commence avec une accumulation de richesses. Le moment critique est toujours celui où le groupe devient assez large pour exiger une organisation matérielle élaborée afin de survivre physiquement. Des réformes périodiques devien­nent alors nécessaires.

Mistassini, Juin 1980                                           Armand VEILLEUX



* Notes préliminaires :

a)   Ce texte est la traduction française d'un document de travail préparé pour le troisième congrès monastique d'Asie, à Kandy, au Sri Lanka (Ceylan), au mois d'août 1980.

b)   Dans les citation de textes pachômiens, j'ai utilisé la numérotation des paragraphes que j'ai introduite dans ma traduction anglaise de l'ensemble des documents Pachômiens, publiée cette année par Cistercian Publications, et que je compte utiliser également dans ma traduction française des mêmes documents actuellement en préparation.

c)   c) J'ai cité les textes pachômiens selon les éditions suivantes: L. Th. LEFORT, Les vies coptes de saint Pachôme et de ses premiers successeurs, Louvain 1943 (1966) (= Vies coptes; SBo = Vie Bohaïrique).

L. Th. LEFORT Oeuvres de s. Pachôme et de ses disciples, Louvain 1956 (---` Oeuvres). A.-J. FESTUGIÈRE, La première Vie grecque de saint Pachôme, Paris 1965 (= Festugière). P. DESEILLE, L'esprit du monachisme...  suivi de la traduction des Pachomiana Latina par les moines de Solesmes, Bellefontaine 1968 (= Solesmes).

 

[1] SBo 118: Vies coptes, p. 45,10-11.

[2] Instr.Théod. 3,20: Oeuvres, p. 50,6-7.

[3] G1 39: Festugière, p. 180.

[4] SBo 185: Vies coptes, p. 198,24-26.

[5] SBo 19: Vies coptes, p. 59,5-7 et 15-16.

[6] SBo 23: Vies coptes, p. 94,14-16.

[7] Pr 49: Solesmes, p. 23.

[8] SBo 25: Vies coptes, p. 96,13-19.

[9] § 23: Oeuvres, p. 8,30.

[10] § 24: Oeuvres, p. 9,8.

[11] Catéchèse de Pachôme 1,52: Oeuvres, p. 22,4-13.

[12] G1 126: Festugière, p. 228.

[13] SBo 144-145 [- S6]: Vies coptes, p. 332,5-7 et 12-25.

[14] S1 11: Vies coptes, p. 3,12-17.

[15] S1 11: Vies coptes, p. 3,25-32.

[16] Pr 81: Solesmes, p. 30; voir aussi Préface de Jérôme, n. 4.

[17] Test.Hors. 22: Solesmes, p. 95.

[18] Leg. 15: Solesmes, p. 57.

[19] Pr 78: Solesmes, p. 29; voir aussi Pr 73-77.

[20] Pr 77: Solesmes, p. 29.

[21] Pr 53: Solesmes, p. 24-25.

[22] Test.Hors. 39: Solesmes, p. 107.

[23] Test.Hors. 26 : Solesmes, p. 99.

[24] Test.Hors. 27: Solesmes, p. 99.

[25] Test.Hors. 7: Solesmes, p. 84.

[26] Test.Hors. 40: Solesmes, p. 107.

[27] Voir Règl.Hors. 48: Oeuvres, p. 95-96.

[28] Test.Hors. 23: Solesmes, p. 96.

[29] Test.Hors. 16: Solesmes, p. 90.

[30] S1 5: Vies copies, p. 57,7-15.

[31] G1 110: Festugière, p. 218.

[32] SBo 47: Vies copies, p. 114.

[33] SBo 117        [= S7]: Vies coptes, p. 45,4-25.

[34] SBo 120 [= S7]: Vies coptes, p. 48,14-34.

[35] Test.Hors. 22: Solesmes, p. 95-96.

[36] Préf. de Jérôme, 5: Solesmes, p. 13; voir aussi Pr 40-47; 92; 105; 129.

[37] Pach.Lettre 5,2: Solesmes, p. 61.

37bis Régl.Hors. 22-23-24.

 

[38] Régl.Hors. 49: Oeuvres, p. 96.

[39] Paral. 15.

[40] SBo 48: Vies copies, p. 115,7-23.

[41] SBo 15: Vies coptes, p. 90,10-17.

[42] SBo 183: Vies coptes, p. 195.

[43] Instr. de Pachôme 1,13: Oeuvres, p. 4,9 et 15-16.

[44] Instr. de Pachôme 1,34: Oeuvres, p. 14,16-18.

[45] Lettre de Pach. 3,4.

[46] Pr 4: Solesmes, p. 16.

[47] Pr 70: Solesmes, p. 28.

[48] Pr 131: Solesmes, p. 37.

[49] Inst. 5-6-7 et 11: Solesmes, p. 42-43; Règl.Hors. 30.

[50] SBo 8: Vies coptes, p. 83,12-19.

[51] SBo 10: Vies coptes, p. 84,22-24.

[52] SBo 10: Vies coptes, p. 85,19-21.

[53] SBo 25: Vies coptes, p. 95,23-27.

[54] SBo 35: Vies coptes, p. 106,2-13.

[55] Lettre de Théodore 2,2.

[56] S10 6: Vies coptes, p. 35,28-32

[57] SBo 100: Vies coptes, p. 168,18-169,6.

[58] SBo 39: Vies coptes, p. 108,16-18.

[59] Catéchèse de Théod. 3,2: Oeuvres, p. 40,8-9.14-25.

[60] SBo 26: Vies copies, p. 96,1-97,18.

[61] Pr 66: Solesmes, p. 28.

[62] Règl.Hors. 29.

[63] SBo 71; au sujet de cette réunion du mois de Mesore, voir aussi la Préface de Jérôme, 8; Pr 27; SBo 122; 144; 193.

[64] SBo 96 et 107: Vies coptes, p. 164-165 et p. 179-186.

[65] Paral. 21-22-23.

[66] Règl.Hors. 26.

[67] Leg. 3: Solesmes, p. 55.

[68] Règl.Hors. 37: Oeuvres, p. 91,33-92,2.

[69] SBo 53 = S5: Vies coptes, p. 247-248.

[70] SBo 54 = S5: Vies coptes, p. 248.

[71] SBo 56: Vies coptes, p. 119,26-27.

[72] SBo 204: Vies coptes, p. 224,9-12.

[73] SBo 139 = S6: Vies coptes, p. 324,8-19.

[74] SBo 204: Vies coptes, p. 225,2-7.

[75] SBo 197: Vies coptes, p. 216,27-217,2.