Vie religieuse en général



(Dernière mise à jour le 22 juillet 2008)

 

 

 
 

LES RELIGIEUX

DANS LE MONDE D'AUJOURD'HUI

 

Je n'entends pas élaborer ici une théologie de la vie religieuse, ce que vous pouvez facilement trouver ailleurs. Me plaçant du point de vue de quelqu'un qui mène ce qu'on appelle la " vie contemplative » et qui s'efforce de lire à la lumière de la Parole de Dieu les signes des temps, je dirai de quelle manière je perçois l'évolution actuelle du monde et de l'Église et quelle me semble être l'interpellation qui est faite à la vie religieuse par cette évolution. Je montrerai comment la situation actuelle de péché social et de disparité entre pauvres et riches chez nous s'inscrit dans une vaste crise globale de la civilisation ; comment une nouvelle humanité est en gestation et nécessite l'élaboration d'un vaste projet global d'humanisation et d'évangélisation ; et finalement quel peut et quel doit être le rôle propre des religieux dans ce vaste projet de construction d'une humanité et d'une Église nouvelle? Je toucherai enfin aux diverses dimensions de ce rôle prophétique de la vie religieuse.

 

1 - Globalité et universalité de la crise

C'est un lieu commun de dire que l'humanité passe présentement par une crise qui est sans doute la plus profonde de toute l'histoire. Il s'agit d'une crise qui n'est en dernier ressort ni proprement religieuse, ni proprement économique ou politique, ni même proprement culturelle - si l'on se réfère à tel ou tel type de culture - mais d'une crise anthropologique. C'est un type de civilisation, un type d'humanité, un mode de relation entre les hommes qui s'écroule et qui disparaît ; mais c'est en même temps un nouveau type d'humanité, de nouveaux modes de regroupements humains qui naissent tranquillement et timidement. Tous les aspects de la vie humaine sont touchés par cette crise: le système économique mondial est fortement ébranlé, la répartition des zones d'influence politique et militaire entre les grandes puissances est remise en question, la vie familiale traditionnelle est fortement bouleversée, nos méthodes traditionnelles d'apostolat rapportent de moins en moins les fruits qu'on en escompte, et les structures traditionnelles de la vie religieuse se révèlent de moins en moins aptes à servir de support aux engagements nouveaux qu'exige l'évangélisation dans notre monde moderne.

Aucun problème ne peut être considéré isolément. Pratiquement presque tous les problèmes que nous rencontrons, soit dans notre province, soit dans nos communautés religieuses, soit dans nos groupes de travail, ne sont que la répercussion dans nos petits milieux de vastes problèmes auxquels toute l'humanité est confrontée. Essayer de résoudre l'un ou l'autre de ces problèmes sans tenir compte de la globalité du contexte serait de l'inconscience ou de l'irresponsabilité. Nous verrons comment la crise de la prière est profondément liée à la crise du langage, de même qu'à la crise des institutions politiques et socio-économiques.

Puisque l'Église existe pour le monde et qu'elle est profondément liée aux structures de la société dans lesquelles elle doit s'insérer pour réaliser sa mission, il est normal que chaque fois que le monde passe par une période de mutation, l'Église ait à réviser son mode d'insertion dans la société. Toutes les grandes périodes de mutation au cours de l'histoire ont été pour l'Église des périodes de remise en question, de désarroi, mais aussi de créativité. Le cas le plus typique et aussi le plus semblable au nôtre est sans doute celui du XIIe siècle. C'est l'époque où l'Église est plus profondément liée que jamais aux structures de l'Empire féodal parvenu au faîte de son développement. Ce fut la sagesse du grand Pape Grégoire d'avoir prévu l'effondrement de cette société féodale et d'avoir libéré l'Église de cette inféodation. Ce fut le point de départ d'une période extraordinaire au cours de laquelle sont nées, entre autres, de nombreuses communautés religieuses nouvelles: les Ordres canoniaux et les Ordres mendiants ainsi que les grandes réformes monastiques comme celles de Cîteaux, de la Chartreuse, de Camaldoli, de Grand­mont, dé Vallombreuse, etc.

Si l'on parle de la globalité de cette crise, il faut aussi parler de son universalité. Tout problème qui, de nos jours, n'est pas posé en termes planétaires devient par le fait même un faux problème. Nous avons à nous mettre sans cesse en garde contre une tendance au provincialisme. Tous les problèmes réels, aujourd'hui, se retrouvent sensiblement les mêmes tout le tour du globe. Même la différence entre l'Orient et l'Occident s'estompe rapidement. D'ailleurs, ce n'est un secret pour personne que la terre est ronde et que n'importe qui est un oriental pour son voisin de gauche et un occidental pour son voisin de droite. Il suffit de rencontrer des moines grecs du Mont-Athos, des jésuites du Japon, des moines bouddhistes de Corie ou de Sri Lanka pour s'apercevoir que les problèmes qu'ils rencontrent, les solutions qu'ils envisagent, les aspirations qui se font jour en eux sont pratiquement les mêmes partout. Je me souviens d'avoir entendu, il y a deux ans, à Bangalore en Inde, des moines bouddhistes du Japon expliquer les problèmes qui sont posés aux Bouddhistes par la sécularisation rapide de la société japonaise traditionnellement religieuse. On aurait vraiment cru enten­dre parler un rédemptoriste ou un jésuite du Québec, pris aux mêmes problèmes face au même mouvement de sécularisation !

L'enjeu est donc la construction d'une humanité nouvelle, d'une civilisation nouvelle et à l'intérieur de celle-ci, comme un levain dans la pâte, d'une nouvelle Église. La vie religieuse, qui a pour but de témoigner de l'Évangile ne peut se situer en dehors de cette évolution. Non pas qu'elle doit se soumettre bêtement et d'une façon passive à cette évolution, un peu à la manière d'Alvin Toffler dans Le choc du futur nous présentant une évolution soumise à un déterminisme sur lequel nous n'aurions pratiquement aucune prise. C'est au contraire la mission des religieux, en tant qu'évangélisateurs, d'intervenir activement dans la mutation des structures de la société. Ici, il nie semble qu'il faut éviter le faux dilemme: travailler à la conversion des coeurs ou à la conversion des structures. Ce dilemme se présente partout ; il s'est présenté à la réunion de la CRC-Q à Montréal au mois de juin 1975; il se présente souvent dans chacune de nos communautés. À la réunion de la CRC-Q, à Montréal, alors qu'il était question de l'insertion sociopolitique de certains religieux, la question fut soulevée. est-ce que le rôle des religieux n'est pas simplement de travailler à la conversion du coeur des laïcs, et le rôle de ces derniers de travailler à la conversion des structures de la société? II me semble que c'est vraiment un faux dilemme; d'abord, parce que je n'ai jamais vu de coeurs marcher dans les rues... Les hommes sont composés de chair et d'esprit et ils sont grandement conditionnés par le contexte spirituel, économique et socio­politique dans lequel ils vivent. Ensuite parce que la libération que le Christ est venu apporter ici-bas est la libération intégrale de l'homme et de toutes les dimensions de l'humain. Ce problème se pose d'une façon aiguë en Amérique Latine, il se pose aussi bien souvent dans chacune de nos communautés. Ainsi, par exemple, il y aura toujours des gens qui seront plus sensibles à la nécessité de modifier les structures de notre vie communautaire afin de favoriser une vie de prière, d'apostolat, de recherche de Dieu; alors que d'autres seront plus sensibles à la nécessité de convertir les cœurs, se disant que la conversion des structures suivra d'elle-même. À mon avis, l'un ne peut se faire sans l'autre et il faut aborder les deux, en même temps, sur un même front. Je me souviens toujours d'une phrase de Fidel Castro que j'ai lue quelque part: « Il y a des chrétiens assez naïfs pour penser qu'il suffit de changer les coeurs et il y a des marxistes assez naïfs pour penser qu'il suffit de changer les ,structures.,) En réalité, l'un ne peut aller sans l'autre. Il me semble qu'un renouveau profond de nos modes de vie communautaire, accompagné d'une véritable conversion des cœurs, s'impose avec urgence. Si nous nous contentons d'attendre passivement des jours meilleurs, il est bien possible que nous soyons bientôt confrontés à une mort collective.

 

2 - Église et évangélisation

Avant d'aller plus loin, j'aimerais mettre en relief quelques éléments de la sensibilité ecclésiale postconciliaire. Il s'agit de la notion d'Église, de celle d'évangélisation ainsi que de la prise de conscience d'un déplacement des lieux d'intervention de Dieu dans l'Histoire et donc aussi du déplacement des lieux privilégiés de témoignages.

 

Église

L'Église est essentiellement missionnaire. Elle existe pour le monde. Dans une sorte de paradoxe, on pourrait dire qu'elle existe pour ceux qui n'en font pas partie. On n'est pas chrétien ou religieux pour se réunir entre nous, pour se dire comme on est beau, comme on est fin, comme on est chanceux, dépositaire d'une grâce exceptionnelle, etc. ; mais on est chrétien et religieux pour porter la Bonne Nouvelle avant tout à ceux qui ne l'ont pas encore reçue; pour annoncer la Bonne Nouvelle de la Libération à ceux qui sont encore victimes de l'esclavage et de l'injustice. Les Actes des Apôtres nous disent que c'est la peur qui a réuni les disciples au Cénacle et que lorsque l'Esprit Saint est arrivé le jour de la Pentecôte, il les a fait sortir et les a envoyés au quatre coins du monde pour annoncer la Bonne Nouvelle! En 1974, à la Conférence religieuse interaméricaine de Bogota en Amérique Latine, nous avons été fortement interpellés par les religieux latino-américains. Les membres de la délégation canadienne avaient expliqué l'évolution que nous avons faite au Canada et surtout au Québec depuis quinze ans, les efforts que nous avions déployés pour approfondir notre vie fraternelle, pour développer notre vie de prière, pour assurer des temps forts dans nos communautés, etc. Les latino-américains nous ont dit à un moment donné: est-ce que tout cet effort de renouveau et d'adaptation a pour objectif de survivre comme communautés, ou bien d'évangéliser? C'est là une question, à mon avis, que nous n'avons pas le droit d'éluder.

 

Évangélisation

Mais qu'est-ce que l'évangélisation? Nous ne pouvons plus aborder l'évangélisation avec cette attitude de riches, convaincus de posséder toute la vérité, de porter entre nos mains un trésor qu'on doit aller offrir à ces pauvres pécheurs de non-pratiquants ou ces pauvres infidèles de païens. On est plus conscients maintenant du fait que chaque homme porte en lui la révélation de Dieu. Dieu s'est révélé dans la Création en faisant l'homme à son Image; Il a mis en lui une semence de vie divine. J'aime beaucoup le récit de la Création dans la Genèse; il nous montre Dieu façonnant l'homme avec ses mains à partir de l'argile du sol et insufflant dans cette statuette d'argile son souffle de vie. Par ce souffle de vie, Dieu dépose sa vie divine, dépose une semence de vie divine dans le cœur de tout homme et se révèle donc à tout homme. Toute révélation ultérieure ne sera qu'une explicitation de cette révélation première. Puisque Dieu s'est révélé, le Christ lui-même ne viendra révéler rien d'autre. Il viendra, dans la lignée des grands prophètes, nous dire l'expérience extraordinaire de Vie qu'Il vit avec son Père, la conscience qu'Il a d'être le Fils même de Dieu, de vivre dans une communion totale avec Dieu son Père, dans l'unité du même Esprit, et nous apprendre que nous sommes appelés à vivre de cette même communion et de cette même vie. Évangéliser, c'est alors aider chaque homme à prendre contact avec cette révélation de Dieu qu'il porte en son cœur, aider chaque homme d'abord à vivre ce qu'il perçoit déjà des béatitudes et à partir de cela découvrir le reste. Il nous faut respecter la psychologie de Dieu si bien exprimée dans les paraboles du Royaume. Il faut respecter les lois de la croissance. Les paraboles nous montrent le Royaume de Dieu comme un grain déposé en terre et qui germe lentement, comme un levain mis dans la pâte et qui fait lever lentement celle-ci. Dieu lui-même, en entrant personnellement, par l'Incarnation, dans l'histoire de l'homme, a respecté toutes les dimensions de l'humain y compris la dimension durée, temps, croissance... Il est né dans le sein d'une femme, a été petit enfant, il a grandi au rythme normal. Il nous faut savoir, spécialement à notre époque, être avant tout un levain en milieux de témoignage désacralisés, être dans ces milieux des témoins silencieux d'une expérience de Dieu. Peut-être qu'après une période d'inflation verbale, il est temps, il est bon que l'Église vive une période de témoignage silencieux.

Notre Dieu, le Dieu d'Abraham, d'Isaac, de Jacob et de Jésus est le Dieu de l'histoire. La tradition judéo-chrétienne a toujours vécue son expérience spirituelle comme la conscience de l'intervention de Dieu dans son histoire. Lorsque le Verbe de Dieu s'est incarné dans le temps, il a déposé dans le sol de l'humanité des germes de profondes mutations sociales. La mutation que nous vivons présentement à l'échelle planétaire est un des fruits sortis de ces germes. Au cours de l'histoire de l'Ancien comme du Nouveau Testament, nous constatons des déplacements périodiques des lieux privilégiés d'intervention de Dieu dans l'histoire. Au moment de la traversée de la Mer Rouge et au Mont Sinaï, Dieu intervient surtout à travers son intermédiaire Moïse. Au cours de la marche au désert, sa présence se manifeste dans l'Arche d'Alliance et dans la nuée qui accompagne le peuple. Son intervention dans l'histoire empruntera aussi des médiations institutionnelles variées: ce seront les ,luges, et ensuite les Rois. Les prophètes auront un rôle à jouer dès l'époque de la Royauté, et ce rôle deviendra beaucoup plus grand à l'époque de l'exil. Il est facile de voir dans l'histoire de l'Église depuis le Christ une même évolution des modes d'intervention de Dieu et des canaux que prend la voix de Dieu pour s'adresser à nous. Paul VI a parlé à diverses reprises et surtout dans l'exhortation apostolique Evangelica Testificatio de " la clameur des pauvres» à laquelle nous devons nous mettre à l'écoute. Et il est intéressant de voir que Paul VI a écrit ce document peu de temps après son voyage à Bombay où il avait pris personnellement contact avec la grande pauvreté et où il avait entendu lui-même de ses oreilles la clameur des pauvres.

Il est évident que ce déplacement des lieux privilégiés d'interven­tion de Dieu dans notre histoire implique comme conséquence un déplacement des lieux privilégiés de témoignage. Les divers documents du Magistère, au cours des dix ou quinze   dernières années, de même que les conclusions du Rapport Dumont nous ont invités à insérer notre témoignage évangélique avant tout dans les milieux les plus pauvres, les plus défavorisés de notre société.

Nous parlons assez souvent depuis quelques années de l'existence de deux Églises. En parlant de deux Églises, de divers peuples, nous exprimons une certaine vérité, mais nous employons aussi des expres­sions qui ne sont pas sans ambiguïtés. En réalité, il y a une seule Église, mais, au niveau de son insertion, de son incarnation dans un monde concret, cette Église comporte des structures qui sont en voie de disparition et d'autres structures qui sont en train de naître. Nous pouvons aussi dire que nos activités s'insèrent dans divers secteurs de la vie de l'Église. Certaines activités apostoliques, pour nécessaires qu'elles soient, s'inscrivent plutôt dans la ligne de l'Église qui est en train de disparaître ou des structures ecclésiales qui sont en voie de désintégration ; tandis que d'autres activités s'insèrent dans la ligne des structures en voie de naître ou dans l'Église en train de se constituer. II y a encore un bon nombre de chrétiens traditionnels qui ont besoin qu'on leur procure des services religieux auxquels ils sont habitués. Mais il y a aussi des foules nombreuses qui se situent désormais en dehors de tous les circuits ecclésiaux; et il est extrêmement urgent de trouver un moyen de les rejoindre, dans nos efforts apostoliques. L'hérésie, au sens étymologique du mot, serait la séparation entre ces divers secteurs et ces diverses activités; elle serait la non-reconnaissance des uns par les autres ou le rejet mutuel.

L'important, bien sûr, est avant tout l'esprit dans lequel on réalise tel ou tel type de ministère ou d'évangélisation; mais il n'en reste pas moins qu'il est d'une importance capitale de faire sans retard un inventaire des secteurs où nous investissons le meilleur de nos énergies. Dans la vie d'une institution, que ce soit l'Église ou une congrégation religieuse, comme dans la vie d'un individu, il doit y avoir un certain équilibre entre la dose d'énergie que nous investissons dans des activités d'entretien et la dose que nous investissons dans des activités de créativité. Il ne serait pas normal que 95% de nos énergies aillent à l'entretien et 5% à la création, Et à ce sujet, on ne peut pas ignorer le fait que la situation où nous avons à vivre notre christianisme ici au Québec a radicalement changé depuis une quinzaine d'années. Il y a quinze ans, la population du Québec était presque totalement pratiquante, et pratiquante dans une proportion de 96 ou 97%. Aujourd'hui, nous nous retrouvons avec un pourcentage de pratique religieuse pouvant varier de 25 à 30% dans l'ensemble du Québec et qui est même beaucoup plus bas dans nos grandes villes. S'il était normal, il y a quinze ou vingt ans, que la presque totalité des activités pastorales soient conçues en fonction de services sacramentels à rendre au peuple pratiquant, il n'est plus normal qu'il en soit ainsi aujourd'hui. Il n'est plus normal qu'à peu près rien dans nos structures pastorales ne soient conçu en fonction des 75 ou 80% de nos concitoyens qui sont désormais en dehors de tous les circuits ecclésiaux et qu'ils ne soient donc atteints par aucune prédication. Il y a là, à mon point de vue, un examen de conscience profond et urgent à faire.

 

3 - l Église et insertion dans l'histoire

Il pourrait être intéressant ici de voir schématiquement et rapide­ment comment l'Église au cours de son histoire a su faire porter des fruits aux germes de mutations sociales déposés dans le sol de l'humanité par l'Incarnation du Verbe.

Les premiers chrétiens se sont trouvés face à une situation socio­politique assez identique à celle que nous vivons de nos jours. Il y avait alors dans l'Empire Romain, qui couvrait pratiquement tout l'univers connu à l'époque, deux catégories de citoyens: les citoyens romains et les autres. Les citoyens romains étaient les privilégiés, et tous les autres étaient au service des premiers. (Pays sur-développés et pays sous-développés!) Le citoyen romain attendait tout de l'État, qui lui fournissait " " du pain et des jeux». L'État pouvait ainsi entretenir les citoyens romains à Rome et dans les autres parties de l'empire, parce que de nombreux pays colonisés et dominés fournissaient les impôts nécessaires et à cause aussi de la présence de milliers d'esclaves. Face â cette situation de disparités sociales qui constituaient elle aussi un péché social collectif, qu'ont fait les premiers chrétiens? Ils ont avant tout élaboré dans leur propre vie un contre-modèle de la société, un contremodèle de culture. Qu'ils soient citoyens romains ou esclaves, ils ont vendu leurs biens, ont tout mis en commun et ont divisé les biens de tous selon les besoins de chacun. C'était là sans doute une utopie, utopie qui ne semble pas avoir eu de très grands succès matériels dans l'immédiat, mais qui marqua profondément la suite de l'histoire de l'humanité jusqu'à nos jours. Ce geste des premiers chrétiens, quoique dépouillé de toute partisanerie politique, était foncièrement un geste socio-politique.

À partir de la paix constantinienne, l'Église s'est impliquée d'une toute autre façon dans les structures socio-politiques de la société. Lorsque Constantin sortit vainqueur de la guerre civile qui déchirait et désarticulait l'Empire Romain, il lui fallait absolument découvrir une institution fondamentale et étendue qui puisse être comme le ciment social, l'élément intégrateur de cette société brisée afin de lui maintenir ou de lui redonner sa cohésion. Ce fut sans doute son génie de percevoir que, pour reconstruire une société politiquement unanime, la confession collective de la même foi chrétienne et la formation d'une même conscience nationale fondée sur cette foi serait le moyen tout indiqué. L'Église, qui venait de vivre trois siècles de martyre, de prisons et de clandestinité se retrouvait dans une position privilégiée, inespérée. Elle accepta, probablement sans en peser les conséquences, de s'institution­naliser et de devenir ce facteur d'intégration sociale. Elle accepta globalement, et il est important d'en prendre conscience, un rôle proprement socio-politique qu'elle n'a cessé de jouer. Elle acquit en même temps une position de monopole: monopole de l'organisation des rites collectifs de la société, monopole de la définition des légitimités qui cimenteront l'ordre social nouveau. Ce rôle socio-politique que l'Église a joué à travers les siècles n'est pas sans ambiguïté; mais je me demande s'il serait sage qu'en réaction contre cette histoire, les chrétiens s'absentent aujourd'hui des lieux où s'établissent les nouvelles légitimités sociales. En tout cas, lorsque de nos jours, certains religieux se sentent appelés, au nom de l'Évangile, à une implication socio­politique, le souvenir de cette histoire ecclésiale devrait nous empêcher de crier trop facilement au scandale! D'ailleurs, au Québec même, l'Église, par les services à caractère social qu'elle remplit et qu'elle devait remplir pendant plusieurs générations (écoles, hôpitaux, oeuvres sociales diverses) fut intimement liée à un type de société et à un type d'activités socio-politiques et en fut la caution morale De toute façon, il me semble que nous devons nous défaire totalement d'un certain mythe de l'apolitisme. Que nous le voulions ou non, chacun de nos styles de vie, chacun de nos modes d'apostolat, chacune de nos paroles, s'insèrent dans un type de société, dans un type d'Église et le cautionnent. D'ailleurs l'histoire de l'Église nous montre que chaque fois que dans une période de mutations sociales l'Église se situe à la pointe de cette mutation, elle se renouvelle profondément, alors que chaque fois qu'elle s'aligne sur les systèmes en voie de désintégration, elle paie chèrement par la suite cette alliance.

En 1974, lors d'une rencontre de bouddhistes et de chrétiens à Sri Lanka, un jeune moine bouddhiste reprocha avec sévérité et virulence aux Chrétiens d'avoir été absents de toutes les grandes révolutions de l'histoire. Des interlocuteurs bien informés purent facilement lui répondre qu'au contraire beaucoup des grandes révolutions, même en Asie, avaient été fortement influencées soit directement par des chrétiens, soit par l'Évangile. Ainsi par exemple, l'initiateur du syndicalisme au lapon est un chrétien, Kagawa ; de même Sun-Yat­Sen, le père de la révolution sociale en Chine fut un chrétien. Et tout le monde sait comment Ghandi, même s'il ne passa jamais au christia­nisme, puisa dans l'Évangile et surtout dans les Béatitudes le meilleur de sa doctrine de non-violence. Mais en regardant les choses de près, on se rend compte que le jeune moine bouddhiste, dans son accusation violente, avait partiellement raison. Si des chrétiens ont été souvent individuellement, les instigateurs de transformations sociales, l'Église institutionnelle fut généralement très réticente à l'égard de celles-ci et très lente à les admettre. Ce domaine est avant tout le domaine des prophètes, plutôt que de l'institution. Et c'est pourquoi il me semble qu'à une époque où un vaste projet d'élaboration d'une humanité nouvelle, d'une Église nouvelle est en chantier, les religieux, à qui on a toujours attribué dans l'Église une vocation de prophètes, ont un rôle tout à fait spécial à jouer: celui d'être non pas ou en tout cas non seulement les gardiens de structures existantes, mais les constructeurs prophétiques d'un monde nouveau.

 

4 - Le religieux prophète

Je n'ai pas l'intention, dans ce qui suit, de faire un traité sur le prophétisme, mais simplement de souligner quelques-uns des traits qui caractérisent plus spécialement le prophète dans la tradition judéo­-chrétienne. Le prophète est d'abord un homme de Dieu et donc l'homme d'une mission reçue de Dieu. Par le fait même il est à la fois homme de communion et de solitude. Il est aussi l'homme de la Parole et des solidarités; il est enfin l'homme de la prière.

 

Homme de Dieu

Le prophète authentique est caractérisé par une profonde expé­rience de Dieu qui lui fait voir la vie humaine dans une lumière nouvelle. La rencontre avec Dieu le mène d'une manière toute naturelle vers les autres hommes, avant tout vers ceux qui soufrent et sont opprimés. L'élément prophétique dans sa religion est caractérisé par l'union intime de la religion et de la vie. II est aux antipodes de la schizophrénie spirituelle. Dans la fidélité à l'Esprit, il est ouvert à la nouveauté; il u le courage de s'opposer aux puissants de cette terre. Sa grâce est de voir le tout de la réalité, de voir le moment présent dans sa relation à toute l'Histoire du Salut comme accomplissement du passé et promesse de Dieu pour l'avenir. Il est un homme d'espérance; c'est pourquoi il ose, dans la confiance à la fidélité de Dieu et avec une hardiesse parfois extrême, détruire les complexes de sécurité en lui-même et dans les autres et enseigner aux hommes à marcher vers l'avenir. C'est Paul Valéry qui dit que nous entrons dans l'avenir à reculons. Eh bien, le vrai prophète est celui qui n'entre pas dans l'avenir à reculons, mais comme Abraham, va toujours de l'avant d'un pas assuré, même s'il ne sait pas exactement où le conduit le Seigneur.

Jésus a été le prophète par excellence: totalement enraciné en Dieu, son Père, libre à l'égard de tous les esclavages, de toutes les conventions sociales et religieuses, il a su marcher vers l'avenir et ouvrir à ses disciples les voies du futur.

 

Homme d'une mission

Homme de Dieu, le prophète est aussi l'homme d'une mission. Lorsque nous parlons de prophétisme, nous pensons spontanément d'abord à la mission que le prophète a à remplir auprès de ses frères. Nous venons de voir que le prophète est avant tout un homme de Dieu, choisi par Dieu, vivant en relation étroite avec Dieu. Mais il est bel et bien choisi par Dieu pour être envoyé à ses frères. Sa relation à Dieu est intimement liée à sa mission auprès de ses frères. Là aussi, le véritable prophète est incapable de schizophrénie spirituelle.

Il me semble important de distinguer entre mission et fonction. Vous trouverez cette définition extrêmement bien expliquée dans les livres de Marcel Legault, L'homme à la recherche de son humanité et Introduction à l'intelligence du passé et de l'avenir du christianisme. La mission est quelque chose qui jaillit de l'intérieur; elle est inscrite dans toutes les fibres de notre être; elle est une pulsion intérieure, fruit de la présence de l'Esprit en nous; alors que la fonction nous est imposée de l'extérieur. L'homme peut et doit s'identifier avec sa mission ; c'est toujours triste et dramatique lorsque l'homme s'identifie avec sa fonction ou l'une de ses fonctions. Le malheur est que nous vivons beaucoup plus souvent et beaucoup plus constamment au niveau de fonctions à remplir qu'au niveau d'une mission à découvrir et à vivre. Il faut dire que, dans le passé, notre conception de la vocation religieuse nous a orientés dans ce sens. Lorsqu'on choisissait d'entrer dans telle communauté religieuse, on choisissait très souvent une fonction religieuse ou sociale à remplir, beaucoup plus qu'une mission à découvrir jour après jour. Le changement de sensibilité en ce domaine, i.e. la redécouverte de la dimension chrétienne de la mission nous oblige sans doute à repenser notre concept de communauté religieuse et, en tout cas, la relation entre la mission personnelle et le rôle joué par la communauté. Dans le passé, nous avons très souvent considéré la communauté comme un organisme ayant un certain nombre de fonctions à remplir au sein de l'Église et répartissant ses membres de la façon la plus fonctionnelle possible pour répondre à ces besoins. Dans l'avenir, il me semble que le rôle de la communauté sera de plus en plus, avant tout, de permettre à chacun de ses membres de découvrir sa mission propre et de bien l'accomplir jour après jour. Cette évolution se situe d'ailleurs à l'intérieur d'une évolution sociologique plus large qui implique une sorte de renversement des modes de regroupement humain. Dans le passé, toute communauté, tout groupement humain était une sorte de donné objectif dans lequel on entrait pour jouer un certain rôle. Désormais les véritables communautés humaines sont avant tout des communautés de cheminement,, elles sont la rencontre provisoire ou définitive de personnes ayant des cheminements spirituels et humains identiques ou similaires.

 

Homme de solitude et de communion

Le prophète doit être à la fois un homme de solitude et un homme de communion. D'ailleurs les deux réalités, loin de s'opposer, se supposent mutuellement. On peut vivre une solitude intense dans la mesure où l'on vit une communion profonde et, inversement, un homme est capable de communion profonde dans la mesure où il a su assumer sa solitude, dans la mesure où il a su se situer seul, tout nu, face à lui-même et face à Dieu. Une vie de communauté et de communion profonde implique un profond respect de la mission et du cheminement personnel de chacun. Mais ici, attention ? Par respect, j'entends le respect de l'être profond de chacun et non pas le respect des caprices. Loin d'être une compromission avec toutes les faiblesses, ce respect impliquera très souvent l'obligation d'interpeller son frère afin de l'empêcher de s'endormir, de lui rappeler l'idéal qu'il s'est donné et les valeurs auxquelles il a consacré sa vie. Ce respect implique aussi évidemment l'acceptation d'un certain pluralisme; pluralisme qui ne doit pas être simple justification du statu quo, mais doit conduire à accepter certaines marginalités créatrices, comme celles qui furent à l'origine de tous les grands Ordres religieux, et conduire aussi à éviter de sécréter les marginalités passives, celles des personnes qui sont ou se sentent rejetées.

 

Homme de la parole

Homme de Dieu, homme d'une mission, le prophète est aussi l'homme d'une parole. Homme de la parole reçue de Dieu, mais aussi homme de la parole transmise à ses frères. Parole dérangeante qui suit aussi bien dénoncer qu'annoncer. La parole qui dénonce c'est celle, par exemple, du prophète Nathan qui vient dire à David: «cet homme, c'est toi ". C'est là un rôle que, comme religieux, nous avons dans la société d'aujourd'hui, un rôle que doit nous permettre de jouer la liberté que nous confèrent nos voeux de célibat, de pauvreté et d'obéissance. Ainsi, par exemple, beaucoup de religieux travaillent dans des secteurs où se vivent constamment des injustices, soit institutionnalisées, soit person­nelles (milieux scolaires, milieux hospitaliers, milieux de travail). Souvent les laïcs qui travaillent au sein de ces milieux ne peuvent se permettre de dénoncer ces injustices parce qu'ils ont une femme à faire vivre, une famille à élever, donc un emploi à conserver. C'est peut-être alors le devoir tout particulier des religieux qui sont soutenus par une communauté, qui peuvent se permettre tous les risques matériels, de savoir se faire la voix des sans-voix, la voix des victimes des injustices, la voix des humiliés,

Être homme de la Parole doit aussi consister à annoncer; à annoncer la naissance des germes de vie nouvelle là où il ne semble y avoir que mort et faire percevoir la mort là où il semble y avoir encore de la vie. Le prophète doit empêcher ses frères, ses contemporains, de s'endormir dans la fausse sécurité du statu quo, il doit les convaincre d'abandonner un passé irréel qui n'existe souvent que dans leur imagination, pour se donner totalement à un avenir encore incertain mais qui existe déjà dans leur espérance. Homme de la Parole, le prophète doit aussi se soucier de donner un langage à l'expérience religieuse d'aujourd'hui, en exprimant librement sa propre expérience de Dieu. La crise de la prière que nous vivons de nos jours est, dans une très grande mesure, une crise du langage et cela n'est pas sans importance et sans conséquences graves; car le langage n'est pas simplement un mode d'expression, il conditionne l'expérience elle­même. Puisqu'il n'y a pas d'expérience sans une conscience de l'expérience, notre expérience religieuse elle-même est profondément conditionnée et limitée par les catégories dont nous disposons pour nous l'exprimer à nous-mêmes, avant même de pouvoir l'exprimer à d'autres.

 

Homme de la solidarité

Je m'étendrai assez peu sur cet aspect, même s'il est très important puisqu'il en a été longuement question hier. Je voudrais simplement insister sur le fait que le tissu social et ecclésial se construit collective­ment. Or il semble bien clair que nous ne sommes pas à l'époque où nos communautés religieuses peuvent élaborer de grands projets collectifs. Il est donc important et urgent que, selon les recommandations du Rapport Dumont, les religieux soient individuellement et collectivement présents partout où se construit la société et l'Église; qu'ils soient présents dans tous les grands projets collectifs qui s'élaborent autour d'eux.

Nous devrons être très attentifs dans les années à venir à la convergence des missions, à la rencontre des intuitions profondes de tous ceux qui, venant de divers horizons, se retrouvent ensemble pour construire une même Église et un même peuple. Nous assistons déjà à la naissance de communautés chrétiennes intégrales composées de céliba­taires et de couples mariés, de jeunes et d'anciens, de personnes à une orientation plus contemplative et d'autres à une orientation plus active, tous rassemblés autour d'une même sensibilité religieuse, d'un même type de spiritualité, d'un même appel. C'est ainsi que se sont formés les grandes familles religieuses dans le passé, et c'est ainsi qu'à mon avis se refonderont toutes nos familles spirituelles. J'ai l'impression que la plupart des communautés, qui ont été fondées au cours des derniers siècles pour répondre à un but social spécifique, soit d'enseignement, soit le soin des malades ou autres choses, sont appelées à disparaître comme telles, mais il restera toujours un certain nombre de types de grandes familles spirituelles; il y aura toujours des gens qui s'identifie­ront spontanément à un type de spiritualité ignacienne, d'autres qui s'identifieront spontanément à un type de spiritualité soit franciscaine, soit bénédictine, et en ce sens, je ne vois pas pourquoi ces grandes familles spirituelles qui ont subsisté à travers les siècles, qui se sont renouvelées et refondées à chacune des profondes crises qu'a connues l'Église, ne seraient pas capables d'un nouveau regain de vie.

 

Homme de la prière

Homme de Dieu, le prophète doit évidemment être aussi un homme de la rencontre de Dieu, donc de la prière, de la contemplation. Mais en parlant de la contemplation, je n'ai pas présent à l'esprit un certain concept néo-platonicien de contemplation désincarnée. La contemplation chrétienne vraie implique deux rencontres de Dieu complémentaires et inséparables: celle de la personne même de Jésus qui, au fond du coeur, nous révèle son Père et l'Esprit, et celle du prochain, surtout du plus pauvre et du plus petit: " J'ai eu faim et vous m'avez donné à manger; j'ai eu soif et vous m'avez donné à boire; j'étais nu et vous m'avez vêtu... » Ces deux rencontres de Dieu sont inséparables et la véritable contemplation chrétienne est constituée par leur conjonction. Une pseudo-rencontre spirituelle de Dieu qui n'intégrerait pas la conscience du péché social dans lequel se trouve l'humanité et dont nous sommes tous collectivement responsables, qui n'intégrerait pas la conscience de la distance qui nous sépare de Dieu, serait tout aussi non-chrétienne qu'une activité humaine et sociale frénétique non enracinée dans la rencontre du Verbe fait chair.

Si le religieux est véritablement un homme de prière et de contemplation, il pourra jouer un rôle important dans la crise actuelle de la prière. Car, à mon avis, malgré un renouveau considérable de l'intérêt porté à la prière de nos jours, et un certain renouveau de la prière elle-même, nous sommes encore en ce domaine en pleine période de crise. D'ailleurs, on retrouve cette crise de la prière dans la plupart des grandes religions d'aujourd'hui et en particulier dans les diverses Églises chrétiennes. J'ai dit plus haut comment cette crise est, à mon avis, liée à une crise du langage. Une transformation culturelle comme celle que nous vivons se situe spécialement au niveau des modes de présence au monde ou à l'être même. Notre prière s'est développée à l'intérieur d'une tradition religieuse où l'expression verbale jouait un rôle prédominant. Même l'expression gestuelle était en étroite relation avec l'expression verbale. L'homme religieux de la tradition judéo­chrétienne a un besoin profond de dire son dieu, de se le dire, de se dire lui-même; il a le besoin d'objectiver comme un pôle opposé, comme un vis-à-vis, ce qu'il porte de divin en lui-même, la présence qu'il en expérimente. Il s'exprime donc son expérience religieuse sous forme d'un dialogue; ce dialogue est constitué de paroles qu'il met dans la bouche de Dieu et de paroles qu'il dit à Dieu. Toute cette attitude perd beaucoup de sa pertinence à l'intérieur d'une situation culturelle où toutes les formes traditionnelles d'expression connaissent un éclate­ment.

Dans la recherche actuelle de nouvelles formes d'expression de la prière, les religieux pourront avoir à la fois un rôle de discernement et un rôle de guide. Un rôle de discernement d'abord: car il est important et urgent de savoir discerner dans l'ensemble des mouvements de prière actuels ce qui est besoin profond de rencontre de Dieu et redécouverte de la dimension religieuse de l'existence humaine et, d'autre part, ce qui est simple enthousiasme répondant à une sorte de situation sociale de désenchantement. Dans un article récent des I.C.I. (n° 75, 1er mars 1975, p. 20) Tabaré Bertoli parlait de l'Uruguay qui avait été jadis synonyme de culture, d'anti-militarisme, de liberté de parole, de laïcité, de standing moyen, d'accueil humain... Il signalait comment les jeunes générations qui vivent aujourd'hui dans un Uruguay tout autre, soumis à la dictature et à la répression, dans un véritable enfer d'angoisse, de frustration, d'enfermement, ne peuvent se souvenir de cet Uruguay du passé; et il expliquait comment ces jeunes étaient irrésistiblement entraînés vers la moindre brèche entrevue leur permettant de déverser leurs énergies, de penser à quelque chose de moins lourd et de moins écrasant... Aussi voit-on proliférer actuellement en Uruguay des mouvements faisant appel à des forces supra-sensibles: sectes spiritua­listes, école de gourous divers, groupes vaguement charismatiques... On retrouve dans les couches plus populaires un recours à la magie, à l'apparition des rites oumbandistes, etc. Tout cet ensemble de phéno­mènes d'évasion est typique des situations désespérées.

Je crois que ces constations et ce début de diagnostic pourraient éclairer la façon dont certains mouvements de prière sont nés dans une Amérique déprimée par la longue guerre, du Viet-Nam, par la longue enquête du Watergate, par l'insolutionnable problème racial, etc., et comment ils se sont répandus comme une traînée de poudre dans un Québec traumatisé par la crise d'octobre 1970 et dans un occident en pleine décomposition.

Rôle de discernement; rôle de guide également. On a publié ces dernières années des articles dans diverses revues ou divers journaux avec des titres comme celui-ci: " On demande des gourous», Caffarel rappelait récemment le besoin de " maîtres à prier». Il me semble qu'il y a dans ces expressions, encore une fois, une certaine ambiguïté. La prière ne s'enseigne pas. Saint Paul nous dit que la seule prière qui existe est celle que crie l'Esprit Saint au fond de nos cœurs: " Nous ne savons pas prier, mais l'Esprit de Dieu prie en nous par des gémisse­ments ineffables » ; c'est là la seule prière chrétienne qui existe. Tout ce que nous appelons prière en dehors de cela, ce ne sont que des modes humains utilisés pour faire nôtre, en l'exprimant, cette prière de l'Esprit en nous. C'est pourquoi les grands maîtres spirituels d'Orient refusent toujours systématiquement de parler de la prière, de parler de l'expérience spirituelle autrement que dans la relation de maître à disciple, ou de disciple à maître. L'expérience spirituelle ne peut se communiquer que dans cette relation intime. Si certaines techniques d'ascèse, certaines méthodes de prédisposition physique ou psychologi­que à la prière peuvent et doivent s'enseigner, il reste que personne ne peut être conduit dans les voies profondes et mystérieuses de l'expé­rience religieuse que par quelqu'un qui a déjà vécu personnellement et profondément cette même expérience.

 

Conclusion

Si nous savons assumer notre mission prophétique, celle d'être des hommes de Dieu, vivant dans la contemplation notre solidarité avec nos frères et puisant dans notre solitude la Parole de Dieu ensemencée dans le terroir de la société où nous vivons, nous saurons apporter une participation propre et originale à la tâche colossale à laquelle toute l'humanité d'aujourd'hui est confrontée, celle de mettre au monde une humanité nouvelle. Et c'est en incarnant, à travers notre vie même, la présence de l'Évangile comme un levain dans la pâte que nous réaliserons le mieux notre tâche spécifique d'évangélisation.

 

Armand Veilleux, o.c.s.o.

Abbaye cistercienne

Mistassini Qué.