Écrits et conférences d'intérêt général



 

 

 
 

Punctum – Méditation sur la danse du temps [1]

par: Armand Veilleux 

 

            Le nom de Punctum donné à cet ensemble de peintures me rappelle sans cesse un beau poème du poète anglais T.S. Eliott intitulé The Still Point.  Une expression qu’il n’est pas facile à traduire en français.  On pourrait dire le « point fixe », le « point stable » ou le « point ferme ».  Durant toute une partie de sa vie T.S. Eliott a été fasciné par cette notion de l’importance du point fixe et j’aimerais citer seulement deux lignes d’un de ses poèmes :  « If it were not for the point, the still point, there would be no dance and everything is dance ».  « Si ce n’était du point, du point fixe, il n’y aurait pas de danse et tout est dance ». 

 

            Oui, tout est danse.  Un théologien (américain) a écrit un livre To a dancing God.   Au Dieu de la danse.  Toute la vie de l’univers, depuis l’infiniment grand jusqu’à l’infiniment petit, est une immense danse continuelle faite de milliers de rythmes qui s’entrecroisent et s’entrelacent.  Il y a la danse des galaxies, la danse du soleil au sein de notre petite galaxie, la danse de la terre et des autres planètes autour du soleil.  Il y a le rythme du jour et de la nuit, le rythme des marées, celui de notre respiration, de notre coeur, du mouvement de notre sang dans nos veines et tous nos autres rythmes vitaux, y compris celui de nos humeurs !  Tout cela est danse.  La danse est mouvement continuel, mais il n’y a pas de mouvement sans point d’appui.  Les virevoltes les plus élégantes et les plus habiles de la ballerine nécessitent un solide point d’appui.  Sans le point ferme il n’y a pas de danse, et tout est danse.

 

            Par l’Incarnation, Dieu lui-même, créateur du temps et de l’espace est entré dans cette admirable danse de la nature qu’il avait lui-même engendrée.  Au monastère cistercien de la Maigrauge, en Suisse, il y a un ensemble de stalles admirablement bien sculptées, où toutes les stalles sont ornées de sculptures de personnages qui ont tous des visages pleins de joie.  Et, sur la stalle de l’abbesse, il y a une admirable sculpture du Christ, sur la croix, souriant, ayant un pied détaché de la croix, avec lequel il esquisse un pas de danse, et l’autre pied appuyé sur la tête elle aussi souriante d’Adam.  Dieu s’appuie sur notre humanité pour entrer dans la danse du temps.  Il a besoin, comme nous, d’un point fixe, pour cette danse, et ce point fixe c’est notre humanité. 

 

            Pourquoi parler de tout cela ici ? Parce que les heures de l’Office Divin, -- qui sont représentées par les peintures de Valérie, et qui, dans un monastère, nous ramènent à l’église sept fois par jour, sont notre façon d’entrer à la fois dans la danse du temps et dans la danse éternelle de Dieu,  tout en conservant notre appui ferme dans chacun des moments de notre temps.

 

            Dans toute notre liturgie chrétienne, nous célébrons le mystère de notre salut.  Or, même si nous parlons de l’ « histoire du salut », le salut est un événement transhistorique qui vient nous arracher des griffes de l’histoire.  Notre salut survient dans notre histoire et à travers notre histoire, il n’est pas un acte historique.  La créature humaine est sauvée lorsqu’elle ne se laisse pas engloutir par l’histoire – lorsqu’elle se sauve de l’histoire.  L’homme s’aliène et perd sa dignité humaine, lorsqu’il se plonge dans le monde temporel comme si celui-ci était son ambiance unique.  Il se noie alors dans l’océan du temps. 

 

            Lorsqu’à travers notre propre résurrection, participant à celle du Christ, le Premier Né d’entre les morts, nous serons entrés définitivement dans l’éternité de Dieu, nous serons libérés de l’espace et du temps.  Mais notre façon d’y pénétrer ici-bas est de nous appuyer solidement sur les points fermes successifs du temps pour poursuivre cette danse sacrée qui transforme notre existence en prière continuelle. Car c’est là le but de notre vie.  Il faut prier sans cesse, dit Jésus.

 

            Saint Paul, au Chapitre 8 de l’Épitre aux Romains, dit que nous ne savons pas prier, mais que l’Esprit Saint prie en nous par des gémissements ineffables.  Et il ajoute que la création tout entière gémit dans les mêmes douleurs de l’enfantement jusqu’à ce que nous soyons tous parvenus à la plénitude de notre identification au Fils de Dieu.  En créant l’homme et la femme à son image, Dieu a mis en eux son propre souffle de vie, comme le décrit admirablement le beau mythe de la Genèse montrant Dieu fabriquant l’homme de l’argile et insufflant ensuite en ses narines son propre souffle de vie. Ce souffle de vie est le gémissement de l’esprit au coeur de l’ensemble du cosmos et au fond de chacun de nos coeurs, dont parle saint Paul. 

 

            L’histoire – l’histoire du cosmos, aussi bien que notre histoire à chacun de nous, et celle de chacune de nos communautés, ou de nos familles – n’est pas une histoire linéaire, faite de moments qui se succèdent.  Elle est une danse cyclique, circulaire, où à travers des pas successifs de danse, nous appuyant sur les points fermes du temps et de l’espace où nous vivons, nous pénétrons toujours plus profondément dans nos propres rythmes intérieurs et nous nous libérons toujours plus de l’esclavage du temps et de l’espace pour entrer dans les cercles concentriques de l’espace et du temps qui nous permettent de partager toujours plus intensément la vie de Dieu, qui est venu nous y rejoindre, jusqu’à ce que nous soyons libérés de la force centrifuge de ce monde et projetés hors de ses limites, dans l’éternité de Dieu par la force centripète de cette même circonférence.

 

            Chacun des moments de notre prière commune – en tant que communauté monastique priant les diverses heures de l’Office divin --, chacun des moments où, à diverses heures du jour et de la nuit, une humble petite communauté monastique comme la nôtre se retrouve à l’Église pour prier, est un pas de cette danse cosmique.  Chacun de ces pas nous rattache fermement à  l’humanité, notre humanité à chacun de nous, mais à aussi à l’humanité tout entière, celle constituée par tous les frères et soeurs, les humains de tous les lieux, toutes les cultures et tous les temps.  Sans ce point d’appui il n’y a pas d’envol possible.  Et ce point d’appui nous lie si fortement à tous nos frères et soeurs que c’est tous ensemble, d’une façon mystérieuse mais vraie, que nous nous envolons, dans notre danse, vers le point d’appui suivant. Dans nos moments de prière commune, nous relisons sans cesse l’Écriture, Parole de Dieu incarnée dans une parole humaine – qui est le récit de la longue dans de l’humanité...           

 

            Dans cette danse continuelle, comme dans tout rythme, il y a l’alternance de l’appui et de l’envol.  Chaque moment où nous nous appuyons sur le temps du jour et de l’année nous permet de nous envoler dans l’espace d’éternité qui relie chacun de ces moments entre eux.

 

            En vivant ce rythme, jour après jour, année après année, nous acquérons graduellement une attitude nouvelle face au temps.  Dans la mesure où nous vivons fermement en symbiose avec la danse du temps, nous appuyant sur chacun de ses points fixes, mais sans nous y laisser capturer, tout comme la ballerine ne laisse pas coller son pied au sol, dont elle a pourtant besoin pour son mouvement suivant, nous nous libérons de l’attente. 

            Plusieurs grandes civilisations, comme celle de l’Inde, conçoivent le temps comme une circonférence, un cercle sans commencement ni fin.  Nous y entrons à un point déterminé et nous en sortons à un point déterminé.  Chaque événement a son temps propre.  C’est assez proche de la conception de la Bible. Il y a un temps pour tout, un temps pour chaque chose sous le soleil.  Il ne faut surtout pas lire cela avec notre conception occidentale du Temps.  Pour nous le temps est un immense vide, une ligne continue avec un point de départ et un point d'arrivée: un vide qu'il faut remplir. (Nous parlons parfois d'occuper le temps, et même de tuer le temps.) La mentalité sémitique ignore cette conception du temps. Ce qui existe ce n'est pas une durée qui sera remplie.  Ce qui existe, c'est avant tout un certain nombre de réalités, comme la mort, la joie, la peine, la guerre.  Chaque réalité a un temps qui lui est propre.  Au cours de notre existence humaine nous rencontrons certaines de ces réalités avec leur temps propre.  Et l'important est de reconnaître chacune de ces réalités avec son temps propre. Il y a des temps que nous ne connaissons personnellement qu'une fois, comme la naissance et la mort, mais il y a d'autres temps que nous visitons souvent, comme la joie et la tristesse, la paix et la guerre, etc.  Jésus reproche à ses contemporains de reconnaître le temps météorologique, de savoir en regardant les signes du firmament, qu'un temps de pluie ou un temps de soleil approche, mais de ne pas savoir reconnaître les temps du Royaume de Dieu.

 

De même que Jésus dit : vous êtes comme des enfants qui ne savez pas pleurer dans les moments tristes et ne savez pas rire dans les moments joyeux.  Vous ne savez pas vous adapter à chacun des moments que vous vivez.

 

            Cette notion du temps comme circonférence nous délivre de l’obsession de ce qui est nouveau comme ultime critère d’authenticité et de créativité.  Le progrès personnel ne consiste pas en une ligne historique, droite et ascendante, mais en un rapprochement plus marqué du centre, en même temps qu’une projection vers les cercles concentriques extérieurs qui sont des couches d’éternité.

 

            Le temps est là précisément pour être brisé, pour être transcendé. Ce n’est pas vers le futur que l’homme tend, mais vers sa libération, bien que celle-ci se réalise dans le temps et avec lui.  Dans cette perspective, ce n’est pas le progrès qui compte (ce progrès par lequel nous sommes si fascinés de nos jours) , mais bien la perfection, la réalisation, la rupture de l’enveloppe.

 

            Il faut, bien sûr, mettre tous ses efforts dans la construction de la cité terrestre, parce qu’il n’y en a pas d’autre à construire, mais sachant bien que ce n’est pas dans la cité elle-même, mais dans sa construction loyale et ardente que les hommes trouvent leur joie. Et une façon de la construire est de faire le lien entre la danse temporelle des hommes et l’éternité de Dieu – lien qui se fait par les moments successifs de prière, en particulier par les heures de  prière commune à divers moments de la journée, qui sont autant de puncta, de points d’appui, comme l’a bien exprimé Valérie dans sa belle série de peintures.

 



[1] Conférence donnée lors de l’inauguration à l’Abbaye de Scourmont d’une exposition de peintures par Valérie Vogt, accompagnées de musique par Roald Baudoux, le 12 avril 2008.