Écrits et conférences d'intérêt général
|
|||
|
|||
PRIÈRE
ET
CONSOMMATION
[1]
Par :
Armand
VEILLEUX On m’a demandé de vous parler de « Prière
et
Consommation »
et
j’ai
compris
qu’on
voulait
que
j’explique
la
place
et
la
signification
que
peut
et
que
doit
avoir
la
prière
dans
ce
qu’on
est
convenu
d’appeler
notre
« société
de
consommation. » Je ne m’attarderai pas à décrire longuement
la
société
de
consommation,
que
nous
connaissons
tous,
mais,
afin
de
bien
situer
notre
réflexion,
je
rappellerai,
dans
un
premier
temps
de
mon
exposé,
quelques-unes
des
principes
caractéristiques
de
ce
qu’on
pourrait
appeler
une
mentalité
de
consommation. Dans un deuxième temps, nous nous arrêterons
un
peu
aux
divers
mouvements
de
contestation
et
de
remise
en
question
qui
naissent
du
sein
même
de
la
société
de
consommation,
mais
non
sans
remarquer
que
cette
société
a
un
pouvoir
presque
illimité
de
récupérer
et
de
neutraliser
ces
mouvements. Enfin, dans un troisième temps de notre
démarche,
nous
verrons
comment
la
prière,
à
la
condition
d’éviter
de
se
faire
récupérer
par
une
mentalité
de
consommation;
peut
être,
au
sein
de
notre
société,
un
élément
de
libération
et
de
créativité.
I.
MENTALITE
DE
CONSOMMATION Même
si
j’utiliserai
souvent
au
cours
de
mon
exposé
l’expression
« société de
consommation »,
je
préfère
pour
ma
part
parler
de
« mentalité
de
consommation »
car, il s’agit en réalité d’une attitude qui
n’est
pas
propre
à
un
type
de
société
ou
de
culture,
mais
qu’on
peut
retrouver
dans
diverses
cultures
et
qui
caractérise,
de
fait,
tout
aussi
bien
notre
société
post-bourgeoise
et
post-industrielle
qu’elle
caractérisait
la
société
bourgeoise
et
industrielle
d’hier. Il y a par ailleurs un lien étroit entre
le
capitalisme
et
mentalité
de
consommation.
Le
capitalisme
n’est
pas
seulement
un
système
économique ;
mais,
comme
l’a
bien
décrit
Roger
Garaudy
dans
L’Alternative
(pp.
49-50),
ce
système
économique
implique
une
structure
sociale
déterminée,
une
structure
politique
ainsi
qu’un
modèle
de
culture
et
de
civilisation.
Ce
qui
le
caractérise
ce
n’est
ni
l’existence
du
capital
ou
du
marché,
mais
l’absolutisme
du
marché
qui
s’étend
à
toutes
les
valeurs
humaines
et
n’accepte
d’autres
lois
que
ses
propres
lois
de
croissance. Ainsi, analogiquement, ce qui caractérise
une
mentalité
de
consommation,
ce
n’est
pas
la
consommation
elle-même
car
l’homme
a
toujours
besoin
de
consommer,
mais
bien
le
fait
que
l’attitude
de
consommation
se
soit
étendue
à
toutes
les
valeurs
humaines
et
que
le
primat
donné
à
la
consommation
en
ait
fait
le
moteur
idéologique
de
toute
la
société. C’est la relation entre besoin, production
et
consommation
qui
se
trouve
alors
viciée
et
inversée.
On
ne
produit
plus
ce
que
l’homme
doit
consommer
pour
satisfaire
ses
vrais
besoins,
mais
on
crée
des
besoins
artificiels
afin
d’activer
la
consommation
qui
permettra
à
son
tour
d’accroître
la
production. Bien plus, la consommation elle-même devient la créatrice de nouveaux besoin selon un processus
bien
connu
des
narcomanes,
qu’Ivan
Illich
appelle
la
« loi
des
espérances
grandissantes »
et
Heidegger
avait
baptisé
le
cycle
de
« l’apaisement
tentateur ».
On
consomme
d’abord
pour
le
plaisir
que
procure
la
consommation,
puis
pour
faire
disparaître
la
frustration
que
provoque
l’absence
de
consommation,
et
on
devient
de
plus
en
plus
frustré
tout
en
consommant
de
plus
en
plus. La consommation s’étend vraiment à tout :
on
vend,
on
achète
et
on
consomme
de
tout,
non
seulement
des
biens
matériels
mais
des
paysages,
de
rêves,
des
loisirs,
des
monuments,
de
l’eau
ou
de
la
neige
ainsi
que
des
idées
et
des
sensations
de
toutes
sortes.
Et,
dans
nos
pays
dits
développés,
la
saturation
des
besoins
primaires
d’abord,
puis
secondaires
ensuite,
fait
déplacer
la
consommation
vers
le
champ
des
activités
tertiaires,
c’est-à-dire
les
services
(enseignement,
soins
hospitaliers,
services
sociaux,
etc…),
si
bien
que
les
objets
de
ces
activités
de
service
sont
devenus
des
objets
de
consommation
soumis
aux mêmes lois de la propagande et du marketing
que
les
objets
matériels. Vous connaissez les ouvrages d’Ivan Illich
sur
la
déscolarisation
de
la
société,
où
il
montre
que
dans
les
sociétés
scolarisées
le
savoir
même
est
devenu
un
objet
de
consommation.
Plus
un
être
humain
« consomme » d’éducation,
plus
il
fait
fructifier
son
avoir
et
s’élève
dans
la
hiérarchie
des
capitalistes
de
la
connaissance,
de
sorte
que
« l’éducation
définit
une
nouvelle
pyramide
des
classes,
dans
la
mesure
où
les
gros
consommateurs
de
savoir
peuvent
ensuite
prétendre
rendre
des
services
de
valeur
plus
éminente
à
leur
société »
et
se
réserver
ainsi
le
droit
de
redéfinir
le
bonheur
de
l’homme
et
ses
besoin. La religion n’échappe pas à cette emprise
de
la
consommation,
elle
non
plus.
Une
démonstration
comme
celle
du
Maharaja
Ji
à
Houston
en
est
une
démonstration
éclatante,
mais
il
ne
serait
pas
nécessaire
d’aller
si
loin.
J’y
reviendrai
tout
à
l’heure. Cette sorte de spirale de la production
et
de
la
consommation
conduit
à
une
pollution
non
seulement
de
l’environnement
matériel
mais
aussi
du
temps
et
de
la
parole. C’est John Silber, le président de l’Université
de
Boston,
qui,
dans
son
discours
inaugural
en
1971,
utilisait
cette
expression :
« la
pollution
du
temps ».
Lorsque
la
structure
du
temps
est
détruite,
disait-il,
le
fondement
de
la
signification
se
perd
dans
l’instantané.
Dans
une
culture
de
l’instantané
(où
tout
est
instantané,
depuis
le
café
jusqu’à
l’expérience
sexuelle
ou
religieuse)
tout
devient
insignifiant,
c’est-à-dire
sans
signification. Des auteurs comme Roland Barthes, dans
« le
degré
zéro
de
l’écriture »
et
Marcuse
dans
son
chapitre
« L’Univers
de
discours
clos »,
dans
« L’homme
unidimensionnel »
ont
montré
comment
le
langage
court
le
même
danger
d’insignifiance.
Le
discours
d’une
société
orientée
vers
la
consommation
n’utilise
qu’un
langage
fonctionnel
où
les
concepts
abstraits
sont
remplacés
par
des
concepts
opérationnels
qui,
s’enfermant
dans
l’immédiat
rendent
incompréhensible
la
dimension
historique
et
donc
la
signification
des
faits
eux-mêmes. En même temps, l’encombrement qui caractérise
la
circulation
urbaine,
caractérise
aussi
l’information,
la
culture.
Le
langage
lui-même,
mécaniquement
multiplié
à
l’infini
acquiert
une
autonomie
monstrueuse
et
engloutit
l’homme
sous
des
paroles
souvent
vides
des
sens.
L’homme
risque
alors
d’être
enlisé
dans
ce
monde
anonyme,
endormant,
que
nous
représentent
Samuel
Beckett
ou
Ionesco
avec
leurs
personnages
sans
histoire
vivant
un
perpétuel
ennui
et
une
perpétuelle
déchéance
dans
un
monde
de
bavardage. Dans ce contexte se trouve viciée la relation
même
de
l’homme
à
la
nature,
aux
choses
et
aux
personnes.
Le
grand
poète
indien
Tagore
a
décrit
admirablement
dans
son
ouvrage
Sadhana la différence entre les civilisations occidentales et orientales
à
ce
point
de
vue.
L’occidental
considère
la
nature
comme
une
force
ennemie
ou
en
tout
cas
comme
une
force
sauvage
qu’il
doit
maîtriser,
dominer, exploiter. L’oriental la considère comme une sœur,
de
la
même
substance
que
lui-même,
et
en
communion
avec
laquelle
il
doit
apprendre
à
vivre.
Alors
que
nos
civilisations
américaines
ont
rasé
les
forets
à
toutes
sortes
de
fins
utilitaires,
l’Inde
en
a
fait,
depuis
des
millénaires,
des
lieux
de
solitude,
de
réflexion
et
de
contemplation
où
se
sont
retirés
les
plus
grands
de
ses
penseurs,
de
ses
poètes
et
des
mystiques. Cette attitude à l’égard de la nature
se
traduit
dans
une
attitude
semblable
à
l’égard
de
l’homme.
Le
pouvoir est aussi un objet de consommation
très
recherché
et
Karl
Stern
a
montré
comment
des
hommes
comme
Napoléon,
Staline
ou
Hitler
étaient
des
drogués
du
pouvoir
qui
chaque
dose
exigeait
une
dose
subséquente
plus
grande. Nietzsche avait prédit que le monde à
venir
serait
caractérisé
par
l’indépendance
de
l’individu
et
par
la
coagulation
de
la
masse.
Eh
bien,
c’est
là,
semble-t-il
la
conséquence
globale
de
cette
mentalité
de
consommation.
De
moins
en
moins
d’hommes
sont
intéressés
à
se
réaliser
dans
un
travail
signifiant
et
préfèrent
laisser
toute
l’organisation
et
les
risques
de
leur
vie
laborieuse
à
de
vastes
organisations bureaucratiques impersonnelles. Ils peuvent
ainsi
s’approprier
immédiatement
et
sans
risque
le
fruit
de
leur
travail,
mais
en
se
résignant
à
ne
jouer
qu’une
fonction
dans
une
structure
qui
ne
leur
permet
plus
de
découvrir
leur
mission
propre
ou
leur
être
propre.
Ils
s’enracinent
de
plus
en
plus
dans
ce
« refus désespéré
d’être
soi-même »
dont
parlait
déjà
Kierkegaard. Avant d’aller plus loin, je tiens à dire
que
tout
cet
ensemble
plutôt
négatif
ne
constitue
qu’un
aspect
du
visage
de
notre
société
et
que
celle-ci
comporte
une
foule
d’aspects
très
positifs.
L’une
des
caractéristiques
de
notre
époque
c’est
précisément
que
nous
vivons
à
la
charnière
de
deux
civilisations :
l’une
qui
se
désagrège
et
est
en
train
de
mourir
et
une
autre
qui
est
en
train
de
naître.
II.
REACTIONS
ET
RECUPERATION D’ailleurs
c’est
du
sein
même
de
la
société
de
consommation
que
sont
né,
surtout
depuis
un
quinzaine
d’années,
toute
une
série
de
mouvements
de
contestation
et
de
remise
en
question.
Le
plus
important
de
ces
mouvements
est
évidement
le
mouvement
hippie
qui
se
présenta,
dans
les
années
60,
comme
une
contestation
globale
des
structures
en
place
et
de
l’échelle
de
valeur
de
notre
culture.
C’était
l’époque
même
où
Gabriel
Vahanian
publiait
son
livre
« La
mort
de
Dieu »,
ouvrant
la
lignée
des
théologiens
qu’on
appellera
les
théologiens
de
la
mort
de
Dieu :
Robinson,
Van
Buren,
Altizer,
etc… Dans
la
même
foulée
apparut
peu
après
le
mouvement
des
communes
avec,
comme
pendant
en
milieu
chrétien,
les
communautés
de
base. Dans
les
mieux
étudiants
on
arriva
bientôt
à
une
remise
en
question
explicite
et
articulée
des
structures
même
de
notre
société,
comme
à
Berkeley,
mais
peut-être
encore
plus
à
Nanterre
et
Sorbonne
en
mai
1968
où
la
contestation
des
structures
ecclésiales
jugées
complices
du
système
en
place. Ces révolutions étudiantes, que connurent
d’ailleurs
tous
les
grands
centres :
Tokio,
Amsterdam,
Mexico,
etc…
furent
accompagnées
et
surtout
suivies
du
phénomène
du
dropping
out.
Ce
phénomène
n’est
d’ailleurs
pas
propre
au
monde
étudiant.
En
effet
le
dernier
livre
de
Marshall
McLuhan
qui
s’intitule
« The Executive drop-out » montre comment
ce
phénomène
atteint
rapidement
le
niveau
de
la
haute
direction
des
entreprises. Mais ce qui nous intéresse peut-être encore
plus
du
point
de
vue
que
nous
traitons
ici,
c’est
le
passage
de
la
révolution
hippie
à
la
Jesus Revolution, au début des années 70, c’est-à-dire
le
caractère
religieux
que
prend
facilement
la
contestation
des
jeunes. Ce réveil religieux ne se manifeste pas
seulement
dans
le
christianisme
où
l’une
de
ses
principales
manifestations
actuelles
est
le
pentecôtisme
(appelé,
en
milieux
catholique,
renouveau
charismatique)
mais
également
dans
le
judaïsme
où
de
nombreux
jeunes
s’adjoignent
au
hassidisme,
sorte
de
renouveau
mystique
datant
du
XVIIIème
siècle,
ainsi
que
dans
le
bouddhisme
où,
surtout
au
Japon,
on
assiste
à
l’éclosion
de
toute
une
gamme
de
nouvelles
religions. Tous ces mouvements de renouveau qui s’accompagnent
souvent
d’un
néo-conformisme
social
et
d’un
néo-conservatisme
politique
ne
sont
pas
sans
charrier
avec
eux
une
ambigüité
continuelle,
même
s’ils
sont
porteurs
de
vie
nouvelle.
Ils
se
laissent
facilement
récupérer
et
neutraliser
par
la
société
de
consommation.
Ainsi
MOLTMANN,
dans
sa
théologie
de
l’Espérance,
et
toute
la
théologie
politique
qui
s’en
inspire,
ont
montré
comment
les
petits
groupes,
y
compris
les
petites
communautés
chrétiennes
peuvent
être
refonctionnalisées
par
le
système
et
assurer
la
permanence
de
ce
dernier.
Ces
petites
communautés
entrent
dans
un
processus
global
de
privation
de
la
vie
sociale,
laissant
la
conduite
de
l’ensemble
de
la
société
aux
mains
de
grandes
bureaucraties
anonymes. Dans un monde où, au niveau de la production
et
de
la
consommation,
toutes
les
relations
sont
devenues
fonctionnelles
et
froides,
la
couche
supérieure,
la
haute
classe
de
notre
société
a
développé
le
besoin
de
contacts
informels
et
sans
engagements
hautement
personnalisés
(clubs
sociaux).
La
recherche
d’un
certain
fraternalisme
de
petits
groupes
peut
fort
bien
être
une
réconciliation
avec
cette
structure
fondamentale
de
la
société
de
consommation
beaucoup
plus
qu’une
remise
en
question
de
celle-ci.
Il
y
aurait
énormément
à
dire
sur
ce
sujet
mais,
je
me
rends
compte
que
je
fais
une
digression… Quoi qu’il soit, j’aimerais signaler que
le
passage
de
la
révolution
hippie
à
la
Jésus
Révolution
n’est
pas
nécessairement
un
progrès.
C’est
plutôt,
à
mon
point
de
vue,
un
pas
en
avant
dans
la
reprise
en
main,
par
le
système
américain,
de
la
protestation
de
la
jeunesse.
La
révolution
hippie
était
une
contestation
globale
des
contradictions
développées
par
la
société
de
consommation
et
un
effort
en
vue
de
réaliser
concrètement
et
géographiquement
une
société
fondée
sur
un
autre
modèle.
Le
système
a
réussi
à
émousser
et
à
neutraliser
cette
protestation
globale
en
la
théâtralisant
et
la
localisant
au
plan
idéologique
religieux.
La
société
même
la
plus
oppressive
peut
laisser
une
marge
de
déviance
sociologique
très
grande
à
un
groupe
contestataire,
dans
la
mesure
où
elle
peut
le
marginaliser ;
et
cela
même
assure
l’équilibre
qui
permet
au
système
de
se
maintenir. La situation est tout autre lorsqu’un
mouvement
de
spiritualisation
et
de
prière
est
né
dans
un
contexte
d’engagement
socio-politique
intense
comme
c’est
le
cas
pour
de
nombreux
groupes
d’Amérique latine dont parle par exemple Segundo Galilea,
le
directeur
de
l’Institut
pastoral
latino-américain
dans
ses
écrits
sur
la
spiritualité
de
la
libération. Je m’excuse d’avoir touché si brièvement
et
superficiellement
tant
de
points
qui
auraient
demandé
à
être
traités
en
profondeur.
Mais
j’ai
cru
que
cet
ensemble
de
flashes
pourraient
mieux
nous
aider
à
situer
notre
vie
concrète
de
prière
dans
le
monde
concret
où
nous
vivons
III.
LA
PRIERE :
du
besoin
au
désir J’en
arrive
donc,
finalement,
après
ce
long
détour,
à
vous
parler
de
la
prière.
Et,
en
premier
lieu,
peut
afin
de
vous
convaincre
que
ce
détour
était
nécessaire,
je
voudrais
vous
montrer
comment
notre
prière
et
nos
mouvements
de
prière
risquent
fort
d’être
récupérés
par
une
mentalité
de
consommation,
à
l’instar
des
mouvements
de
contestation
dont
je
viens
de
parler. On
peut
considérer
Dieu
un
peu
comme
le
grand
commis
chargé
de
nous
distribuer
les
objets
de
consommation
qui
nous
sont
nécessaires
pour
satisfaire
nos
besoins
réels
ou
artificiels.
Si,
par
exemple,
je
prie
pour
gagner
la
Super-Loto,
ou
pour
passer
mes
examens
ou
pour
avoir
le
moyen
de
me
payer
une
TV
couleur
comme
mon
voisin,
il
est
assez
clair
que
ma
prière
demeure
encarcanée
dans
une
mentalité
de
consommation. Notre
liturgie
peut
aussi
être
et
en
réalité
est
souvent
une
liturgie
de
consommation
dont
les
prêtres
deviennent
le
commis
(et
assez
souvent
les
caissiers).
On
va
à
l’église
pour
chercher
en
passant
une
absolution,
une
communion
ou
les
cendres,
tout
comme
on
va
au
supermarché
pour
y
chercher
ses
skis
de
fond,
ses
pilules
ou
ses
légumes.
On
ira
à
la
messe
dans
n’importe
quelle
église,
avec
des
gens
que
l’on
ne
connait
peut-être
pas,
et
l’on
choisira
l’heure
qui
nous
dérangera
le
moins,
tout
comme
l’on
choisit
la
représentation
de
cinéma
qui
nous
convient
le
mieux.
Nous
sommes
là
en
pleine
mentalité
de
consommation,
la
relation
à
Dieu,
si
elle
existe,
étant
tout
à
fait
privatisée
et
l’organisation
du
culte
collectif
état
laissé
aux
cadres
du
système. D’une
façon
plus
subtile,
on
peut
prier
satisfaire
son
besoin
de
prier.
Parmi
les
besoins
presqu’illimités
d’expériences
de
toutes
sorte
que
tout
homme
ressent
au
fond
de
lui-même,
il
y
a
le
besoin
d’expériences
spirituelles.
On
peut
facilement
se
jeter
dans
la
prière
par-dessus
la
tête
ou
dans
des
mouvements
de
prière
afin
de
satisfaire
ce
besoin.
La
prière
devient
alors
objet
de
consommation.
C’est
un
peu
comme
l’adolescent
qui
croit
aimer
mais
qui,
en
fait,
a
tout
simplement
besoin
d’un
objet
pour
satisfaire
son
besoin
d’aimer. A
des
époques
de
frustration
sociale,
économique
et
politique
comme
celle
où
nous
vivions,
le
besoin
d’expérience
spirituelle
se
manifeste
souvent
d’une
façon
plus
aiguë.
La
tentation
est
grande
alors
de
vouloir
entretenir
ce
besoin
et
y
répondre
en
élaborant
une
sorte
de
marketing
d’expériences
spirituelles.
Et,
selon
la
logique
de
la
mentalité
de
consommation,
on
préférera
les
expériences
instantanées. J’ai
parlé
tout
à
l’heure
de
la
pollution
du
temps,
un
des
sous-produits
de
cette
pollution
du
temps
est
l’expérience
religieuse
instantanée.
On
essayera
d’y
arriver
par
la
drogue :
et
il
n’est
pas
du
tout
impossible
que
la
drogue
conduise
à
de
véritables
expériences
spirituelles ;
mais
le
malheur
est
que
celui
qui
vit
cette
expérience
ne
sait
pas
alors
comment
la
réconcilier
avec
sa
vie
de
tous
les
jours.
A
coté
du
« pot »
et
de
l’ « acide »,
il
y
a
d’autres
sortes
drogue ;
par
exemple
celle
de
certaines
ambiances
de
groupe
qui
peuvent
provoquer
artificiellement
de
telles
expériences
qu’on
ne
sait
pas
non
plus
comment
rattacher
à
la
vie
concrète
de
tous
les
jours. Aussi
longtemps
que,
d’une
façon
ou
d’une
autre,
on
se
situe
au
niveau
de
besoins
à
satisfaire,
la
prière
n’est
pas
encore
prière.
La
prière
vraie,
la
contemplation,
l’expérience
de
Dieu
se
trouve
au
terme
et
déjà
tout
au
long
d’un
cheminement
qui
nous
conduit
du
besoin
au
désir - - du besoin de tout, même du besoin de la
prière,
au
désir
de
Dieu. Il
y
a
une
distinction
fondamentale
entre
besoin
et
désir,
et
la
compréhension
de
cette
distinction
est
nécessaire
à
la
compréhension
de
prière. Le besoin est de l’ordre de la consommation, de l’assimilation.
C’est
une
tension
vers
un
objet
à
accaparer,
à
posséder.
La
consommation
fait
disparaître
la
tension,
si
bien
que
l’objet
et
le
besoin
se
suppriment
mutuellement.
L’homme
est
rempli
de
besoins ;
mais
chez-lui
le
besoin
n’est
jamais
pur
besoin ;
portant
la
marque
de
l’esprit,
il
tend
à
s’épanouir
en
désir.
Alors
que
le
besoin
est
de
l’ordre
de
la
nécessité,
le
désir
est
de
l’ordre
de
l’attente
et
de
la
gratuité.
Lorsque le Christ dit que l’homme ne vit pas seulement
de
pain,
il
veut
dire
que
lorsque
l’homme
a
satisfait
tous
ses
besoins,
toutes
ses
faims,
il
n’est
pas
encore
accompli.
L’homme
est
un
être
sans
cesse
en
devenir,
qui
tend
toujours
vers
un
surplus
d’être,
et
ce
surplus
d’être
il
ne
peut
que
le
recevoir
comme
un
don
gratuit,
don
vers
lequel
il
ne
peut
tendre
que
par
la
force
de
son
désir,
qui
est
pure
ouverture,
pure
réceptivité
et
non
pas
accaparement
et
consommation. Il est facile d’objectiver Dieu en fonction du
besoin
que
nous
en
avons,
de
faire
de
Dieu
l’Objet
avec
un
grand
« O »,
dont
la
consommation
apaisera
nos
faims.
Mais
cela
n’est
pas
prière,
car
cet
objet,
même
avec
un
grand
« O »
n’est pas Dieu. Dans
un
certain
sens
on
peut
dire
que
l’homme
n’a
pas
besoin
de
Dieu.
Dieu
a
donné
à
l’homme
tout
ce
qu’il
lui
faut
pour
satisfaire
tous
ses
besoins.
Mais
lorsque
l’homme
a
satisfait
tous
ses
besoins,
il
n’est
pas
encore
homme :
il
lui
manque
l’achèvement
de
son
être,
la
communion
d’être
avec
Dieu.
Et
cela
ne
peut
arriver
que
lorsque
la
tige
de
ses
besoins
cesse
de
grandir
et
que
s’épanouit
la
fleur
du
désir. Or
ce
désir
n’est
pas
quelque
chose
que
nous
avons
à
créer
en
nous
par
des
moyens
artificiels.
Il
est
inscrit
au
fond
même
de
notre
être.
On
ne
trouve
jamais
de
description
plus
profonde
de
la
prière
que
celle
que
donne
Saint-Paul
dans
l’Epitre
aux
Romains :
« Nous
ne
savons
pas
prier,
mais
l’Esprit
prie en nous par des gémissements ineffables ».
Et,
dans
le
contexte
où
il
dit
cela,
Saint-Paul
assimile
ce
gémissement
de
l’Esprit
en
nous
au
mouvement
de
toute
la
nature
qui
gémit
dans
les
douleurs
de
l’enfantement,
attendant
elle
aussi
la
pleine
libération
des
Enfants
de
Dieu. L’Esprit
qui
gémit
en
nous,
dont
le
gémissement
est
la
seule
prière
qui
existe,
c’est
le
Souffle
de
vie
que
Dieu
a
exhalé
dans
les
narines
du
premier
homme,
selon
la
belle
image
de
la
genèse.
Par
la
racine
même
de
notre
être
nous
sommes
reliés
à
ce
Souffle
de
vie,
c’est
en
lui,
comme
le
dit
encore
Paul,
que
nous
avons
la
vie,
le
mouvement
et
l’être.
Le
désir
d’un
surplus
d’être,
le
désir
d’une
vie
toujours
plus
abondante,
selon
l’expression
de
Jésus,
est
ce
gémissement
de
l’Esprit
en
nous.
Prier,
dès
lors,
c’est
simplement
nous
mettre
à
l’écoute
de
cette
voix
de
nos
sèves
profondes,
c’est
simplement
faire
jaillir
au
niveau
de
la
conscience
cette
communion
à
Dieu
et
à
tous
les
êtres,
que
nous
vivons
constamment
sans,
la
plupart
du
temps,
en
être
conscients. Cette
prise
de
conscience
de
la
présence
et
du
souffle
de
l’esprit
de
Dieu
en
nous
suppose
que
l’on
accepte
d’abord
d’entrer
en
nous-mêmes. Le chemin du besoin au désir est un chemin de
solitude
et
donc
nécessairement,
un
jour
ou
l’autre,
un
chemin
de
crise.
C’est
une
donnée
fondamentale
de
la
psychologie
mystique
hindoue
que
l’illumination,
ou
ce
que
nous
appelons
la
contemplation,
est
toujours
précédée
d’une
crise
au
cours
de
laquelle
la
personnalité
est
ébranlée
jusque
dans
ses
racines
les
plus
profondes,
et
âme
est
projetée
dans
des
spirales
concentriques
successives
dans
un
abîme
profond,
jusqu’à
la
fine
pointe
de
l’existence,
là
où
son
être
s’enracine
dans
la
source
même
de
l’Etre. Cette
sorte
de
plongeon
dans
l’être
est
ce
que
les
psychologues
modernes
ont
décrit
sous
le
nom
de
dépouiller
graduellement
de
tout
ce
qui
constitue
notre
moi
empirique
pour
atteindre
notre
vrai
moi.
C’est
ce
qu’on
appelait
autrefois
mourir
à
soi-même,
ce
qui
veut
dire,
en
fait,
mourir
à
tout
ce
qui
en
nous
n’est
pas
vraiment
nous-mêmes,
pour
découvrir
notre
véritable
être.
Et
ce
qu’on
appelle
ainsi
(à
la
suite
de
Kazimierz
Dabrowski)
la
désintégration positive n’est rien d’autre que ce que Jean de la Croix
appelait
la
nuit
des
sens
et
la
nuit
de
l’Esprit.
Et
cela
rejoint
finalement
le
message
de
Nicodème :
il
faut
mourir
et
naître
à
une
vie
nouvelle.
La
prière
est
inscrite
dans
l’être
même
de
l’homme ;
en
mourant
à
tout
ce
qui
n’est
pas
lui-même
et
en
naissant
à
sa
vraie
vie
l’homme
devient prière. L’expérience
de
Dieu
est
fondamentalement
la
même
pour
tout
homme,
mais
elle
est
toujours
nécessairement
colorée
non
seulement
dans
son
expression,
mais
aussi
dans
sa
réalisation,
par
tout
un
contexte
culturel.
L’étude
comparée
des
grandes
religions
nous
amène
à
distinguer
deux
grands
types
d’expérience
spirituelle,
qui,
loin
de
s’exclure,
sont
complémentaires,
et
dont
l’on
découvre
de
plus
en
plus
la
complémentarité. Chaque
fois
que
l’homme
accepte
de
pénétrer
au-delà
du
phénomène,
du
temps,
du
devenir
pour
se
laisser
emporter
jusqu’à
la
source
de
l’Etre,
il
entre
en communion avec un mystère plus intérieur à
lui-même
que
lui-même.
En
schématisant
un
peu,
on
peut
dire
que
deux
attitudes
sont
alors
possible. Dans
une
première
attitude,
l’homme
se
découvre
alors
en
face
d’une
Autre,
d’un
Tout-Autre.
La
présence
de
cet
Autre
est
d’abord
écrasante,
pure
Transcendance.
C’est
le
Yahveh
de
la
Bible
ou
le
Allah
du
Coran.
De
lui
je
dépends
totalement,
c’est
dans
son
amour,
peut
combler
la
distance
infinie
entre
lui
et
moi.
Toute
la
tradition
biblique
et
chrétienne
de
l’expérience
de
Dieu
dépend
de
cette
intuition
d’un
Dieu
Autre
qui,
dans
son
Amour,
a
comblé
la
distance
infinie
qui
me
séparait
de
lui
et
fait
de
moi
son
enfant
adoptif. En
face
de
cette
expérience
spirituelle,
on
trouve,
dans
les
grandes
traditions
religieuses
d’Orient,
une
autre
expérience
de
Dieu
qui
est
tellement
envahissantes,
tellement
englobante,
qu’elle
ne
laisse
plus
la
possibilité de nommer cet Autre. Dans cette expérience,
l’homme
n’est
plus
capable
de
projeter
qui
ou
quoi
que
ce
soit
en
face
de
soi,
de
poser
quelque
part
dans
le
Réel
un
autre
pole
auquel
il
s’ordonnerait
et
qu’il
appellerait
Dieu.
La
seule
attitude
possible
est
le
silence ;
non
pas
le
silence
de
quelqu’un
qui
aurait
cessé
de
parler,
mais
le
silence
pur
et
absolu
où
Dieu
se
dit. Cette
profonde
expérience
religieuse
doit
nous
rappeler
à
nous
chrétiens
que
Dieu
est
infiniment
plus
grand
que
toutes
les
notions,
toutes
les
idées
que
nous
faisons
de
Lui,
et
qu’il
ne
peut
être
rencontré
qu’au-delà
de
tout
ce
qu’on
peut
penser,
sentir
ou
éprouver,
au-delà
de
tous
nos
concepts
de
Dieu
qui
ne
sont
finalement
que
la
projection
que
nous
faisons
hors
de
nous-mêmes
du
divin
que
nous
percevons
au
fond
de
notre
être. C’est
pourquoi,
lorsque
nous
déterminons
des
temps
de
prière,
des
temps
forts
comme
on
dit
et
des
lieux
de
prière,
il
faut
se
garder
de
la
tentation
de
vouloir
réduire
Dieu
à
ces
temps
ou
à
ces
lieux.
L’heure
vient,
disait
le
Christ
à
la
Samaritaine,
où
ce
n’est
ni
sur
cette
montagne,
ni
à
Jérusalem
que
vous
adorerez
le
Père,
mais
en
esprit
et
en
vérité.
Ce
dont
nous
faisons
l’expérience
dans
sa
présence :
Dieu
n’est
nulle
part
où
nous
voulons
l’enfermer.
Il
n’est
ni
dans
le
temps,
ni
dans
l’espace,
ni
dans
le
savoir.
Nous
le
cherchons
toujours
ailleurs
que
dans
notre
vie
de
tous
les
jours,
et
il
est
ailleurs
que
dans
ailleurs
où
nous
le
cherchons.
Et
cette
ailleurs
nous
ramène
à
notre
être
profond.
« Le
royaume
de
Dieu
est
au-dedans
de
vous ». Donc,
la
prière
est
essentiellement
cette
communion
au
souffle
de
l’Esprit
de
Dieu
en
nous.
Tout
le
reste
de
ce
que
nous
appelons
prière
n’en
est
que
l’expression.
Cette
expression
est
nécessaire
et
importante ;
mais
il
est
bon
de
prendre
conscience
que
c’est
nous
qui
avons
besoin,
et
non
pas
Dieu.
Qu’elle
s’exprime
par
le
geste
ou
par
la
paroles,
dans
la
poésie
ou
dans
la
prose,
dans
un
langage
logique
ou
dans
cette
forme
d’expression
qu’on
appelle
la
glossolalie
ou
prière
en
langue,
dans
un
culte
privé
ou
un
culte
public,
il
s’agit
toujours
de
moyens
dont
nous
disposons
pour
assumer
consciemment
et
faire
notre,
en
l’exprimant,
la
prière
de
l’Esprit. La
prière
vraie
étant
un
passage
progressif
mais,
bien
sur,
jamais
achevé,
du
besoin
au
désir,
elle
rétablit
sur
ses
véritables
bases
notre
relation
à
Dieu,
à
la
nature,
aux
autres
hommes
et
finalement
à
nous-mêmes. Notre
prière
de
demande
cesse
alors
d’être
quémandage
pour
être
communion
à
l’activité
créatrice
de
Dieu
et
se
transformer
en
louange.
Le
dépouillement
et
la
solitude
radicale
que
constitue
la
mort
à
ce
qui
n’est
pas
nous-mêmes,
nous
amènent
à
redécouvrir
tous
les
êtres
non
plus
par
leur
seul
vrai
visage.
Cette
solitude
qui
nous
situe
face
à
nous-mêmes
et
face
à
Dieu
nous
situe
aussi
face
aux
autres
et
nous
amène
à
découvrir
la
mission
personnelle
et
inaliénable
qui
est
la
notre
et
qui,
contrairement
à
toute
fonction
imposée
de
l’extérieur,
est
inscrite
dans
notre
être
même,
dans
le
NOM
que
Dieu
nous
a
donné.
Mission
qui
nous
relie
aux
autres
non
par
les
liens
du
pouvoir
et
de
la
possession
mais
de
l’amour
et
de
la
communion.
Cheminement
du
besoin
au
désir,
de
la
solitude
à
la
communion,
de
la
possession
à
l’amour,
la
prière
peut
dans
la
mesure
même
où
nous
nous
laissons
pénétrer
par
elle,
nous
libérer
de
tous
les
esclavages
d’une
mentalité
de
consommation.
Mais
cette
libération
n’est
jamais
achevée,
et
nous
restons
toujours
en
cheminement
aussi
longtemps
que,
pour
employer
en
terminant,
une
autre
belle
expression
de
Tagore,
nous
demeurons
« des
otages
du
temps
sur
le
chemin
de
l’éternité ».
|
|
||