Écrits et conférences d'intérêt général



 

 

 
 

PRIÈRE ET CONSOMMATION [1]

 

Par : Armand VEILLEUX 

 

         On m’a demandé de vous parler de « Prière et Consommation » et j’ai compris qu’on voulait que j’explique la place et la signification que peut et que doit avoir la prière dans ce qu’on est convenu d’appeler notre « société de consommation. »

 

         Je ne m’attarderai pas à décrire longuement la société de consommation, que nous connaissons tous, mais, afin de bien situer notre réflexion, je rappellerai, dans un premier temps de mon exposé, quelques-unes des principes caractéristiques de ce qu’on pourrait appeler une mentalité de consommation.

 

         Dans un deuxième temps, nous nous arrêterons un peu aux divers mouvements de contestation et de remise en question qui naissent du sein même de la société de consommation, mais non sans remarquer que cette société a un pouvoir presque illimité de récupérer et de neutraliser ces mouvements.

 

         Enfin, dans un troisième temps de notre démarche, nous verrons comment la prière, à la condition d’éviter de se faire récupérer par une mentalité de consommation; peut être, au sein de notre société, un élément de libération et de créativité.

 

 

I.             MENTALITE DE CONSOMMATION

 

Même si j’utiliserai souvent au cours de mon exposé l’expression « société de consommation », je préfère pour ma part parler de « mentalité de consommation »  car, il s’agit en réalité d’une attitude qui n’est pas propre à un type de société ou de culture, mais qu’on peut retrouver dans diverses cultures et qui caractérise, de fait, tout aussi bien notre société post-bourgeoise et post-industrielle qu’elle caractérisait la société bourgeoise et industrielle d’hier.

 

         Il y a par ailleurs un lien étroit entre le capitalisme et mentalité de consommation. Le capitalisme n’est pas seulement un système économique ; mais, comme l’a bien décrit Roger Garaudy dans L’Alternative (pp. 49-50), ce système économique implique une structure sociale déterminée, une structure politique ainsi qu’un modèle de culture et de civilisation. Ce qui le caractérise ce n’est ni l’existence du capital ou du marché, mais l’absolutisme du marché qui s’étend à toutes les valeurs humaines et n’accepte d’autres lois que ses propres lois de croissance.

 

         Ainsi, analogiquement, ce qui caractérise une mentalité de consommation, ce n’est pas la consommation elle-même car l’homme a toujours  besoin de consommer, mais bien le fait que l’attitude de consommation se soit étendue à toutes les valeurs humaines et que le primat donné à la consommation en ait fait le moteur idéologique de toute la société.

 

         C’est la relation entre besoin, production et consommation qui se trouve alors viciée et inversée. On ne produit plus ce que l’homme doit consommer pour satisfaire ses vrais besoins, mais on crée des besoins artificiels afin d’activer la consommation qui permettra à son tour d’accroître la production.

 

         Bien plus, la consommation elle-même devient la créatrice de nouveaux besoin selon un processus bien connu des narcomanes, qu’Ivan Illich appelle la « loi des espérances grandissantes » et Heidegger avait baptisé le cycle de « l’apaisement tentateur ». On consomme d’abord pour le plaisir que procure la consommation, puis pour faire disparaître la frustration que provoque l’absence de consommation, et on devient de plus en plus frustré tout en consommant de plus en plus.

 

         La consommation s’étend vraiment à tout : on vend, on achète et on consomme de tout, non seulement des biens matériels mais des paysages, de rêves, des loisirs, des monuments, de l’eau ou de la neige ainsi que des idées et des sensations de toutes sortes. Et, dans nos pays dits développés, la saturation des besoins primaires d’abord, puis secondaires ensuite, fait déplacer la consommation vers le champ des activités tertiaires, c’est-à-dire les services (enseignement, soins hospitaliers, services sociaux, etc…), si bien que les objets de ces activités de service sont devenus des objets de consommation soumis aux  mêmes lois de la propagande et du marketing que les objets matériels.

 

         Vous connaissez les ouvrages d’Ivan Illich sur la déscolarisation de la société, où il montre que dans les sociétés scolarisées le savoir même est devenu un objet de consommation. Plus un être humain « consomme » d’éducation, plus il fait fructifier son avoir et s’élève dans la hiérarchie des capitalistes de la connaissance, de sorte que « l’éducation définit une nouvelle pyramide des classes, dans la mesure où les gros consommateurs de savoir peuvent ensuite prétendre rendre des services de valeur plus éminente à leur société » et se réserver ainsi le droit de redéfinir le bonheur de l’homme et ses besoin.

 

         La religion n’échappe pas à cette emprise de la consommation, elle non plus. Une démonstration comme celle du Maharaja Ji à Houston en est une démonstration éclatante, mais il ne serait pas nécessaire d’aller si loin. J’y reviendrai tout à l’heure.

 

         Cette sorte de spirale de la production et de la consommation conduit à une pollution non seulement de l’environnement matériel mais aussi du temps et de la parole.

 

         C’est John Silber, le président de l’Université de Boston, qui, dans son discours inaugural en 1971, utilisait cette expression : « la pollution du temps ». Lorsque la structure du temps est détruite, disait-il, le fondement de la signification se perd dans l’instantané. Dans une culture de l’instantané (où tout est instantané, depuis le café jusqu’à l’expérience sexuelle ou religieuse) tout devient insignifiant, c’est-à-dire sans signification.

         Des auteurs comme Roland Barthes, dans « le degré zéro de l’écriture » et Marcuse dans son chapitre « L’Univers de discours clos », dans « L’homme unidimensionnel » ont montré comment le langage court le même danger d’insignifiance. Le discours d’une société orientée vers la consommation n’utilise qu’un langage fonctionnel où les concepts abstraits sont remplacés par des concepts opérationnels qui, s’enfermant dans l’immédiat rendent incompréhensible la dimension historique et donc la signification des faits eux-mêmes.

 

         En même temps, l’encombrement qui caractérise la circulation urbaine, caractérise aussi l’information, la culture. Le langage lui-même, mécaniquement multiplié à l’infini acquiert une autonomie monstrueuse et engloutit l’homme sous des paroles souvent vides des sens. L’homme risque alors d’être enlisé dans ce monde anonyme, endormant, que nous représentent Samuel Beckett ou Ionesco avec leurs personnages sans histoire vivant un perpétuel ennui et une perpétuelle déchéance dans un monde de bavardage.

 

         Dans ce contexte se trouve viciée la relation même de l’homme à la nature, aux choses et aux personnes. Le grand poète indien Tagore a décrit admirablement dans son ouvrage Sadhana la différence entre les civilisations occidentales et orientales à ce point de vue. L’occidental considère la nature comme une force ennemie ou en tout cas comme une force sauvage qu’il doit maîtriser, dominer, exploiter. L’oriental la considère comme une sœur, de la même substance que lui-même, et en communion avec laquelle il doit apprendre à vivre. Alors que nos civilisations américaines ont rasé les forets à toutes sortes de fins utilitaires, l’Inde en a fait, depuis des millénaires, des lieux de solitude, de réflexion et de contemplation où se sont retirés les plus grands de ses penseurs, de ses poètes et des mystiques.

 

         Cette attitude à l’égard de la nature se traduit dans une attitude semblable à l’égard de l’homme. Le pouvoir est aussi un objet de consommation très recherché et Karl Stern a montré comment des hommes comme Napoléon, Staline ou Hitler étaient des drogués du pouvoir qui chaque dose exigeait une dose subséquente plus grande.

 

         Nietzsche avait prédit que le monde à venir serait caractérisé par l’indépendance de l’individu et par la coagulation de la masse. Eh bien, c’est là, semble-t-il la conséquence globale de cette mentalité de consommation. De moins en moins d’hommes sont intéressés à se réaliser dans un travail signifiant et préfèrent laisser toute l’organisation et les risques de leur vie laborieuse à de vastes organisations  bureaucratiques impersonnelles. Ils peuvent ainsi s’approprier immédiatement et sans risque le fruit de leur travail, mais en se résignant à ne jouer qu’une fonction dans une structure qui ne leur permet plus de découvrir leur mission propre ou leur être propre. Ils s’enracinent de plus en plus dans ce « refus désespéré d’être soi-même » dont parlait déjà Kierkegaard.

 

         Avant d’aller plus loin, je tiens à dire que tout cet ensemble plutôt négatif ne constitue qu’un aspect du visage de notre société et que celle-ci comporte une foule d’aspects très positifs. L’une des caractéristiques de notre époque c’est précisément que nous vivons à la charnière de deux civilisations : l’une qui se désagrège et est en train de mourir et une autre qui est en train de naître.

 

 

II.           REACTIONS ET RECUPERATION

 

D’ailleurs c’est du sein même de la société de consommation que sont né, surtout depuis un quinzaine d’années, toute une série de mouvements de contestation et de remise en question. Le plus important de ces mouvements est évidement le mouvement hippie qui se présenta, dans les années 60, comme une contestation globale des structures en place et de l’échelle de valeur de notre culture. C’était l’époque même où Gabriel Vahanian publiait son livre « La mort de Dieu », ouvrant la lignée des théologiens qu’on appellera les théologiens de la mort de Dieu : Robinson, Van Buren, Altizer, etc…

 

Dans la même foulée apparut peu après le mouvement des communes avec, comme pendant en milieu chrétien, les communautés de base.

 

Dans les mieux étudiants on arriva bientôt à une remise en question explicite et articulée des structures même de notre société, comme à Berkeley, mais peut-être encore plus à Nanterre et Sorbonne en mai 1968 où la contestation des structures ecclésiales jugées complices du système en place.

         Ces révolutions étudiantes, que connurent d’ailleurs tous les grands centres : Tokio, Amsterdam, Mexico, etc… furent accompagnées et surtout suivies du phénomène du dropping out. Ce phénomène n’est d’ailleurs pas propre au monde étudiant. En effet le dernier livre de Marshall McLuhan qui s’intitule « The Executive drop-out » montre comment ce phénomène atteint rapidement le niveau de la haute direction des entreprises.

 

         Mais ce qui nous intéresse peut-être encore plus du point de vue que nous traitons ici, c’est le passage de la révolution hippie à la Jesus Revolution, au début des années 70, c’est-à-dire le caractère religieux que prend facilement la contestation des jeunes.

 

         Ce réveil religieux ne se manifeste pas seulement dans le christianisme où l’une de ses principales manifestations actuelles est le pentecôtisme (appelé, en milieux catholique, renouveau charismatique) mais également dans le judaïsme où de nombreux jeunes s’adjoignent au hassidisme, sorte de renouveau mystique datant du XVIIIème  siècle, ainsi que dans le bouddhisme où, surtout au Japon, on assiste à l’éclosion de toute une gamme de nouvelles religions.

 

         Tous ces mouvements de renouveau qui s’accompagnent souvent d’un néo-conformisme social et d’un néo-conservatisme politique ne sont pas sans charrier avec eux une ambigüité continuelle, même s’ils sont porteurs de vie nouvelle. Ils se laissent facilement récupérer et neutraliser par la société de consommation. Ainsi MOLTMANN, dans sa théologie de l’Espérance, et toute la théologie politique qui s’en inspire, ont montré comment les petits groupes, y compris les petites communautés chrétiennes peuvent être refonctionnalisées par le système et assurer la permanence de ce dernier. Ces petites communautés entrent dans un processus global de privation de la vie sociale, laissant la conduite de l’ensemble de la société aux mains de grandes bureaucraties anonymes.

 

         Dans un monde où, au niveau de la production et de la consommation, toutes les relations sont devenues fonctionnelles et froides, la couche supérieure, la haute classe de notre société a développé le besoin de contacts informels et sans engagements hautement personnalisés (clubs sociaux). La recherche d’un certain fraternalisme de petits groupes peut fort bien être une réconciliation avec cette structure fondamentale de la société de consommation beaucoup plus qu’une remise en question de celle-ci. Il y aurait énormément à dire sur ce sujet mais, je me rends compte que je fais une digression…

 

         Quoi qu’il soit, j’aimerais signaler que le passage de la révolution hippie à la Jésus Révolution n’est pas nécessairement un progrès. C’est plutôt, à mon point de vue, un pas en avant dans la reprise en main, par le système américain, de la protestation de la jeunesse. La révolution hippie était une contestation globale des contradictions développées par la société de consommation et un effort en vue de réaliser concrètement et géographiquement une société fondée sur un autre modèle. Le système a réussi à émousser et à neutraliser cette protestation globale en la théâtralisant et la localisant au plan idéologique religieux. La société même la plus oppressive peut laisser une marge de déviance sociologique très grande à un groupe contestataire, dans la mesure où elle peut le marginaliser ; et cela même assure l’équilibre qui permet au système de se maintenir.

 

         La situation est tout autre lorsqu’un mouvement de spiritualisation et de prière est né dans un contexte d’engagement socio-politique intense comme c’est le cas pour de nombreux groupes d’Amérique  latine dont parle par exemple Segundo Galilea, le directeur de l’Institut pastoral latino-américain dans ses écrits sur la spiritualité de la libération.

 

         Je m’excuse d’avoir touché si brièvement et superficiellement tant de points qui auraient demandé à être traités en profondeur. Mais j’ai cru que cet ensemble de flashes pourraient mieux nous aider à situer notre vie concrète de prière dans le monde concret où nous vivons

 

 

III.         LA PRIERE : du besoin au désir

 

J’en arrive donc, finalement, après ce long détour, à vous parler de la prière. Et, en premier lieu, peut afin de vous convaincre que ce détour était nécessaire, je voudrais vous montrer comment notre prière et nos mouvements de prière risquent fort d’être récupérés par une mentalité de consommation, à l’instar des mouvements de contestation dont je viens de parler.

 

On peut considérer Dieu un peu comme le grand commis chargé de nous distribuer les objets de consommation qui nous sont nécessaires pour satisfaire nos besoins réels ou artificiels. Si, par exemple, je prie pour gagner la Super-Loto, ou pour passer mes  examens ou pour avoir le moyen de me payer une TV couleur comme mon voisin, il est assez clair que ma prière demeure encarcanée dans une mentalité de consommation.

 

Notre liturgie peut aussi être et en réalité est souvent une liturgie de consommation dont les prêtres deviennent le commis (et assez souvent les caissiers). On va à l’église pour chercher en passant une absolution, une communion ou les cendres, tout comme on va au supermarché pour y chercher ses skis de fond, ses pilules ou ses légumes. On ira à la messe dans n’importe quelle église, avec des gens que l’on ne connait peut-être pas, et l’on choisira l’heure qui nous dérangera le moins, tout comme l’on choisit la représentation de cinéma qui nous convient le mieux. Nous sommes là en pleine mentalité de consommation, la relation à Dieu, si elle existe, étant tout à fait privatisée et l’organisation du culte collectif état laissé aux cadres du système.

 

D’une façon plus subtile, on peut prier satisfaire son besoin de prier. Parmi les besoins presqu’illimités d’expériences de toutes sorte que tout homme ressent au fond de lui-même, il y a le besoin d’expériences spirituelles. On peut facilement se jeter dans la prière par-dessus la tête ou dans des mouvements de prière afin de satisfaire ce besoin. La prière devient alors objet de consommation. C’est un peu comme l’adolescent qui croit aimer mais qui, en fait, a tout simplement besoin d’un objet pour satisfaire son besoin d’aimer.

A des époques de frustration sociale, économique et politique comme celle où nous vivions, le besoin d’expérience spirituelle se manifeste souvent d’une façon plus aiguë. La tentation est grande alors de vouloir entretenir ce besoin et y répondre en élaborant une sorte de marketing d’expériences spirituelles. Et, selon la logique de la mentalité de consommation, on préférera les expériences instantanées.

 

J’ai parlé tout à l’heure de la pollution du temps, un des sous-produits de cette pollution du temps est l’expérience religieuse instantanée. On essayera d’y arriver par la drogue : et il n’est pas du tout impossible que la drogue conduise à de véritables expériences spirituelles ; mais le malheur est que celui qui vit  cette expérience ne sait pas alors comment la réconcilier avec sa vie de tous les jours. A coté du « pot » et de l’ « acide », il y a d’autres sortes drogue ; par exemple celle de certaines ambiances de groupe qui peuvent provoquer artificiellement de telles expériences qu’on ne sait pas non plus comment rattacher à la vie concrète de tous les jours.

 

Aussi longtemps que, d’une façon ou d’une autre, on se situe au niveau de besoins à satisfaire, la prière n’est pas encore prière. La prière vraie, la contemplation, l’expérience de Dieu se trouve au terme et déjà tout au long d’un cheminement qui nous conduit du besoin au désir  - - du besoin de tout, même du besoin de la prière, au désir de Dieu.

 

Il y a une distinction fondamentale entre besoin et désir, et la compréhension de cette distinction est nécessaire à la compréhension de  prière. Le besoin est  de l’ordre de la consommation, de l’assimilation. C’est une tension vers un objet à accaparer, à posséder. La consommation fait disparaître la tension, si bien que l’objet et le besoin se suppriment mutuellement. L’homme est rempli de besoins ; mais chez-lui le besoin n’est jamais pur besoin ; portant la marque de l’esprit, il tend à s’épanouir en désir. Alors que le besoin est de l’ordre de la nécessité, le désir est de l’ordre de l’attente et de la gratuité. Lorsque  le Christ dit que l’homme ne vit pas seulement de pain, il veut dire que lorsque l’homme a satisfait tous ses besoins,  toutes ses faims, il n’est pas encore accompli. L’homme est un être sans cesse en devenir, qui tend toujours vers un surplus d’être, et ce surplus d’être il ne peut que le recevoir comme un don gratuit, don vers lequel il ne peut tendre que par la force de son désir, qui est pure ouverture, pure réceptivité et non pas accaparement et consommation.

 

 Il est facile d’objectiver Dieu en fonction du besoin que nous en avons, de faire de Dieu l’Objet avec un grand « O », dont la consommation apaisera nos faims. Mais cela n’est pas prière, car cet objet, même avec un grand  « O »  n’est pas Dieu.

 

Dans un certain sens on peut dire que l’homme n’a pas besoin de Dieu. Dieu a donné à l’homme tout ce qu’il lui faut pour satisfaire tous ses besoins. Mais lorsque l’homme a satisfait tous ses besoins, il n’est pas encore homme : il lui manque l’achèvement de son être, la communion d’être avec Dieu. Et cela ne peut arriver que lorsque la tige de ses besoins cesse de grandir et que s’épanouit la fleur du désir.

 

Or ce désir n’est pas quelque chose que nous avons à créer en nous par des moyens artificiels. Il est inscrit au fond même de notre être. On ne trouve jamais de description plus profonde de la prière que celle que donne Saint-Paul dans l’Epitre aux Romains : « Nous ne savons pas prier, mais l’Esprit  prie en nous par des gémissements ineffables ». Et, dans le contexte où il dit cela, Saint-Paul assimile ce gémissement de l’Esprit  en nous au mouvement de toute la nature qui gémit dans les douleurs de l’enfantement, attendant elle aussi la pleine libération des Enfants de Dieu.

 

L’Esprit qui gémit en nous, dont le gémissement est la seule prière qui existe, c’est le Souffle de vie que Dieu a exhalé dans les narines du premier homme, selon la belle image de la genèse. Par la racine même de notre être nous sommes reliés à ce Souffle de vie, c’est en lui, comme le dit encore Paul, que nous avons la vie, le mouvement et l’être. Le désir d’un surplus d’être, le désir d’une vie toujours plus abondante, selon l’expression de Jésus, est ce gémissement de l’Esprit en nous. Prier, dès lors, c’est simplement nous mettre à l’écoute de cette voix de nos sèves profondes, c’est simplement faire jaillir au niveau de la conscience cette communion à Dieu et à tous les êtres, que nous vivons constamment sans, la plupart du  temps, en être conscients.

 

Cette prise de conscience de la présence et du souffle de l’esprit de Dieu en nous suppose que l’on accepte d’abord d’entrer en nous-mêmes.  Le chemin du besoin au désir est un chemin de solitude et donc nécessairement, un jour ou l’autre, un chemin de crise. C’est une donnée fondamentale de la psychologie mystique hindoue que l’illumination, ou ce que nous appelons la contemplation, est toujours précédée d’une crise au cours de laquelle la personnalité est ébranlée jusque dans ses racines les plus profondes, et âme est projetée dans des spirales concentriques successives dans un abîme profond, jusqu’à la fine pointe de l’existence, là où son être s’enracine dans la source même de l’Etre.

 

Cette sorte de plongeon dans l’être est ce que les psychologues modernes ont décrit sous le nom de dépouiller graduellement de tout ce qui constitue notre moi empirique pour atteindre notre vrai moi. C’est ce qu’on appelait autrefois mourir à soi-même, ce qui veut dire, en fait, mourir à tout ce qui en nous n’est pas vraiment nous-mêmes, pour découvrir notre véritable être. Et ce qu’on appelle ainsi (à la suite de Kazimierz Dabrowski) la désintégration positive n’est rien d’autre que ce que Jean de la Croix appelait la nuit des sens et la nuit de l’Esprit. Et cela rejoint finalement le message de Nicodème : il faut mourir et naître à une vie nouvelle. La prière est inscrite dans l’être même de l’homme ; en mourant à tout ce qui n’est pas lui-même et en naissant à sa vraie vie l’homme devient prière.

 

L’expérience de Dieu est fondamentalement la même pour tout homme, mais elle est toujours nécessairement colorée non seulement dans son expression, mais aussi dans sa réalisation, par tout un contexte culturel. L’étude comparée des grandes religions nous amène à distinguer deux grands types d’expérience spirituelle, qui, loin de s’exclure, sont complémentaires, et dont l’on découvre de plus en plus la complémentarité.

 

Chaque fois que l’homme accepte de pénétrer au-delà du phénomène, du temps, du devenir pour se laisser emporter jusqu’à la source de l’Etre, il entre  en communion avec un mystère plus intérieur à lui-même que lui-même. En schématisant un peu, on peut dire que deux attitudes sont alors possible.

 

Dans une première attitude, l’homme se découvre alors en face d’une Autre, d’un Tout-Autre. La présence de cet Autre est d’abord écrasante, pure Transcendance. C’est le Yahveh de la Bible ou le Allah du Coran. De lui je dépends totalement, c’est dans son amour, peut combler la distance infinie entre lui et moi. Toute la tradition biblique et chrétienne de l’expérience de Dieu dépend de cette intuition d’un Dieu Autre qui, dans son Amour, a comblé la distance infinie qui me séparait de lui et fait de moi son enfant adoptif.

 

En face de cette expérience spirituelle, on trouve, dans les grandes traditions religieuses d’Orient, une autre expérience de Dieu qui est tellement envahissantes, tellement englobante, qu’elle ne laisse plus la possibilité  de nommer cet Autre. Dans cette expérience, l’homme n’est plus capable de projeter qui ou quoi que ce soit en face de soi, de poser quelque part dans le Réel un autre pole auquel il s’ordonnerait et qu’il appellerait Dieu. La seule attitude possible est le silence ; non pas le silence de quelqu’un qui aurait cessé de parler, mais le silence pur et absolu où Dieu se dit.

 

Cette profonde expérience religieuse doit nous rappeler à nous chrétiens que Dieu est infiniment plus grand que toutes les notions, toutes les idées que nous faisons de Lui, et qu’il ne peut être rencontré qu’au-delà de tout ce qu’on peut penser, sentir ou éprouver, au-delà de tous nos concepts de Dieu qui ne sont finalement que la projection que nous faisons hors de nous-mêmes du divin que nous percevons au fond de notre être.

 

C’est pourquoi, lorsque nous déterminons des temps de prière, des temps forts comme on dit et des lieux de prière, il faut se garder de la tentation de vouloir réduire Dieu à ces temps ou à ces lieux. L’heure vient, disait le Christ à la Samaritaine, où ce n’est ni sur cette montagne, ni à Jérusalem que vous adorerez le Père, mais en esprit et en vérité. Ce dont nous faisons l’expérience dans sa présence : Dieu n’est nulle part où nous voulons l’enfermer. Il n’est ni dans le temps, ni dans l’espace, ni dans le savoir. Nous le cherchons toujours ailleurs que dans notre vie de tous les jours, et il est ailleurs que dans ailleurs où nous le cherchons. Et cette ailleurs nous ramène à notre être profond. « Le royaume de Dieu est au-dedans de vous ».

 

Donc, la prière est essentiellement cette communion au souffle de l’Esprit de Dieu en nous. Tout le reste de ce que nous appelons prière n’en est que l’expression. Cette expression est nécessaire et importante ; mais il est bon de prendre conscience que c’est nous qui avons besoin, et non pas Dieu. Qu’elle s’exprime par le geste ou par la paroles, dans la poésie ou dans la prose, dans un langage logique ou dans cette forme d’expression qu’on appelle la glossolalie ou prière en langue, dans un culte privé ou un culte public, il s’agit toujours de moyens dont nous disposons pour assumer consciemment et faire notre, en l’exprimant, la prière de l’Esprit.

 

La prière vraie étant un passage progressif mais, bien sur, jamais achevé, du besoin au désir, elle rétablit sur ses véritables bases notre relation à Dieu, à la nature, aux autres hommes et finalement à nous-mêmes.

 

Notre prière de demande cesse alors d’être quémandage pour être communion à l’activité créatrice de Dieu et se transformer en louange. Le dépouillement et la solitude radicale que constitue la mort à ce qui n’est pas nous-mêmes, nous amènent à redécouvrir tous les êtres non plus par leur seul vrai visage. Cette solitude qui nous situe face à nous-mêmes et face à Dieu nous situe aussi face aux autres et nous amène à découvrir la mission personnelle et inaliénable qui est la notre et qui, contrairement à toute fonction imposée de l’extérieur, est inscrite dans notre être même, dans le NOM que Dieu nous a donné. Mission qui nous relie aux autres non  par les liens du pouvoir et de la possession mais de l’amour et de la communion. Cheminement du besoin au désir, de la solitude à la communion, de la possession à l’amour, la prière peut dans la mesure même où nous nous laissons pénétrer par elle, nous libérer de tous les esclavages d’une mentalité de consommation. Mais cette libération n’est jamais achevée, et nous restons toujours en cheminement aussi longtemps que, pour employer en terminant, une autre belle expression de Tagore, nous demeurons « des otages du temps sur le chemin de l’éternité ».



[1] Conférence donnée à l’Université du Québec à Chicoutimi, le 13 février 1974.