Si l’on en croyait René Guitton, dans son dernier livre à
l’allure de roman policier sur les moines de Tibhirine, la « plainte
contre X » déposée par des membres de la famille Lebreton et Armand
Veilleux en 2003, auprès de la Justice française serait le fruit d’un
complot machiavélique d’Armand Veilleux, qu’il aurait préparé de longue date,
et dans lequel il aurait essayé d’impliquer les membres des autres familles des
moines en faisant pression sur eux. Toutes
les élucubrations de cette reconstitution de l’histoire émaillée de nombreuses
citations dont aucune n’est accompagnée d’une référence précise, sont le fruit
d’une imagination fertile totalement déconnectée, sur ce point, de la réalité.
J’ai d’abord pensé montrer la fausseté de la plupart des
affirmations de Guitton; mais c’eut été une opération trop longue et trop
fastidieuse. Il sera plus utile au
lecteur éventuel de savoir ce qui s’est réellement passé.
Mes premiers contacts
avec Tibhirine
J’entendis parler de
Christian de Chergé pour la première fois par Dom Jean-de-la-Croix PRZYLUSKI,
ancien abbé d’Aiguebelle, avec qui je m’étais lié d’amitié dès le Chapitre
Général de 1969, et qui, de Notre-Dame de l’Atlas où il était devenu Supérieur ad
nutum, m’écrivait sa joie lors de l’élection de Christian comme prieur, le
31 mars 1984. Quelques mois plus tard,
je rencontrais Christian au Chapitre Général de Holyoke. Nous allions nous
retrouver dans les trois Chapitres suivants (1987, 1990 et 1993).
Le dialogue interreligieux mené à Tibhirine m’intéressait
particulièrement. Je faisais partie du Dialogue Interreligieux Monastique (DIM),
dont j’avais été un des membres fondateurs aux USA en 1977. Alors que ce
dialogue s’était surtout orienté vers les rencontres avec des représentants des
grandes religions d’Asie, spécialement l’hindouisme et le bouddhisme, j’avais
toujours insisté pour qu’il s’ouvre aussi au dialogue avec l’Islam et Israël.
(Dans ce contexte, j’avais animé à Jérusalem, durant l’été de 1979, une
rencontre d’un mois entre dix Musulmans, dix Juifs et dix Chrétiens sur le
thème « Unicité de Dieu »). Christian de Chergé fut invité à
participer à une réunion du DIM qui eut lieu à Montserrat en avril 1995.
C’est au cours de cette réunion de Montserrat que
Christian me demanda de transmettre à l’Abbé Général, Dom Bernardo Olivera, sa
requête d’une Visite Régulière spéciale pour revoir avec la communauté les
décisions des trois dernières années et pour préparer l’élection du prieur qui
devait avoir lieu le 31 mars suivant. Nous eûmes aussi quelques bonnes
conversations au cours desquelles il m’expliqua la situation en Algérie. C’est à ce moment-là que je commençai à
m’informer sur l’histoire de l’Algérie et sur sa situation politique.
Dom Bernardo me désigna pour faire cette Visite
Régulière, qui se fit en deux phases. Je
visitai d’abord, du 20 au 28 novembre 1995, la maison annexe de Fès, au Maroc,
avec la présence de Père Christian. J’y retrouvai Dom Jean-de-la-Croix. Je
visitai ensuite les frères de Notre-Dame de l’Atlas à Tibhirine du 12 au 19
janvier 1996. J’y eu évidemment l’occasion de rencontrer à diverses reprises
toute la communauté et aussi chacun des frères en particulier. Monseigneur
Henri Tessier vint nous rendre visite vers la fin de mon séjour. Il m’invita à donner l’homélie au cours d’une
réunion de son clergé à Alger, le 19 janvier.
Je terminai mon homélie par les mots suivants, qui touchèrent le Père Évêque :
« En terminant, à aucun autre titre qu'à celui d'être un frère dans la foi,
j'ose vous dire: Merci d'être là! ».
Comme je le fais dans toute Visite Régulière, j’ai noté
ce que chacun des frères m’a dit lorsque je l’ai rencontré. Frère Luc, après
m’avoir raconté toutes les formes de violence qu’il avait eu à vivre au cours de
sa longue vie, depuis son enfance au début de la guerre de 1914-1918, me
dit : « S’il nous arrive quelque chose, ce ne sera pas de la part des
islamistes mais des militaires ».
J’ai non seulement écrit cette phrase, mais elle est restée gravée dans
mon esprit.
L’enlèvement
Le matin du 27 mars
1996, vers 09h00, je reçois un coup de téléphone de la Secrétairerie d’État
m’informant que sept moines de Tibhirine ont été enlevés durant la nuit par un
groupe d’islamistes. J’appelle d’abord Mgr. Teissier à Alger, puis je fais de
nombreux autres appels pour m’assurer que toutes les familles des moines sont
averties. Je puis rejoindre par
téléphone P. Amédée à Tibhirine.
Je me mets tout de suite en contact avec Dom Bernardo Olivera qui se trouve
alors à l’abbaye de Koningshoeven (Tilburg), aux Pays Bas. Il peut lui aussi
parler à Père Amédée et à Mgr. Teissier par son secrétaire. J’envoie le jour
même un fax aux présidents et/ou présidentes de toutes les Régions de l’Ordre
leur demandant d’informer tous les monastères de leurs régions respectives. Dom
Bernardo et moi sommes d’accord que je dois me rendre tout de suite à Alger au
nom de l’Ordre. Nous gardons un petit
espoir de retrouver nos frères vivants, mais un bien faible espoir, car nous
savons que le GIA n’avait pas l’habitude de faire d’otages. Le fait qu’ils aient enlevé nos frères plutôt
que de les tuer sur place, comme les Croates trois ans auparavant et plusieurs
missionnaires au cours des années précédentes nous laissait un peu d’espoir
tout en nous intriguant.
Le lendemain, 28 mars, je parle de nouveau par téléphone
à Monseigneur Teissier, qui est surpris de mon désir de me rendre à Alger, mais
veut bien faire le nécessaire pour que j’obtienne un visa. Je me rends dans la
matinée à la Secrétairerie d’État du Vatican, où je suis bien accueilli par le
Substitut, Monseigneur Re, qui ne cessera de me montrer sa bienveillance au
cours des mois suivants. Comme l’obtention du visa risque de prendre un certain
nombre de jours, il me procure un passeport diplomatique du Vatican, qui me
permettra de partir pour Alger le 30 mars. Le 29, j’envoie à Mgr Re, à sa
demande, un texte que le Pape utilisera à l'Angelus du dimanche suivant.
À la Maison Généralice, nous sommes assaillis par la Presse
À Alger je trouve d'abord Mgr Tessier qui est très
fatigué et écrasé. Il est évidemment lui
aussi assailli par la Presse. Un autre
problème se pose pour lui, la police veut faire partir du lieu les soeurs
zaïroise de Blida: la seule communauté qui reste en dehors de la ville d'Alger.
Je rencontre brièvement l'ambassadeur français venu à l'archevêché
rencontrer Gilles Nicolas.
Je rencontre Amédée et Jean-Pierre, que je trouve très calmes. Ils sont admirables de courage et de
paix. Ils vivent ce drame à un niveau
très profond. J'irai vivre avec eux aux
Glycines. Le 31 mars, dimanche des Rameaux je célèbre avec eux l’Eucharistie,
et j’ai de longues conversations avec eux.
Après les Vêpres je me rends avec Père Teissier à une réception à
l'ambassade canadienne où j'ai l'occasion d'une longue conversation avec
l'Ambassadeur de France. Les ravisseurs,
me dit-il, n'ont pas encore présenté de demandes, et quand il le feront ce sera
très probablement au gouvernement français plutôt qu'au gouvernement
algérien. Tous les indices nous portent
à penser qu'il s'agit bien d'un enlèvement en vue d'un marchandage et non d'un
acte brutal. D'une part, s'ils avaient
voulu les égorger, ils l'auraient fait sur place ou à peu de distance. Par ailleurs, on sait par le gardien,
Mohammed, que l'un des ravisseurs a dit à Frère Luc: « Tu ne me reconnais pas? Tu m'as déjà soigné » Les moines n'ont pas été brutalisés au moment
de l'enlèvement. On leur a dit
d'apporter quelques effets personnels et leurs cartes d'identité! On a volé diverses choses dans les chambres
des frères, mais on n'a pas saccagé la maison.
La chapelle n'a pas été touchée.
Un fait sympathique: Frère Paul
était revenu la veille de Tamié avec deux gros fromages de Tamié, qui étaient
encore dans sa valise. Comme il y avait
une grosse croix sur chacun de ces fromages, ils ne les ont pas emportés mais
les ont déposés sur une tablette où il y avait une statue de la Sainte
Vierge! Il y a donc des signes
d'humanité qui nous permettent d'espérer que la suite a été de même. On tend à penser maintenant que s'ils sont
tenus comme otages, ils le sont probablement dans des maisons des villes
voisines plutôt que dans la montagne.
Mais ce ne sont là que des hypothèses, et l'on ne sait toujours rien de
certain.
Durant les deux semaines que je passe en Algérie, je
n’apprends rien de nouveau sur le sort des moines. Je ne fais aucune enquête ; je n’en
aurais d’ailleurs pas les moyens. Tous les contacts avec les autorités
algériennes ne peuvent se faire qu’à travers l’ambassadeur français qui tient
Monseigneur Teissier au courant. Ils ont constitué un petite cellule de crise
et ne veulent vraiment pas que personne d’autres se mêle de cette affaire. C’est compréhensible. C’est pourquoi on m’a logé aux Glycines,
assez loin du centre. Cela me donne par ailleurs la joie de vivre constamment
avec Amédée et Jean-Pierre. Mais les Glycines (bibliothèque tenue par l’Église
à l’usage des Algériens, surtout des étudiants) est un lieu de passage. Aussi bien de la part des prêtres qui vivent
aux Glycines que des jeunes Algériens qui passent, j’entends toutes sortes de
questions ? « C’est sans doute les Islamistes ; mais est-ce
certain ? » est la question que beaucoup de posent, avec des nuances
diverses.
Comme je dois retourner à Rome où j’ai du travail qui
m’attend, et comme je ne puis rester indéfiniment à Alger à me faire dire tous
les jours que « il n’y a rien de nouveau », je décide de retourner en
Italie. Mais les prêtres des Glycines me conseillent fortement de voir
l’ambassadeur français avant de quitter.
J’obtiens un rendez-vous par le Père Georger,
directeur des Glycines et actuel évêque d’Oran, qui connaissait bien
l’ambassadeur et qui m’accompagne. Au
cours de cette rencontre j’ai appris beaucoup de choses, même si on m’a dit au
début qu’on ne savait rien. C’est aussi
vers la fin de cet échange que j’ai posé la question qui était dans la tête
d’un grand nombre des personnes que j’avais rencontrées au cours des semaines
précédentes : « Est-ce impensable que l’armée aie quelque chose à
voir là-dedans ? ». L’expression de surprise et de quasi indignation
de l’Ambassadeur ne me sembla pas très convaincante.
De retour à Rome, tout en faisant mon travail habituel,
je me mis à lire ce que je pouvais trouver dans la Presse internationale des
divers pays d’Europe et d’Amérique sur la situation algérienne, jusqu’à
l’annonce du premier message du GIA. Monseigneur Teissier, que je rejoins alors
par téléphone me dit qu’il est soulagé qu’on sache enfin qui détient les moines
et qu’il s’attend à ce qu’il y ait des négociations et que la chose évoluera
sans doute rapidement. Je demande alors
une entrevue avec l’ambassadeur français auprès de l’État italien. Elle m’est
accordée et j’y vais accompagné de Dom Loys de
Cîteaux, autre Conseiller de l’Abbé Général.
Nous n’apprenons rien de neuf. Le
langage de l’ambassadeur est très diplomatique (je n’irais pas jusqu’à dire
courtois), mais le sens est clair : « ne vous mêlez pas de cette
affaire ! ».
Après la remise à l’ambassade française d’Alger de la
cassette enregistrée par les Frères et le « Nous ne négocierons
pas ! » de la France, je suis appelé d’urgence au Vatican par Mgr.
Re. Il me demande si je parle l’arabe,
et je dois répondre que je n’en ai que des rudiments. La raison est, dit-il, que « Les Français
nous ont dit qu’ils ne négocieront pas et que nous pouvons le faire si nous le
voulons, et nous cherchons quelqu’un pour entrer en contact avec les
ravisseurs ». Je réponds que je suis prêt à le faire avec un
interprète ; mais les choses en restent là.
Quelques jours plus tard je rencontre de nouveau
Monseigneur Re pour lui dire que j’ai reçu les offres d’un ancien officier de
la CIA, spécialisé dans les négociations concernant des otages, et qui connait
bien le monde arabe et qui offre ses services (contre salaire,
évidemment). Après consultation
immédiate avec le Cardinal Sodano, Secrétaire d’État,
ils me disent tous les deux qu’ils n’y voient pas d’objection ! Je pars
alors pour l’Amérique pour une réunion de notre Ordre, avec l’intention de
faire, après cette réunion, des investigations sur le sérieux de la personne en
question. Mais la mort des frères nous
est annoncée avant la fin de cette réunion.
Je retourne rapidement à Rome, où se trouve dom Bernardo,
et nous décidons d’aller ensemble à Alger pour les funérailles et l’enterrement
de nos Frères et du Cardinal Duval. Ce qui entoure ces évènements a été souvent
raconté et est bien connu. Même si la
version officielle n’est alors jamais mise en doute ouvertement ni par moi ni
par personne d’autre, de nombreux points d’interrogation sont soulevés aussi
bien par des Algériens qui connaissaient les moines que par les représentants
de la Presse. Nous trouvons tous agaçant
le fait qu’on ne voulait pas nous dire qu’il n’y avait que les têtes dans les cercueils,
qu’on ne voulait rien nous dire des circonstances de la découverte des têtes,
etc.
Lors du vol de retour à Rome avec Dom Bernardo, l’hôtesse
de l’air vient, avant le départ, faire déplacer la dame qui était assise près
de moi. Peu de temps après, un monsieur
vient s’asseoir à sa place. Il
entreprend avec moi une agréable conversation au cours de laquelle il veut
vraiment tout savoir de ce que je pense de cet événement. À un moment donné il se penche pour ramasser
un papier qu’il a laissé tomber sur le sol, et je perçois alors le révolver
qu’il porte sous son veston. Après le
débarquement à Rome, je constate que cette personne remonte dans l’avion. On a donc voulu me « protéger »
jusqu’au bout. J’en suis reconnaissant à
l’Algérie.
Au cours des années qui suivirent je suis toujours
demeuré convaincu que la chose la plus importante était de garder vivante la
mémoire de ce qu’avaient vécu nos frères de Tibhirine et de garder vivant leur
témoignage. J’ai accepté plusieurs
invitations pour faire connaître dans plusieurs conférences, en plusieurs pays,
leur message, et aussi en bon nombre d’écrits.
Cela ne m’a pas empêché de croire que s’ils étaient morts par fidélité à
la Vérité, ils avaient le droit qu’on s’efforce de faire la Vérité au sujet de
ce qui leur était arrivé. C’était inscrit dans le Testament de Christian.
Je n’ai jamais pensé « faire une enquête personnelle » ;
mais je n’ai cessé de lire ce qui se publiait sur la situation algérienne. Je
constatais, par exemple, que dans beaucoup de publications venant de milieux
divers et aussi au cours de divers procès tenus à Paris, revenait sans cesse
l’affirmation que Djamel Zitouni, qui avait revendiqué l’enlèvement et
l’assassinat des moines, aurait été utilisé et manipulé par la Sécurité
Militaire algérienne. J’étais aussi en contact avec divers journalistes
professionnels de plusieurs pays qui continuaient à vouloir faire la lumière
non seulement sur cet événement tragique, mais sur tout ce qui s’était passé en
Algérie durant ces années de sang. J’accumulais une très grande quantité de
faits et d’hypothèses.
Comme beaucoup, je me demandais comment il se faisait
qu’aucune enquête judiciaire ait eu lieu soit en Algérie soit en France. De temps à autre j’entendais parler d’une
enquête ouverte par la justice française sur la mort de tel ou tel
ressortissant français à l’étranger. Comment se faisait-il que la mort brutale
de sept ressortissants français n’ait pas fait l’objet d’une enquête
judiciaire ?
Mais affirmer, comme le fait Guitton, que, durant toutes
ces années je préparais le dépôt d’une plainte auprès de la justice française
est de la pure fantaisie. D’ailleurs,
n’étant pas Français, et étant plus familier avec le droit des États-Unis ou du
Canada, les deux pays dont j’ai la nationalité, j’ignorais tout de cette
possibilité de « porter plainte contre X » pour demander l’ouverture
d’une enquête.
Mon article dans le
journal Le Monde
Au cours de l’année 2002
j’eus un échange de mails avec la personne qui au sein de notre Ordre m’avait
remplacé dans la fonction de « Promoteur (ou plutôt promotrice, dans son
cas) des Causes des Saints » et qui s’occupait du projet de demander la
béatification de tous les chrétiens tués en Algérie au cours des années
précédentes. À un certain moment il
semblait que simplement émettre quelques doutes sur le fait que les moines
auraient été tués « in odium fidei » (= par haine de la foi) pourrait
compliquer un peu leur béatification comme « martyrs ». Elle me demandait de mettre par écrit la
raison de mes doutes ou de mes questionnements.
Cela me conduisit à rédiger un texte synthèse intitulé « Faits
et hypothèses » que je communiquai à quelques amis pour avoir leur
avis. L’un d’entre eux le fit lire à Jean-Pierre Tuquoi
du journal Le Monde qui m’écrivit pour me proposer de le publier dans ce
journal. Cela aboutit, après plusieurs
rédactions (une bonne dizaine) et les corrections de plusieurs professionnels
de l’Algérie ou du journalisme, au texte qui fut publié dans le Le Monde au début de janvier 2003, sous le
titre « Hypothèses sur la mort des moines de Tibhirine ». Aucune date symbolique ne fut choisie pour
publier cet article. Il fut publié
lorsque je trouvai qu’il était prêt.
J’avais communiqué mon texte à l’Abbé Général avant sa publication, et il
n’avait émis aucune objection. Le seul problème qui surgit par la suite fut que
la rédaction du Journal ajouta un encadré autre que celui que j’avais fourni et
qui ne m’avait pas été soumis, et qui affirmait que ce texte avait été rédigé par
Armand Veilleux « à l’adresse de son ordre ». Ce qui, tout à fait
indépendamment de ma volonté, donna à certains l’idée que j’avais voulu faire
passer mes idées personnelles comme l’opinion de l’Ordre.
L’idée de porter plainte
L’une des
personnes qui a lu cet article paru dans Le Monde fut Madame Nicole
Chevillard, journaliste professionnelle, responsable des questions africaines
de la revue « Nord Sud Export », une publication bimensuelle destinée
aux entreprises, vendue sur abonnement et spécialisée dans l’analyse des
risques encourus par les exportateurs et les investisseurs dans les marchés
émergents. Elle était la nièce de Jean
Chevillard, l’un des quatre Pères Blancs assassinés à Tizi
Ouzou. Elle avait été très marquée par cet assassinat, d’autant plus qu’elle
travaillait à ce moment-là pour sa publication, sur la situation en
Algérie. Elle pensait à la possibilité
de porter plainte contre X, pour faire ouvrir une enquête judiciaire sur les
conditions de la mort de ces quatre Pères Blancs. Divers Pères Blancs qu’elle avait rencontrés
à ce sujet se montraient tout à fait d’accord, d’autant plus que la date ultime
pour déposer cette plainte avant qu’il n’y ait prescription approchait. L’un de ces Pères Blancs, rencontré en
Algérie, lui disait qu’il serait bon qu’on demande en même temps une enquête
semblable sur la mort des Trappistes. Madame Chevillard vint me voir à
Scourmont. On examina ensemble les diverses possibilités : ou bien une
seule plainte, ce qui ne se révéla pas possible juridiquement, ou bien deux
plaintes déposées en même temps. Par la
suite, le projet de déposer une plainte dans le cas des Pères Blancs fut
abandonné, surtout pour ne pas mettre en danger les membres de la communauté
encore actifs en Algérie.
Déposer une plainte est une façon de demander à la
Justice d’ouvrir une enquête judiciaire.
L’enquête sera ouverte si la Justice trouve que les arguments
avancés justifient l’ouverture d’une enquête. Que la plainte soit déposée par
une personne ou par plusieurs est, du point de vue légal, sans importance.
Madame Chevillard fit faire par un avocat renommé une étude sur la
« recevabilité » d’une plainte dans les deux cas, celui des Pères
Blancs et celui des Trappistes. La
réponse fut positive. Par qui pouvait ou devait être déposée cette
plainte ? La réponse fut que peut se constituer « partie
civile » quiconque est « proche » de la victime. C’est évident dans le cas d’un membre de la
famille. En ce qui me concernait, on
considérait que j’avais été vraiment assez proche des moines par mes rencontres
avec eux dans les derniers mois de leur vie pour que puisse me porter partie
civile. Ce que la Justice française reconnut en acceptant que je le fasse.
Personne parmi nous n’a jamais pensé faire de ce dépôt de
plainte un geste grandiose impliquant l’Ordre cistercien comme tel ou encore
moins l’ensemble des familles des sept frères assassinés. Je connaissais particulièrement quelques
membres de l’une des familles, la famille Lebreton, puisque nous avions passé
des moments très intenses ensemble à Alger au moment des funérailles. Je contactai une personne de cette famille,
pour l’informer de cette possibilité, sans faire la moindre pression. Je n’ai contacté aucun autre membre d’aucune
autre famille. Affirmer comme le fait
Guitton, que j’aurais soumis les autres familles à des pressions et que je me
serais retourné vers la famille Lebreton après avoir essuyé des refus des
autres est une accusation vicieuse dépourvue du moindre fondement.
Les membres de la famille Lebreton intéressés à poser ce
geste et moi-même avons longuement examiné la situation pour nous assurer que
ce geste n’aurait pas de conséquences fâcheuses pour l’Église d’Algérie. À cet égard, il était beaucoup plus
inoffensif que la demande d’enquête soit déposée à titre personnel par un
individu que par l’Ordre cistercien, et par quelques membres d’une famille que
par l’ensemble des familles. Les membres des autres familles furent
« informés » tout juste avant le dépôt de la plainte, pour qu’ils ne
l’apprennent pas par les journaux. Comme pour l’article dans Le Monde,
contrairement à ce qu’imagine Guitton, aucune date symbolique ne fut choisie
pour ce dépôt de plainte. Elle eut lieu
lorsque le texte fut prêt et que toutes les parties purent organiser leurs
agendas pour se trouver ensemble au même lieu.
Je dois préciser que dès que j’ai commencé à penser sérieusement
à
déposer
cette
plainte
j’ai
profité
d’un
voyage
à
Rome
pour
en
parler
à
Dom
Bernardo
Olivera,
l’Abbé
Général,
et
pour
lui
demander
s’il
y
voyait
quelque
objection.
Il
m’a
demandé
alors
de
consulter
deux
supérieurs
français
(un
abbé
et
une
abbesse)
qui
étaient
alors
aussi
à
Rome,
pour
avoir
le
point
de
vue
français. Aucun des deux ne vit de réelle objection, et
l’Abbé
Général
me
dit
que
je
pouvais
aller
de
l’avant. Il était clair que je le faisais à titre personnel,
en
tant
que
confrère
des
victimes,
et
non
pas
au
nom
de
l’Ordre.
Avant
de
déposer
la
plainte,
j’en
envoyai
à
Dom
Bernardo
le
texte
qu’il
trouva
excellent.
Même si des journalistes ont fait parfois des confusions,
je n’ai jamais prétendu agir au nom de l’Ordre.
J’ai toujours dit que j’étais un membre de l’Ordre agissant en son nom
personnel, mais tenant sa hiérarchie au courant de ses actes, et que je n’étais
plus Procureur général de l’Ordre, même si je l’avais été au moment des faits.
D’ailleurs, dans la circulaire qu’il rédigea à l’adresse de l’Ordre le 21 mai
2006, lors du dixième anniversaire de la mort de nos Frères, Dom Bernardo
affirma très clairement qu’il approuvait tout à fait cette recherche de la
vérité.
Faut-il rappeler – ce que Guitton et beaucoup d’autres
semblent oublier – que la demande d’ouvrir une enquête n’est rien d’autre que,
précisément, « la demande d’ouvrir une enquête »... laquelle aurait
dû être ouverte sept ans plus tôt. Ce
n’est pas une mise en accusation. Il
revient au juge d’instruction de faire, s’il y a lieu, une mise en accusation.
Si une enquête sérieuse comme celle que mène actuellement le juge Trévidic
arrivait à démontrer que ce crime est le fait uniquement de tel petit groupe
d’islamistes dévoyés, cela laverait à la fois les autorités algériennes et
l’Islam dans son ensemble, que Christian ne voulait pas voir tenu coupable de
sa mort. Et si l’enquête arrivait à la
conclusion que l’enlèvement a été monté par un haut gradé de la sécurité
militaire algérienne, agissant isolément, cela permettrait de laver de tout
soupçon l’ensemble de l’armée algérienne et du gouvernement algérien. Tout le
monde profitera de la révélation de la vérité.
La plainte fut déposée le 8 décembre 2003 ; et la
Justice française reconnut que les arguments apportés justifiaient l’ouverture
d’une enquête. Si la « plainte » n’avait pas apporté d’arguments
convaincants l’enquête n’aurait pas été ouverte. Celle-ci fut confiée au juge
Bruguière et elle est actuellement sous la responsabilité du juge Marc
Trévidic.
On pourra faire plus tard l’histoire de cette enquête.
Scourmont, le 27 mars
2011
Armand Veilleux