La genèse d’une plainte

 

            Si l’on en croyait René Guitton, dans son dernier livre à l’allure de roman policier sur les moines de Tibhirine, la « plainte contre X » déposée par des membres de la famille Lebreton et Armand Veilleux en 2003, auprès de la Justice française serait le fruit d’un complot machiavélique d’Armand Veilleux, qu’il aurait préparé de longue date, et dans lequel il aurait essayé d’impliquer les membres des autres familles des moines en faisant pression sur eux.  Toutes les élucubrations de cette reconstitution de l’histoire émaillée de nombreuses citations dont aucune n’est accompagnée d’une référence précise, sont le fruit d’une imagination fertile totalement déconnectée, sur ce point, de la réalité.

            J’ai d’abord pensé montrer la fausseté de la plupart des affirmations de Guitton; mais c’eut été une opération trop longue et trop fastidieuse.  Il sera plus utile au lecteur éventuel de savoir ce qui s’est réellement passé.

 

Mes premiers contacts avec Tibhirine

            J’entendis parler de Christian de Chergé pour la première fois par Dom Jean-de-la-Croix PRZYLUSKI, ancien abbé d’Aiguebelle, avec qui je m’étais lié d’amitié dès le Chapitre Général de 1969, et qui, de Notre-Dame de l’Atlas où il était devenu Supérieur ad nutum, m’écrivait sa joie lors de l’élection de Christian comme prieur, le 31 mars 1984.  Quelques mois plus tard, je rencontrais Christian au Chapitre Général de Holyoke. Nous allions nous retrouver dans les trois Chapitres suivants (1987, 1990 et 1993).

            Le dialogue interreligieux mené à Tibhirine m’intéressait particulièrement. Je faisais partie du Dialogue Interreligieux Monastique (DIM), dont j’avais été un des membres fondateurs aux USA en 1977. Alors que ce dialogue s’était surtout orienté vers les rencontres avec des représentants des grandes religions d’Asie, spécialement l’hindouisme et le bouddhisme, j’avais toujours insisté pour qu’il s’ouvre aussi au dialogue avec l’Islam et Israël. (Dans ce contexte, j’avais animé à Jérusalem, durant l’été de 1979, une rencontre d’un mois entre dix Musulmans, dix Juifs et dix Chrétiens sur le thème « Unicité de Dieu »). Christian de Chergé fut invité à participer à une réunion du DIM qui eut lieu à Montserrat en avril 1995.

            C’est au cours de cette réunion de Montserrat que Christian me demanda de transmettre à l’Abbé Général, Dom Bernardo Olivera, sa requête d’une Visite Régulière spéciale pour revoir avec la communauté les décisions des trois dernières années et pour préparer l’élection du prieur qui devait avoir lieu le 31 mars suivant. Nous eûmes aussi quelques bonnes conversations au cours desquelles il m’expliqua la situation en Algérie.  C’est à ce moment-là que je commençai à m’informer sur l’histoire de l’Algérie et sur sa situation politique.

            Dom Bernardo me désigna pour faire cette Visite Régulière, qui se fit en deux phases.  Je visitai d’abord, du 20 au 28 novembre 1995, la maison annexe de Fès, au Maroc, avec la présence de Père Christian. J’y retrouvai Dom Jean-de-la-Croix. Je visitai ensuite les frères de Notre-Dame de l’Atlas à Tibhirine du 12 au 19 janvier 1996. J’y eu évidemment l’occasion de rencontrer à diverses reprises toute la communauté et aussi chacun des frères en particulier. Monseigneur Henri Tessier vint nous rendre visite vers la fin de mon séjour.  Il m’invita à donner l’homélie au cours d’une réunion de son clergé à Alger, le 19 janvier.  Je terminai mon homélie par les mots suivants, qui touchèrent le Père Évêque : « En terminant, à aucun autre titre qu'à celui d'être un frère dans la foi, j'ose vous dire:  Merci d'être là! ».

            Comme je le fais dans toute Visite Régulière, j’ai noté ce que chacun des frères m’a dit lorsque je l’ai rencontré. Frère Luc, après m’avoir raconté toutes les formes de violence qu’il avait eu à vivre au cours de sa longue vie, depuis son enfance au début de la guerre de 1914-1918, me dit : « S’il nous arrive quelque chose, ce ne sera pas de la part des islamistes mais des militaires ».  J’ai non seulement écrit cette phrase, mais elle est restée gravée dans mon esprit.

 

L’enlèvement

            Le matin du 27 mars 1996, vers 09h00, je reçois un coup de téléphone de la Secrétairerie d’État m’informant que sept moines de Tibhirine ont été enlevés durant la nuit par un groupe d’islamistes. J’appelle d’abord Mgr. Teissier à Alger, puis je fais de nombreux autres appels pour m’assurer que toutes les familles des moines sont averties.  Je puis rejoindre par téléphone P. Amédée à Tibhirine.

Je me mets tout de suite en contact avec Dom Bernardo Olivera qui se trouve alors à l’abbaye de Koningshoeven (Tilburg), aux Pays Bas. Il peut lui aussi parler à Père Amédée et à Mgr. Teissier par son secrétaire. J’envoie le jour même un fax aux présidents et/ou présidentes de toutes les Régions de l’Ordre leur demandant d’informer tous les monastères de leurs régions respectives. Dom Bernardo et moi sommes d’accord que je dois me rendre tout de suite à Alger au nom de l’Ordre.  Nous gardons un petit espoir de retrouver nos frères vivants, mais un bien faible espoir, car nous savons que le GIA n’avait pas l’habitude de faire d’otages.  Le fait qu’ils aient enlevé nos frères plutôt que de les tuer sur place, comme les Croates trois ans auparavant et plusieurs missionnaires au cours des années précédentes nous laissait un peu d’espoir tout en nous intriguant.

            Le lendemain, 28 mars, je parle de nouveau par téléphone à Monseigneur Teissier, qui est surpris de mon désir de me rendre à Alger, mais veut bien faire le nécessaire pour que j’obtienne un visa. Je me rends dans la matinée à la Secrétairerie d’État du Vatican, où je suis bien accueilli par le Substitut, Monseigneur Re, qui ne cessera de me montrer sa bienveillance au cours des mois suivants. Comme l’obtention du visa risque de prendre un certain nombre de jours, il me procure un passeport diplomatique du Vatican, qui me permettra de partir pour Alger le 30 mars. Le 29, j’envoie à Mgr Re, à sa demande, un texte que le Pape utilisera à l'Angelus du dimanche suivant. À la Maison Généralice, nous sommes assaillis par la Presse

            À Alger je trouve d'abord Mgr Tessier qui est très fatigué et écrasé.  Il est évidemment lui aussi assailli par la Presse.  Un autre problème se pose pour lui, la police veut faire partir du lieu les soeurs zaïroise de Blida: la seule communauté qui reste en dehors de la ville d'Alger.

Je rencontre brièvement l'ambassadeur français venu à l'archevêché rencontrer Gilles Nicolas.

Je rencontre Amédée et Jean-Pierre, que je trouve très calmes.  Ils sont admirables de courage et de paix.  Ils vivent ce drame à un niveau très profond.  J'irai vivre avec eux aux Glycines. Le 31 mars, dimanche des Rameaux je célèbre avec eux l’Eucharistie, et j’ai de longues conversations avec eux.

Après les Vêpres je me rends avec Père Teissier à une réception à l'ambassade canadienne où j'ai l'occasion d'une longue conversation avec l'Ambassadeur de France.  Les ravisseurs, me dit-il, n'ont pas encore présenté de demandes, et quand il le feront ce sera très probablement au gouvernement français plutôt qu'au gouvernement algérien.  Tous les indices nous portent à penser qu'il s'agit bien d'un enlèvement en vue d'un marchandage et non d'un acte brutal.  D'une part, s'ils avaient voulu les égorger, ils l'auraient fait sur place ou à peu de distance.  Par ailleurs, on sait par le gardien, Mohammed, que l'un des ravisseurs a dit à Frère Luc:  « Tu ne me reconnais pas?  Tu m'as déjà soigné »  Les moines n'ont pas été brutalisés au moment de l'enlèvement.  On leur a dit d'apporter quelques effets personnels et leurs cartes d'identité!  On a volé diverses choses dans les chambres des frères, mais on n'a pas saccagé la maison.  La chapelle n'a pas été touchée.  Un fait sympathique:  Frère Paul était revenu la veille de Tamié avec deux gros fromages de Tamié, qui étaient encore dans sa valise.  Comme il y avait une grosse croix sur chacun de ces fromages, ils ne les ont pas emportés mais les ont déposés sur une tablette où il y avait une statue de la Sainte Vierge!  Il y a donc des signes d'humanité qui nous permettent d'espérer que la suite a été de même.  On tend à penser maintenant que s'ils sont tenus comme otages, ils le sont probablement dans des maisons des villes voisines plutôt que dans la montagne.  Mais ce ne sont là que des hypothèses, et l'on ne sait toujours rien de certain.

            Durant les deux semaines que je passe en Algérie, je n’apprends rien de nouveau sur le sort des moines.  Je ne fais aucune enquête ; je n’en aurais d’ailleurs pas les moyens. Tous les contacts avec les autorités algériennes ne peuvent se faire qu’à travers l’ambassadeur français qui tient Monseigneur Teissier au courant. Ils ont constitué un petite cellule de crise et ne veulent vraiment pas que personne d’autres se mêle de cette affaire.  C’est compréhensible.  C’est pourquoi on m’a logé aux Glycines, assez loin du centre. Cela me donne par ailleurs la joie de vivre constamment avec Amédée et Jean-Pierre. Mais les Glycines (bibliothèque tenue par l’Église à l’usage des Algériens, surtout des étudiants) est un lieu de passage.  Aussi bien de la part des prêtres qui vivent aux Glycines que des jeunes Algériens qui passent, j’entends toutes sortes de questions ? « C’est sans doute les Islamistes ; mais est-ce certain ? » est la question que beaucoup de posent, avec des nuances diverses.

            Comme je dois retourner à Rome où j’ai du travail qui m’attend, et comme je ne puis rester indéfiniment à Alger à me faire dire tous les jours que « il n’y a rien de nouveau », je décide de retourner en Italie. Mais les prêtres des Glycines me conseillent fortement de voir l’ambassadeur français avant de quitter.  J’obtiens un rendez-vous par le Père Georger, directeur des Glycines et actuel évêque d’Oran, qui connaissait bien l’ambassadeur et qui m’accompagne.  Au cours de cette rencontre j’ai appris beaucoup de choses, même si on m’a dit au début qu’on ne savait rien.  C’est aussi vers la fin de cet échange que j’ai posé la question qui était dans la tête d’un grand nombre des personnes que j’avais rencontrées au cours des semaines précédentes : « Est-ce impensable que l’armée aie quelque chose à voir là-dedans ? ». L’expression de surprise et de quasi indignation de l’Ambassadeur ne me sembla pas très convaincante.

            De retour à Rome, tout en faisant mon travail habituel, je me mis à lire ce que je pouvais trouver dans la Presse internationale des divers pays d’Europe et d’Amérique sur la situation algérienne, jusqu’à l’annonce du premier message du GIA. Monseigneur Teissier, que je rejoins alors par téléphone me dit qu’il est soulagé qu’on sache enfin qui détient les moines et qu’il s’attend à ce qu’il y ait des négociations et que la chose évoluera sans doute rapidement.  Je demande alors une entrevue avec l’ambassadeur français auprès de l’État italien. Elle m’est accordée et j’y vais accompagné de Dom Loys de Cîteaux, autre Conseiller de l’Abbé Général.  Nous n’apprenons rien de neuf.  Le langage de l’ambassadeur est très diplomatique (je n’irais pas jusqu’à dire courtois), mais le sens est clair : « ne vous mêlez pas de cette affaire ! ».

            Après la remise à l’ambassade française d’Alger de la cassette enregistrée par les Frères et le « Nous ne négocierons pas ! » de la France, je suis appelé d’urgence au Vatican par Mgr. Re.  Il me demande si je parle l’arabe, et je dois répondre que je n’en ai que des rudiments.  La raison est, dit-il, que « Les Français nous ont dit qu’ils ne négocieront pas et que nous pouvons le faire si nous le voulons, et nous cherchons quelqu’un pour entrer en contact avec les ravisseurs ». Je réponds que je suis prêt à le faire avec un interprète ; mais les choses en restent là.

            Quelques jours plus tard je rencontre de nouveau Monseigneur Re pour lui dire que j’ai reçu les offres d’un ancien officier de la CIA, spécialisé dans les négociations concernant des otages, et qui connait bien le monde arabe et qui offre ses services (contre salaire, évidemment).  Après consultation immédiate avec le Cardinal Sodano, Secrétaire d’État, ils me disent tous les deux qu’ils n’y voient pas d’objection ! Je pars alors pour l’Amérique pour une réunion de notre Ordre, avec l’intention de faire, après cette réunion, des investigations sur le sérieux de la personne en question.  Mais la mort des frères nous est annoncée avant la fin de cette réunion.

            Je retourne rapidement à Rome, où se trouve dom Bernardo, et nous décidons d’aller ensemble à Alger pour les funérailles et l’enterrement de nos Frères et du Cardinal Duval. Ce qui entoure ces évènements a été souvent raconté et est bien connu.  Même si la version officielle n’est alors jamais mise en doute ouvertement ni par moi ni par personne d’autre, de nombreux points d’interrogation sont soulevés aussi bien par des Algériens qui connaissaient les moines que par les représentants de la Presse.  Nous trouvons tous agaçant le fait qu’on ne voulait pas nous dire qu’il n’y avait que les têtes dans les cercueils, qu’on ne voulait rien nous dire des circonstances de la découverte des têtes, etc. 

            Lors du vol de retour à Rome avec Dom Bernardo, l’hôtesse de l’air vient, avant le départ, faire déplacer la dame qui était assise près de moi.  Peu de temps après, un monsieur vient s’asseoir à sa place.  Il entreprend avec moi une agréable conversation au cours de laquelle il veut vraiment tout savoir de ce que je pense de cet événement.  À un moment donné il se penche pour ramasser un papier qu’il a laissé tomber sur le sol, et je perçois alors le révolver qu’il porte sous son veston.  Après le débarquement à Rome, je constate que cette personne remonte dans l’avion.  On a donc voulu me « protéger » jusqu’au bout.  J’en suis reconnaissant à l’Algérie.

            Au cours des années qui suivirent je suis toujours demeuré convaincu que la chose la plus importante était de garder vivante la mémoire de ce qu’avaient vécu nos frères de Tibhirine et de garder vivant leur témoignage.  J’ai accepté plusieurs invitations pour faire connaître dans plusieurs conférences, en plusieurs pays, leur message, et aussi en bon nombre d’écrits.  Cela ne m’a pas empêché de croire que s’ils étaient morts par fidélité à la Vérité, ils avaient le droit qu’on s’efforce de faire la Vérité au sujet de ce qui leur était arrivé. C’était inscrit dans le Testament de Christian.        

Je n’ai jamais pensé « faire une enquête personnelle » ; mais je n’ai cessé de lire ce qui se publiait sur la situation algérienne. Je constatais, par exemple, que dans beaucoup de publications venant de milieux divers et aussi au cours de divers procès tenus à Paris, revenait sans cesse l’affirmation que Djamel Zitouni, qui avait revendiqué l’enlèvement et l’assassinat des moines, aurait été utilisé et manipulé par la Sécurité Militaire algérienne. J’étais aussi en contact avec divers journalistes professionnels de plusieurs pays qui continuaient à vouloir faire la lumière non seulement sur cet événement tragique, mais sur tout ce qui s’était passé en Algérie durant ces années de sang. J’accumulais une très grande quantité de faits et d’hypothèses. 

            Comme beaucoup, je me demandais comment il se faisait qu’aucune enquête judiciaire ait eu lieu soit en Algérie soit en France.  De temps à autre j’entendais parler d’une enquête ouverte par la justice française sur la mort de tel ou tel ressortissant français à l’étranger. Comment se faisait-il que la mort brutale de sept ressortissants français n’ait pas fait l’objet d’une enquête judiciaire ?

            Mais affirmer, comme le fait Guitton, que, durant toutes ces années je préparais le dépôt d’une plainte auprès de la justice française est de la pure fantaisie.  D’ailleurs, n’étant pas Français, et étant plus familier avec le droit des États-Unis ou du Canada, les deux pays dont j’ai la nationalité, j’ignorais tout de cette possibilité de « porter plainte contre X » pour demander l’ouverture d’une enquête.

 

Mon article dans le journal Le Monde

            Au cours de l’année 2002 j’eus un échange de mails avec la personne qui au sein de notre Ordre m’avait remplacé dans la fonction de « Promoteur (ou plutôt promotrice, dans son cas) des Causes des Saints » et qui s’occupait du projet de demander la béatification de tous les chrétiens tués en Algérie au cours des années précédentes.  À un certain moment il semblait que simplement émettre quelques doutes sur le fait que les moines auraient été tués « in odium fidei » (= par haine de la foi) pourrait compliquer un peu leur béatification comme « martyrs ».  Elle me demandait de mettre par écrit la raison de mes doutes ou de mes questionnements.  Cela me conduisit à rédiger un texte synthèse intitulé « Faits et hypothèses » que je communiquai à quelques amis pour avoir leur avis. L’un d’entre eux le fit lire à Jean-Pierre Tuquoi du journal Le Monde qui m’écrivit pour me proposer de le publier dans ce journal.  Cela aboutit, après plusieurs rédactions (une bonne dizaine) et les corrections de plusieurs professionnels de l’Algérie ou du journalisme, au texte qui fut publié dans le Le Monde au début de janvier 2003, sous le titre « Hypothèses sur la mort des moines de Tibhirine ».  Aucune date symbolique ne fut choisie pour publier cet article.  Il fut publié lorsque je trouvai qu’il était prêt.

J’avais communiqué mon texte à l’Abbé Général avant sa publication, et il n’avait émis aucune objection. Le seul problème qui surgit par la suite fut que la rédaction du Journal ajouta un encadré autre que celui que j’avais fourni et qui ne m’avait pas été soumis, et qui affirmait que ce texte avait été rédigé par Armand Veilleux « à l’adresse de son ordre ». Ce qui, tout à fait indépendamment de ma volonté, donna à certains l’idée que j’avais voulu faire passer mes idées personnelles comme l’opinion de l’Ordre.

 

L’idée de porter plainte

            L’une des personnes qui a lu cet article paru dans Le Monde fut Madame Nicole Chevillard, journaliste professionnelle, responsable des questions africaines de la revue « Nord Sud Export », une publication bimensuelle destinée aux entreprises, vendue sur abonnement et spécialisée dans l’analyse des risques encourus par les exportateurs et les investisseurs dans les marchés émergents.  Elle était la nièce de Jean Chevillard, l’un des quatre Pères Blancs assassinés à Tizi Ouzou. Elle avait été très marquée par cet assassinat, d’autant plus qu’elle travaillait à ce moment-là pour sa publication, sur la situation en Algérie.  Elle pensait à la possibilité de porter plainte contre X, pour faire ouvrir une enquête judiciaire sur les conditions de la mort de ces quatre Pères Blancs.  Divers Pères Blancs qu’elle avait rencontrés à ce sujet se montraient tout à fait d’accord, d’autant plus que la date ultime pour déposer cette plainte avant qu’il n’y ait prescription approchait.  L’un de ces Pères Blancs, rencontré en Algérie, lui disait qu’il serait bon qu’on demande en même temps une enquête semblable sur la mort des Trappistes. Madame Chevillard vint me voir à Scourmont. On examina ensemble les diverses possibilités : ou bien une seule plainte, ce qui ne se révéla pas possible juridiquement, ou bien deux plaintes déposées en même temps.  Par la suite, le projet de déposer une plainte dans le cas des Pères Blancs fut abandonné, surtout pour ne pas mettre en danger les membres de la communauté encore actifs en Algérie.

            Déposer une plainte est une façon de demander à la Justice d’ouvrir une enquête judiciaire.  L’enquête sera ouverte si la Justice trouve que les arguments avancés justifient l’ouverture d’une enquête. Que la plainte soit déposée par une personne ou par plusieurs est, du point de vue légal, sans importance. Madame Chevillard fit faire par un avocat renommé une étude sur la « recevabilité » d’une plainte dans les deux cas, celui des Pères Blancs et celui des Trappistes.  La réponse fut positive. Par qui pouvait ou devait être déposée cette plainte ? La réponse fut que peut se constituer « partie civile » quiconque est « proche » de la victime.  C’est évident dans le cas d’un membre de la famille.  En ce qui me concernait, on considérait que j’avais été vraiment assez proche des moines par mes rencontres avec eux dans les derniers mois de leur vie pour que puisse me porter partie civile. Ce que la Justice française reconnut en acceptant que je le fasse.

            Personne parmi nous n’a jamais pensé faire de ce dépôt de plainte un geste grandiose impliquant l’Ordre cistercien comme tel ou encore moins l’ensemble des familles des sept frères assassinés.  Je connaissais particulièrement quelques membres de l’une des familles, la famille Lebreton, puisque nous avions passé des moments très intenses ensemble à Alger au moment des funérailles.  Je contactai une personne de cette famille, pour l’informer de cette possibilité, sans faire la moindre pression.  Je n’ai contacté aucun autre membre d’aucune autre famille.  Affirmer comme le fait Guitton, que j’aurais soumis les autres familles à des pressions et que je me serais retourné vers la famille Lebreton après avoir essuyé des refus des autres est une accusation vicieuse dépourvue du moindre fondement.

            Les membres de la famille Lebreton intéressés à poser ce geste et moi-même avons longuement examiné la situation pour nous assurer que ce geste n’aurait pas de conséquences fâcheuses pour l’Église d’Algérie.  À cet égard, il était beaucoup plus inoffensif que la demande d’enquête soit déposée à titre personnel par un individu que par l’Ordre cistercien, et par quelques membres d’une famille que par l’ensemble des familles. Les membres des autres familles furent « informés » tout juste avant le dépôt de la plainte, pour qu’ils ne l’apprennent pas par les journaux. Comme pour l’article dans Le Monde, contrairement à ce qu’imagine Guitton, aucune date symbolique ne fut choisie pour ce dépôt de plainte.  Elle eut lieu lorsque le texte fut prêt et que toutes les parties purent organiser leurs agendas pour se trouver ensemble au même lieu.

            Je dois préciser que dès que j’ai commencé à penser sérieusement à déposer cette plainte j’ai profité d’un voyage à Rome pour en parler à Dom Bernardo Olivera, l’Abbé Général, et pour lui demander s’il y voyait quelque objection.  Il m’a demandé alors de consulter deux supérieurs français (un abbé et une abbesse) qui étaient alors aussi à Rome, pour avoir le point de vue français.  Aucun des deux ne vit de réelle objection, et l’Abbé Général me dit que je pouvais aller de l’avant.  Il était clair que je le faisais à titre personnel, en tant que confrère des victimes, et non pas au nom de l’Ordre.  Avant de déposer la plainte, j’en envoyai à Dom Bernardo le texte qu’il trouva excellent. 

            Même si des journalistes ont fait parfois des confusions, je n’ai jamais prétendu agir au nom de l’Ordre.  J’ai toujours dit que j’étais un membre de l’Ordre agissant en son nom personnel, mais tenant sa hiérarchie au courant de ses actes, et que je n’étais plus Procureur général de l’Ordre, même si je l’avais été au moment des faits. D’ailleurs, dans la circulaire qu’il rédigea à l’adresse de l’Ordre le 21 mai 2006, lors du dixième anniversaire de la mort de nos Frères, Dom Bernardo affirma très clairement qu’il approuvait tout à fait cette recherche de la vérité.

            Faut-il rappeler – ce que Guitton et beaucoup d’autres semblent oublier – que la demande d’ouvrir une enquête n’est rien d’autre que, précisément, « la demande d’ouvrir une enquête »... laquelle aurait dû être ouverte sept ans plus tôt.  Ce n’est pas une mise en accusation.  Il revient au juge d’instruction de faire, s’il y a lieu, une mise en accusation. Si une enquête sérieuse comme celle que mène actuellement le juge Trévidic arrivait à démontrer que ce crime est le fait uniquement de tel petit groupe d’islamistes dévoyés, cela laverait à la fois les autorités algériennes et l’Islam dans son ensemble, que Christian ne voulait pas voir tenu coupable de sa mort.  Et si l’enquête arrivait à la conclusion que l’enlèvement a été monté par un haut gradé de la sécurité militaire algérienne, agissant isolément, cela permettrait de laver de tout soupçon l’ensemble de l’armée algérienne et du gouvernement algérien. Tout le monde profitera de la révélation de la vérité.

            La plainte fut déposée le 8 décembre 2003 ; et la Justice française reconnut que les arguments apportés justifiaient l’ouverture d’une enquête. Si la « plainte » n’avait pas apporté d’arguments convaincants l’enquête n’aurait pas été ouverte. Celle-ci fut confiée au juge Bruguière et elle est actuellement sous la responsabilité du juge Marc Trévidic.

            On pourra faire plus tard l’histoire de cette enquête.

 

Scourmont, le 27 mars 2011

Armand Veilleux