[Préface à l’édition française de Pedagogia
viva de Mère Cristiana Piccardo]
Préface
Un
chapitre important de la Constitution Gaudium et spes
(nn. 46-62) de Vatican II, sur l’Église dans le monde
contemporain, traite de la culture et de ses rapports avec l’Évangile. Ce n’est
certainement pas l’enseignement du Concile qui suscita le plus de réflexion de
la part des théologiens dans les années qui suivirent. Il fallut attendre
cinquante ans pour que ce thème soit de nouveau repris d’une façon élaborée
dans un document pontifical.
Le pape François,
dans son Exhortation apostolique Evangelii gaudium, s’arrête longuement
sur le rôle de la culture dans l’évangélisation ou dans le processus de transmission
de la foi. C’est lorsque l’Évangile
devient inculturé que la culture évangélisée devient à son tour véhicule du
message évangélique. La culture joue donc un rôle essentiel dans la
transmission non seulement de la foi mais de l’expérience religieuse.
C’est dans
cette perspective qu’il faut comprendre aussi la transmission de la tradition
monastique. Le monachisme est l’une des formes qu’a prises, dès l’époque
apostolique, la vie chrétienne. Lorsqu’on étudie l’histoire du monachisme, on découvre
des règles monastiques et des écrits de personnes qui ont marqué cette histoire. Ces règles et ces écrits ne sont cependant
que les véhicules d’une tradition qui est une culture multiforme sans cesse en
évolution.
Les
sociologues parlent du phénomène d’acculturation (à bien distinguer de
celui d’inculturation). C’est le
phénomène qui fait que l’on est formé par la culture dans laquelle on est né ou
celle dans laquelle on a été accueilli.
En s’y intégrant, on en acquiert une vision de l’existence et un
ensemble de valeurs. Au fur et à mesure que cette culture devient nôtre, et
qu’on y est bien intégré, on peut y jouer un rôle et même concourir à la faire
évoluer.
Une
culture n’est pas simplement un ensemble de coutumes ou de manières
d’agir. Elle est d’abord une vision de
l’existence, qui véhicule la mémoire collective d’une expérience et qui
s’exprime dans une histoire, des règles de vie, des codes moraux – en un mot,
dans une manière de vivre.
Un groupe
monastique peut être très fidèle à un ensemble de règles traditionnelles. Cela
n’en fait pas une communauté. Une
communauté monastique vivante est celle qui a élaboré une authentique culture
monastique qui lui est propre. Et, par culture monastique on entend une vision
commune des valeurs que ses membres veulent vivre. À partir du moment où cette
vision commune oriente tous les éléments de la vie : la façon de prier, de
travailler, de prendre les décisions, d’exercer l’autorité et l’obéissance, de
recevoir les hôtes et de communier avec l’Église locale et universelle aussi
bien qu’avec la société environnante, etc., on a une authentique culture
monastique locale. La transmission
de la vie monastique à de nouvelles générations est alors possible.
Dans Pedagogia viva,
Mère Cristiana Piccardo
nous présente la culture monastique propre à Vitorchiano, telle qu’elle s’est
élaborée depuis la fondation de la communauté à San Vito, en 1875, et telle
qu’elle s’est constamment transformée, en particulier en donnant vie à de
nombreuses fondations sur divers continents.
L’élément
fondamental d’une culture est la mémoire collective d’une expérience. L’expérience de Vitorchiano, telle que
racontée dans ce livre, est riche et complexe. Si les thèmes de ce qu’on
pourrait appeler l’anthropologie cistercienne, telle qu’on la trouve chez nos
Pères du 12ème siècle et en particulier chez saint Bernard, sert de
point de référence, cette culture s’est élaborée en interaction avec ce qui
s’est vécu dans le monde monastique contemporain et en particulier dans l’Ordre
cistercien depuis le début de 20ème siècle. Mère Cristiana nous
rappelle les moniales qui ont incarné sa communauté depuis les premières années
de la fondation, et particulièrement la figure de la grande abbesse que fut
Mère Pia Gullini. Elle nous décrit aussi ce qu’a apporté à l’élaboration de la
culture monastique de Vitorchiano des personnalités importantes de notre Ordre,
tels que Dom Vital Lehodey, dom Anselme Lebail, Thomas Merton et les Abbés Généraux depuis l’époque
de Gabriel Sortais. Elle souligne enfin les
enseignements reçus des Chapitres Généraux de renouveau, en particulier ceux de
1969,1971 et 1974. Elle insiste aussi,
évidemment, sur l’impact des enseignements de Vatican II sur la vie de la
communauté.
Si la
communauté de Vitorchiano a su développer sa propre culture monastique, c’est
qu’elle n’a pas reçu passivement ces enseignements mais qu’elle les a assimilés
d’une façon critique et créatrice. Ainsi,
développant la dimension missionnaire de toute vie chrétienne et monastique, et
allant vers les périphéries, pour utiliser une expression du pape François,
elle a pu transmettre le charisme cistercien à diverses fondations monastiques qui
ont dû, à travers essais et tâtonnements, élaborer chacune sa propre culture
monastique dans un contexte ecclésial et socioéconomique différent.
Au
Chapitre Général de notre Ordre en 1969, on discuta de l’invitation d’abbesses
au Chapitre des abbés. Finalement, on ne prit pas alors les votes relatifs à
cette question, afin de pouvoir d’abord consulter les abbesses elles-mêmes à ce
sujet. Toujours est-il qu’à partir du Chapitre suivant il y eut toujours des
abbesses « invitées », jusqu’à ce que nous ayons des Chapitres
Généraux simultanés à partir de 1987 et un Chapitre unique à partir de
2011. Cela me valut d’avoir Mère Cristiana comme voisine, en séances plénières, aux
Chapitres de 1971 et 1974. Ce fut
l’occasion de nombreux partages sur la vie monastique – pas toujours en
relation directe avec ce qui était discuté dans l’assemblée ! J’ai
beaucoup appris d’elle. Une certaine « complicité » s’est créée entre
nous, qui trouva plus tard une expression lorsque je devins le Père Immédiat de
la fondation d’Humocaro. La pleine acceptation par Vitorchiano d’une fondation
qui avait commencé comme un projet personnel d’une de ses moniales, fut un
moment important dans l’histoire de l’Ordre aussi bien que des deux communautés
impliquées.
Le Pape
François, dans son exhortation apostolique Evangelii Gaudium, développe
un thème sur lequel il est revenu à diverses reprises par la suite : celui
de la primauté du temps sur l’espace (nn. 222-225).
C’est, chez lui, une invitation à privilégier les processus de croissances plutôt
que les espaces de contrôle. L’histoire
racontée dans ce livre est un acte de foi dans les processus de croissance et
dans l’action de l’Esprit de Dieu en eux.
Armand Veilleux