Écrits et conférences d'intérêt général



 

 

 
 

 

Paul de Tarse [1]

 

         Paul de Tarse est un des géants de l’Église primitive. Quand on veut parler de lui, on peut l’aborder de plusieurs façons. Tout d’abord, contrairement aux onze autres apôtres, il a beaucoup écrit.  Ses écrits son essentiellement des lettres adressées aux Églises locales qu’il a fondées lui-même ou bien qu’il a visitées et où il a déployé son activité pastorale. Plusieurs de ses lettres sont de véritables traités de théologie, ou de spiritualité et parfois de morale. Nous en lisons des extraits dans nos célébrations tout au long de l’année liturgique.  Malheureusement ces extraits, si on ne les resitue pas dans le contexte de l’ensemble de chaque lettre et aussi dans le contexte historique où ces lettres ont été écrites ne livrent qu’une partie de leur message.

 

            Il y a ensuite l’activité apostolique de Paul : une activité débordante. Les distances qu’il a parcourues au cours de ses grands voyages missionnaires, sont quelque chose de presque invraisemblable, surtout si l’on tient compte des moyens de transport du temps, et qu’ils ont été accomplis en très peu d’années.

 

            Dans la réflexion que je voudrais vous offrir ce soir, je n’essaierai pas de vous présenter ni cette activité missionnaire ni la doctrine profonde et parfois difficile de Paul qu’on trouve dans ses écrits.  Je voudrais tout simplement vous parler de l’homme Paul – un homme fascinant, parfois déconcertant, avec son tempérament entier, sa générosité, sa sensibilité, et aussi son caractère qui n’était certainement pas facile.

 

            Dans la vie de Paul il y a moment de transition, qu’on célèbre dans la liturgie sous le nom assez fade de « Conversion de saint Paul ». Ce ne fut pas une transition facile, harmonieuse, préparée par une longue réflexion, comme celle de beaucoup de convertis du XXème siècle qui ont ensuite écrit de beaux livres sur leur conversion – des livres qui sont parfois devenus des best sellers.  Dans le cas de Paul ce fut un moment de rupture – une rupture brutale et radicale qui changea profondément le cours de sa vie.  C’est de cette rupture et de ses conséquences dont  je voudrais vous parler ce soir, en essayant, dans un deuxième temps, de voir ce que cela peut signifier pour ma vie, pour la vôtre, pour notre Église et notre monde.

 

            De nos jours, lorsqu’on parle de « conversion », on pense généralement du passage d’une vie de péché à une vie de vertu, ou bien de l’adoption de la foi par quelqu’un qui n’avait pas la foi, ou encore du passage à l’Église catholique de quelqu’un qui appartenait à une autre confession religieuse.  Mais dans son sens plénier et plus profond le mot conversion signifie tout changement profond d’orientation de la vie ou tout passage à une nouvelle étape de conscience et de croissance.

 

            Qui était Paul, avant ce qu’on appelle sa conversion ?  -- C’était un Juif, aussi fidèle à la Loi qu’il était possible de l’être.  Il le dit lui-même dans sa Lettre au Philippiens : Il est Hébreu, fils d’Hébreu, dit-il, de la race d’Israël, de la tribu de Benjamin, circoncis le 8ème jour.  Pharisien irréprochable au regard de la Loi, plein de zèle.

 

C’était un homme ardemment donné aux affaires de Dieu, défendant ardemment les intérêts de Dieu contre ce qu’il considérait une nouvelle secte dangereuse.  Il était Pharisien.  Le Nouveau Testament, il est vrai, nous donne une idée assez négative des Pharisiens, mais c’était un mouvement profondément religieux.  Ce mouvement était né en Israël un peu après la période des Macchabées.... (développer).

 

            Paul était juif, jusqu’au bout des ongles ; mais il était aussi citoyen romain. Qu’est-ce que cela signifiait ? Rome, qui était au point de départ une petite ville d’Italie avait graduellement conquis, par son armée non seulement toute l’Italie, mais une grande partie de l’univers connu à l’époque.  Certains habitants des pays conquis recevaient le titre de citoyens de la Ville de Rome – ce qui leur donnait des droits et des privilèges.  Ils obtenaient cette citoyenneté, soit à cause de services rendus à l’Empire, soit parfois au prix de sommes importantes.  Non seulement Paul était citoyen romain, mais il l’était de naissance.  Il appartenait donc à une famille importante et aisée.  Il avait reçu une excellente formation humaine et religieuse. Il parlait grec, ce qui était alors la langue de l’empire romain et il s’était assis aux pieds des meilleurs maîtres.  Paul est brillant, cultivé, sûr de lui, ardent à pourchasser les ennemis de Dieu.

 

            Or, un jour sur le chemin de Damas, alors qu’il s’en va faire captifs des Chrétiens, pour les emmener à Jérusalem, il est terrassé par une force mystérieuse et une lumière aveuglante.  Paul, dans sa grandeur et sa droiture, reconnaît tout de suite qu’il a affaire à quelqu’un de plus fort que lui. Sa réaction est immédiate : « Qui es-tu Seigneur ? ». La réponse vient tout aussi vite : « Je suis Jésus, que tu persécutes ».  Cette révélation que Jésus s’identifie avec les persécutés, avec les petits, bouleverse totalement Paul.  C’est un tournant profond dans sa vie. Il a rencontré le Christ au coeur même l’activité qu’il faisait parce qu’il croyait que telle était la volonté de Dieu.

 

            Il ne faut surtout pas croire qu’à partir de ce moment-là Paul va tout de suite devenir un converti célèbre et qu’il entreprendra tout de suite un brillant apostolat.  Non.  En réalité, d’un point de vue humain, tout s’est écroulé dans la vie de Paul.  Les dix prochaines années seront des années d’incompréhension, d’échec, d’incertitude et de très grande solitude.  Et ce n’est que 13 ou 14 ans après cet événement de Damas qu’il commencera à écrire.

 

            Disons quelques mots de cette période. Paul a été aveuglé – même physiquement, par la lumière qu’il a reçue.  Et lorsqu’il retrouve la vue à Damas et est baptisé, il essaie de se mettre tout de suite à prêcher le Christ.  Mais les Chrétiens sont très hésitants à son égard, sachant qu’il était hier encore leur persécuteur, et les Juifs se soulèvent contre lui, voulant même le mettre à mort.  Comme les portes de la ville sont surveillées, on le fait descendre le long du mur dans une corbeille, la nuit.  Un soulagement pour les Chrétiens de Damas !  Il part pour Jérusalem où Barnabé, qui a cru en lui très tôt, l’introduit à l’Église locale.  Mais le même scénario se reproduit qu’à Damas. Et de nouveau on le fait fuir de nuit.  Et le verset suivant du Livre des Actes dit : « Alors l’Église de Jérusalem était en paix ! » On s’était débarrassé de cette personne embarrassante !

 

            Les dix prochaines années seront des années de vie obscure et difficile. Personne n’est intéressé à avoir cet ancien persécuteur dans sa cour.  Paul est un outsider.  Il ne vient pas de Galilée ;  il n’a pas connu le Christ de son vivant ; il n’a pas été évangélisé par les autres Apôtres, et ne semble d’ailleurs pas leur porter une trop grande attention.  Il n’était sans doute pas non plus un exemple de diplomatie.  Toujours est-il que ces dix années d’isolement et de souffrance ont été extrêmement fructueuses.  Paul ne s’est pas aigri et ne s’est pas déprimé.  Il a tout simplement été graduellement purifié.  Il assimile graduellement la révélation qu’il a reçue à Damas.  Cette révélation n’est rien d’autre que la personne de Jésus, qui prend de plus en plus de place dans sa vie, et qui graduellement prendra toute la place.

 

            Il racontera un jour que tout ce qui avait fait sa richesse dans le passé, avant l’irruption du Christ dans sa vie – son statut dans le Peuple d’Israël, sa fidélité à la Loi, sa qualité de Juif, membre du peuple choisi, etc. – tout cela n’a plus aucune valeur pour lui, pas plus que des immondices, en comparaison de la connaissance et de l’amour du Christ.  Il ne se rend probablement pas compte en écrivant cela, qu’il décrit un mouvement semblable à celui accepté par le Fils de Dieu lorsqu’il s’est fait homme : « Lui de condition divine... »  (développer).

 

            La vie missionnaire de Paul ne commencera vraiment qu’au bout de 13 ou 14 ans après l’événement de Damas, lorsque Barnabé vient le chercher dans sa solitude de Tarse.  Les Apôtres, à Jérusalem, ont appris qu’il y a à Antioche une jeune Église naissante, qui est sans direction.  Ils décident d’y envoyer Barnabé, qui vient chercher Paul pour l’accompagner.  Ils travailleront longtemps ensemble, jusqu’à ce que naissent entre eux un différent important concernant l’orientation à donner à leur mission ; et ils prennent chacun l’un chemin – ce qui sera aussi très douloureux pour les deux.

 

            À partir du moment où le Christ a fait irruption dans sa vie, Paul sera pour toujours partout un étranger. Il fondra plusieurs communautés chrétiennes, en assistera plusieurs autres, mais il ne sera jamais lui-même à la tête d’une Église locale.  Il aura plus d’influence que personne d’autres sur l’Église primitive, et pourtant il n’y jouera jamais un rôle vraiment officiel. Il sera dévoré par l’amour du Christ qui est entré si fortement dans sa vie, par amour pour lui, passera à travers toutes les souffrances, y compris celle du martyre.

 

            Durant les dernières années de sa vie, marquées par deux captivités assez longues furent des années d’une solitude de plus en plus grande et atroce.  Il se sent et se dit abandonné de tous. À travers tout cela il est brûlé par un seul amour : l’amour du Christ qui l’a aimé et s’est livré pour lui.  Je ne vis plus, dit-il, mais le Christ vit en moi. Sa mission l’a totalement dévoré, avant même son martyre.

 

            L’événement qui a transformé sa vie et l’a divisée en deux périodes radicalement différentes, est ce que nous appelons sa « conversion ».  Mais lui-même n’utilise jamais ce mot pour décrire ce qui s’est passé.  Il utilise le langage de la révélation et de la connaissance.  Jésus s’est fait connaître à lui.  Cette connaissance a engendré en lui un amour qui l’a dévoré comme un feu.

 

 

Quelques autres exemples bibliques de moments de rupture au milieu d’une vie :

 

            Il pourrait être intéressant de voir comment la plupart des grands personnages qui ont marqué la vie du Peuple de Dieu, dans l’Ancien comme dans le Nouveau Testament, ont connu une expérience du genre qui a divisé leur vie entre un avant et un après.

 

            On pourrait mentionner Moïse.  L’événement rupture dans sa vie est lorsqu’il a voulu retourner vers son peuple...  Cet événement a été suivi d’une longue période de solitude... Il a dû refaire sa vie, repartir à zéro. Suivra l’expérience du Sinaï

 

 

            Le prophète Élie, au Mont Carmel

 

            Mais par-dessus tout il y a l’exemple de Jésus. Son baptême a été le point rupture.  Il a grandi à Nazareth sans que personne ne note en lui rien de spécial.  Un jour il vient en Judée et va, avec toutes les foules, se faire baptiser par Jean.  Sa vie publique commence ... et tout d’abord par une expérience de désert.     

           

            Marie – et le jour de l’Annonciation

 

            Mais il y a parfois aussi une rupture manquée.  Une rupture qui aurait pu avoir lieu et qui n’a pas lieu par manque de courage : l’exemple du jeune homme riche.

 

            La conversion cosmique : l’esprit de Dieu sur le chaos initial.

 

            C’est d’ailleurs le même Esprit qui a plané sur le chaos initial, puis sur les prophètes, puis sur Marie, sur Jésus, sur les disciples au jour de la Pentecôte, sur son Église dans des moments forts (Vatican II), et sur chacun de nous.

 

            Il est important de faire sans cesse un exercice du souvenir.  À quel moment y a-t-il eu un saut qualitatif dans notre existence : qu’on l’appelle un moment de conversion ou peut-être même de confusion.  Ou bien, sans que rien ne semble l’avoir préparé, une évidence s’impose à nous : Dieu nous aime et nous confie une mission.  Ces moments charnières de nos vies ont souvent été provoqués par quelque chose qui nous a coupés de nos sécurités humaines. Pour les uns ce fut un deuil imprévu, pour d’autres ce fut un échec – dans les études, en amour ou dans la carrière professionnelle, ou encore dans notre effort de devenir un saint !  Quelque chose nous a séparés de toutes nos distractions et nous a ramenés à l’essentiel. Après, notre vie n’a plus été la même. 

 

            En réalité, dans la deuxième partie de notre existence, après le tournant principal, il y a en général (comme d’ailleurs dans la vie de Paul), de longues périodes de désert et des ruptures successives, quoique moins radicales ou moins douloureuses.

 

            Dans ma propre vie, l’appel à la vie monastique est venu d’une façon tout à fait inattendue vers la fin de mes études, sans que je n’y aie jamais pensé auparavant.  Extérieurement, l’entrée au monastère fut évidemment un changement assez important dans le mode de vie.  Mais je ne crois pas que cela a été le moment vraiment capital.  Pour moi, l’événement capital a été le Concile Vatican II. J’étais à Rome durant toute la durée du Concile, et j’ai senti batte le coeur d’une Église qui était en train de faire, à l’appel de Jean XXIII, et sous le souffle de l’Esprit, une conversion aussi radicale que celle de Paul sur le chemin de Damas.  Je suis un produit du Concile, et ma vie n’a plus été la même depuis lors.

 

            Comme Paul, après l’événement de Damas, l’Église est entrée après les premières années de mise en pratique du Concile, dans une période de solitude et de désert.  Elle est tiraillée entre l’appel à aller de l’avant et la tentation du retour en arrière.

           

            L’univers créé connaît aussi ces périodes de rupture.  Il y a eu, comme je l’ai dit tout à l’heure, le passage du chaos primitif à un monde harmonieux sous le souffle de l’Esprit de Dieu, et puis à une certaine époque une rupture racontée de façon symbolique dans le mythe du déluge.  L’événement Jésus-Christ a profondément et définitivement affecté le cosmos dans son entièreté, et non seulement les humains. Les crises et les révolutions n’ont pas manqué dans l’histoire ; et la cris économique actuelle, qui s’est déclenchée d’une façon plus brutale que personne n’avait pu prévoir, est certainement l’occasion du passage à un nouveau mode d’être.

 

            Cela faisait partie de la profondeur de la vision de Paul qui était à la fois mystique et cosmique. Lorsqu’au chapitre 8 de sa Lettre aux Philippiens il parle de l’amour qui a été versé en nos coeurs par l’Esprit Saint, et qui nous permet de crier à Dieu, avec Jésus, « Père », il dit que la création tout entière, le cosmos tout entier, crie aussi comme dans les douleurs de l’enfantement, attendant la adoption des fils de Dieu.

 

 

Armand VEILLEUX



[1] Conférence donnée au groupe de Prière de la paroisse de Baumont, en l’église de Leugnies, le 1 mars 2009.