Vie religieuse en général



(Dernière mise à jour le 22 juillet 2008)

 

 

 
 

La paternité ou la maternité spirituelle dans le monachisme

(Ermeton, 25 février 2001)


Troisième conférence : La paternité spirituelle dans la Règle de saint Benoît

La paternité spirituelle est présente d'un bout à l'autre de la Règle de saint Benoît. Cependant pour l'y percevoir, il faut chercher la " paternité spirituelle " telle qu'elle était conçue dans le Nouveau Testament et dans la tradition cénobitique primitive, et non quelque chose qui corresponde à la notion moderne de " direction spirituelle ".

Benoît souligne en tout premier lieu la paternité de Dieu. Il montre ensuite comment elle s'exprime dans la vie de la communauté, en particulier par l'exercice du service abbatial, mais aussi à travers tous les collaborateurs de l'abbé et même dans l'obéissance mutuelle que les moines sont appelés à pratiquer.

Tout le Prologue de la Règle parle de la paternité de Dieu. Benoît demande au disciple d'accepter volontiers les " conseils d'un père aimant " (admonitionem pii patris), et affirme que sa Règle s'adresse à quiconque veut revenir par le labeur de l'obéissance au père dont il s'était détourné par la paresse de la désobéissance, afin que de père aimant (pius pater) n'ait pas à se transformer en père irrité (iratus pater) et ne doive le déshériter. Le Seigneur, en effet, comme un père aimant veut nous enseigner la crainte du Seigneur (Venite, filii, audite me ; timorem Domini docebo vos) et nous tracer la voie de la vie.

Tout de suite après ce Prologue vient le Chapitre 1, sur les catégories de moines, dans lequel Benoît définit d'une façon magistrale ce qu'est un cénobite. C'est quelqu'un qui vit dans une communauté, sous une règle et un abbé. Ce sont là les trois éléments essentiels de la vie cénobitique, et l'ordre dans lequel ils sont énumérés est capital. Dans l'histoire monastique on assiste à une décadence, ou au moins à une déviation du charisme, chaque fois que cet ordre est modifié dans la pratique. Il y a eu des périodes où une insistance démesurée sur la Règle, et surtout sur les "règlements" a conduit au légalisme. Il y a eu d'autres périodes où l'insistance sur l'autorité de l'abbé, parfois conçue comme une autorité monarchique, a conduit à l'autoritarisme. Et il y a eu d'autres périodes où des tendances démocratisantes ont conduit à l'individualisme. On retrouve ces mêmes trois éléments essentiels, et dans le même ordre, dans la promesse que fait le novice après qu'on lui a lu la Règle. Il doit promettre : a) stabilitas in communitate ; b) conversatio (vie selon la Règle) ; c) obedientia.

Ce n'est qu'après avoir bien établi ce tableau général que Benoît parle de l'exercice de la paternité spirituelle au sein de la communauté. Et, bien sûr, il parle tout d'abord de la mission qu'a l'abbé d'incarner et d'exercer la paternité de Dieu auprès de ses frères. C'est d'ailleurs pourquoi il est appelé " abbas ". "L'abbé, dit-il, doit toujours se rappeler le titre qu'on lui donne (celui d'abbas). On lui donne ce titre parce que, dans une vision de foi, on croit vraiment qu'il est dans le monastère le vicaire du Christ (Christi enim agere vices). L'apôtre ne dit-il pas: "Vous avez reçu l'esprit d'adoption des fils, par lequel nous crions: Abba, Père".

Quelles conséquences en tire Benoît ? D'abord que l'abbé doit enseigner (ce qui est traditionnellement la fonction par excellence du père spirituel). Il doit enseigner les commandements et les préceptes du Seigneur à la fois par ses paroles et par son exemple et, évidemment, ne rien enseigner qui ne soit conforme au précepte du Seigneur. Il sera en effet responsable, au jour du jugement, et de sa doctrine, et de l'obéissance des frères. Si l'abbé est le "pasteur" des brebis, c'est Dieu qui est le "paterfamilias".

Il doit incarner l'amour du Père et du Christ pour tous, en montrant à tous ses frères une même affection. Il doit engendrer le Christ en eux, c'est-à-dire, les conduire graduellement à une plus parfaite conformité à l'image du Christ, y compris en les reprenant, exhortant et, si nécessaire, en corrigeant leurs fautes.

Benoît reprendra ces idées fondamentales au chapitre 64, où il ajoutera une dimension importante. Si une communauté se donnait un abbé indigne, les évêques et les fidèles du lieu devraient voir à corriger la situation. Il y a derrière cette recommandation une conviction importante. C'est que le charisme monastique n'appartient pas aux moines; il appartient à l'ensemble du Peuple de Dieu. Ceux qui vivent actuellement cette vie sont les gardiens de ce charisme; ils ne le possèdent pas.

Benoît fait suivre immédiatement ce chapitre sur l'abbé par celui sur la convocation des frères en conseil. Et cela parce que Dieu exerce sa paternité sur la communauté en révélant à tous les frères, même aux plus jeunes, ce qu'il attend de la communauté. Personne au monastère, même pas l'abbé, ne fera sa volonté propre, mais bien celle du père céleste.

Vient donc tout naturellement ensuite, après le chapitre sur les instruments des bonnes oeuvres, le chapitre 5 sur l'obéissance, où le moine est invité à imiter le Christ qui n'est pas venu faire sa volonté mais celle du Père qui l'a envoyé (toujours cette attention omniprésente au Père). .

L'Abbé partage avec beaucoup de personnes l'exercice de sa paternité spirituelle, que ce soit à travers une responsabilité explicitement spirituelle ou même à travers une tâche matérielle. D'ailleurs, aucune tâche n'est que matérielle. Il est intéressant de voir que de tous, Benoît demande la capacité de transmettre la doctrine, ou au moins de donner une bonne parole. Il y a tout d'abord les doyens (c. 21) qui doivent veiller avec sollicitude sur leurs décanies et qui sont choisis " selon le mérite de leur vie et la sagesse de leur doctrine ", et les " sympectes " (c.27) pour les situations difficiles, choisis aussi pour leur sagesse (" seniores sapientes ").

Cette paternité s'étend à l'ordre des choses matérielles (comme chez Pachôme). L'abbé partage sa responsabilité avec le cellérier, qui n'est pas simplement un administrateur, mais quelqu'un qui prend part à l'exercice de la paternité de l'abbé. Il doit, dit Benoît, être comme un père pour toute la communauté (omni congregationi sicut pater) (c. 31). Il y a aussi l'infirmier (c. 36) qui doit servir les frères comme le Christ.

Enfin il y a celui qu'on appelle aujourd'hui le Maître des novices, c'est-à-dire un ancien capable de gagner les âmes, et qui veille sur les novices avec une sollicitude paternelle (v. 58). Et puis il y a le prieur ; mais Benoît semble avoir eu des difficultés avec ses prieurs, et il n'en parle guère que pour mettre en garde contre les dangers de tension entre l'abbé et le prieur ! (c. 65).

Le tableau de l'exercice de la paternité spirituelle dans la Règle ne serait pas complet sans mentionner les deux très beaux chapitres sur l'obéissance mutuelle et sur le bon zèle (c. 71 et c. 72), par lesquels les frères non seulement se manifestent des sentiments fraternels, mais exercent les uns à l'égard des autres la paternité de Dieu.

Conclusion

Il est clair que Benoît s'enracine dans la grande tradition cénobitique.

Pour lui, Dieu est le père de tous et le Christ est le véritable abbé de la communauté. La paternité spirituelle, c'est-à-dire l'expression de la paternité de Dieu, s'exerce en communauté à travers la vie communautaire elle-même, à travers la règle qui actualise pour cette communauté la volonté du Père, comme à travers la médiation de l'abbé et de tous ceux qui participent à la tâche de celui-ci dans tous les services de la communauté, de quelque ordre qu'ils soient, spirituel ou matériel.

Qu'en est-il de la " direction spirituelle " ou, si l'on préfère, du "discernement spirituel" ? Le moine ou la moniale doivent-ils rencontrer régulièrement leur abbé ou leur abbesse dans des séances de direction? Doivent-ils avoir un "directeur spirituel" ou un "accompagnateur/trice" qu'ils rencontrent avec une fréquence déterminée? Personnellement je ne le crois pas. Il me semble que, dans la logique de toute la tradition monastique, si un moine vit fidèlement selon la Règle, s'il reçoit régulièrement l'enseignement que l'abbé donne à sa communauté à travers ses chapitres ou autrement, s'il accepte de se laisser former par les diverses médiations par lesquelles l'abbé exerce sa paternité, il a tout ce qu'il faut. Évidemment, il y aura des moments dans sa vie où devant une décision particulièrement difficile à prendre, ou au cours d'une crise, de quelque nature qu'elle soit, il devra se laisser guider dans son discernement spirituel par son abbé, par les autres moines qui partage la charge pastorale de l'abbé, et par l'ensemble des frères. Ce qui suppose évidemment une grande attitude constante d'ouverture et de confiance mutuelle.

Il me semble que c'est là l'esprit de la Règle de saint Benoît. Le moine, selon celle-ci, doit confesser à Dieu, chaque jour, dans la prière ses fautes passées (c. 4,57). Il doit aussi confesser à son abbé ou aux frères anciens (c. 7,44 ; c. 46,6) ses pensées mauvaises et les péchés secrets de son âme. À l'égard de son abbé, qu'il doit aimer d'une affection sincère (c. 72,10), il doit avoir un coeur ouvert. Mais rien n'indique que Benoît envisage entre chacun des moines et leur abbé une communication constante des pensées comme dans les milieux anachorétiques. Lorsque des difficultés spéciales surgissent, l'abbé doit intervenir pour conseiller, corriger, punir, etc. Il se fait aider de sympectes pour les moines adultes en situations plus difficiles et d'un ancien pour les novices, comme d'un cellérier pour les choses matérielles, de l'infirmier pour les malades, etc. Mais, essentiellement, sa paternité spirituelle s'exerce à travers son enseignement, qu'il doit donner aussi bien par l'exemple que par la parole.

Si un supérieur exigeait des moines de sa communauté une ouverture constante de toutes leurs pensées - ou même simplement les y invitait, il introduirait dans la vie communautaire une pratique propre aux milieux anachorétiques qui, dans ce nouveau contexte, risque d'être beaucoup plus néfaste qu'efficace ou fructueuse. Elle peut facilement conduire à une sorte de tyrannie des conscience, qui demeure un danger pour beaucoup de communautés nouvelles où le rôle du supérieur ou de la supérieure est souvent hypertrophié.

Corollaire:

Ayant vécu, au cours de mes réincarnations monastiques successives, l'exercice de l'obéissance et de l'autorité sous tous les angles, et sous plusieurs latitudes; ayant, de plus, été mis en contact, aussi bien dans mon Ordre, comme Conseiller Général, que dans la Confédération bénédictine, comme membre de l'AIM, j'ai accumulé un certain nombre de réflexions personnelles sur l'exercice de l'autorité abbatiale à donc aussi sur l'exercice de la "paternité spirituelle".

Il me semble que nous sommes assez constamment en présence de deux conceptions très différentes de la paternité abbatiale, et de deux attitudes ou deux séries d'attitudes qui en découlent. J'ai conscience de caricaturer un peu; mais je le fais simplement pour mieux faire ressortir des traits qui sont bien là, dans la réalité. Celle-ci est toutefois en général un peu plus nuancée.

Pour utiliser une expression qui n'est pas neuve, car je l'ai utilisée quelques fois ailleurs, on peut dire que, dans la première situation, nous sommes en présence d'une communauté qui a un abbé et que, dans l'autre situation, nous sommes en présence d'un abbé qui a une communauté. Ce n'est pas là simple jeu de mots, car la différence entre les deux est importante, et même fort visible.

a) L'abbé selon la tradition cénobitique.

La première situation est celle d'un abbé qui se situe nettement dans la grande tradition cénobitique.
Tous ses efforts sont consacrés avant tout à tisser le tissu communautaire. I
q Il crée une atmosphère où "ecce quam bonum et quam jucundum habitare fratres in unum".
q Il fait connaître et aimer une "tradition" locale, et développe une "culture" locale, qui donne une identité communautaire. (Par "culture monastique locale", j'entends une vision monastique très nette qui "informe" - au sens aristotélicien - tous les aspects de la vie communautaire : comment on prie en commun, comment on gagne sa vie, comment on prend les décisions communautaires, comment on reçoit les hôtes, etc.).
q Il donne un enseignement qui est concret, objectif, et qui unit les frères dans une recherche et une réflexion commune.
q Il porte une sollicitude pastorale envers chacun des moines, mais toujours en relation avec ce que vit la communauté.
q Il s'efforce de développer des personnes mûres et adultes
q Il suscite le développement de diverses formes de leadership en communauté
q Il est sensible à la subsidiarité (qui consiste à partager les responsabilités, et non seulement à répartir les tâches...)
q Il forme d'éventuels successeurs, se sentir insécurisé.

La transition après un tel abbatiat est facile
q que l'abbatiat ait été long ou bref (car la communauté a son identité propre, et le Christ est le véritable abbé)

b) L'autre conception de l'abbé est plus influencée par l'exercice de la paternité charismatique au désert

q Le rôle de l'abbé est perçu en quelque sorte comme "antérieur" à la communauté ou en tout cas indépendant de la communauté. L'abbé se considère père même avant d'avoir des fils
q Des signes de cette mentalité ont passé dans le langage courant: "L'abbé et la communauté" (Dans la RB les moines "ont" un abbé; l'abbé n'"a" pas de moines).
q Il essaye de transmette une expérience personnelle - à la manière d'un gourou -- et court alors le risque d'identifier inconsciemment la Règle à cette expérience personnelle. Il devient alors difficile pour la règle commune et la communauté d'évoluer au contact des défis de l'Église et de la société.
q Toute évolution communautaire doit être contrôlée par lui, car elle le touche très personnellement et le remet en question.


Ces deux façons différentes d'exercer la paternité spirituelle abbatiale, auront des répercussions sur la façon dont le père-maître, le cellérier et les autres officiers exerceront leur tâche.

Si l'abbé est de type nettement cénobitique, il choisira probablement un père-maître de la même orientation, qui s'efforcera d'introduire ses novices dans la réalité communautaire, et de leur faire développer leur propre identité personnelle tout en assumant une identité communautaire. Dans l'autre situation, le père-maître deviendra facilement lui aussi un gourou formant individuellement des disciples peu insérés dans un tissu communautaire. Ou bien il sera un clone de l'abbé et son activité assurera la survie du système ou bien il formera un bloc qui s'opposera plus tard au bloc représenté par les disciples de l'abbé.

L'abbé de type gourou peut être très bon, sensible et même affectueux; mais cette sensibilité s'accompagne facilement d'un instinct de domination. Il administre par l'affection. Il a souvent un "dauphin", qui d'ailleurs ne lui succèdera probablement pas, et pourra brûler plusieurs dauphins.

S'il est un homme de prière et de grande vertu, son emprise sur la communauté pourra n'en être que plus grande, au point que celle-ci paniquera à l'idée de le perdre.

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Il faut dire que le contexte de la restauration monastique des derniers siècles a favorisé un style de paternité de type monarchique et facilement paternaliste. Le renouveau des études monastique du dernier demi-siècle, fort centré d'une part sur les écrits du monachisme semi-anachorétique de Basse-Égypte et s'inspirant d'autre part de la tradition russe des starzi a incliné l'évolution de la paternité spirituelle dans un sens moins cénobitique.

Grâce à Dieu, cependant, de nombreuses communauté ont eu et ont la grâce d'avoir un abbé ou une abbesse qui exerce sa paternité ou sa maternité spirituelle comme le père ou la mère d'une véritable communauté, c'est-à-dire comme un frère ou une soeur exerçant pour un temps, à l'égard de leurs frères ou de leurs soeurs le ministère de la paternité de Dieu.