Vie religieuse en général



(Dernière mise à jour le 22 juillet 2008)

 

 

 
 
La paternité ou la maternité spirituelle dans le monachisme

(Ermeton, 25 février 2001)

Première conférence

Lorsqu'on parle de paternité spirituelle dans le Christianisme, il faut toujours revenir à la parole de Jésus : "N'appelez personne sur terre votre "Père" : car vous n'en avez qu'un seul, le Père céleste" (Matt. 23,9). Le Père céleste de qui, selon la Lettre aux Éphésiens "toute paternité, au ciel et sur terre, tire son nom." (Eph. 3,15). Il n'y a pas de père en dehors du Père. En conséquence, quiconque est appelé "père", dans le christianisme, ne peut l'être que parce qu'il incarne ou manifeste d'une certaine façon la paternité unique de Dieu le Père à l'égard de tous.

C'est là une vérité si fondamentale qu'on l'oublie souvent dans la littérature contemporaine sur la paternité spirituelle - une littérature fort abondante, car le thème est devenu populaire, mais déroutante, car elle parle souvent de tout autre chose que la paternité spirituelle proprement dite.

Lorsqu'on essaie de faire une recherche dans les grands dictionnaire, comme le Dictionnaire de spiritualité, le Dizionario degli Istituti di Perfezione, etc. on constate avec surprise qu'aucun ne contient un véritable article sur le sujet. Ils se contentent de renvoyer à "direction spirituelle", et, évidemment, on pense tout de suite au beau livre du Père Irénée Hausherr : "La direction spirituelle en Orient autrefois", qui est une mine inestimable de spiritualité, mais dont le titre est aussi plein d'ambiguïté. En effet, paternité spirituelle et direction spirituelle (qu'on préfère appeler aujourd'hui "accompagnement spirituel" - sans que la réalité ne soit pour autant différente) sont deux choses nettement distinctes.

La littérature sur la "direction spirituelle", telle qu'elle a été pratiquée en particulier par certains des Pères du Désert, est très abondante. Mais sur la paternité spirituelle proprement dite, il y a bien peu de choses.

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Revenons à l'affirmation initiale que toute paternité spirituelle ici-bas n'est rien d'autre qu'une manifestation et une incarnation de l'unique paternité de Dieu. S'il est quelqu'un qui a pu incarner dans sa vie cette paternité, c'est bien le Fils Unique du Père, fait Homme. Nous voyons dans l'Évangile que le type de relation qu'il établit avec ceux qu'il a appelés et qui se sont mis à sa suite est généralement décrite comme une relation de maître à disciples. C'est d'ailleurs le type de relation qu'on retrouvait dans les courants ascétiques contemporains, comme celui de Jean-Baptiste, que Jésus a assumé en se faisant baptisé par Jean.

Jésus ne se fait jamais appeler père et ne revendique pas ce titre. Dans le Nouveau Testament, jamais le titre de "père" n'est explicitement attribué à une personne humaine dans l'ordre des relations spirituelles. Il y a, bien sûr, deux textes de Paul dans lesquels il vient bien proche de s'attribuer ce titre, mais il vaut la peine de les examiner de près, car ils nous révéleront beaucoup sur le sens de la paternité spirituelle.

Le premier texte est celui où Paul, s'adressant aux Corinthiens, les appelle ses "enfants bien-aimés" et où il explique cette façon de parler en disant: "Auriez-vous en effet des milliers de pédagogues dans le Christ, que vous n'avez pas plusieurs pères; car c'est moi qui, par l'Évangile, vous ai engendrés dans le Christ Jésus" (1 Cor. 4:15). De même, aux Thessaloniciens il écrit que "comme un père pour ses enfants" il les a "exhortés, encouragés, adjurés de mener une vie digne de Dieu". (1 Thess. 2:11).

Si quelqu'un est père spirituel, ce n'est donc pas parce qu'il s'engendre à lui-même des fils spirituels, mais plutôt parce qu'il engendre ses frères dans le Christ, ou, pour dire la même chose en d'autres mots, il engendre le Christ dans les autres. (Et nous savons que lorsque quelqu'un essaye de s'engendrer des fils spirituels - comme cela arrive malheureusement trop souvent, le résultat est un cloning plutôt qu'une véritable paternité).

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Dans les premières générations chrétiennes, ce sont les évêques qui, les premiers recevront le titre de "pères", Leur paternité s'exerce avant tout à travers la prédication de la Parole de Dieu.

Après la génération des Apôtres, la formation des catéchumènes et la formation chrétienne en général se donnera avant tout dans les "Écoles", que l'on retrouve surtout dans les Églises judéo-chrétiennes (qui sont précisément celles dans lesquelles se développa l'ascétisme chrétien primitif, puis le pré-monachisme, puis le monachisme. La plus célèbre de ces Écoles fut évidemment celle d'Alexandrie, illustrés par son fondateur, Pantène, puis par Clément et, finalement, surtout par Origène.

Dans ces Écoles, le maître exerçait une authentique paternité, menant avec ses disciples une vie commune toute centrée sur l'étude et la méditation de la Parole de Dieu. Le but était de former la personne intégrale, la purifiant de ses passions et de ses vices. Si les moments d'ouverture du coeur au maître, surtout dans les moments de grandes tentations, était possible, la paternité spirituelle du maître s'exerçait essentiellement à l'égard de la communauté des disciples comme telle, à travers un enseignement commun.

Ceci est d'ailleurs conforme à l'exemple donné par le Christ, qui appelle sans doute individuellement ses disciples à le suivre; mais une fois qu'on est devenu disciple, on est formé non par un enseignement privé, dans un cadre de "direction spirituelle", mais par le fait de marcher à sa suite, en communauté, et de recevoir son enseignement public. (On ne voit jamais, dans l'Évangile, Jésus appeler les disciples á l'écart l'un après l'autre, pour des séances de "direction spirituelle" ou de counselling...).

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Une situation nouvelle va se créer, en particulier dans les déserts d'Égypte, à partir de la fin du troisième siècle, avec le développement assez spectaculaire du monachisme du désert. Depuis la toute première génération chrétienne, et en continuité avec l'enseignement de Jésus, existait dans le Christianisme une tradition ascétique qui n'avait cessé de se développer et d'évoluer dans des directions diverses. Les ascètes vivaient le plus souvent au sein de la communauté ecclésiale, sous la direction des évêques, puis se groupèrent à partir du deuxième siècle, en divers endroits en communautés auxquelles on a consacré l'expression de pré-monachisme. À la fin du troisième siècle, et surtout durant la première moitié du quatrième, on assiste à un exode massif des ascètes dans les déserts d'Égypte - exode sanctionné par Athanase dans sa vie d'Antoine.

La vie au désert est dangereuse, non seulement à cause de la solitude matérielle (souvent somme toute relative), mais parce qu'elle implique un cheminement spirituel solitaire, au-delà du support de l'environnement culturel et religieux. Dans cette marche solitaire au-delà de tout cadre, on peut se trouver, comme on peut se perdre. C'est pourquoi, assez tôt, la coutume s'établit que quiconque allait au désert devait, dans un premier temps, se mettre sous la direction d'un moine pneumatophore, auquel on donnait le nom d'abba, de père.

Personne ne s'improvisait abba, personne ne s'attribuait à lui-même le titre de "père spirituel". Mais lorsque quelqu'un avait été tellement transformé par sa rencontre personnelle de Dieu dans la grande solitude, la présence de l'Esprit devenait tellement manifeste en lui qu'on l'appelait pneumatophore. Des disciples venaient donc le trouver pour se faire guider par lui. Ce sont eux qui le constituaient "abba". Personne ne s'établit lui-même abba. Ce sont les disciples qui transforment un moine en père.

Au Père spirituel on demande une parole. "Père, comment puis-je être sauvé". Cette parole est une parole des Écritures ou bien une parole inspirée par les Écritures. On peut dire qu'en quelque sorte l'École d'Alexandrie se transpose au désert. Autour de certains anciens se constitue un groupe de disciples qui vivent avec lui et auxquels il transmet la Parole - comme Origène l'avait fait à Alexandrie avec ses disciples.

Ce modèle correspond à l'image générale donnée dans les Apophtegmes. Cette relation entre le maître et le disciple a beaucoup en commun avec celle du gourou avec son disciple dans l'hindouisme. Le gourou, comme l'abba du désert ne transmet pas une doctrine abstraite, mais sa propre expérience spirituelle.

Quelque chose de nouveau se développe alors dans les déserts d'Égypte, qui doit sans doute beaucoup à la vieille culture égyptienne et aux méthodes traditionnelles de formation et d'éducation en Égypte ancienne. Entre le père spirituel et celui ou ceux qui vivent avec lui s'établit non seulement une relation de maître à disciple, mais de père à fils. . On vit avec son père, on adopte son mode de vie, son ascèse, ses prières, espérant arriver ainsi au même degré de pureté de coeur auquel il est arrivé lui-même. Cela implique une renonciation à tout usage de son propre discernement, de sa volonté propre, de son jugement propre. On fait totalement confiance à un maître qui saura nous former. S'il nous ordonne de faire une chose absurde on la fera, parce qu'on sait que cela concourra à former notre volonté. Il s'agit d'une obéissance de caractère pédagogique, profondément différent de l'obéissance cénobitique. C'est d'ailleurs un type de relation qui, de sa nature est provisoire, car si elle est efficace elle conduit le disciple à une maturité qui lui permettra de quitter son maître pour poursuivre seul son chemin dans la solitude.

Reprenons d'une façon synthétique ce que nous venons de voir:

a) La paternité spirituelle telle que pratiquée par Jésus et les premiers chrétiens, consistait essentiellement à transmettre un enseignement spirituel, à conduire le disciple à percevoir qui est Dieu, qui est le Père. Ainsi les Paraboles (dans lesquelles nous avons trop tendances à chercher des enseignements concernant notre comportement moral) ont pour but de nous faire comprendre qui est le Père. Cet exercice de la paternité spirituelle consistait à conduire quelqu'un à la pureté de coeur, en le mettant devant l'obligation de prendre des décisions radicales. L'exemple le plus frappant est celui du jeune homme riche auquel Jésus demande (publiquement) de vendre tout ce qu'il a et de le suivre. Elle consistait aussi dans l'exemple d'une vie de service (p. e. le lavement des pieds à la dernière Cène).

b) Dans les Écoles, comme celle d'Alexandrie, la paternité spirituelle consistait dans une étude collective approfondie de la Parole de Dieu sous la direction d'un maître et dans une direction personnelle occasionnelle pour lutter contre les obstacles à l'action de la grâce.

c) Maintenant, dans le monachisme anachorétique (et semi-anachorétique) de Basse-Egypte, il y a un élément nouveau, qui consiste dans la dépendance radicale d'une personne à l'égard d'une autre - comme si le fait de ne pas faire "sa" volonté à soi avait une valeur en soi, comme si la volonté de l'Ancien que l'on a choisi devenait automatiquement la volonté de Dieu. Ce type de dépendance radicale, à saveur pédagogique, s'enracine beaucoup plus dans les formes d'éducation de l'Égypte ancienne que dans l'Évangile. C'est pourtant dans cette tradition des milieux anachorétiques d'Égypte que s'enracine la forme de "direction spirituelle" telle que comprise au cours des derniers siècles.

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Dans la communauté cénobitique, comme chez Pachôme par exemple, on trouve une relation toute différente entre l'abba et le disciple. Le charisme du fondateur de communauté n'est plus celui de transmettre son expérience personnelle à des disciples individuels, mais d'objectiver et d'incarner cette expérience dans une forme de vie, une règle commune. Le rôle que jouait le Père spirituel au désert passe maintenant à la communauté. C'est elle qui est porteuse de la parole et de l'expérience spirituelle, et c'est en s'intégrant en elle que le moine sera graduellement transformé à l'image du Christ. L'abbé garde un rôle important au coeur de la communauté, mais c'est désormais la communauté qui engendre le Christ dans ses membres et qui les engendre dans le Christ.

La paternité de Dieu, au sein de la vie cénobitique, est exercée et exprimée d'abord à travers la charité fraternelle, à travers la responsabilité mutuelle qu'on assume les uns pour les autres. À l'intérieur de cette communauté, diverses personnes ont des services à rendre; et le service le plus important est celui de l'abba, du père de la communauté. L'abbé, ou l'abbesse, exerce, pour le temps qu'il/elle remplit cette tâche, la paternité ou la maternité dont la communauté comme telle est détentrice. Comment exerce-t-il/elle cette paternité ou cette maternité? Essentiellement en enseignant constamment la Parole de Dieu, par ses paroles et son exemple. Son exemple est cependant celui de la fidélité à une règle commune à laquelle il est lui-même soumis; c'est aussi l'exemple d'une réalisation aussi authentique que possible de l'expérience spirituelle objectivée dans cette règle commune. Son mode personnel de vie n'est pas normatif. Son exemple est valable dans la mesure même où il est fidèle à la norme commune.

L'abbé n'existe pas avant la communauté. La communauté existe avant lui. La paternité qu'il exerce existe avant de lui être confiée. Il ne s'agit pas d'une paternité charismatique (si charismatique puisse-t-il être lui-même); c'est une tâche qui lui est confiée par les frères. Et puisque les frères l'ont désigné comme celui qui incarnera pour une période en leur sein la paternité de Dieu, il doit croire - et eux aussi doivent croire - à la grâce divine.

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Faisons de nouveau le point sur ce que nous venons de dire:

La relation entre l'Ancien du désert et ses fils spirituels est un type de relation spirituel tout autre que celle qui unit l'abbé cénobitique à la communauté dont il a la charge. Dans le premier cas, il s'agit de relations de un à un entre l'Ancien et ses disciples, si nombreux soient-ils. Dans le deuxième cas, il s'agit d'abord de relation entre des frères réunis en communauté sur la base d'une règle commune et de la relation de l'abbé à l'égard de la communauté comme telle. L'abbé est tout d'abord père de la communauté comme telle. Une communauté monastique est tout autre chose qu'une colonie d'ermites rassemblée autour d'un même père spirituel.

L'Ancien du désert existe comme "Ancien" avant que les disciples viennent et même qu'il ait des disciples ou non. L'abbé cénobitique comme tel n'existe pas comme abbé avant d'être désigné, et il n'existe plus comme abbé lorsqu'il laisse la charge - même s'il peut continuer à utiliser les insignes abbatiaux...

Dans l'un et l'autre cas, la paternité ou la maternité spirituelle s'exerce essentiellement par la transmission de la Parole de Dieu et en incarnant à l'égard du disciple la "paternité" ou la "maternité" de Dieu.

À cette dimension essentielle de la paternité spirituelle se joint une autre dimension que l'on appelle aujourd'hui la "direction spirituelle". (Plusieurs préfèrent maintenant parler d'accompagnement spirituel, sans que la réalité vécue soit nécessairement différente). À ce niveau surtout il y a une grande différence entre la tradition du désert et la tradition cénobitique. Au désert, la direction consiste à transmettre l'expérience d'une façon très pratique, souvent originale, parfois aberrante. On donnera au disciple des ordres parfois absurdes pour briser sa volonté propre ou pour tester son obéissance. On fera réciter à quelqu'un une quantité invraisemblable de prières vocales ou on l'empêchera d'en réciter... On exigera qu'il s'abandonne totalement dans les mains de son "formateur" et qu'il montre cet abandon par une ouverture quotidienne de toutes ses pensées bonnes ou mauvaises. Cette méthode n'est certes pas à dédaigner. Elle a porté ses fruits, tout comme elle a fait ses victimes. Elle est basée sur le choix libre d'un ancien par un disciple, qui peut d'ailleurs toujours le quitter. Elle est essentiellement provisoire.

Dans le cénobitisme, la direction spirituelle est donnée essentiellement par la Règle commune, commentée et appliquée par l'enseignement communautaire de l'abbé ou de l'abbesse. Lorsque le moine ou la moniale adulte passe par un moment de crise, ou bien a un discernement important à faire, il sera normal qu'il/elle s'ouvre à son abbé/abbesse ou qu'il/elle consulte un autre membre de la communauté qui est pneumatophore. Mais il serait absurde de vouloir transposer dans le cénobitisme sous forme de pratique régulière la "direction spirituelle" du désert.

Il est donc essentiel de bien distinguer "paternité spirituelle" de "direction spirituelle". La paternité spirituelle est une valeur chrétienne de tous les temps. La "direction spirituelle" est une méthode d'entraide fraternel qui, à chaque époque a été très influencée par le contexte socioculturel. Il ne convient certainement pas de pratiquer aujourd'hui la direction spirituelle telle qu'elle était pratiquée il y a quelques siècles, alors que le directeur spirituel décidait au nom de l'obéissance des toilettes que sa philotée pouvait porter ou non. De même, il n'est ni nécessaire, ni même opportun de pratiquer de nos jours la direction spirituelle que pratiquaient les pères du désert, dans les milieux semi-anachorétiques, et qui dépendait largement dans ses méthodes des techniques d'éducation en vigueur dans l'Égypte ancienne.

La redécouverte des sources du monachisme primitif, il y a environ un demi-siècle, a été dans une très large mesure la redécouverte de la tradition semi-anachorétique de Basse-Égypte et a en quelque sorte fait introduit dans le cénobitisme contemporain des pratiques et des orientations plus érémitiques que cénobitiques. Une certaine conception de la "direction spirituelle", même si elle est appelée "accompagnement spirituel" et surtout si elle est pratiquée par une personne en autorité, peut facilement devenir une oppression des consciences. Il est certainement préoccupant de constater que cette orientation est souvent encore beaucoup plus fortement accentuée dans ce qu'il est convenu d'appeler les "communautés nouvelles". Un véritable abbé cénobitique aide chacun des moines de sa communauté à croître dans le Christ en formant une communauté mûre et ouverte qui, elle, accompagne et supporte chacun de ses membres et les enfante dans le Christ.