Vie religieuse en général



(Dernière mise à jour le 22 juillet 2008)

 

 

 
 

Méditation sur l'obéissance

 

L'image de Dieu en l'homme

Créé à l'image de Dieu, l'homme est appelé à devenir parfait comme son Père est parfait. La vie insufflée en ses narines au matin de la création, selon la belle figure de la Genèse, est appelée à une croissance sans fin. L'homme est non seulement fait pour vivre en plénitude, mais il porte en lui‑même un dynamisme de croissance d'origine divine.

C'est là que se trouve le fondement de toute éthique. L'homme porte en lui une semence de vie divine. Tout ce qui respecte et favorise la croissance de cette vie est bon. Tout ce qui l'empêche ou lui nuit est mal. L'aspiration à la vie est le dessein de Dieu gravé dans le cœur même de tout homme. Le péché est le refus de vivre et de croître, l'attrait de la mort. « je suis venu, dit jésus, pour qu'ils aient la vie, et l'aient en abondance. »

Dieu a créé l'homme libre. Il l'a mis dans le monde et l'a établi maître de la création. Il lui a confié la responsabilité de construire et le monde et sa propre vie, et de choisir les moyens de favoriser et d'orienter leur croissance. Libre et responsable, l'homme doit répondre de chacun de ses choix. Personne, pas même Dieu, ne fera ces choix à sa place ni en répondra.

Lorsque l'homme, dès la plus haute antiquité, devint conscient de ce dynamisme de vie en lui‑même, et commença à faire l'expérience de sa relation à une Source de vie au-delà du monde de la perception sensorielle, il élabora des ensembles de mythes, de croyances et de rites pour exprimer et nourrir cette expérience et pour en perpétuer la mémoire. Il se sentait appelé à entrer en profonde communion avec cette réalité qu'il appelait parfois Dieu. Mais cette réalité l'effrayait aussi.

 

Servitude de la loi

De plus, à cause de ses échecs, sa propre liberté l'effrayait de plus en plus.  Aussi, le Dieu qu'il avait d'abord perçu comme la source de sa vie, comme

la réalité la plus intime au fond de lui‑même, il se mit à le percevoir comme   1 un maître autoritaire et comme un législateur. Par ce subterfuge, il se démettait de la responsabilité de prendre ses propres décisions et de faire ses propres choix, et il laissait ce soin à Dieu. Par la religion, née de la perception de la source de sa liberté, il se constituait lui‑même esclave.

L'expérience religieuse d'Israël, unique à plus d'un point de vue, s'est cependant développée dans ce contexte‑là, et ne s'en est dégagée que graduellement et partiellement. Yahweh fut d'abord perçu comme un législateur dictant ses volontés à son peuple. Ce qu'il y avait cependant de nouveau dans l'expérience religieuse d'Israël, c'était l'expérience d'un Dieu‑avecl'homme, d'un Emmanuel, rencontrant l'homme au coeur de son histoire humaine, partageant ses guerres, et vivant avec lui les péripéties d'une alliance.

Les grands prophètes d'Israël connaissent et présentent ensuite Jahweh comme un père aimant, et même comme une mère ou encore une épouse jalousement amoureuse. Ils perçoivent même et annoncent une nouvelle ère de l'histoire humaine où, de nouveau, comme au jour de la création, l'homme pourra lire la volonté de son Dieu non plus sur des tables de pierre ou sur les parchemins de ses législateurs, mais en son propre coeur, dans le s aspirations les plus profondes de son être créé à l'image de Dieu et animé de son souffle. Cette libération de l'état de servitude dans lequel l'homme s'était mis lui‑même allait se réaliser pleinement dans la personne de jésus de Nazareth.

 

Jésus, homme libre et radicalement obéissant

En Jésus, la semence de vie placée en l'homme le jour de la création a atteint sa pleine croissance. En lui tout est vie; aucun refus de croissance. Fils de l'homme, né de la terre, il est fils de Dieu, un avec le Père. Il n'a d'autre règle de conduite que le vouloir du Père. Ce qui ne veut pas dire qu'il obéit à des « ordres » reçus de son Père. Cela veut plutôt dire qu'il n'est qu'un vouloir avec le Père, de sorte que son vouloir le plus personnel est identique à celui du Père. Sa propre mission est identique à son être, et son être est un avec le Père. Il est donc radicalement obéissant, parce qu'il est obéissant par la racine même de son être. Il est l'être humain en qui la libération à l'égard de toute loi ou de toute volonté extérieure a été totalement réalisée.

Et le grand et beau mystère est que jésus de Nazareth a vécu cette obéissance à l'intérieur d'une expérience de croissance humaine normale. Il a découvert graduellement sa mission. Il a eu constamment à faire des choix humains, usant des mêmes moyens de discernement que tout autre être humain. Il a dû décider, à un certain moment, s'il continuerait son métier de charpentier à Nazareth ou bien se lancerait sur les routes de Galilée et de Judée. Il a dû décider s'il se conformerait ou non à l'enseignement des Docteurs de la loi et à leur système religieux ; ou encore s'il monterait ou non à Jérusalem pour la Fête, etc. Si en chacune de ces circonstances il fit la volonté de son Père, c'est non pas à cause d'une révélation spéciale de cette volonté, mais parce que, chaque fois, il fit le choix conforme à sa mission, c'est‑à‑dire à son propre être profond, un avec le Père.

Un moment capital dans la découverte de sa mission fut certainement lorsqu'à son baptême il entendit la voix du Père : « Tu es mon fils bien-aimé. » Mais peut‑être que le vrai point tournant de sa vie se situe un peu auparavant, au moment où il quitte Nazareth et adopte un mode tout à fait nouveau d'existence. Cette sorte de rupture dans sa vie, le libérant des conventions de son environnement socio‑religieux, et le lançant dans un cheminement solitaire, ne fut‑elle pas le pas radical ouvrant sa conscience  humaine à la pleine perception de sa mission au temps de son baptême ?

Le paradoxe est que, pour l'observateur superficiel, jésus cesse pratiquement d'être obéissant à partir de ce moment‑là.

Jusque là, si l'on excepte une brève escapade à l'âge de douze ans, il s'est conformé à toutes les demandes de son environnement culturel et religieux et a été formé par ce milieu. La façon dont ses concitoyens expriment leur surprise lorsqu'il commence à se comporter « étrangement » démontre bien qu'il avait été jusque là un observant fidèle et non remarqué des coutumes et obligations sociales et religieuses de son peuple, et de l'enseignement traditionnel des docteurs et des scribes. Mais soudain, mû par la perception intérieure de sa mission, il entreprend de poursuivre un cheminement solitaire, au‑delà de toutes ces balises, guidé par la seule lumière ardente de son coeur.

Son obéissance sera désormais la fidélité radicale à cette vision et à sa perception de Dieu, irréconciliable avec celle des leaders spirituels du peuple. Cette fidélité le conduira à la mort, car dès qu'il a commencé à vivre en homme pleinement libre il est devenu embarrassant et dangereux pour les pouvoirs en place, aussi bien religieux que civil. Après tout, la servitude à aussi ses avantages, et les hommes n'entendent jamais volontiers l'appel à la liberté. Spécialement ceux qui sont esclaves du pouvoir qu'ils détiennent. Comment pourraient‑ils le laisser démonter impunément le système qu'ils ont si minutieusement établi ?

D'autres, avant et après lui, ont fait la même expérience. Paul de Tarse est un bon exemple. Jusqu'à sa conversion il est parfaitement obéissant, le plus fidèle observateur des traditions religieuses de son peuple. Le contexte socio‑culturel où il se meut constitue un cadre sûr et sécurisant pour si  propre existence. Mais un jour il a la grâce de descendre de ses grands che vaux. Il rencontre jésus et découvre son propre coeur. Il devient immédiate.ment très humble et, en même temps, le plus agaçant des êtres libres. Il ne peut nier ce qu'il a perçu et cela devient sa norme d'action. Il est embarrassant pour tout le monde, à commencer pour les chrétiens. Ceux de Damas ne seront d'ailleurs que trop heureux de le mettre dans un panier et de le glisser en dehors des murs de la ville, et ceux de Jérusalem l'expédieront rapidement à Tarse. Pour sa propre sécurité, bien sûr ! Mais il est quand même intéressant de lire la conclusion de ce récit dans le livre des Actes : « ils le conduisirent à Tarse. Les Églises à travers la Judée, la Galilée et la Samarie étaient désormais laissées en paix »... Lui aussi sera obéissant jusqu'à la mort.

 

L'homme à la recherche de son coeur

Cette sorte de rupture radicale dans la vie de jésus et de Paul, marquant le début d'un cheminement personnel solitaire au‑delà du support de la société religieuse ambiante, n'est pas une réalité qui leur est exclusive, loin de là. Cela correspond au contraire à un type d'expérience humaine dont l'histoire connue remonte à près de deux mille ans avant Jésus. Toute culture et toute religion est un système destiné à former les individus et à les porter, dans un type donné d'expérience humaine et religieuse. Mais en toute culture il y a des individus qui, à un certain point de leur évolution, se sentent appelés, par fidélité à leur être profond, à aller au‑delà de ce que favorise ou permet le cadre ou le support de leur environnement socio‑religieux. S'ils se rencontrent avec d'autres chercheurs solitaires, ou s'ils ont des disciples venus se former au contact de leur expérience, ils élaborent une sous‑culture, à l'intérieur de la culture ambiante, comme cadre générateur et porteur d'un type spécifique d'expérience. Ainsi sont nés tous les monachismes, en Inde, en Grèce, en Israël, avant le monachisme chrétien. Ce que toutes ces personnes cherchent, d'une façon ou d'une autre, plus ou moins consciemment selon les cas, c'est la découverte de la volonté de Dieu, à travers la découverte de leur propre coeur. Très significative à cet égard est la réponse du vieillard Palamon au jeune Pachôme qui vient lui demander de le faire moine près de lui : « avec la grâce de Dieu, nous lutterons de concert avec toi, jusqu'à ce que tu arrives à te connaître toi‑même. »

Jésus était tout entier sous la mouvance de l'Esprit. Le reste des hommes ont en leur coeur non seulement l'Esprit de Dieu, mais aussi des semences de désintégration et de mort déposées là par l'esprit mauvais. Et il leur est souvent difficile d'exercer à leur égard un juste discernement. C'est la raison pour laquelle l'expérience montre que quiconque désire poursuivre un sérieux cheminement spirituel a besoin d'un guide, c'est‑à‑dire d'une personne expérimentée qui l'empêche de se leurrer.

Lorsque les premiers moines chrétiens se retirèrent au désert pour vivre cette expérience de cheminement solitaire, à la recherche de leur propre coeur et de Dieu, ils découvrirent rapidement les dangers et les écueils de cette lutte solitaire avec les forces du mal et le besoin d'un guide spirituel. Ils se placèrent donc sous la direction d'anciens, c'est‑à‑dire de personnes qui avaient fait la même expérience et qui étaient désormais possédées par l'Esprit. Et quand ils se regroupèrent en communautés, ils élaborèrent une sorte de sous‑culture chrétienne, un style de vie selon une règle et sous la direction d'un supérieur.

 

Nature et signification de l'obéissance humaine

Dans les deux cas, soit la soumission à un père spirituel soit l'entrée dans une communauté, nous ne sommes pas en présence de formes de vie divinement instituées, mais bien de moyens élaborés par les hommes dans leur recherche de la volonté de Dieu à travers leur propre croissance spirituelle. La motivation et les buts sont spécifiquement chrétiens ; les moyens utilisés appartiennent à une tradition humaine multiséculaire. Quelle est donc, pour un chrétien, la nature et le sens de l'obéissance à un maître spirituel ou à une règle et un supérieur ?

Nous pouvons trouver d'abord quelque lumière dans ce que l'Écriture dit à propos de l'obéissance aux pouvoirs établis, et spécialement dans l'attitude de jésus à leur égard. Au temps de jésus, la Palestine était sous domination romaine. Comme en tout pays conquis, il y avait, dans la population, des « coopérants » et des « maquisards ». Certains juifs étaient compromis avec le pouvoir étranger, comme, par exemple, les publicains ou collecteurs d'impôts, considérés par plusieurs comme des pécheurs publics. D'autres, par ailleurs, comme les Zélotes, étaient des sortes de guérilleros désireux de chasser l'envahisseur. jésus choisit ses disciples dans les deux camps, et ne semble pas s'être tellement préoccupé de quel côté les gens se situaient. Mais il demande à ceux‑ci d'être honnêtes et consistants avec leur choix et logiques avec eux‑mêmes. Lorsqu'on lui demande s'il est légitime de payer le tribut à César, il se fait montrer une pièce de monnaie à l'effigie de César, et il répond de rendre à César ce qui est à César. Ce qui veut dire : si vous utilisez la monnaie de l'autorité romaine, et profitez des services que les Romains vous offrent, alors soyez honnêtes et logiques, et payez le tribut. L'obéissance à l'autorité romaine n'est pas présentée comme l'obéissance à une autorité divine déléguée, mais comme un comportement sincère et honnête dans une situation sociale donnée. Vous pouvez accepter ou refuser cette Situation ; c'est une question de choix humain. Mais vous devez être logiques et accepter les conséquences de votre choix. Vous devez donc alors être toujours soumis à Dieu, de qui vous recevez sans cesse la vie.

L'attitude de jésus à l'égard des systèmes religieux des Pharisiens et des Docteurs de la loi est la même. A ceux qui ont choisi de suivre ce système et de profiter de la sécurité religieuse et psychologique qu'il offre, aussi bien lue de, ses autres avantages, jésus demande d'observer ce qu'ils enseignent. Quant à lui et à ses disciples, ils ont pris leur distance, et il ne se sent pas obligé d'observer leur interprétation de la loi et leurs prescriptions, pas plus lue de payer le tribut à César. Il se refuse décidément à faire partie de leur système.

De même, lorsque saint Paul recommande aux esclaves d'être obéissants à leurs maîtres, il ne prétend pas que l'autorité du maître d'esclaves est une autorité divine déléguée, Il recommande simplement ce qui semble une attitude logique consistante avec un système social déterminé, à un point précis de son évolution. Et dans ses recommandations aux femmes d'être soumises à leur mari, il ne faut pas voir l'expression d'une loi divine concernant la nature des relations entre les sexes, mais un jugement prudentiel tributaire d'un certain contexte culturel limité.

Quant aux structures sociales à l'intérieur du groupe de ses disciples, l'Église, Jésus n'a donné qu'un précepte précis : se mettre au service les uns des autres. Tout le reste est utilisation de moyens humains, tributaires de divers systèmes sociaux, pour essayer de répondre à ce précepte.

L'Écriture réfère toujours l'obéissance directement à Dieu. Elle est la conformité du vouloir humain au vouloir divin. Nulle part il n'apparaît que la soumission d'un homme à un autre homme soit vertueuse en elle‑même ; et nulle part il n'est dit que, dans sa recherche de la volonté de Dieu il soit plus vertueux pour l'homme de se soumettre aux décisions d'une autre personne que de prendre ses propres décisions, selon son discernement personnel. L'obéissance à toute autorité humaine, à un père spirituel comme à une règle, est une question de logique et de consistance avec soi‑même dans l'utilisation des moyens choisis pour découvrir la volonté de Dieu.

La loi de Dieu, la volonté de Dieu sur chaque homme est inscrite en son coeur. Le chemin vers Dieu passe par le coeur de l'homme. Pour découvrir la volonté de Dieu, il doit d'abord découvrir son propre coeur, devenir conscient de son véritable être, de son « moi » profond (bien au‑delà de ses désirs superficiels et de ses caprices). Cela requiert un long effort de purification et de détachement à l'égard de tout ce qui constitue le « faux moi ». Être obéissant consiste, pour l'homme, à découvrir sa vocation ou mission propre, c'est‑à‑dire à devenir conscient de son mode propre et inaliénable de relation au Père, et à accepter les conséquences de cette prise de conscience, avec les déchirures et les morts qu'elle peut nécessiter.

Dans ce processus de purification et de croissance, de recherche et de réali­sation de la volonté de Dieu, l'homme doit faire le choix de moyens, dont certains seront plus adaptés que d'autres pour lui. Ce choix des moyens est la responsabilité de l'homme ; Dieu ne le fait pas pour lui. Et bien que ce choix soit libre, il est, bien sûr, largement conditionné par le contexte historico­culturel où chacun se trouve.

 

Les choix humains et leur risque

Lorsqu'il atteint l'âge adulte et un certain degré de maturité, l'homme doit choisir d'abord son type de relation avec la société civile et l'institution religieuse. Il se mariera ou restera célibataire ; il choisira un cheminement spirituel solitaire, se laissant éventuellement former ou guider par un maître spirituel, ou il se joindra à une communauté de cheminement. S'il choisit de se consacrer à un type déterminé de service, il pourra s'y donner seul, de façon autonome ou se joindre à un groupement qui assume et organise un tel service ; ou encore il pourra demander à un évêque de l'intégrer, par l'ordination, dans le service pastoral de l'Église institutionnelle, etc. Une fois qu'un tel choix a été fait, librement et consciemment, la fidélité à soi‑même comme aux autres personnes concernées exige qu'on y soit fidèle et qu'on en accepte toutes les implications et les conséquences.

Si je me confie à un maître spirituel, à l'instar des premiers moines du désert, ou des moines bouddhistes ou hindous, c'est pour arriver, par ce moyen, à devenir une personne libre et détachée, à maîtriser mes passions et à connaître mon propre coeur, afin de pouvoir découvrir Dieu et son vouloir, l'aimer et vivre en union avec lui. je me confie à ce maître parce que j'ai confiance en sa capacité de me guider à travers ce processus. Je m'en remets totalement à lui et fais tout ce qu'il me dit, non parce que je crois que ses décisions personnelles sont automatiquement la volonté de Dieu sur moi, mais parce que je fais confiance à son charisme pour me faire croître dans le Christ. Je crois qu'il est assez en contact avec son propre coeur pour m'aider à découvrir le mien. Il pourra me demander de faire des choses ridi­cules parfois ; et si j'ai l'humilité de les faire, ce ne sera pas parce que je ne les considère pas idiotes, mais parce que je crois que, par ces gestes idiots en eux‑mêmes, le maître expérimenté sait me conduire au détachement et à la liberté, et me faire croître. Il s'agit pour moi d'être logique et consistant avec mon choix d'un moyen bien spécifique de croissance humaine et spirituelle.

Et si je me joins à une communauté, ce n'est pas parce que Dieu aurait fait ce choix pour moi. C'est que je choisis ce style de vie communautaire comme un moyen que je crois apte pour moi de poursuivre ma recherche de la volonté de Dieu, Ceci vaut pour toute communauté, celles que l'on appelle actives comme celles que l'on dit contemplatives. Dans le cas des communautés actives, il y a une dimension supplémentaire. je choisis de réaliser un service d'Église en communion avec une communauté structurée en fonction de ce service plutôt que de le réaliser seul (ce qui serait un choix également légitime, quoique peut‑être moins adapté pour moi). Ici encore il s'agit du choix d'un moyen. La vie religieuse, sous ses différentes formes, est un style de vie chrétienne destiné à favoriser un type d'expérience de Dieu et, en certain cas, à constituer un contexte favorable à un type déterminé de service. Ces formes de vie, élaborées par les hommes, ont été éprouvées par l'expérience des siècles, et leur utilité a été confirmée par l'approbation de la hiérarchie de l'Église. Il ne s'agit donc pas d'institutions divines. La motivation et les buts du religieux chrétien sont spécifiquement chrétiens et enracinés dans l'Evangile. Le moyen utilisé, ou la forme de vie, est une institution humaine dont l'histoire déborde largement les cadres historiques et géographiques du christianisme. Il s'agit d'un système qui ne peut produire ses fruits que s'il est accepté dans son entier. Ici encore, une fois que j'ai choisi ce moyen, la logique et l'honnêteté exigent que je me conforme à sa législation, à sa structure hiérarchique, etc.

L'arbre doit être jugé à ses fruits. Inutile de dire que chacun des choix ci‑dessus mentionnés comporte des risques. Une situation d'« obéissance », apte à favoriser la croissance de telle personne, sera néfaste pour telle autre. L'obéissance totale et quasi‑aveugle à un maître peut être un excellent moyen de croissance, comme le prouve l'expérience de toutes les grandes religions du monde. Mais elle peut aussi conduire à de terribles échecs, surtout si le maître n'est pas aussi charismatique qu'on le croit ou qu'il se croit lui‑même. Même à l'époque de l'âge d'or du monachisme chrétien en Égypte, si bien des moines furent conduits, par cette technique, à de hauts degrés de conscience et d'union à Dieu, d'autres y laissèrent leur santé physique et psychique, sous la férule de maîtres incompétents. Et l'histoire S'est souvent répétée, jusqu'à nos jours. Il en est de même de la vie communautaire, qui peut conduire à la liberté intérieure et favoriser un apostolat fécond, tout comme elle peut empêcher l'une et l'autre, si elle est sclérosée ou mal orientée. Si beaucoup de tort a été causé par des supérieurs autoritaires, sincèrement convaincus de parler continuellement au nom de Dieu, plus de mal encore est souvent résulté de la démission des « sujets » renonçant à leur responsabilité personnelle, tout en considérant qu'ils renonçaient à leur « volonté propre ».

 

Discernement des « vocations » et formation

Lorsqu'un novice se présente à la porte d'une de nos communautés, nous nous efforçons souvent, à travers toutes sortes de moyens, de découvrir s'il a la « vocation », comme si celle‑ci était un genre de virus décelable par des tests appropriés. Cette attitude suppose une conception relativement récente de la vocation qui implique une intervention directe de Dieu dans le choix des « moyens ». On retrouve la même attitude, au fond, chez ceux qui, lorsqu'ils quittent la vie religieuse, disent avoir découvert qu'ils n'avaient pas « la vocation ».

L'attitude des Pères du désert me semble beaucoup plus saine et réaliste. Lorsqu'un aspirant se présentait à lui, l'ancien lui décrivait son régime de vie, puis il lui disait : « examine‑toi pour voir si tu veux vivre ce genre d'ascèse, et si tu peux le supporter ». De même, saint Benoît écrit sa Règle monastique à l'intention de quiconque veut retourner par la voie de l'obéissance vers Dieu dont il s'était détourné par la désobéissance. Et je ne crois pas que ‑saint Bemard soumettait à de longs tests les brochettes de novices qu'il ramenait à Clairvaux après chacune de ses tournées de prédication.

Il me semble donc que lorsqu'un novice vient dans une communauté, l'important n'est pas de découvrir s'il appartient à cette catégorie d'êtres humains qui sont censés « avoir la vocation », mais bien de découvrir s'il veut réellement le genre de vie dans lequel il entre, et de l'amener au besoin à le vouloir de plus en plus consciemment et sincèrement. Et lorsque les novices quittent le noviciat, dire qu'ils « n'avaient pas la vocation » pourrait bien n'être qu'une façon facile de refuser d'admettre notre incapacité à leur donner la formation qu'ils étaient venus chercher.

je crois que la plupart des échecs dans la vie religieuse (et par échecs je n'entends pas nécessairement les sorties) proviennent du fait que bien des gens sont entrés dans la vie religieuse sans l'avoir jamais délibérément choisie. Ils y sont venus parce qu'on les a convaincus, ou parce qu'ils se sont convaincus eux‑mêmes que telle était la volonté ou la décision de Dieu sur eux. Ils ont accepté cette volonté extérieure sans jamais l'avoir voulue eux-mêmes. De fait, en bien des cas, ils ne sont jamais arrivés à un degré suffisant de connaissance de soi pour savoir vraiment ce qu'ils voulaient au fond d'eux‑mêmes. Et il se peut bien que la forme de vie religieuse où ils ont échu les ait empêchés d'y arriver.

 

La volonté de Dieu pour tout homme est écrite en son coeur. Toute forme d'obéissance qui aliène l'homme et le conduit à la soumission mécanique à des lois extérieures appartient à cette longue série de moyens religieux que l'homme a inventés au cours de l'histoire pour refuser de prendre ses propres responsabilités en demandant aux dieux de prendre ses décisions à sa place. La seule forme d'obéissance vraiment chrétienne est celle qui conduit l'homme à la découverte de son propre coeur, de cette partie de lui‑même où il est un avec Dieu. Et cette obéissance ne peut porter ses fruits qu'en celui qui la choisit délibérément et en accepte sincèrement et honnêtement toutes les implications et les conséquences.

 

 

Mistassini Armand VEILLEUX ocso