Écrits et conférences d'intérêt général



 

 

 
 

 

Nourrir la foi et l’intelligence [1]

 

            Nous constatons de nos jours une crise sérieuse de la transmission, que ce soit la transmission du savoir ou celle de la foi, de la religion ou de la culture.  Cette crise, qui affecte les universités, les familles aussi bien que les Églises, a été souvent décrite par les sociologues, en particulier par la sociologue française, Danièle Hervieu-Léger, par exemple dans son ouvrage Catholicisme, la fin d’un monde (Bayard, Paris 2003).  Une crise n’est pas nécessairement quelque chose de négatif ; elle ne l’est pas lorsqu’elle est bien gérée. Selon son étymologie grecque, le mot crise signifie un moment de jugement, de discernement -- un moment où l’on doit revoir l’équilibre des composantes de notre existence personnelle ou collective. 

            La grande majorité des Chrétiens de Belgique et des autres pays d’Europe de l’Ouest ont reçu la foi à travers leur famille, d’abord, mais aussi à travers les diverses structures constituant l’univers religieux et culturel de l’institution ecclésiale, aussi bien que dans un contexte socio-culturel fortement conditionné par l’Église et sa vision de l’existence humaine. Or, de nos jours, ce contexte, qui a servi durant plus d’un millénaire comme chaîne de transmission de la foi et comme sa matrice culturelle, s’est effondré.  Il s’en est suivi une crise profonde de la religion en tant qu’expression culturelle et initiation à la foi.  La plupart des Chrétiens ne pratiquent plus ;  mais la très grande majorité d’entre eux ont conservé la foi, même s’ils auraient souvent bien des difficultés à l’exprimer en formules doctrinales. 

            Le grand souci de l’Église, et la responsabilité première des Pasteurs, de nos jours, est donc de nourrir cette foi. Car si cette foi qui existe toujours, ne fût-ce que comme un braise sous la cendre, n’est pas transmise aux nouvelles générations, elle risque de disparaître de nos sociétés à plus ou moins brève échéance. Elle risque d’abord de se dessécher chez ceux qui en vivent encore. 

            La tentation est grande de vouloir rétablir la transmission rompue en restaurant les structures « religieuses » à travers lesquelles elle se faisait dans le passé.  C’est une illusion, car ces structures faisaient partie d’un ensemble socio-culturel disparu depuis l’avènement de la modernité. Cette entreprise de restauration peut avoir des résultats numériques dans l’immédiat mais risque de créer simplement des camps de réfugiés culturels. Il ne s’agit pas de transmettre un ensemble de moyens qui servaient autrefois à transmettre la foi, mais qui ne fonctionnent plus,  mais bien de transmettre la foi. 

            Par foi il faut cependant entendre non pas simplement un ensemble de vérités auxquelles il faut adhérer par l’intelligence et/ou la volonté, mais d’une véritable relation personnelle avec Jésus de Nazareth, le Vivant. Cette relation se nourrit par un contact assidu avec la Parole de Dieu, lue de préférence en petites communautés ecclésiales qui l’appliquent à leur situation particulière. Ces communautés doivent pouvoir compter sur leurs Pasteurs pour les guider dans cette écoute toujours nouvelle et toujours à refaire en Église.  Les formules dans lesquelles cette foi commune s’est exprimée à travers les âges, en particulier lors des Conciles Œcuméniques, sont un guide dans la quête de cette rencontre de Dieu dans l’expérience personnelle et collective de foi, elle ne la remplacent pas. La foi  chrétienne est essentiellement la foi en la Personne de Jésus, qui ne peut s’identifier avec l’acceptation intellectuelle de formules. 

            La transmission de la foi a aussi besoin du ministère des théologiens, différent de celui des Pasteurs et complémentaire ce celui-ci. C’est le rôle des théologiens de nourrir l’intelligence des fidèles et de les guider dans leur effort pour se dire leur foi en mots humains, pour en comprendre les expressions passées et les réinterpréter sans cesse en fonction des contextes culturels changeants.  L’une des causes des problèmes actuels de transmission de la foi est peut-être -- en plus de la disruption de la matrice culturelle qui avait porté cette transmission durant des siècles -- le fait que le travail propre au théologien n’est pas suffisamment estimé à sa juste valeur de ni par le peuple chrétien en général, ni pas ses Pasteurs. Leur rôle n’est pas de commenter et d’interpréter les déclarations du Magistère, mais de commenter la Parole de Dieu telle qu’elle a été perçue tout au long de la Tradition et de la réinterpréter en dans le langage des Chrétiens d’aujourd’hui. Ce rôle, qui requiert beaucoup de courage et une certaine dose d’audace, se réalise dans la sérénité et avec fruits, dans la mesure où il est apprécié et non pas craint ou tenu sous contrôle. 

            Dans sa vie de tous les jours, le Chrétien est amené à prendre sans cesse des décisions demandant de sa part un jugement moral. La loi immédiate de son action est toujours sa conscience.  Il doit évidemment, s’il veut être honnête avec lui-même et avec Dieu, éclairer sans cesse cette conscience.  Elle est éclairée non pas par des personnes qui lui disent ce qu’il doit faire en chaque circonstance, mais par des Pasteurs qui l’aident à bien entendre la parole de Dieu, par des théologiens qui l’aident à interpréter cette Parole en relation avec leur situation de vie, et par divers spécialistes (laïques, pour la plupart) des domaines concernés (philosophie, sociologie, biologie). 

            Quant au Monde laïque d’aujourd’hui, il n’est plus disposé à se faire enseigner ce qu’il doit faire, par quelque autorité religieuse que ce soit.  Mais tout Chrétien, qu’il soit laïque, théologien ou Pasteur, peut l’influencer et l’éclairer à travers sa vie chrétienne elle-même. La conscience collective de la Société est imperméable aux dictats religieux, surtout s’ils sont fondés sur des principes abstraits relevant d’une philosophie d’un autre âge. Elle accepte cependant en général d’être éclairée par des témoins qui la ramènent à l’essentiel par leur vie-même. 

Armand VEILLEUX



[1] Texte paru dans le magazine L’Appel, nº 325, Mars 2010, p. 19, dans une série de réflexions faisant suite à la récente nomination du nouvel archevêque de Malines-Bruxelles.