ÉVÉNEMENTS monastiques
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La rencontre de l’Autre
au coeur de la violence Le message des sept moines de Tibhirine (Conférence donnée à l’Université de Louvain, le 8 mars
2004, dans le cadre d’une série de conférences sur « Mystique et politique ») Il y aura bientôt huit ans qu’un groupe de sept moines
cisterciens-trappistes étaient enlevés, puis tués en Algérie. Leur mort suscita de vives émotions ainsi que
de quasi-unanimes condamnations dans tout le monde occidental,
aussi bien musulman que chrétien.
C’est du sens de leur vie, encore plus que de leur mort,
que je voudrais vous entretenir ce soir, dans le contexte de cette
série de conférences sur le thème « mystique et politique ». Je rappelle tout d’abord
très rapidement les faits, qui sont d’ailleurs assez bien connus :
Au cours de la
nuit du 25 au 26 mars 1996 un groupe d'hommes armés fit irruption
dans le monastère de Notre-Dame de l'Atlas à Tibhirine en Algérie
et séquestra les sept moines qu'ils y trouvèrent. Au bout d’une longue attente d'environ un mois,
durant laquelle on ne sut rien ni d’eux ni de leurs ravisseurs,
un premier message signé par un chef du GIA (Groupe Islamique
Armé) du nom de Djamel Zitouni revendiquait l'enlèvement des moines
et proposait au président de la République française leur libération
en contrepartie de celle de prisonniers islamistes.
Finalement, après un autre mois d’attente, au cours duquel
il y eut diverses tractations sur lesquelles la lumière n’a pas
encore été faite totalement, et qui échouèrent, un deuxième communiqué
annonçait leur mort. Quelques
jours plus tard on célébrait dans la cathédrale d’Alger leurs
funérailles, en même temps que celles du Cardinal Duval, décédé
quelques jours auparavant, et ils étaient enterrés dans le cimetière
du monastère à Tibhirine même, en présence d’une population locale
entièrement musulmane qui les aimait et qui pleurait leur mort. Ceci est évidemment un résumé très
bref, dont chaque détail soulève beaucoup de questions et demanderait
de longues explications. Je
crois cependant que ce résumé suffira comme point de départ d’une
lecture de l’événement pris dans son ensemble.
Dès le moment du drame et au cours des années qui suivirent,
plusieurs en ont fait une lecture spirituelle, disons mystique ;
et cette lecture est précieuse. Je fais partie d’un petit groupe de personnes,
croyants et non-croyants, qui pensent qu’une lecture politique
doit également en être faite, et qu’au surplus, ces deux lectures
ne s’opposent nullement mais se conjuguent et se complètent. Je crois que nous pouvons prendre notre
inspiration dans le Testament de Dom Christian de Chergé, prieur
de la communauté de Tibhirine et l’un des sept moines assassinés. Ce testament spirituel écrit deux ans avant
les événements et ouvert le dimanche de la Pentecôte 1996, quelques
jours après l’enterrement des moines, restera sans doute l’une
des plus belles pages de la littérature religieuse du 20ème
siècle. Les premières lignes de ce Testament nous donnent
tout de suite le cadre de notre analyse : S’il
m’arrivait un jour – et ça pourrait être aujourd’hui – d’être
victime du terrorisme qui semble vouloir englober maintenant tous
les étrangers vivant en Algérie, j’aimerais
que ma communauté, mon Église, ma famille, se souviennent
que ma vie était DONNÉE à Dieu et à ce pays. ...... Qu’ils
sachent associer cette mort à tant d’autres aussi violentes laissées
dans l’indifférence de l’anonymat. Christian est un moine qui a choisi
de vivre dans la solitude une communion avec Dieu. Il sait cependant qu’une communion authentique
avec Dieu n’est pas possible sans une communion tout aussi authentique
avec ses frères, comme avec l’Église et la société. Il conserve tous ses liens avec ceux qu’il appelle,
non sans une touche d’intimité : ma communauté, mon Église,
ma famille. Sa vie n’a pas été simplement « donnée
à Dieu » ; mais
ce don à Dieu a été incarné dans un don à « ce pays »,
l’Algérie, qu’il aimait tant.
Et, finalement, il n’oublie pas que s’il était victime
de la violence qui engloutissait alors l’Algérie, il ne serait
qu’une des milliers de victimes de la même violence. Est-il possible de trouver une expression plus
frappante et plus concrète des liens entre mystique et politique
dans la vie d’un authentique mystique ? Cet texte fut rédigé dans un contexte
bien précis du drame algérien.
Il porte deux dates : « Alger, 1er
décembre 1993 et Tibhirine, 1er janvier 1994 ».
La première date correspond au moment où, après les attentats
dans le métro de Paris et la prise d’otage des passagers d’un
Airbus français qui s’était terminée dans le sang à l’aéroport
de Marseille, le GIA (Groupe islamiste armé) demandait à tous
les étrangers de quitter l’Algérie, les menaçant de mort.
C’est le jour où Christian rédigea la première mouture
de son Testament. Le texte reçut sa forme finale un mois plus
tard. Entre-temps, divers événements tragiques étaient survenus.
D’abord douze ouvriers Croates chrétiens avaient été égorgés
à Tamezguida, à quelques kilomètres du monastère et, durant la
soirée du 24 décembre, six islamistes armés s’étaient présentés
au monastère en présentant des requêtes et des exigences. Durant les jours suivants les moines avaient
longuement réfléchi en communauté sur l’opportunité de rester
ou de partir. Ils avaient
finalement opté unanimement pour rester.
Parmi les raisons de rester étaient leur solidarité avec
la population locale. Or, pour comprendre la nature et l’importance
de cette solidarité, il faut retourner encore un peu plus haut
dans l’histoire et considérer le contexte de l’implantation de
cette communauté monastique en terre algérienne. ... un peu d’histoire de l’Algérie Il y avait eu une chrétienté florissante
en Afrique du nord au temps de Tertullien et de Cyprien de Carthage
et d'Augustin d'Hippone. Cette
partie de l'Afrique était alors une colonie romaine.
Lorsque Augustin mourut les barbares étaient aux portes
de Carthage, et l'église latine d'Afrique du Nord ne survécut
guère à l'écroulement de l'Empire romain d'Occident.
Elle avait à peu près déjà disparu au moment des invasions
musulmanes. Une première fondation trappiste fut faite en Afrique du Nord du temps
de la colonisation française, à Staouëli, à 17 kilomètres à l'ouest
d'Alger. Fondée par l'abbaye
d'Aiguebelle en 1843, treize ans après la conquête de l'Algérie
par les Français, cette fondation avait acquis une certaine notoriété
par son développement rapide.
Elle était toutefois très liée au système colonial, dans
son esprit et son mode d'implantation.
Elle fut fermée en 1904. Notre-Dame de l'Atlas, une nouvelle communauté,
d'un style et d'un esprit très différent fut fondée à proximité
de Médéa quelque 30 ans plus tard.
Comme beaucoup de monastères nés au 19ème siècle,
ou au début du 20ème, la communauté de Notre-Dame de
l'Atlas commença comme un refuge. Un groupe de moines du monastère de Notre-Dame
de la Délivrance en Slovénie, dans la crainte d'être chassés,
ouvrirent un refuge à Ouled-Trift en 1934, transféré à Ben Chicao
en 1935 et à Tibhirine à 7 kilomètres de Médéa en 1938.
Le refuge fut alors assumé par l'abbaye française d'Aiguebelle
et transformé en véritable fondation, qui devint bientôt une communauté
monastique autonome. C’est
sans doute partiellement à cause de ces humbles débuts que cette
communauté établit des relations d'amitié et de collaboration
avec la population locale qui, en quelque sorte, l'adopta.
Ces liens établis avec la population locale, permirent
à la communauté, même si elle était composée entièrement de Français,
de passer sans grandes difficultés à travers la guerre d'indépendance
d'Algérie. L'un des moines,
le frère Luc, fut bien pris comme otage par le FLN, mais libéré
au bout de quelques jours, dès qu’on sut qui il était. Ce frère, qui était médecin, eut
un impact énorme sur le développement de la communauté et surtout
sur son intégration dans la société locale, longtemps
avant l'Indépendance de l’Algérie.
Né en 1914, il avait connut encore enfant les terribles
violences de la première Guerre Mondiale et les souffrances de
l'après-guerre. Jeune médecin, il connut les violences de la
seconde Guerre Mondiale, au cours de laquelle il se porta volontaire
pour soigner les prisonniers dans les camps de concentration nazis. Entré ensuite à l’abbaye d’Aiguebelle, en France,
il arrivait en Algérie en 1946.
Aussitôt, il ouvrit dans l'enceinte du monastère un dispensaire
où, depuis cette date jusqu'à sa mort en 1996 – donc, durant un
demi-siècle -- il soigna quiconque se présentait à lui, sans regard
à la nationalité, à l'appartenance politique ou à la religion. Tous l'aimaient et le respectaient parce que
tous se savaient aimés et respectés de lui.
Au début son dispensaire suppléait à l'absence de services
publics de santé. Si l'on
continua à venir à lui longtemps après l'installation d'autres
dispensaires et d'hôpitaux publics dans la région, c'est qu'on
trouvait chez lui non seulement un toubib au diagnostic presque
toujours exact mais aussi un homme de Dieu incarnant dans son
mode d'être à la fois très humain et très surnaturel la sollicitude
pastorale du Fils de Dieu. Homme d'une grande liberté intérieure,
muni d'un sens de l'humour désarmant, il n'avait peur de rien
ni de personne. Aucune menace, de quelque quartier qu'elle vienne,
n'aurait pu l'empêcher de témoigner jusqu'au bout, même au risque
de sa vie, l'amour universel à quiconque avait besoin d'être soigné. L’année 1946, durant laquelle frère
Luc était arrivé à Tibhirine marquait l’arrivée en Algérie, comme
évêque de Constantine de Monseigneur Léon-Étienne Duval (qui deviendra
le Cardinal Duval), un
homme qui marqua profondément l'Église d'Algérie et aussi la communauté
de Tibhirine. Nommé à la tête de l'archidiocèse d'Alger en
1954, vers la fin de la période coloniale, alors que rien ne semblait
l'avoir préparé à une situation aussi complexe,
il s'était révélé l'homme de l'heure.
Au cours de la guerre d'indépendance, il se fit respecter
de tous, sauf des extrémistes d'un côté comme de l'autre, en affirmant
sa foi en la possibilité pour tous – Algériens et Français, musulmans
et chrétiens -- de vivre en frères et dans l’harmonie.
Il ne cessa de condamner
la violence -- toutes les violences, de quelque côté qu'elles
viennent. C'était une prise de position fort dangereuse,
et c'est un miracle qu'il n'ait jamais été éliminé. Dieu a voulu qu'il demeure, jusque dans un âge
avancé et longtemps après l'abandon de ses fonctions officielles,
un témoin fidèle de ce type de témoignage chrétien.
Le moines de Tibhirine incarnaient le témoignage qu'il
avait lui-même vécu tout au long de son épiscopat ; et c’est
sans doute la peine profonde causée par l'écroulement apparent
de la cohabitation et de la forme de fraternité universelle qu'il
avait désirée en Algérie, qui fut la cause immédiate de sa mort.
À la fin de la guerre d’indépendance, la situation des
Chrétiens d’Algérie était radicalement changée.
L'Église d'Algérie, composée en très grande partie de français
ou de "pieds-noirs" fut réduite à un tout petit reste,
à cause de l'exode massif de ces deux groupes vers la France.
Les conversions au christianisme étaient devenues à peu
près impossibles – au moins les conversions ouvertement reconnues.
Un recrutement local devenant exclu, on pouvait se poser des questions
sur l'opportunité de maintenir en Algérie une communauté monastique
désormais très réduite en nombre et qui ne pourrait plus se recruter
sur place. Les autorités
de l'Ordre cistercien décidèrent donc la fermeture du monastère. Mais le Cardinal Duval, ayant depuis longtemps
reconnu dans la communauté de Tibhirine une réalisation de son
idéal de présence chrétienne, protesta vigoureusement, et le monastère
ne fut pas fermé. Cette
simple présence d'une communauté monastique chrétienne, quelle
que soit la nationalité de ses membres, au milieu d'un peuple
musulman lui semblait d'une importance capitale.
La communauté fut maintenue et son témoignage trouva son
épanouissement dans la mort de sept de ses membres en 1996.
À un certain moment, tout de suite après l'Indépendance
en 1960, la communauté fut réduite à seulement deux ou trois personnes. Elle fut ensuite reconstituée avec des moines
venant de diverses communautés appartenant à des traditions monastiques
différentes. Tous étaient
des caractères forts, ayant choisi de venir en Algérie.
Il n'était certainement pas facile de faire une communauté
homogène à partir de tels éléments.
Et pourtant, à travers le dialogue, la prière et une attention
contemplative aux manifestations de Dieu, ils arrivèrent à une
unité très profonde qui les maintint ensemble durant les trois
dernières années de leur vie, qui furent des années exigeantes
et très dangereuses. Il va sans dire que l'arrivée de Christian
de Chergé fut un moment décisif pour la communauté. Trajectoire toute spéciale que celle de sa vocation.
De famille de militaires, il avait passé son enfance en
Algérie, où sa mère l'avait formé à un profond respect de l'Algérien
et du Musulman. Il était
ensuite revenu en Algérie durant la guerre, comme jeune officier
et avait alors noué une amitié avec un Arabe musulman qui lui
a d’ailleurs sauvé la vie au prix de la sienne.
D'abord prêtre séculier du diocèse de Paris, il sentit
l'appel à la vie contemplative et choisit le monastère de Notre-Dame
de l'Atlas à Tibhirine. Avec l'accord de ses supérieurs, il fit d’abord
à Rome, au PISAI, des études de langue et de culture arabe. Ayant développé une connaissance assez approfondie
et un grand amour pour la religion de l'Islam, il s'impliqua et
impliqua profondément sa communauté dans le dialogue interreligieux. Après son élection comme prieur de sa communauté,
en 1984 il guida celle-ci dans une orientation plus explicite
vers ce dialogue interreligieux, qui venait couronner les autres
formes de communion déjà pratiquées dans la vie de tous les jours,
dans la fraternité et l’amitié. Le monastère de Tibhirine devint, au
fil des années, un lieu de dialogue chrétien-musulman. Ce fut
le fruit d'une évolution naturelle et non de quelque chose de
programmé. Des musulmans profondément religieux se mirent graduellement
à fréquenter le monastère. Par la suite, un groupe de dialogue
chrétien-musulman, le Ribat es Salam se constitua, qui se réunissait régulièrement au monastère,
pour prier et échanger. (Trois des onze missionnaires assassinés
avant les frères de Tibhirine étaient membres de ce groupe). Quelques
années après l'élection de Christian comme prieur, la communauté
accepta à la demande insistante de l'évêque de Rabat, de fonder
une maison annexe dans le diocèse de Fez au Maroc.
Cette fondation eut plusieurs rôles.
D'abord elle instaurait au Maroc, un pays entièrement musulman,
une présence chrétienne contemplative semblable à celle de Tibhirine
en Algérie. De plus elle permettait aux quelques membres
anciens de N.-D. de l'Atlas, qui se sentaient moins à l'aise avec
l'orientation nouvelle donnée à la communauté par Christian, de
continuer au Maroc une présence chrétienne moins explicitement
impliquée dans le dialogue interreligieux.
Enfin, elle permit providentiellement à la communauté de
N.-D. de l'Atlas de survivre à la tragédie de 1996. La crise politique
de 1990 et des années suivantes:
Considérons maintenant les années qui précédèrent
cette tragédie. C’est en 1988 que commença à se manifester l’insatisfaction
de la population à l’égard d’un pouvoir perçu comme corrompu.
Cette insatisfaction grandit
de plus en plus et favorisa la croissance d'un mouvement islamiste
le FIS (Front Islamiste du Salut).
À la fin de 1991, lors d'élections nationales dont il apparut
évident que le FIS sortirait vainqueur, les militaires arrêtèrent
le processus électoral et prirent de nouveau le pouvoir.
L'Algérie allait entrer dans une période de violence armée
qui dure jusqu'à nos jours, et qui a fait à date entre 200.000
et 250.000 victimes, la plupart parmi la population civile – sans
compter un million et demi de personnes déplacées à l’intérieur
du pays, jusqu’à aujourd’hui.
Aussi bien la violence de l'armée que celle des groupes
de résistance islamistes se radicalisa de plus en plus. Les moines
de Tibhirine se voulaient très solidaires de la population locale.
Donc, lorsque nous
pensons à leur mort, nous devons penser aussi non seulement aux
autres religieux catholiques qui furent tués avant eux, mais aussi
aux milliers d'Algériens qui furent victimes de la même violence.
Parmi ces victimes on pouvait compter de nombreux iman qui furent
victimes de leurs appels à la paix et de leur refus de toute violence,
qu’elle vienne des islamistes ou de l’armée. J’ai mentionné plus haut
la « visite » d’un groupe d’islamistes armés au monastère
de Tibhirine dans la soirée du 24 décembre 1993.
Il vaut la peine de s’y arrêter. Le chef
du groupe, l'émir Sayah Attiya, était reconnu comme un terroriste
d'une violence redoutable. Il était responsable de la mort des
douze Croates et aurait, selon les forces de sécurité, égorgé
145 personnes. Son échange avec le Père Christian, supérieur de
la communauté de Tibhirine fut exceptionnel. Père Christian, en
appelant au Coran, lui dit que le monastère était un lieu de prière
où jamais aucune arme n'avait pénétré et exigea que la conversation
ait lieu à l'extérieur du monastère. Ce à quoi Attiya se plia.
Il présenta aux moines, en tant que "religieux" comme
lui-même et son groupe d'Islamistes, trois exigences de coopération.
À chacune Christian répondit que ce n'était pas possible; chaque
fois il dit: "vous n'avez pas le choix"; et chaque fois
Christian répondit: "oui, nous avons le choix". Il partit
en disant qu'il enverrait ses émissaires avec un mot de passe.
Lorsqu'au moment de son départ Christian lui dit: "Vous êtes
venus ici en armes au moment où nous nous préparions à célébrer
Noël, la fête du Prince de la Paix", il répondit: "Excusez-moi,
je ne savais pas." Le miracle fut que non seulement Sayah
Attiya repartit ce soir là sans égorger les moines et sans les
brutaliser, mais qu'il ne revint pas et n'envoya pas ses émissaires.
Lorsque, environ deux mois plus tard il fut blessé gravement dans
un affrontement avec les forces de sécurité, il agonisa durant
neuf jours dans la montagne, tout près, mais n'envoya pas chercher
le médecin du monastère, ce qui avait été l'une des exigences
auquel Christian avait dit qu'il ne pouvait pas répondre. Jamais
les moines n'achetèrent leur sécurité par quelque concession que
ce soit, et ils ne cautionnèrent jamais quelque violence que ce
soit; mais pour eux toute personne, même le terroriste, demeurait
une personne humaine digne de compréhension.
Dans l’esprit d’islamistes, comme Ali Benhadjar, qui était
présent à ce dialogue entre Christian et l’émir Attiya, celui-ci
décida alors que les moines, en tant que religieux, ne devaient
pas être l’objet de violence de la part de ses hommes Lorsque plus tard, l'administration
algérienne voulut imposer au monastère une protection militaire
armée, la communauté refusa nettement cette protection, utilisant
le même argument: les armes n'ont pas de place dans un lieu de
prière et de paix. A partir du printemps de 1994, plusieurs
religieuses et religieux de l’Église d’Alger payèrent de leur
vie leur solidarité avec le peuple Algérien. Le 8 mai
1994, Sœur Paule-Hélène Saint-Raymond et Frère Henri Vergès étaient
assassinés dans la bibliothèque qu'ils tenaient au service des
jeunes d'un quartier populaire d'Alger.
Le 23 octobre de la même année, Sœur Esther Paniagua et
Soeur Caridad María Alvarez étaient abattues devant la chapelle
de Bab-el-Oued. Le 27 décembre – toujours de la même année --
quatre Pères Blancs étaient assassinés dans leur Maison
à Tizi-Ouzou : les Père Alain Dieulangard, Charles Deckers, Jean
Chevillard et Christian Chessel. Le 3 septembre 1995, Soeur Denise
Leclercq et Soeur Jeanne Littlejohn étaient assassinées à Belcourt
de deux balles dans la tête. Enfin, le 10 novembre 1995, Soeur Odette Prévost était tuée et sœur Chantal
Galicher était blessée à la sortie de leur domicile dans le quartier
de Kouba.
On peut constater des constantes dans ces morts.
Tous ces témoins étaient des personnes qui avaient établi
des liens d'amitié avec le peuple algérien et qui vivaient en
grande communion avec le petit peuple, dont ils partageaient la
vie. Tous ont été tués
dans le milieu où ils vivaient et travaillaient. Il est clair que le message donné par les assassins
– ou leurs mandataires -- était que cette proximité et cette fraternité
étaient précisément ce qui dérangeait et qu'on voulait faire cesser. On ne leur reprochait pas d'être des prosélytes,
ce qu'ils n'étaient pas. On
leur reprochait d'être des personnes de communion, et de condamner
par leur vie même toute forme d'exclusion et toute forme de violence,
de quelque côté qu'elle vienne, et au nom de quelque idéal – religieux
ou politique -- qu'elle soit exercée.
Aucun d'entre eux n’avait d’activités politiques.
Aucun n'avait pris position dans les querelles opposant
les diverses factions de la société algérienne.
Et pourtant leur vie avait une dimension politique: Ils
travaillaient à la construction de la communauté algérienne.
Par leur nationalité et leur religion, ils appartenaient
à un petit groupe minoritaire.
Leur présence en Algérie affirmait, à l'encontre de toutes
les formes d'exclusion et d'éradication de l'autre, le droit à
la différence. Aucun n'était un travailleur solitaire, oeuvrant
seul et de façon marginale. Ils étaient toutes et tous des personnes de
communauté, vivant leur vie religieuse chrétienne dans de petites
communautés, fils et filles fidèles de la grande communauté qu'est
l'Église, et amants de la grande communauté humaine sans aucun
exclusivisme. Tous incarnaient le type de présence chrétienne
en terre algérienne qu'avait instauré le grand évêque d'Alger
qu'avait été le Cardinal Duval. La solidarité
avec ceux qui ne pouvaient pas partir.
Après chacune de ces tragédies, dont les victimes étaient
dans plusieurs cas des amis intimes de la communauté de Tibhirine,
celle-ci se posa la question : Fallait-il rester ou partir ?
Chaque fois les moines décidèrent de rester. Pourquoi ?
En Europe, certains disaient alors qu'on comprenait que
des "missionnaires" demeurent pour continuer leur "apostolat",
mais pas des moines qui, de toute façon, pouvaient mener leur
vie de prière n'importe où ailleurs... C'était ne rien comprendre
à leur vie. La vie contemplative ne se vit pas dans l'abstrait.
Elle est toujours incarnée, enracinée dans un lieu et un
contexte culturel bien concret.
Le moine cistercien, qui vit selon la Règle de saint Benoît,
fait vœu de stabilité. Cela
implique non seulement la stabilité dans la vocation monastique,
mais aussi la stabilité dans une communauté bien concrète et,
à moins d'une mission spéciale, dans un lieu déterminé.
Bien sûr, une communauté tout entière peut se déplacer,
mais elle ne peut le faire sans tenir compte des liens qu'elle
a établis avec la société et la culture locale. La communauté de Tibhirine ne se comprenait
pas sans son enracinement dans les montagnes de l'Atlas, sans
ses liens d'amitié avec toute la population de Tibhirine, de Draa
Esnar, de Médéa. Dans une prédication de retraite donnée à Alger
quelques semaines avant l'enlèvement, Christian disait, avec une
jeu de mot périlleux: "... j'affiche cette différence : je viens
de la montagne..."
Les frères étaient conscients que la population locale
était elle-même prise dans un étau entre deux violences opposées
– celle des islamistes radicaux et celle de l’armée --
et qu'elle n'avait pas le choix de fuir.
Pour les moines, fuir eut alors été un manque de solidarité
avec ceux dont ils avaient partagé la vie dans les moments de
paix. Après le martyre de Henri et Paule-Hélène, Christophe écrit
dans son journal: "On
ne peut pas oublier et partir sans trahir ce qui reste une grâce
de proximité, d'amitié de vérité." (29/05/1995).
Mohammed, le gardien, avait dit à Christophe: "Vous,
vous avez encore une petite porte par où partir.
Pour nous: non, pas de chemin, pas de porte." Et un autre voisin, Moussa avait dit à Christian
: "Si vous partez, vous nous privez de votre espoir et vous
nous enlevez notre espoir."
Il n'eut pas été chrétien de partir.
Ils restèrent. Les frères considéraient leur présence comme
une affirmation du droit à la différence – droit qu'ils réclamaient
pour le peuple des environs aussi bien que pour eux-mêmes.
Ils n’étaient pas naïfs, loin de là.
Sans cesse ils analysaient soigneusement la situation politique
du pays et de la région, non pas pour réagir en politiciens mais
pour donner à cette situation, dans leur vie de tous les jours,
une réponse évangélique. Leur unanimité se fit dans la prière
plus qu’à travers les discussions ou les échanges. "La violence me tue et je dois trouver quelque
part un appui pour ne pas me laisser emporter par ce flux de mort"
écrivait Christophe en son Journal (11/07/1995).
Suffit-il de dire que le moine, surtout s'il est étranger,
ne doit pas choisir entre les deux forces en présence? – Voici
la réponse de Christophe: "Peut-être n'est-ce pas assez de
dire que nous n'avons pas à choisir entre le pouvoir et les terroristes.
En fait, nous faisons concrètement et quotidiennement le
choix de ceux que Jean-Pierre appelle 'le petit peuple'.
Nous ne pouvons rester, si nous nous coupons de lui.
Cela nous fait dépendre – pour une part – de son choix
à notre égard. Nous pourrons devenir gênants demain ou plus
tard."
Ils devinrent effectivement gênants, ayant pris position
ni pour les militaires ni pour les
islamistes mais pour le petit peuple pris entre les deux.
Dans la récollection donnée à un groupe de laïcs à Alger
le 8 mars 1996, à peine quelques semaines avant l’enlèvement --
Christian commentait avec force le précepte de l'Écriture : "Tu
ne tueras pas", et il l'appliquait à toutes les situations
du pays et terminait par une série de phrases lapidaires: Ne pas tuer le temps... Ne pas tuer la confiance...
Ne pas tuer la mort... Ne pas tuer le pays... Ne pas tuer le musulman...
Ne pas tuer l'Église... Deux
semaines plus tard, lui et ses frères étaient enlevés et deux
mois plus tard ils étaient victimes de cette violence.
Aucun d'entre eux ne désirait le martyre.
Ils aimaient la vie et redoutaient la mort.
Mais ils l'avaient consciemment et explicitement acceptée
si c'était la volonté de Dieu.
Dans une lettre circulaire du 21 novembre 1995 ils avaient
écrit: "La mort brutale – de l'un de nous, ou
de tous à la fois – ne serait qu'une conséquence de ce choix de
vie à la suite du Christ.
[1]
"
Lorsque, dans la nuit du 26 au 27 mars 1996 un groupe d'hommes
armés se présentèrent au monastère et les amenèrent en direction
de Médéa, aux yeux de ceux qui ont pu les voir traverser le village
encadrés d'hommes armés, ils avaient l'air de suivre des terroristes.
En réalité ils suivaient le Christ.
S'il fallait mourir, ils voulaient le bien faire!
Le vieux frère Luc, qui avait depuis longtemps demandé
qu'on chante à ses funérailles la chanson d'Edith Piaff "Non,
je ne regrette rien", fit à la Prière universelle de l'Eucharistie,
le 31 décembre 1994 – donc quelques jours après la visite dramatique
de la nuit de Noël – la prière suivante : "Seigneur,
fais-nous la grâce de mourir sans haine au coeur." L'inspiration
de cette belle prière a été reprise dans le Testament de Christian.
Pierre Claverie Tous les religieux et religieuses dont j'ai mentionné le martyre
sont morts avant les sept moines de Tibhirine. Un autre grand témoin de la foi – et un disciple
et fidèle ami du Cardinal Duval -- est mort un peu après eux,
clôturant en quelque sorte ce cycle infernal.
Il s'agit de Pierre Claverie, archevêque d'Oran, assassiné
le 1er août 1996. Un
très beau livre, écrit par un confrère et un ami de Claverie,
le Père Jean-Jacques Pérennès, nous le fait connaître.
Sans s'attarder aux circonstances de sa mort, l'auteur
s'attache avec sagesse à décrire son témoignage, son martyre au
sens profond du mot, tout au long de sa vie d'homme, de religieux
et d'évêque.
Pierre Claverie était né à Alger, dans le quartier Bab
el-Oued en 1938. Il y passa toute son enfance et son adolescence.
Après plusieurs années d'étude et de formation en Europe
comme Dominicain, il revint en Algérie où il demeura jusqu'à sa
mort. Après avoir été plusieurs
années directeur des Glycines, une bibliothèque à l’usage des
étudiants et étudiantes arabes, il devint évêque d'Oran en 1981. L'un des chapitres du livre de Pérennès s'intitule
"À la rencontre joyeuse de l'Autre". La découverte graduelle de l'Autre est en effet
une dimension importante du cheminement de Claverie. Non simple découverte cependant, mais acceptation
de l'Autre dans toute sa différence.
À partir du renversement politique de 1988 et surtout après
les événements tragiques de 1992, il ne cesse d'affirmer la nécessité
de "vivre ensemble dans le respect des différences".
Avec ses amis Algériens partageant la même vision il ne
cesse d'analyser les situations qui se succèdent et d'y appliquer
ce principe. Certains l'accusent de "faire de la politique".
En réalité ce qu'il fait c'est plutôt une sérieuse analyse
de la situation politique afin de lui donner une réponse chrétienne.
Sa compréhension de la situation l'amène à dénoncer constamment
au nom de l'Évangile toutes les injustices et toutes les violences.
Le 15 août 1993, il publie un communiqué dans la presse algérienne,
sous le titre : "Nous ne pouvons nous taire", dont voici
quelques extraits: "Avec les catholiques
de mon diocèse, je voudrais dire la consternation et l'horreur
qui nous saisissent devant l'escalade de la violence dans ce pays
que nous aimons... Nous prions Dieu
d'éclairer de Sa sagesse ceux qui détiennent aujourd'hui le pouvoir
et ceux qui s'y attaquent par la violence afin que le dialogue
et la paix permettent de résoudre, dans la justice, les problèmes
qui se posent au peuple algérien, et particulièrement à ceux qui
sont le plus durement touchés par la crise économique.
Nous en appelons humblement à la raison et à la foi de
tous les croyants pour que le dialogue se substitue au meurtre
et à la répression.
[2]
"
C'est précisément sa réponse évangélique à la situation
de violence qui lui mérita la mort.
Il n'est pas mort seul.
La même bombe meurtrière qui le dépeça emporta aussi dans
la mort un musulman, son chauffeur et ami Mohammed, mélangeant
leur sang sur le sol et le mur de la résidence épiscopale.
On a souvent souligné le caractère hautement symbolique
de cette union dans la mort. Cette circonstance nous rappelle que la mort
des témoins chrétiens ne peut être séparée de celle de toutes
les autres victimes de la même spirale de violence qui engouffre
l'Algérie depuis près de quinze ans.
Quelle qu'ait été leur appartenance religieuse ou politique,
ces personnes ont été éliminées, au moins pour un bon nombre d'entre
elles, pour avoir incarné dans leur vie, elles aussi, les mêmes
valeurs que les chrétiens incarnaient par fidélité au Christ,
à savoir, le respect de la différence, fondement de l'acceptation
et de l'amour de l'autre en tant qu'autre. Encore le Testament :
Tout ce qui précède nous permet, je crois de mieux comprendre
plusieurs passages très denses du Testament de Christian de Chergé,
et de percevoir à quel point la mystique et la politique s’y marient
dans une solidarité d’inspiration et d’orientation profondément
chrétienne.
Dans ce texte qu’il adresse, comme nous l’avons vu, à sa
communauté, son Église, et sa famille, à qui il demande de prier
pour lui, il affirme sa conscience d’une responsabilité collective
de la violence et du mal : « J’ai suffisamment
vécu pour me savoir complice du mal qui semble, hélas,
prévaloir dans le monde, et même de celui-là
qui me frapperait aveuglément. »
Le vrai mystique n’est pas celui qui prie pour « les
pécheurs », comme s’il s’agissait d’un catégorie d’hommes
à part. Il prie pour eux,
parce qu’il en est solidaire, se sachant lui-même pécheur.
Du mal qui lui serait fait personnellement, il veut pardonner,
mais il sait bien que seule la grâce peut rendre capable de pardonner. Bien plus, il est si conscient de sa coresponsabilité
dans tout le mal qui existe sur la terre, qu’il sent le besoin
d’être lui-même pardonné du mal qui pourrait le toucher : J’aimerais, le moment
venu, avoir ce laps de lucidité qui me permettrait
de solliciter le pardon de Dieu et celui de mes
frères en humanité, en même temps que
de pardonner de tout coeur à qui m’aurait atteint.
Dans les lignes suivantes de son Testament Christian affirme
très clairement qu’il ne désire aucunement la mort, même pas celle
du martyre. Et ce qui est le plus impressionnant est la
raison qu’il donne pour ne pas désirer cette grâce : Je ne saurais souhaiter
une telle mort. Il me paraît important
de le professer. Je ne vois pas,
en effet, comment je pourrais me réjouir que ce peuple que
j’aime soit indistinctement accusé de mon meurtre. C’est trop cher
payé ce qu’on appellera, peut-être, la « grâce du martyre » que de la devoir
à un Algérien, quel qu’il soit, surtout s’il dit
agir en fidélité à ce qu’il croit être l’Islam.
Il fait ensuite allusion aux caricatures de l’Islam qu’encourage
un certain islamisme radical et regrette qu’on identifie l’Islam,
qui est avant tout une voie religieuse, avec les intégrismes de
ses extrémistes. Ces propos sont sans doute encore plus d’actualité
aujourd’hui alors que, surtout depuis le 11 septembre 2001, sous
prétexte de lutte contre le terrorisme, on monte de toutes pièces
une guerre des civilisations entre l’Occident que, pour les besoins
de la cause, on considère chrétien et le monde arabe, qu’on identifie
à l’Islam, et plus précisément à un Islam intégriste. L’Algérie et l’Islam,
pour moi, c’est autre chose, c’est un corps et une âme. Je l’ai assez proclamé,
je crois, au vu et au su de ce que j’en ai reçu, y retrouvant si
souvent ce droit fil conducteur de l’Évangile.
Vient ensuite la partie proprement mystique de ce Testament. Il fait allusion à ceux qui le trouvaient quelque
peu naïf dans son dialogue avec l’Islam et il se réjouit déjà
de pouvoir contempler ses frères musulmans avec les yeux mêmes
de Dieu. Combinant dans un raccourci gigantesque l’enseignement
de la Genèse sur la création de l’homme et de la femme à l’image
et à la ressemblance de Dieu, et la doctrine patristique sur la
perte de la ressemblance divine par le péché et son rétablissement
par la grâce, de même que les réflexions de Lévinas
sur le respect de la « différence », il se représente
Dieu rétablissant la ressemblance chez tous ses enfants, en « jouant »
avec leurs différences, un peu comme un enfant jouant avec le
sable... ou la glaise (ce qui est une allusion au récit biblique
de la création). ... sera enfin libérée
ma plus lancinante curiosité. Voici que je pourrai,
s’il plaît à Dieu, plonger mon regard
dans celui du Père pour contempler
avec lui Ses enfants de l’Islam tels qu’il les voit,
tout illuminés de la gloire du Christ, fruit de sa Passion,
investis par le Don de l’Esprit dont la joie secrète
sera toujours d’établir la communion et de rétablir la
ressemblance, en jouant avec les différences.
Cet admirable texte se termine par un « merci »
adressé non seulement à Dieu, mais à sa famille, à tous les siens,
à tous ses amis, étendant ce « merci » également à celui
qui pourrait lui trancher la gorge : Et toi aussi, l’ami
de la dernière minute, qui n’aura pas su ce que tu faisais. Oui, pour toi aussi
je le veux de MERCI, et cet « A-DIEU »
en-visagé de toi. Et qu’il nous soit
donné de nous retrouver, larrons heureux, en paradis, s’il
plaît à Dieu, notre Père à tous deux. AMEN Ish’ Allah.
Remarquons en passant le sens, probablement emprunté à
Lévinas (qu’il lisait à ce moment-là),
qu’il donne au mot « en-visagé »
(qu’il écrit d’ailleurs en deux mots, avec un trait d’union. Il avait alors écrit, en hors de son Testament
les mots : « Quand un A-DIEU
s’envisage », écrivant aussi le mot a-dieu
avec un trait d’union ; le
sens étant « quand le chemin vers Dieu prend un visage, ou
reçoit un visage ». Il
veut donc voir la manifestation dans Dieu dans le visage de son
bourreau. Mystique et politique...
Cette vision mystique, que Christian de Chergé exprime
si bien, n’était pas seulement la sienne.
Elle était partagée par ses frères de communauté.
Ce groupe d’hommes très différents les uns des autres,
ayant chacun une forte personnalité, était devenu une authentique
communauté, dont les liens s’étaient renforcis et soudés au cours
des trois dernières années de leur vie, alors qu’ils confrontaient
sans cesse avec l’Évangile et les exigences de leur vie monastique
la situation politique et sociale dans laquelle ils se trouvaient.
Christian désire avoir la grâce de pardonner à son meurtrier,
alors qu’ils se retrouveront face à face.
Le pardon est en effet une relation entre des personnes.
Il ne peut se donner dans l’abstrait.
C’est une des raisons pour lesquelles il est important
de connaître la vérité sur les circonstances précises de l’enlèvement,
de la captivité et de la mort des moines de Tibhirine, et surtout
sur l’identité et les motifs de leurs assassins et de leurs mandataires,
s’il y a lieu. Personnellement
j’aime faire mienne la phrase de la maman de Steve Biko,
ce jeune sud-africain mort sous la torture à l’époque de l’apartheid :
« Je veux pardonner aux assassins de mon fils ; mais je veux d’abord savoir à qui je dois pardonner ».
C’est là l’une des nombreuses raisons d’avoir demandé au
gouvernement français d’ouvrir une enquête judiciaire sur les
circonstances de ce drame.
Quelle que soit l’impression très forte faite par leur
mort aussi bien en Algérie qu’en France et ailleurs, et quels
que soient les résultats de l’enquête judiciaire en cours, il
reste que l’impact le plus important de ces quelques moines aura
été celui non pas de leur mort mais de leur vie. En continuant de vivre tout simplement leur
vie monastique de tous les jours dans des circonstances sociales
et politiques qui devenaient de plus en plus compliquées et dangereuse,
ils se sont manifestés de vrais mystiques répondant à leur vocation
monastique d’une vie de communion avec Dieu incarnée dans une
communion avec des frères, avec la Société et l’Église locales
aussi bien qu’avec la culture de leur temps.
On ne peut qu’espérer que les effets en profondeur de cette
communion aident l’Algérie à sortir complètement du cycle de violence
qui continue de l’affliger et concourre à une compréhension et
un dialogue toujours plus grands entre Musulmans et Chrétiens.
Les mystiques vont souvent à contre-courant.
Le témoignage des moines de Tibhirine va réellement à l’encontre
de tout le courant actuel de conquête et d’imposition à l’échelle
mondiale d’un type de société et de culture.
La rencontre de l’Autre, qu’on peut considérer comme une
définition de l’expérience mystique, ne peut jamais se réaliser
sans la rencontre de l’autre – tout être humain quel qu’il soit
– dans la pleine acceptation et le plein respect de sa « différence ».
C’est quand on continue tout bonnement de vivre cette rencontre,
même lorsqu’elle dérange, que l’on devient « martyr ». Louvain, le 8 mars 2004 Armand VEILLEUX |
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