Questions monastiques en général
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La vie monastique dans un monde pluraliste La vie monastique est
une vie de communion : communion avec Dieu, communion avec des
soeurs ou des frères au sein d'une communauté, communion avec
l'Église et communion avec la Société.
La question qu'il m'est demandé de traiter est : comment
vivre cette vie monastique -- cette vie de communion -- dans la
société actuelle, que l'on considère comme une société pluraliste. L'expression "société
pluraliste" peut être comprise de plusieurs façons. Lorsque j'ai reçu la lettre de soeur Thérèse
Marie me demandant de traiter ce sujet, j'ai eu envie de lui demander
ce qu'elle signifiait par cette expression.
De même, ces jours derniers, sachant que votre intervenant
principal traitait de la vie de l'Évangile dans un monde pluraliste,
j'ai eu aussi l'idée de m'informer de la façon dont il abordait
ce thème. Je n'en ai rien fait, voulant garder toute la
liberté d'aborder ce thème par tous les angles qu'il peut avoir. Dieu nous a tous faits
différents. Chaque être
créé est différent des autres.
Chaque personne humaine a sa propre personnalité, inaliénable.
Notre monde est donc pluraliste de par sa nature même,
et en cela réside en grande partie sa beauté et sa richesse. Chaque créature, chacun de nous, est la manifestation,
sous une facette déterminée de l'éminente richesse de la beauté
divine. Au sein de l'humanité
il y a de très nombreuses cultures, chacune représentant une façon
particulière de comprendre l'existence humaine ainsi que d'entrer
en relation les uns avec les autres et avec l'Être suprême.
Si bien que, comme le disait Jean-Paul II dans une conférence
sur la culture humaine donnée à l'UNESCO, au début de son pontificat,
la pluralité des cultures fait partie de la notion même de culture. Au sein de chacune des cultures chaque personne
a sa façon propre de se laisser former par cette culture et de
concourir par son expérience propre à la transformer. Autre dimension de la pluralité. Toute culture, d'une façon
ou de l'autre, a une dimension religieuse. Si bien que la diversité des cultures engendre
la pluralité des formes d'expérience religieuse, et donc la pluralité
des religions. À l'origine
d'une religion, il y a une forme particulière d'expérience religieuse
ou de foi, trouvant son expression dans un ensemble de rites,
de traditions, de codes moraux qui ont besoin pour se transmettre
de se redire, de se réinterpréter et de se définir.
Si bien que la pluralité des philosophies et des théologies
est essentielle à toute religion qui n'est pas fossilisée. Au sein de chaque société
humaine, même en dehors de la sphère religieuse, il y a diverses
façons de comprendre et de vouloir l'organisation de la vie sociale
et des interactions entre les personnes : d'où la pluralité des
visions sociales et politiques, des projets d'organisation de
la vie économique. Enfin, même au sein de
la tradition chrétienne, il y a une grande pluralité de façons
de vivre son engagement chrétien, soit dans le mariage, soit dans
le célibat, soit dans des engagements sociaux soit dans une vie
de renoncement, soit dans une vie religieuse active ou dans une
vie contemplative. Je pourrais allonger encore
la liste des aspects de la pluralité ou du pluralisme. Qu'il suffise pour le moment de dire que en
tant que religieux, en tant que moines et moniales, c'est face
à toutes ces formes de pluralité et dans le respect de ce pluralisme
de formes que nous devons nous situer. * * * Je crois cependant que,
lorsqu'on parle de "monde pluraliste", de nos jours,
on fait surtout allusion au fait que, dans nos sociétés occidentales,
le Christianisme n'est plus aussi central (ou envahissant) qu'il
l'était il y a une ou deux générations, et que les Chrétiens doivent
coexister avec des personnes qui professent d'autres religions,
ou qui disent ne pas en avoir, ou qui proposent des principes
ou des visions de la société qui ne sont pas toujours compatibles
avec la vision chrétienne. J'oserais dire que c'est
là une situation tout à fait normale et que ce fut assez longtemps
la situation durant les premiers siècles de l'Église. Entre le monde pluraliste où se développa l'Église
durant plusieurs siècles, et le monde pluraliste d'aujourd'hui,
il y a eu en Occident une longue période qui correspond plus ou
moins au Moyen-Âge, tout en le débordant aux deux extrémités,
que nous appelons la "Chrétienté". Ce qui caractérisait cette
longue période de Chrétienté, c'est que dans tout le monde occidental,
les valeurs chrétiennes étaient les valeurs de référence. Les hommes et les femmes n'étaient probablement
pas ni plus croyants ni meilleurs qu'aujourd'hui. Les moeurs n'étaient pas plus morales et la
violence était tout aussi endémique que de nos jours. Mais pour toute personne, qu'elle vive ou non
selon l'Évangile, les valeurs chrétiennes étaient les valeurs
de référence. Tous les
aspects extérieurs de la vie chrétienne avaient une valeur de
symbole et étaient perçus par tous comme tels.
Ainsi, pour ne donner qu'un exemple, la clôture monastique
des moniales -- la clôture matérielle -- rappelait à tous
les valeurs évangéliques que les femmes derrière cette clôture
vivaient, ou s'efforçaient de vivre -- et lorsqu'elles n'y étaient
pas fidèles, cela n'enlevait rien à la force du symbole. L'habit distinctif que portaient les clercs
et les religieux était aussi le symbole des valeurs que ceux-ci
voulaient vivre. De nos
jours, ni la clôture, ni l'habit religieux n'ont pour le peuple
en général une valeur de symbole. Ils sont des signes -- l'habit peu servir comme
signe d'identification à tel groupe -- mais sont souvent des signes
de toute autre chose que ce qu'on voudrait leur faire signifier. (Dans le monde occidental, le fait pour un homme
de se promener dans les rues avec une robe sur le dos est signe
de tout autre chose que ce qu'on voudrait signifier -- c'est différent
en Orient ou dans le monde arabe...) * * * Si la société n'était
pas pluraliste, l'Église n'aurait pas, en quelque sorte, de raison
d'être. Elle n'existe pas pour elle-même; elle existe pour le monde auquel elle est envoyée.
Être appelé à être disciple de Jésus et à faire partie
de son Église n'est pas un privilège de ceux qui seraient les
seuls à être sauvés; c'est
au contraire une mission -- la mission d'être le sacrement du
salut, la manifestation visible sous le signe de la communion,
du salut offert par Dieu à tous les hommes et femmes de bonne
volonté. Durant les premiers siècles
de l'Église, celle-ci est essentiellement missionnaire, toute
entière tournée vers sa mission, étant la présence visible du
message et de la grâce évangélique au sein d'un monde très pluraliste,
au niveau religieux aussi bien qu'au niveau social.
Même à l'intérieur de l'Église existe un très grand pluraliste
jusqu'à l'époque des premiers Conciles après la paix constantinienne.
On constate à cette époque de grands courants spirituels
qui évoluent parallèlement à la fois en dehors de l'Église et
au sein de l'Église, les courants non chrétiens étant influencés
par le christianisme et le christianisme étant influencé par des
courants non-chrétiens. C'est d'ailleurs ainsi que naît le monachisme
chrétien, résultat de la rencontre entre une tradition ascétique
très ancienne, bien vivante dans tout le Moyen Orient à l'époque
du Christ et le message évangélique.
Après une maturation de quelques siècles apparaîtra après
quelques siècles une forme de vie chrétienne bien distincte, qu'on
appellera le monachisme (fruit d'un admirable mouvement d'inculturation.) Après la paix Constantinienne,
mais surtout après le baptême de Clovis et la conversion en masse
de peuples entiers, s'établira en Occident le régime de Chrétienté
dont je vous ai parlé au début, qui avait évidemment sa grandeur
et sa beauté, mais où l'Église avait perdu largement sa dimension
missionnaire, les ministères devenant presque exclusivement des
ministères intra-ecclésiaux. Depuis déjà quelques siècles,
nous ne sommes plus en régime de Chrétienté, mais l'Église a continué
jusqu'à Vatican II à se conduire comme si elle était encore en
régime de Chrétienté, même si elle avait perdu des pans entiers
de ses membres. Depuis Vatican II l'Église réapprend -- souvent
péniblement -- en vivre en situation de diaspora dans le monde;
ce qui est probablement sa situation la plus normale. La sorte de crise que
vie l'Église dans nos sociétés occidentales, et donc la crise
que connaît la vie religieuse et notre vie monastique en ces années-ci
est en grande partie due à cette situation de réajustement à un
condition nouvelle. La
crise de vocation que connaît la plupart
de nos communautés n'est pas une crise qui nous est propre, mais
une crise d'Église. Et la crise que connaît l'Église ne lui est
pas propre, c'est une crise de société.
Et j'aime à croire que cette crise est essentiellement
une crise de croissance. Toute notre formation
monastique nous a préparés à vivre pour l'Église, à être des témoins
pour l'Église, de valeurs chrétiennes.
Il nous faut apprendre, jour après jour, non pas à vivre
pour l'Église mais à vivre, en Église, pour le monde, à vivre
la communion -- la réalité divine par excellence -- avec toutes
les dimensions d'un monde richement pluraliste. Nous ne pouvons entrer
en relation avec les autres que si nous sommes vraiment nous-mêmes,
si nous sommes différents, si nous avons une véritable identité
propre. Le but de la vie monastique est cette identité,
cette totale "intégration".
D'ailleurs le sens premier du mot "moine" est
non pas celui qui vit seul, mais celui qui n'a qu'un but, qu'une
fin, qu'un amour dans la vie.
Plus une personne est une et unifiée, plus elle peut entrer
en relation avec Dieu, plus elle peut aussi entrer en relation
avec toutes les autres personnes, quelles que soient leurs idées,
leurs convictions religieuses, leur tendances philosophiques ou
sociales. Primat
de l'expérience religieuse
La notion de pluralisme implique celle d'unité. Le pluralisme implique que l'on
exprime et que l'on vit la même réalité de façons différentes. Ainsi le pluralisme théologique consiste dans
le fait que l'on utilise des systèmes de pensée différents pour
exprimer et interpréter le même donné de foi.
Le pluralisme politique consiste dans le fait de vouloir
arriver à la même fin du bien-être commun en utilisant des moyens
et des systèmes sociaux différents. À l'origine de tous ces
niveaux de pluralité, il y a une réalité importante qui est celle
de l'expérience humaine et ultimement de l'expérience de Dieu. Ce qui fait que moines et moniales peuvent avoir
un rôle très important au niveau de la communion, dans toutes
les sphères de la vie humaine, c'est que leur vie est tout entière
centrée sur l'expérience. Notre vie tout entière est centrée sur
la recherche de l'expérience de Dieu : par expérience, j'entends
une relation personnelle engageant tout notre être.
C'est là le sens de la "simplicité", de l'unité
de but qui caractérise la vie monastique.
Nous rejoignons l'idée
de Raimundo Panikkar (et de bien d'autres) selon qui la vie monastique
est un archétype universel -- ce qui veut dire non seulement qu'elle
existe et a existé dans toutes les grandes traditions spirituelles
de l'humanité, mais qu'il y a une dimension monastique en tout
être humain. Ceux que l'on appelle moines ou moniales sont
ceux et celles qui ont mis cette dimension au coeur de leur vie
et qui ont essayé d'organiser toute leur existence autour de cette
réalité. L'expérience humaine essentiellement
la même pour tout être humain, mais elle est toujours vécu dans
un contexte culturel particulier.
Cette expérience humaine, si elle est absolument authentique
ne peut pas avoir une dimension religieuse et devenir expérience
de Dieu. Et l'expérience de Dieu, si elle est authentique
et dans la mesure où elle est authentique, est la même pour tout
être humain. Dans la pratique,
elle n'existe jamais dans l'abstrait.
Tout comme l'expérience humaine se vit toujours dans une
culture, l'expérience religieuse se vit toujours dans une culture
religieuse déterminée. On a besoin de ce contexte pour se dire son
expérience. Or cela fait que plus
une personne vit au niveau de l'expérience (de la rencontre personnelle
de foi avec Dieu dans la prière contemplative), plus elle est
capable d'entrer facilement en communion avec tous les autres
êtres humains. Car tout ce qui peut nous différencier est secondaire
par rapport à cette réalité fondamentale et essentielle. Prenons l'exemple du dialogue
interreligieux. Dans l'époque
de Chrétienté on interprétait facilement d'une façon absolue et
très étroite l'expression "hors de l'Église, point de salut". Pour être sauvé il fallait faire partie de l'institution
"Église catholique".
Puis l'idée s'est faite que les autres Chrétiens qui étaient
"sincèrement dans l'erreur", pouvaient aussi être sauvés,
malgré leur religion, dans la mesure où ils étaient sincères et
menaient une bonne vie. Vatican II a fait un pas de géant en reconnaissant
les autres grandes traditions religieuses de l'humanité comme
des voies de salut pour ceux qui y étaient nés et qui cherchaient
sincèrement Dieu dans ces voies.
Après le Concile, un Secrétariat Pontifical fut créé
(Consilium) pour le dialogue entre le Christianisme
et les religions non chrétiennes.
Une dizaine d'années plus tard, ce Secrétariat a demandé
aux Ordres monastiques chrétiens d'assumer un rôle de leadership
dans le dialogue interreligieux. Pourquoi ? Tout
simplement parce qu'on s'était rendu compte que le dialogue qui
était très difficile au niveau des systèmes philosophiques et
théologiques et aussi au niveau des traditions religieuses était
relativement facile au niveau de l'expérience.
Puisque de chaque côté, aussi bien dans le Christianisme
que dans le bouddhisme et l'hindouisme, les moines et moniales
s'efforcent de vivre au niveau de l'expérience spirituelle, il
leur est très facile de se rencontrer, et même de se comprendre,
au delà des mots, des théories et des systèmes. Passons au niveau du pluralisme
théologique. Il y a toujours
eu dans l'Église des écoles théologiques correspondant à des sensibilités
différentes (au Moyen-Âge : les deux grandes traditions augustinienne
et thomiste). Pour ceux
qui font de l'activité théologique le coeur de leur vie, ces querelles
prennent une importance capitale.
Les garants de l'orthodoxie voient facilement des dangers
dans tout effort nouveau de comprendre différemment le donné révélé.
La personne qui vit au niveau de l'expérience spirituelle,
devient facilement sensible au fait que Dieu -- et toutes les
réalités spirituelles -- sont infiniment autres et plus grandes
que tout ce qu'on peut en dire et même en sentir.
Alors, pour lui/elle, toutes les théologies et les philosophies
sont des balbutiements utiles qui se complètent.
Chacune est un effort humain de regarder sous un certain
angle ou sur une certaine facette le diamant aux nombre infinies de facettes qu'est la réalité divine.
Il n'a même pas de problème à voir des lueurs de la même
vérité dans des affirmations peut-être objectivement contradictoires.
Ce sont des façons différentes de dire l'ineffable. Nos monastères sont facilement
et doivent demeurer des lieux où toute personne de bonne volonté
se sente accueilli dans sa dignité humaine : qu'elle soit chrétienne
pratiquante ou non, qu'elle soit religieuse ou se dise athée,
qu'elle soit PS, CDH ou MR, etc.
Il nous est possible de pratiquer cet accueil et cette
communion dans la mesure où nous vivons vraiment au niveau de
l'essentiel et non de l'accidentel. ********** À l'époque de la Chrétienté, où il y avait une
fusion à peu près totale entre l'Église et l'Empire, le désir
de reconquérir les lieux Saints et l'histoire des Croisades s'accompagnèrent
d'une crainte endémique du danger représenté pour l'Occident par
l'Islam. Au cours des derniers siècles une évolution
importante s'était faite et un certain dialogue s'était établi
entre l'Islam et le Christianisme.
Si nos frères de Tibhirine sont allés si loin dans ce dialogue,
c'est qu'ils rencontraient leurs frères et soeurs de l'Islam,
non pas au niveau des grande discussions théologiques, mais au
niveau de la vie de tous les jours et de l'expérience spirituelle,
là où nous nous retrouvons tous enfants d'un même père. De nos jours des théoriciens et des politiciens
se sont efforcés de répandre l'idée d'un conflit des religions
et des civilisations. Leurs
théories ont engendré le terrorisme et des guerres comme celle
que nous venons de connaître en Irak.
En tant que moines et moniales, nous devons faire tout
en notre pouvoir pour travailler à la communion entre les personnes,
entre les cultures et entre les religions. C'est aujourd'hui une dimension essentielle
de notre vocation à la communion. ****** Si notre vocation est si belle, comment se fait-il
que nous ayons si peu de vocations.
Il n'y a pas à se cacher que beaucoup de nos communautés,
sinon la plupart, connaissent de nos jours un sérieux problème
de vocations. Dans notre Ordre, on parle
beaucoup de nos jours, de précarité.
On parle de communautés "précaires" ou de communautés
"en situation précaire".
Je ne cache pas que cela m'agace!... surtout lorsqu'on
commence à énumérer les critères qui nous permettent de déclarer
que telles et telles communautés entrent dans cette catégorie...
Ces critères (comme celui du nombre par exemple) sont tout
à fait subjectifs. Pourquoi une communauté de 10 ou de 5 serait
en soi plus précaire qu'une communauté de 50? Cependant, au delà de
toutes ces considérations, il ne faut pas oublier que la précarité
est une dimension essentielle de l'existence humaine, et que Dieu
lui-même a voulu y goûter en se faisant homme.
Il est d'ailleurs mort vers l'âge de 33 ans, ayant eu des
conditions de vie fort précaires. Mais acceptons le terme
"précaire", et reconnaissons que la plupart de nos communautés
sont précaires, si l'on veut dire par là qu'elles sont fragiles
et que plusieurs pourraient bien ne plus exister dans quelques
années. À ce sujet il me semble important de faire remarquer
que, dans toutes les parties de la chrétienté où les communautés
religieuses et monastiques sont en situation précaire, c'est là
où l'Église dans son ensemble est en situation précaire.
Et, en général, c'est là où la société dans son ensemble
connaît la précarité, que ce soit au niveau de la famille, de
l'emploi, de la politique et même de l'éducation. Qu'en conclure? Tout d'abord que nous ne devons pas nous laisser
aveugler par nos propres problèmes et penser que nous pouvons
trouver seuls des réponses à notre précarité.
Nous devons plutôt apporter notre contribution en tant
que moniales et moines à la solution d'un problème d'Église et
de société. Et la première étape de cette recherche de solution
consiste à essayer de comprendre ce qui se passe et ce qui s'est
passé. Les problèmes que
nous connaissons aujourd'hui ont probablement leur origine il
y a de nombreux siècles. Il
y a peut-être des tournant que l'Église et le monachisme ont manqués,
et nous en sentons les conséquences aujourd'hui. *************** Modernité Pour
comprendre ce qui se passe actuellement entre l'Église et la société
dite pluraliste, il faudrait faire l'histoire de ce qu'on appelle
la "modernité" (avant de parler de post-modernité). Au
quatrième siècle, l'Église est devenue l'Église de l'Empire. Dans son organisation sociale, la hiérarchie
ecclésiale assuma une position définie et importante dans la stratification
de la population. Le clergé
acquit une place privilégiée dans la structure sociale et devint
une partie constituante du pouvoir dans la société.
Au cours d'une longue évolution, l'Église officielle acquit
un pouvoir important dans toute l'Europe.
Et cette situation atteint son point suprême durant le
Moyen Age, alors que l'Église contrôlait l'éducation et les croyances. À
la fin des temps pré-modernes, la situation du monde occidental
était une réplique surprenante du monde sacral théocratique des
religions anciennes. Les croyances chrétiennes pénétraient toutes
les structures culturelles et sociales, définissaient els relations
entre les hommes, répondaient aux questions sur les phénomènes
naturels et inspiraient les arts et les sciences.
L'autorité religieuse chrétienne était devenu le sommet
sacré de la société humaine et l'arbitre final dans pratiquement
tous les problèmes humains. L'Église
maintint cette position jusqu'à la fin du 16ème siècle. A partir de ce moment-là, un processus croissant
de modernisation a conduit à une autonomie croissante du monde
-- autonomie enracinée dans la quantité toujours croissante de
nouvelles connaissances scientifiques et de réflexions philosophiques
puis, un peu plus tard, dans la Révolution française et la Renaissance,
tout comme dans les nouvelles organisations sociales et politiques
de l'état moderne. Comment
l'Église a-t-elle réagi à ces mouvements nouveaux qui allaient
changer si profondément le monde et préparaient les temps modernes? Pour répondre d'une façon globale et sans doute
un peu simpliste, mais quand même vraie, nous pouvons dire que
l'Église a boudé cette évolution.
Et les conséquences en ont été tragiques, aussi bien pour
le monde moderne -- qui s'est développé sans l'Église et finalement,
en beaucoup de cas contre l'Église, que pour l'Église.
Finalement, avec Vatican II, l'Église s'est ouverte, au
moins théoriquement, à un certain dialogue avec le monde moderne. Les
grandes "Sommes théologiques" du Moyen Âge avaient été
le fruit de plusieurs siècles de créativité intellectuelle dans
l'Église, sous l'influence et l'apport de nombreux systèmes de
pensée, y compris grecs et arabes. Mais à partir de ce moment, la philosophie et
la théologie restèrent cristallisés jusqu'à la deuxième moitié
du 20ème siècle. répétant
et commentant simplement les textes anciens et réfutant les énormes
progrès des sciences modernes, en particulier de l'astronomie,
de la physique et de la biologie. Le
Concile le Trente, dans sa réaction contre la Réforme protestante,
prit une attitude encore plus défensive contre toute l'évolution
moderne. Cette attitude s'exprima dans une uniformisation
de la liturgie, du langage théologique et dans la formation des
clercs et des religieux. Et
le fait est que cette standardisation de la liturgie et de l'enseignement
théologique se faisait au moment même où la colonisation portait
l'Évangile dans des pays en dehors de l'Europe.
La même forme de liturgie, de réflexion théologique, d'organisation
ecclésiale était imposée aux vieilles cultures d'Asie comme
aux peuples aborigènes d'Amérique du Sud.
Les tentatives de missionnaires comme Ricci et De Nobili
d'évangéliser la Chine et l'Inde à partir des cultures locales
furent rapidement rejetées. Par
ailleurs, la formation uniforme du clergé dans toutes les parties
du monde eut deux conséquences:
1) elle accentua la séparation entre le clergé (et
les religieux) formés sur les base d'une pensée philosophique
médiévale et un laïcat formé selon les critères de la science
moderne; 2) elle ignora le contexte culturel et les richesses
culturelles des pays évangélisés. Les
siècles de l'époque de la modernité ont été des siècles de grande
créativité scientifique. L'application
des nouvelles connaissances de la nature permit le développement
de toutes les nouvelles technologies dont nous jouissons de nos
jours. L'humanité fit toute cette évolution sans la
direction de l'Église qui était restée en dehors du mouvement
et acquit une capacité toujours plus grande de contrôler la nature. La
philosophie célébra l'indépendance de la pensée humaine: Le Siècle
des lumières... L'époque la plus optimiste et la plus naïve de
l'histoire de l'humanité. On était alors aux portes de la révolution industrielle. Au
même moment : l'Empire -- ou les Empires -- étaient remplacés
par les états nations et l'Église perdait son pouvoir politique
(sauf le Vatican) -- réaction de ghetto à Vatican I.
Avec
Vatican II, beaucoup de choses on changé, au moins théoriquement;
mais il faudra des années avant que les nouvelles orientations
soient traduites dans la vie concrète.
L'Église a vécu tant d'années unie au pouvoir qu'il lui
est difficile de réapprendre à vivre sans pouvoir. Que
signifie tout cela pour la vie monastique.
Eh bien, le monachisme est profondément lié à la vie de
l'Église. Dans toutes les grandes périodes de création
et de transformation de la société et de l'Église, le monachisme
a connu des développements extraordinaires et a eu un
influence importante sur l'évolution de l'Église.
Cela est vrai du monachisme des 4 et 5ème siècles,
comme en particulier des grandes réformes des 10, 11 et 12ème
siècles. À
partir du 13ème siècle, c'est-à-dire à partir du moment
où commença la modernité -- boudée par l'Église, le monachisme
a graduellement perdu sa propre vitalité.
Il n'a pas su ou n'a pas pu, durant les siècles qui ont
suivi être un facteur de créativité ecclésiale.
Sans doute il n'y avait plus dans le peuple de Dieu les
grandes aspirations que les grandes réformes comme celles de Cluny
et de Cîteaux avaient su incorporer. La
restauration monastique du 19ème
siècle a été un phénomène beau mais ambigu. Elle était
liée à une restauration de l'Église liée à des positions politiques
qui continuaient le fus du monde moderne.
Cette restauration a eu des fruits beaux mais limités dans
le temps et limités aussi dans les secteurs de la population qu'elle
a touchés. Elle a touché
les secteurs de la population que l'Église n'avait pas encore
perdus. Vague
de vocations après la deuxième guerre mondiale, surtout aux USA
: Moment où l'Église
un nouveau rôle positif, moins défensif face à la société. Aujourd'hui,
en Europe, quand s'élabore une nouvelle
culture et une nouvelle civilisation, que fera le monachisme? Deux
attitudes fondamentales : recréer la "Chrétienté" --
Cette attitude de droite peut amener des vocations.
Ou considérer que nous sommes à la fin d'une période triste
de la modernité et au début d'une période de créativité. ******* Un tournant important
pour le monachisme lui-même s'était fait au 12ème siècle. Il concerne ce qu'on a appelé la "théologie
monastique". En effet, ce qu'on
a appelé "théologie monastique" n'avait, jusqu'au douzième
siècle, rien de spécifiquement monastique.
Elle était la façon dont on faisait la théologie dans l'ensemble
du peuple de Dieu, avec, bien sûr un assez grand pluralisme dans
les monastères comme en dehors des monastères.
Cette façon sapientielle et contemplative de faire la théologie
avait su jusqu'alors assumer, et transformer (inculturer, dirait-on aujourd'hui),
les apports de diverses méthodes et de divers courants de pensée.
On peut légitimement se demander comment aurait évolué
la théologie des siècles suivants si les moines n'avaient pas
boudé la méthode naissante et avaient su l'assimiler comme ils
en avaient assimilé tant
d'autres auparavant. Toujours
est-il que, pour le meilleur ou pour le pire, une façon dite monastique
de faire la théologie se maintint dans les monastères et la théologie
scolastique se développa dans les écoles hors des monastères.
Chez un Thomas d'Aquin, la méthode nouvelle est encore utilisée
dans une perspective profondément contemplative. Chez les commentateurs -- et les commentateurs
des commentateurs, elle se desséchera de plus en plus. C'est à cette époque qu'apparaît
une notion nouvelle de lectio
divina conçue comme une méthode.
À cette époque la préscolastique avait développé sa méthode
qui passait de la lectio à la quaestio, puis à la disputatio. La réaction des moines fut alors de développer
leur propre méthode: la lectio
conduisant à la meditatio
puis à l'oratio... et un peu plus tard on ajoutera
la contemplatio qu'on
distinguera de l'oratio. Alors que l'approche de l'Écriture
qui était celle des Pères du désert était en réalité une approche
que ceux-ci avaient en commun avec l'ensemble du peuple de Dieu,
la nouvelle approche ou nouvelle "méthode", car il s'agit
maintenant d'un exercice, d'une observance importante de l'existence
monastique, s'est réfugiée dans les monastères. On peut se demander
comment aurait évolué la théologie si les moines n'avaient pas
boudé la méthode naissante. De même en fut-il pour l'étude de l'Écriture. Les moines avaient
joué jusqu'à ce moment-là un rôle prépondérant dans l'interprétation
et l'usage de l'Écriture, bien que leur approche ne fût pas essentiellement
différente de celle de l'ensemble du peuple de Dieu. À partir du moment où, subissant, bien que sans
s'en rendre compte, l'influence de la pensée nouvelle, ils élaborent
leur propre méthode de lecture, parallèle à celle de la scolastique,
existent dans l'Église deux approches nettement distincte de l'Écriture: une qui se veut une lecture du coeur
(et qui à certaines époques oubliera souvent de faire suivre l'intelligence)
et une d'orientation scientifique, qui se desséchera de plus en
plus. Souvent, au cours des derniers siècles,
les moines oublièrent leur façon propre de lire l'Écriture et
les Pères et de faire la théologie, et adoptèrent celle de tout
le monde. Il était donc nécessaire pour les moines, à
notre époque, de revenir
à une façon de faire la théologie autre que la théologie des manuels
scolastique, et de revenir à une façon de lire l'Écriture et les
Pères autre que celle de l'exégèse scientifique moderne.
Il était important, dis-je que le monachisme
redécouvre cette façon de lire l'Écriture et cette façon de faire
la théologie. Mais il faut
aller plus loin: il faut reconnaître que cette façon de lire l'Écriture
et de faire la théologie n'a rien de spécifiquement monastique.
C'est tout le peuple de Dieu qui doit la redécouvrir car
ce fut, à une époque, la façon dont l'ensemble du Peuple de Dieu
lisait l'Écriture et faisait la théologie.
Il faut cependant faire encore un autre
pas. Il faut dépasser la
fragmentation de la vie du moine et des autres chrétiens. Il faut
redécouvrir l'unité primitive perdue en cours de route. En effet, s'il est vrai qu'on doive
se féliciter de la place qu'a prise la lectio
divina dans la vie des moines et aussi dans la vie de beaucoup
de chrétiens en dehors des monastères, depuis une quarantaine
d'années, il n'en est pas moins vrai que l'attitude présente à
l'égard de cette réalité n'est pas sans danger. Le danger est que, très souvent, quoique
parfois d'une façon imperceptible, on a transformé la lectio en un exercice -- un exercice entre
d'autres, même si on le considère le plus important de tous. Le moine fidèle fait une demi-heure ou une heure
et même plus de lectio par
jour, et passe à sa lecture spirituelle, à ses études et à ses
autres activités. Il adopte
une attitude gratuite d'écoute de Dieu durant cette demi-heure,
et se livre souvent aux autres activités durant le reste de la
journée avec la même frénésie, le même esprit de compétition,
la même distraction que s'il n'avait pas choisi une vie de prière
continuelle et de recherche constante de la présence de Dieu. Non seulement tout cela est totalement
étranger à l'esprit des moines du désert, mais cette attitude
est en contradiction avec la nature même de la lectio
divina Ce qui fait
l'essentiel de celle-ci, telle qu'elle est décrite par ses meilleurs
théoriciens, c'est l'attitude intérieure. Or, cette attitude n'est pas quelque chose que
l'on peut revêtir durant une demi-heure ou une heure de la journée. On l'a en permanence ou on ne l'a pas. Elle imprègne toute notre journée ou l'exercice
qu'on appelle “lectio”
est un jeu vide. Se laisser interroger par Dieu, se
laisser interpeller, former, à travers tous les éléments de la
journée, à travers le travail comme à travers les rencontres fraternelles,
à travers la rude ascèse d'un travail intellectuel sérieux comme
à travers la célébration liturgique et les tensions normales d'une
vie communautaire -- tout cela est terriblement exigeant.
Reléguer cette attitude de totale ouverture dans un exercice
privilégié qui est sensé par lui-même imprégner le reste de notre
journée est peut-être une façon trop facile de se dégager de cette
exigence. Pour les Pères du désert, lire, méditer,
prier, analyser, interpréter, scruter, traduire l'Écriture --
tout cela formait un tout indissociable.
Il aurait été impensable pour un Jérôme de considérer que
son analyse poussée du texte hébreu de l'Écriture pour en saisir
toutes les nuances était une activité
qui ne méritait pas le nom de lectio
divina. Il est certes heureux qu'on ait redécouvert
l'importance de lire la parole de Dieu avec son coeur, de la lire
pour se laisser transformer. Mais
je crois que c'est une erreur d'en faire un exercice plutôt que
d'imprégner de cette attitude les mille et une facettes de l'approche
de l'Écriture. De plus, croire que le texte de l'Écriture
peut me rejoindre dans ma vie profonde, m'interpeller et me transformer
seulement lorsque je me situe devant le texte tout nu, sans recours
à tous les instruments qui peuvent me permettre de le rejoindre
en sa signification première, risque fort de conduire à une attitude
fondamentaliste -- pas rare de nos jours -- ou encore à une fausse
mystique, elle aussi assez fréquente. Que conclure de tout cela?
-- Simplement qu'il
est important, plus que jamais, que nous vivions tous les aspects
de notre vie de communion : Communion ave Dieu dans une prière contemplative constante et instante Communion entre nous des communautés qui soient de véritables églises locales Communion avec l'Église
universelle dans un effort collectif de lecture de la situation
présente et de ses défis et dans la réponse à ces défis. Communion avec les
croyants de toutes les confessions chrétiennes et de toutes les
religions, vivant les mêmes défis dans des situations diverses Communion avec toutes
nos soeurs et tous nos frères en humanité, les rejoignant au coeur
même de l'expérience humaine, transcendant toutes les différences
de pensée et de convictions aussi bien religieuses que politiques. Si tous trouvent leur place chez nous
et se reconnaissent dans notre recherche humaine et spirituelle,
nous aurons rempli un rôle essentiel, quelle que puisse être notre
précarité. |
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