Questions monastiques en général



(Dernière mise à jour le 2 juillet 2008)

 

 

 
 

 

 

La vie monastique dans un monde pluraliste

 

            La vie monastique est une vie de communion : communion avec Dieu, communion avec des soeurs ou des frères au sein d'une communauté, communion avec l'Église et communion avec la Société.  La question qu'il m'est demandé de traiter est : comment vivre cette vie monastique -- cette vie de communion -- dans la société actuelle, que l'on considère comme une société pluraliste.

 

            L'expression "société pluraliste" peut être comprise de plusieurs façons.  Lorsque j'ai reçu la lettre de soeur Thérèse Marie me demandant de traiter ce sujet, j'ai eu envie de lui demander ce qu'elle signifiait par cette expression.  De même, ces jours derniers, sachant que votre intervenant principal traitait de la vie de l'Évangile dans un monde pluraliste, j'ai eu aussi l'idée de m'informer de la façon dont il abordait ce thème.  Je n'en ai rien fait, voulant garder toute la liberté d'aborder ce thème par tous les angles qu'il peut avoir.

 

            Dieu nous a tous faits différents.  Chaque être créé est différent des autres.  Chaque personne humaine a sa propre personnalité, inaliénable.  Notre monde est donc pluraliste de par sa nature même, et en cela réside en grande partie sa beauté et sa richesse.  Chaque créature, chacun de nous, est la manifestation, sous une facette déterminée de l'éminente richesse de la beauté divine. 

 

            Au sein de l'humanité il y a de très nombreuses cultures, chacune représentant une façon particulière de comprendre l'existence humaine ainsi que d'entrer en relation les uns avec les autres et avec l'Être suprême.  Si bien que, comme le disait Jean-Paul II dans une conférence sur la culture humaine donnée à l'UNESCO, au début de son pontificat, la pluralité des cultures fait partie de la notion même de culture.  Au sein de chacune des cultures chaque personne a sa façon propre de se laisser former par cette culture et de concourir par son expérience propre à la transformer.  Autre dimension de la pluralité.

 

            Toute culture, d'une façon ou de l'autre, a une dimension religieuse.  Si bien que la diversité des cultures engendre la pluralité des formes d'expérience religieuse, et donc la pluralité des religions.  À l'origine d'une religion, il y a une forme particulière d'expérience religieuse ou de foi, trouvant son expression dans un ensemble de rites, de traditions, de codes moraux qui ont besoin pour se transmettre de se redire, de se réinterpréter et de se définir.  Si bien que la pluralité des philosophies et des théologies est essentielle à toute religion qui n'est pas fossilisée.

 

            Au sein de chaque société humaine, même en dehors de la sphère religieuse, il y a diverses façons de comprendre et de vouloir l'organisation de la vie sociale et des interactions entre les personnes : d'où la pluralité des visions sociales et politiques, des projets d'organisation de la vie économique.

 

            Enfin, même au sein de la tradition chrétienne, il y a une grande pluralité de façons de vivre son engagement chrétien, soit dans le mariage, soit dans le célibat, soit dans des engagements sociaux soit dans une vie de renoncement, soit dans une vie religieuse active ou dans une vie contemplative.

 

            Je pourrais allonger encore la liste des aspects de la pluralité ou du pluralisme.  Qu'il suffise pour le moment de dire que en tant que religieux, en tant que moines et moniales, c'est face à toutes ces formes de pluralité et dans le respect de ce pluralisme de formes que nous devons nous situer.

 

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            Je crois cependant que, lorsqu'on parle de "monde pluraliste", de nos jours, on fait surtout allusion au fait que, dans nos sociétés occidentales, le Christianisme n'est plus aussi central (ou envahissant) qu'il l'était il y a une ou deux générations, et que les Chrétiens doivent coexister avec des personnes qui professent d'autres religions, ou qui disent ne pas en avoir, ou qui proposent des principes ou des visions de la société qui ne sont pas toujours compatibles avec la vision chrétienne.

 

            J'oserais dire que c'est là une situation tout à fait normale et que ce fut assez longtemps la situation durant les premiers siècles de l'Église.  Entre le monde pluraliste où se développa l'Église durant plusieurs siècles, et le monde pluraliste d'aujourd'hui, il y a eu en Occident une longue période qui correspond plus ou moins au Moyen-Âge, tout en le débordant aux deux extrémités, que nous appelons la "Chrétienté".

 

            Ce qui caractérisait cette longue période de Chrétienté, c'est que dans tout le monde occidental, les valeurs chrétiennes étaient les valeurs de référence.  Les hommes et les femmes n'étaient probablement pas ni plus croyants ni meilleurs qu'aujourd'hui.  Les moeurs n'étaient pas plus morales et la violence était tout aussi endémique que de nos jours.  Mais pour toute personne, qu'elle vive ou non selon l'Évangile, les valeurs chrétiennes étaient les valeurs de référence.  Tous les aspects extérieurs de la vie chrétienne avaient une valeur de symbole et étaient perçus par tous comme tels.  Ainsi, pour ne donner qu'un exemple, la clôture monastique des moniales -- la clôture matérielle -- rappelait à tous les valeurs évangéliques que les femmes derrière cette clôture vivaient, ou s'efforçaient de vivre -- et lorsqu'elles n'y étaient pas fidèles, cela n'enlevait rien à la force du symbole.  L'habit distinctif que portaient les clercs et les religieux était aussi le symbole des valeurs que ceux-ci voulaient vivre.  De nos jours, ni la clôture, ni l'habit religieux n'ont pour le peuple en général une valeur de symbole.  Ils sont des signes -- l'habit peu servir comme signe d'identification à tel groupe -- mais sont souvent des signes de toute autre chose que ce qu'on voudrait leur faire signifier.  (Dans le monde occidental, le fait pour un homme de se promener dans les rues avec une robe sur le dos est signe de tout autre chose que ce qu'on voudrait signifier -- c'est différent en Orient ou dans le monde arabe...)

 

 

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            Si la société n'était pas pluraliste, l'Église n'aurait pas, en quelque sorte, de raison d'être.  Elle n'existe pas pour elle-même;  elle existe pour le monde auquel elle est envoyée.  Être appelé à être disciple de Jésus et à faire partie de son Église n'est pas un privilège de ceux qui seraient les seuls à être sauvés;  c'est au contraire une mission -- la mission d'être le sacrement du salut, la manifestation visible sous le signe de la communion, du salut offert par Dieu à tous les hommes et femmes de bonne volonté. 

 

            Durant les premiers siècles de l'Église, celle-ci est essentiellement missionnaire, toute entière tournée vers sa mission, étant la présence visible du message et de la grâce évangélique au sein d'un monde très pluraliste, au niveau religieux aussi bien qu'au niveau social.  Même à l'intérieur de l'Église existe un très grand pluraliste jusqu'à l'époque des premiers Conciles après la paix constantinienne.  On constate à cette époque de grands courants spirituels qui évoluent parallèlement à la fois en dehors de l'Église et au sein de l'Église, les courants non chrétiens étant influencés par le christianisme et le christianisme étant influencé par des courants non-chrétiens.  C'est d'ailleurs ainsi que naît le monachisme chrétien, résultat de la rencontre entre une tradition ascétique très ancienne, bien vivante dans tout le Moyen Orient à l'époque du Christ et le message évangélique.  Après une maturation de quelques siècles apparaîtra après quelques siècles une forme de vie chrétienne bien distincte, qu'on appellera le monachisme (fruit d'un admirable mouvement d'inculturation.)

 

            Après la paix Constantinienne, mais surtout après le baptême de Clovis et la conversion en masse de peuples entiers, s'établira en Occident le régime de Chrétienté dont je vous ai parlé au début, qui avait évidemment sa grandeur et sa beauté, mais où l'Église avait perdu largement sa dimension missionnaire, les ministères devenant presque exclusivement des ministères intra-ecclésiaux.

 

            Depuis déjà quelques siècles, nous ne sommes plus en régime de Chrétienté, mais l'Église a continué jusqu'à Vatican II à se conduire comme si elle était encore en régime de Chrétienté, même si elle avait perdu des pans entiers de ses membres.  Depuis Vatican II l'Église réapprend -- souvent péniblement -- en vivre en situation de diaspora dans le monde; ce qui est probablement sa situation la plus normale.

 

            La sorte de crise que vie l'Église dans nos sociétés occidentales, et donc la crise que connaît la vie religieuse et notre vie monastique en ces années-ci est en grande partie due à cette situation de réajustement à un condition nouvelle.  La crise de vocation que connaît la plupart de nos communautés n'est pas une crise qui nous est propre, mais une crise d'Église.  Et la crise que connaît l'Église ne lui est pas propre, c'est une crise de société.  Et j'aime à croire que cette crise est essentiellement une crise de croissance.

 

            Toute notre formation monastique nous a préparés à vivre pour l'Église, à être des témoins pour l'Église, de valeurs chrétiennes.  Il nous faut apprendre, jour après jour, non pas à vivre pour l'Église mais à vivre, en Église, pour le monde, à vivre la communion -- la réalité divine par excellence -- avec toutes les dimensions d'un monde richement pluraliste.

 

            Nous ne pouvons entrer en relation avec les autres que si nous sommes vraiment nous-mêmes, si nous sommes différents, si nous avons une véritable identité propre.  Le but de la vie monastique est cette identité, cette totale "intégration".  D'ailleurs le sens premier du mot "moine" est non pas celui qui vit seul, mais celui qui n'a qu'un but, qu'une fin, qu'un amour dans la vie.  Plus une personne est une et unifiée, plus elle peut entrer en relation avec Dieu, plus elle peut aussi entrer en relation avec toutes les autres personnes, quelles que soient leurs idées, leurs convictions religieuses, leur tendances philosophiques ou sociales. 

 

 

Primat de l'expérience religieuse        

 

            La notion de pluralisme implique celle d'unité. Le pluralisme implique que l'on exprime et que l'on vit la même réalité de façons différentes.  Ainsi le pluralisme théologique consiste dans le fait que l'on utilise des systèmes de pensée différents pour exprimer et interpréter le même donné de foi.  Le pluralisme politique consiste dans le fait de vouloir arriver à la même fin du bien-être commun en utilisant des moyens et des systèmes sociaux différents. 

 

            À l'origine de tous ces niveaux de pluralité, il y a une réalité importante qui est celle de l'expérience humaine et ultimement de l'expérience de Dieu.  Ce qui fait que moines et moniales peuvent avoir un rôle très important au niveau de la communion, dans toutes les sphères de la vie humaine, c'est que leur vie est tout entière centrée sur l'expérience. Notre vie tout entière est centrée sur la recherche de l'expérience de Dieu : par expérience, j'entends une relation personnelle engageant tout notre être.  C'est là le sens de la "simplicité", de l'unité de but qui caractérise la vie monastique. 

 

            Nous rejoignons l'idée de Raimundo Panikkar (et de bien d'autres) selon qui la vie monastique est un archétype universel -- ce qui veut dire non seulement qu'elle existe et a existé dans toutes les grandes traditions spirituelles de l'humanité, mais qu'il y a une dimension monastique en tout être humain.  Ceux que l'on appelle moines ou moniales sont ceux et celles qui ont mis cette dimension au coeur de leur vie et qui ont essayé d'organiser toute leur existence autour de cette réalité.

 

            L'expérience humaine essentiellement la même pour tout être humain, mais elle est toujours vécu dans un contexte culturel particulier.  Cette expérience humaine, si elle est absolument authentique ne peut pas avoir une dimension religieuse et devenir expérience de Dieu.  Et l'expérience de Dieu, si elle est authentique et dans la mesure où elle est authentique, est la même pour tout être humain.  Dans la pratique, elle n'existe jamais dans l'abstrait.  Tout comme l'expérience humaine se vit toujours dans une culture, l'expérience religieuse se vit toujours dans une culture religieuse déterminée.  On a besoin de ce contexte pour se dire son expérience.

 

            Or cela fait que plus une personne vit au niveau de l'expérience (de la rencontre personnelle de foi avec Dieu dans la prière contemplative), plus elle est capable d'entrer facilement en communion avec tous les autres êtres humains.  Car tout ce qui peut nous différencier est secondaire par rapport à cette réalité fondamentale et essentielle.

 

            Prenons l'exemple du dialogue interreligieux.  Dans l'époque de Chrétienté on interprétait facilement d'une façon absolue et très étroite l'expression "hors de l'Église, point de salut".  Pour être sauvé il fallait faire partie de l'institution "Église catholique".  Puis l'idée s'est faite que les autres Chrétiens qui étaient "sincèrement dans l'erreur", pouvaient aussi être sauvés, malgré leur religion, dans la mesure où ils étaient sincères et menaient une bonne vie.  Vatican II a fait un pas de géant en reconnaissant les autres grandes traditions religieuses de l'humanité comme des voies de salut pour ceux qui y étaient nés et qui cherchaient sincèrement Dieu dans ces voies.  Après le Concile, un Secrétariat Pontifical fut créé  (Consilium) pour le dialogue entre le Christianisme et les religions non chrétiennes.  Une dizaine d'années plus tard, ce Secrétariat a demandé aux Ordres monastiques chrétiens d'assumer un rôle de leadership dans le dialogue interreligieux.  Pourquoi ?  Tout simplement parce qu'on s'était rendu compte que le dialogue qui était très difficile au niveau des systèmes philosophiques et théologiques et aussi au niveau des traditions religieuses était relativement facile au niveau de l'expérience.  Puisque de chaque côté, aussi bien dans le Christianisme que dans le bouddhisme et l'hindouisme, les moines et moniales s'efforcent de vivre au niveau de l'expérience spirituelle, il leur est très facile de se rencontrer, et même de se comprendre, au delà des mots, des théories et des systèmes.

 

            Passons au niveau du pluralisme théologique.  Il y a toujours eu dans l'Église des écoles théologiques correspondant à des sensibilités différentes (au Moyen-Âge : les deux grandes traditions augustinienne et thomiste).  Pour ceux qui font de l'activité théologique le coeur de leur vie, ces querelles prennent une importance capitale.  Les garants de l'orthodoxie voient facilement des dangers dans tout effort nouveau de comprendre différemment le donné révélé.  La personne qui vit au niveau de l'expérience spirituelle, devient facilement sensible au fait que Dieu -- et toutes les réalités spirituelles -- sont infiniment autres et plus grandes que tout ce qu'on peut en dire et même en sentir.  Alors, pour lui/elle, toutes les théologies et les philosophies sont des balbutiements utiles qui se complètent.  Chacune est un effort humain de regarder sous un certain angle ou sur une certaine facette le diamant aux nombre infinies de facettes qu'est la réalité divine.  Il n'a même pas de problème à voir des lueurs de la même vérité dans des affirmations peut-être objectivement contradictoires.  Ce sont des façons différentes de dire l'ineffable.

 

            Nos monastères sont facilement et doivent demeurer des lieux où toute personne de bonne volonté se sente accueilli dans sa dignité humaine : qu'elle soit chrétienne pratiquante ou non, qu'elle soit religieuse ou se dise athée, qu'elle soit PS, CDH ou MR, etc.  Il nous est possible de pratiquer cet accueil et cette communion dans la mesure où nous vivons vraiment au niveau de l'essentiel et non de l'accidentel.

 

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             À l'époque de la Chrétienté, où il y avait une fusion à peu près totale entre l'Église et l'Empire, le désir de reconquérir les lieux Saints et l'histoire des Croisades s'accompagnèrent d'une crainte endémique du danger représenté pour l'Occident par l'Islam.  Au cours des derniers siècles une évolution importante s'était faite et un certain dialogue s'était établi entre l'Islam et le Christianisme.  Si nos frères de Tibhirine sont allés si loin dans ce dialogue, c'est qu'ils rencontraient leurs frères et soeurs de l'Islam, non pas au niveau des grande discussions théologiques, mais au niveau de la vie de tous les jours et de l'expérience spirituelle, là où nous nous retrouvons tous enfants d'un même père.   De nos jours des théoriciens et des politiciens se sont efforcés de répandre l'idée d'un conflit des religions et des civilisations.  Leurs théories ont engendré le terrorisme et des guerres comme celle que nous venons de connaître en Irak.  En tant que moines et moniales, nous devons faire tout en notre pouvoir pour travailler à la communion entre les personnes, entre les cultures et entre les religions.  C'est aujourd'hui une dimension essentielle de notre vocation à la communion.

 

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            Si notre vocation est si belle, comment se fait-il que nous ayons si peu de vocations.  Il n'y a pas à se cacher que beaucoup de nos communautés, sinon la plupart, connaissent de nos jours un sérieux problème de vocations. 

 

            Dans notre Ordre, on parle beaucoup de nos jours, de précarité.  On parle de communautés "précaires" ou de communautés "en situation précaire".  Je ne cache pas que cela m'agace!... surtout lorsqu'on commence à énumérer les critères qui nous permettent de déclarer que telles et telles communautés entrent dans cette catégorie...  Ces critères (comme celui du nombre par exemple) sont tout à fait subjectifs.  Pourquoi une communauté de 10 ou de 5 serait en soi plus précaire qu'une communauté de 50?

 

            Cependant, au delà de toutes ces considérations, il ne faut pas oublier que la précarité est une dimension essentielle de l'existence humaine, et que Dieu lui-même a voulu y goûter en se faisant homme.  Il est d'ailleurs mort vers l'âge de 33 ans, ayant eu des conditions de vie fort précaires.

 

            Mais acceptons le terme "précaire", et reconnaissons que la plupart de nos communautés sont précaires, si l'on veut dire par là qu'elles sont fragiles et que plusieurs pourraient bien ne plus exister dans quelques années.  À ce sujet il me semble important de faire remarquer que, dans toutes les parties de la chrétienté où les communautés religieuses et monastiques sont en situation précaire, c'est là où l'Église dans son ensemble est en situation précaire.  Et, en général, c'est là où la société dans son ensemble connaît la précarité, que ce soit au niveau de la famille, de l'emploi, de la politique et même de l'éducation.

 

            Qu'en conclure?  Tout d'abord que nous ne devons pas nous laisser aveugler par nos propres problèmes et penser que nous pouvons trouver seuls des réponses à notre précarité.  Nous devons plutôt apporter notre contribution en tant que moniales et moines à la solution d'un problème d'Église et de société.  Et la première étape de cette recherche de solution consiste à essayer de comprendre ce qui se passe et ce qui s'est passé.  Les problèmes que nous connaissons aujourd'hui ont probablement leur origine il y a de nombreux siècles.  Il y a peut-être des tournant que l'Église et le monachisme ont manqués, et nous en sentons les conséquences aujourd'hui.

 

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Modernité

 

            Pour comprendre ce qui se passe actuellement entre l'Église et la société dite pluraliste, il faudrait faire l'histoire de ce qu'on appelle la "modernité" (avant de parler de post-modernité).

 

            Au quatrième siècle, l'Église est devenue l'Église de l'Empire.  Dans son organisation sociale, la hiérarchie ecclésiale assuma une position définie et importante dans la stratification de la population.  Le clergé acquit une place privilégiée dans la structure sociale et devint une partie constituante du pouvoir dans la société.  Au cours d'une longue évolution, l'Église officielle acquit un pouvoir important dans toute l'Europe.  Et cette situation atteint son point suprême durant le Moyen Age, alors que l'Église contrôlait l'éducation et les croyances.

 

            À la fin des temps pré-modernes, la situation du monde occidental était une réplique surprenante du monde sacral théocratique des religions anciennes.  Les croyances chrétiennes pénétraient toutes les structures culturelles et sociales, définissaient els relations entre les hommes, répondaient aux questions sur les phénomènes naturels et inspiraient les arts et les sciences.  L'autorité religieuse chrétienne était devenu le sommet sacré de la société humaine et l'arbitre final dans pratiquement tous les problèmes humains.

 

            L'Église maintint cette position jusqu'à la fin du 16ème siècle.  A partir de ce moment-là, un processus croissant de modernisation a conduit à une autonomie croissante du monde -- autonomie enracinée dans la quantité toujours croissante de nouvelles connaissances scientifiques et de réflexions philosophiques puis, un peu plus tard, dans la Révolution française et la Renaissance, tout comme dans les nouvelles organisations sociales et politiques de l'état moderne.

 

            Comment l'Église a-t-elle réagi à ces mouvements nouveaux qui allaient changer si profondément le monde et préparaient les temps modernes?  Pour répondre d'une façon globale et sans doute un peu simpliste, mais quand même vraie, nous pouvons dire que l'Église a boudé cette évolution.  Et les conséquences en ont été tragiques, aussi bien pour le monde moderne -- qui s'est développé sans l'Église et finalement, en beaucoup de cas contre l'Église, que pour l'Église.  Finalement, avec Vatican II, l'Église s'est ouverte, au moins théoriquement, à un certain dialogue avec le monde moderne.

 

            Les grandes "Sommes théologiques" du Moyen Âge avaient été le fruit de plusieurs siècles de créativité intellectuelle dans l'Église, sous l'influence et l'apport de nombreux systèmes de pensée, y compris grecs et arabes.  Mais à partir de ce moment, la philosophie et la théologie restèrent cristallisés jusqu'à la deuxième moitié du 20ème siècle. répétant et commentant simplement les textes anciens et réfutant les énormes progrès des sciences modernes, en particulier de l'astronomie, de la physique et de la biologie.

 

            Le Concile le Trente, dans sa réaction contre la Réforme protestante, prit une attitude encore plus défensive contre toute l'évolution moderne.  Cette attitude s'exprima dans une uniformisation de la liturgie, du langage théologique et dans la formation des clercs et des religieux.  Et le fait est que cette standardisation de la liturgie et de l'enseignement théologique se faisait au moment même où la colonisation portait l'Évangile dans des pays en dehors de l'Europe.  La même forme de liturgie, de réflexion théologique, d'organisation ecclésiale  était imposée aux vieilles cultures d'Asie comme aux peuples aborigènes d'Amérique du Sud.  Les tentatives de missionnaires comme Ricci et De Nobili d'évangéliser la Chine et l'Inde à partir des cultures locales furent rapidement rejetées.

 

           Par ailleurs, la formation uniforme du clergé dans toutes les parties du monde eut deux conséquences:  1) elle accentua la séparation entre le clergé (et les religieux) formés sur les base d'une pensée philosophique médiévale et un laïcat formé selon les critères de la science moderne; 2) elle ignora le contexte culturel et les richesses culturelles des pays évangélisés.

 

            Les siècles de l'époque de la modernité ont été des siècles de grande créativité scientifique.  L'application des nouvelles connaissances de la nature permit le développement de toutes les nouvelles technologies dont nous jouissons de nos jours.  L'humanité fit toute cette évolution sans la direction de l'Église qui était restée en dehors du mouvement et acquit une capacité toujours plus grande de contrôler la nature.

 

            La philosophie célébra l'indépendance de la pensée humaine: Le Siècle des lumières... L'époque la plus optimiste et la plus naïve de l'histoire de l'humanité.  On était alors aux portes de la révolution industrielle.

 

            Au même moment : l'Empire -- ou les Empires -- étaient remplacés par les états nations et l'Église perdait son pouvoir politique (sauf le Vatican) -- réaction de ghetto à Vatican I.      

 

            Avec Vatican II, beaucoup de choses on changé, au moins théoriquement; mais il faudra des années avant que les nouvelles orientations soient traduites dans la vie concrète.  L'Église a vécu tant d'années unie au pouvoir qu'il lui est difficile de réapprendre à vivre sans pouvoir.

 

            Que signifie tout cela pour la vie monastique.  Eh bien, le monachisme est profondément lié à la vie de l'Église.  Dans toutes les grandes périodes de création et de transformation de la société et de l'Église, le monachisme a connu des développements extraordinaires et a eu un influence importante sur l'évolution de l'Église.  Cela est vrai du monachisme des 4 et 5ème siècles, comme en particulier des grandes réformes des 10, 11 et 12ème siècles.

 

            À partir du 13ème siècle, c'est-à-dire à partir du moment où commença la modernité -- boudée par l'Église, le monachisme a graduellement perdu sa propre vitalité.  Il n'a pas su ou n'a pas pu, durant les siècles qui ont suivi être un facteur de créativité ecclésiale.  Sans doute il n'y avait plus dans le peuple de Dieu les grandes aspirations que les grandes réformes comme celles de Cluny et de Cîteaux avaient su incorporer.

           

            La restauration monastique du 19ème  siècle a été un phénomène beau mais ambigu. Elle était liée à une restauration de l'Église liée à des positions politiques qui continuaient le fus du monde moderne.  Cette restauration a eu des fruits beaux mais limités dans le temps et limités aussi dans les secteurs de la population qu'elle a touchés.  Elle a touché les secteurs de la population que l'Église n'avait pas encore perdus.

           

            Vague de vocations après la deuxième guerre mondiale, surtout aux USA :  Moment où l'Église un nouveau rôle positif, moins défensif face à la société.

 

            Aujourd'hui, en Europe, quand s'élabore une nouvelle culture et une nouvelle civilisation, que fera le monachisme?

 

            Deux attitudes fondamentales : recréer la "Chrétienté" -- Cette attitude de droite peut amener des vocations.  Ou considérer que nous sommes à la fin d'une période triste de la modernité et au début d'une période de créativité.

 

 

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            Un tournant important pour le monachisme lui-même s'était fait au 12ème siècle.  Il concerne ce qu'on a appelé la "théologie monastique".  En effet, ce qu'on a appelé "théologie monastique" n'avait, jusqu'au douzième siècle, rien de spécifiquement monastique.  Elle était la façon dont on faisait la théologie dans l'ensemble du peuple de Dieu, avec, bien sûr un assez grand pluralisme dans les monastères comme en dehors des monastères.  Cette façon sapientielle et contemplative de faire la théologie avait su jusqu'alors assumer,  et transformer (inculturer, dirait-on aujourd'hui), les apports de diverses méthodes et de divers courants de pensée.   On peut légitimement se demander comment aurait évolué la théologie des siècles suivants si les moines n'avaient pas boudé la méthode naissante et avaient su l'assimiler comme ils en avaient assimilé  tant d'autres auparavant.  Toujours est-il que, pour le meilleur ou pour le pire, une façon dite monastique de faire la théologie se maintint dans les monastères et la théologie scolastique se développa dans les écoles hors des monastères. Chez un Thomas d'Aquin, la méthode nouvelle est encore utilisée dans une perspective profondément contemplative.  Chez les commentateurs -- et les commentateurs des commentateurs, elle se desséchera de plus en plus. 

 

            C'est à cette époque qu'apparaît une notion nouvelle de lectio divina conçue comme une méthode.  À cette époque la préscolastique avait développé sa méthode qui passait de la lectio à la quaestio, puis à la disputatio.  La réaction des moines fut alors de développer leur propre méthode: la lectio conduisant à la meditatio puis à l'oratio... et un peu plus tard on ajoutera la contemplatio qu'on distinguera de l'oratio.

 

            Alors que l'approche de l'Écriture qui était celle des Pères du désert était en réalité une approche que ceux-ci avaient en commun avec l'ensemble du peuple de Dieu, la nouvelle approche ou nouvelle "méthode", car il s'agit maintenant d'un exercice, d'une observance importante de l'existence monastique, s'est réfugiée dans les monastères. On peut se demander comment aurait évolué la théologie si les moines n'avaient pas boudé la méthode naissante.         De même en fut-il pour l'étude de l'Écriture. Les moines avaient joué jusqu'à ce moment-là un rôle prépondérant dans l'interprétation et l'usage de l'Écriture, bien que leur approche ne fût pas essentiellement différente de celle de l'ensemble du peuple de Dieu.  À partir du moment où, subissant, bien que sans s'en rendre compte, l'influence de la pensée nouvelle, ils élaborent leur propre méthode de lecture, parallèle à celle de la scolastique, existent dans l'Église deux approches nettement distincte de l'Écriture:  une qui se veut une lecture du coeur (et qui à certaines époques oubliera souvent de faire suivre l'intelligence) et une d'orientation scientifique, qui se desséchera de plus en plus.

 

            Souvent, au cours des derniers siècles, les moines oublièrent leur façon propre de lire l'Écriture et les Pères et de faire la théologie, et adoptèrent celle de tout le monde.  Il était donc nécessaire pour les moines, à notre époque,  de revenir à une façon de faire la théologie autre que la théologie des manuels scolastique, et de revenir à une façon de lire l'Écriture et les Pères autre que celle de l'exégèse scientifique moderne. 

 

            Il était important, dis-je que le monachisme redécouvre cette façon de lire l'Écriture et cette façon de faire la théologie.  Mais il faut aller plus loin: il faut reconnaître que cette façon de lire l'Écriture et de faire la théologie n'a rien de spécifiquement monastique.  C'est tout le peuple de Dieu qui doit la redécouvrir car ce fut, à une époque, la façon dont l'ensemble du Peuple de Dieu lisait l'Écriture et faisait la théologie. 

 

            Il faut cependant faire encore un autre pas.  Il faut dépasser la fragmentation de la vie du moine et des autres chrétiens. Il faut redécouvrir l'unité primitive perdue en cours de route.

 

            En effet, s'il est vrai qu'on doive se féliciter de la place qu'a prise la lectio divina dans la vie des moines et aussi dans la vie de beaucoup de chrétiens en dehors des monastères, depuis une quarantaine d'années, il n'en est pas moins vrai que l'attitude présente à l'égard de cette réalité n'est pas sans danger.

 

            Le danger est que, très souvent, quoique parfois d'une façon imperceptible, on a transformé la lectio en un exercice -- un exercice entre d'autres, même si on le considère le plus important de tous.  Le moine fidèle fait une demi-heure ou une heure et même plus de lectio par jour, et passe à sa lecture spirituelle, à ses études et à ses autres activités.  Il adopte une attitude gratuite d'écoute de Dieu durant cette demi-heure, et se livre souvent aux autres activités durant le reste de la journée avec la même frénésie, le même esprit de compétition, la même distraction que s'il n'avait pas choisi une vie de prière continuelle et de recherche constante de la présence de Dieu.

 

            Non seulement tout cela est totalement étranger à l'esprit des moines du désert, mais cette attitude est en contradiction avec la nature même de la lectio divina   Ce qui fait l'essentiel de celle-ci, telle qu'elle est décrite par ses meilleurs théoriciens,  c'est l'attitude intérieure.  Or, cette attitude n'est pas quelque chose que l'on peut revêtir durant une demi-heure ou une heure de la journée.  On l'a en permanence ou on ne l'a pas.  Elle imprègne toute notre journée ou l'exercice qu'on appelle “lectio” est un jeu vide.

 

            Se laisser interroger par Dieu, se laisser interpeller, former, à travers tous les éléments de la journée, à travers le travail comme à travers les rencontres fraternelles, à travers la rude ascèse d'un travail intellectuel sérieux comme à travers la célébration liturgique et les tensions normales d'une vie communautaire -- tout cela est terriblement exigeant.  Reléguer cette attitude de totale ouverture dans un exercice privilégié qui est sensé par lui-même imprégner le reste de notre journée est peut-être une façon trop facile de se dégager de cette exigence.

 

            Pour les Pères du désert, lire, méditer, prier, analyser, interpréter, scruter, traduire l'Écriture -- tout cela formait un tout indissociable.  Il aurait été impensable pour un Jérôme de considérer que son analyse poussée du texte hébreu de l'Écriture pour en saisir toutes les nuances était une activité qui ne méritait pas le nom de lectio divina.

 

            Il est certes heureux qu'on ait redécouvert l'importance de lire la parole de Dieu avec son coeur, de la lire pour se laisser transformer.  Mais je crois que c'est une erreur d'en faire un exercice plutôt que d'imprégner de cette attitude les mille et une facettes de l'approche de l'Écriture.

 

            De plus, croire que le texte de l'Écriture peut me rejoindre dans ma vie profonde, m'interpeller et me transformer seulement lorsque je me situe devant le texte tout nu, sans recours à tous les instruments qui peuvent me permettre de le rejoindre en sa signification première, risque fort de conduire à une attitude fondamentaliste -- pas rare de nos jours -- ou encore à une fausse mystique, elle aussi assez fréquente.

 

 

Que conclure de tout cela?  --

 

            Simplement qu'il est important, plus que jamais, que nous vivions tous les aspects de notre vie de communion :

 

Communion ave Dieu dans une prière contemplative constante et instante

 

Communion entre nous des communautés qui soient de véritables églises locales

 

Communion avec l'Église universelle dans un effort collectif de lecture de la situation présente et de ses défis et dans la réponse à ces défis.

 

Communion avec les croyants de toutes les confessions chrétiennes et de toutes les religions, vivant les mêmes défis dans des situations diverses

 

Communion avec toutes nos soeurs et tous nos frères en humanité, les rejoignant au coeur même de l'expérience humaine, transcendant toutes les différences de pensée et de convictions aussi bien religieuses que politiques.

 

            Si tous trouvent leur place chez nous et se reconnaissent dans notre recherche humaine et spirituelle, nous aurons rempli un rôle essentiel, quelle que puisse être notre précarité.