Écrits et conférences d'intérêt général



 

 

 
 

Messagers d’espérance et de sens

 

Introduction

 

La Première Lettre de Pierre (1 P 3,15) nous exhorte à être prêts à rendre compte de notre espérance.  Encore faut-il avoir une véritable espérance.

 

Ma réflexion ce matin voudrait porter sur l’objet de cette espérance qui doit être la nôtre en tant que disciples de Jésus Christ. Je préfère parler de « disciples de Jésus-Christ », plutôt que de « chrétiens », car ce dernier mot, qui est pourtant très beau, est aujourd’hui compris de façons trop diverses.  Pour certains, être chrétien c’est faire partie de la religion appelée christianisme, qui, pour le moment est en pleine crise ; alors que le sens premier du mot c’est précisément être disciple de Jésus-Christ, qui, Lui, n’est jamais en crise.

 

1) Espoirs et Espérance

 

En parlant d’espérance, il importe tout d’abord de bien distinguer entre espérance et espoir.  Nous avons tous beaucoup d’espoirs, dont les uns se réalisent, en tout ou en partie ; mais dont beaucoup, sinon la plupart, ne se réalisent jamais. Or, nous ne pouvons avoir qu’une seule espérance, qui, elle, se fonde sur le Christ Jésus. Bien souvent il faut accepter la mort de beaucoup de nos espoirs, sinon de tous, pour que naisse en nous la véritable espérance.

 

Les premiers disciples de Jésus, y compris les plus fidèles, qui l’avaient suivi durant toute sa vie publique, avaient placé en lui beaucoup d’espoirs. Ils pensaient que c’était lui le roi messie qui rétablirait la royauté en Israël.  Encore peu de temps avant sa mort, alors qu’il leur avait déjà annoncé trois fois sa fin prochaine, ces mêmes disciples se disputaient entre eux pour savoir qui serait le premier ministre dans son cabinet.  Et, après sa mort et sa sépulture, la parole résignée des pèlerins d’Emmaüs, qui retournent chez eux et à leurs occupations antérieures, est très expressive : « Nous pensions que c’était lui, qui restaurerait le Royaume d’Israël… Et voici trois jours qu’il est mort…» « Nous pensions que… »  C’est là la formule historique classique de l’espoir déçu. Et alors, leur mystérieux compagnon leur fait comprendre qu’il fallait que le Messie meure ; et qu’il fallait aussi que tous leurs espoirs meurent pour que naissent leur espérance. Au moment de la fraction du pain, la foi jaillit en eux ; et alors, le mystérieux compagnon, qui représentait tous leurs espoirs déçus, disparait. Il n’est plus là. Il ne leur reste que la foi en lui, une foi qui s’épanouit dans une espérance indéracinable. Ils retournent alors à Jérusalem pour proclamer qu’il est vivant.

 

C’est d’ailleurs le même message que nous retrouvons dans tous les récits évangéliques autour du tombeau vide.  Ce fameux tombeau vide, dans le Nouveau Testament, n’est pas une preuve de la résurrection.  Il ne prouve rien. Il n’est la preuve de quoi que ce soit. Il est simplement l’espace de la foi.  C’est une sorte de hiatus.  Les disciples ont vu Jésus mort, puis ils l’ont redécouvert vivant.  Entre les deux, il y a le tombeau vide, l’espace de la Foi.

 

Jésus lui-même a vécu la même chose. Dans les quelques prières à son Père dont l’Évangile nous rapporte le contenu, il y a l’expression d’un certain nombre d’espoirs.  Au Jardin des Oliviers, il gémira, avec des sueurs de sang : « Père, fais que ce calice s’éloigne de moi » Cet espoir ne sera pas exaucé. Sur la croix il le constatera dans la tristesse la plus profonde.  « Père, Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? ». Et quelques instants plus tard, il émettra le cri d’espérance le plus intense de toute l’histoire humaine et divine : « Père, entre tes mains je remets mon esprit, mon souffle ». Entre cet espoir non réalisé et cette espérance absolue il n’y a pas de lien logique. Il y a un vide, un hiatus, le lieu de la foi.

 

Sans foi, il n’y a pas d’espérance.  Et la qualité de notre espérance sera toujours identique à celle de notre foi. Or cette foi et cette espérance nous devons les vivre quotidiennement dans une société et dans une Église bien concrètes, qui, aujourd’hui sont en crise.

 

2) Église et Société en crise

 

            Notre Église est en crise et la société au sein de laquelle elle se trouve est aussi en crise. C’est là une évidence qu’il suffit de rappeler sans d’attarder à en donner une description qu’on peut d’ailleurs trouver en beaucoup de publications. La crise de la société civile est de plusieurs ordres : économique, sociale, politique et aussi écologique, comme la récente tempête Sandy aux États-Unis vient de nous le rappeler. Cette crise profonde affecte non seulement toutes les institutions de la société civile de nos civilisations occidentales, mais on la voit active dans actuellement dans le monde arabe et elle se fait sentir d’autres manières dans les grandes cultures asiatiques.

 

Toutes les révolutions que l’humanité a connues depuis un peu plus de trois siècles : que ce soit la révolution bourgeoise dite « Révolution française », que ce soit les révolutions industrielle ou technologique ou celle de l’information – et j’en passe – ont bien apporté à quelques pays privilégiés et à particulièrement à quelques classes privilégiées au sein de chaque pays, des avantages matériels qui ne sont pas sans importance.  Mais le système d’économie libérale que nous avons engendré et essayé de répandre dans le monde entier sous le prétexte de mondialisation est allé en plein dans le mur.  Contrairement à toutes les prévisions et à toutes les garanties donnés par les sages – contrairement à tous les faux espoirs -- le système n’a plus la capacité de s’autocorriger et est en train de détruire l’écologie physique et morale. Qu’on lise par exemple le livre du prix Nobel Joseph Stiglitz Le prix de l’inégalité, qui décrit cette situation actuelle aberrante où un pourcent des hommes possèdent nonante-neuf pourcent des richesses.

 

Notre Église est aussi en crise. Personne n’en doute. C’est une évidence. Il est facile d’énumérer tout ce qui ne va pas. Nos églises sont vides. On les vend parfois pour faire des discothèques ou des mosquées. Il y a peu de séminaristes dans nos séminaires et de novices dans nos communautés religieuses. Peu de catholiques qui vivent en couples demandent le sacrement du mariage. Nos politiciens n’acceptent plus de transformer en loi pour la société civile les directives venant de la hiérarchie catholique. Nos chercheurs scientifiques, même dans les universités catholiques, n’acceptent plus de limiter leurs recherches à ce que Rome leur dit être la loi naturelle. Etc. Et selon les orientations philosophiques et la sensibilité des analystes on attribuera cet état de chose soit à la sécularisation soit au fait que l’autorité suprême de l’Église, concentrée au Vatican, est de plus en plus coupée de la réalité de la société actuelle. Aucune de ces deux explications n’est convaincante ;  et surtout aucune des deux n’est source d’espérance, même si chacune des deux peut générer un certain nombre de faux espoirs.

 

Nos espoirs peuvent être de tous ordres.  Dans deux jours il y aura l’élection présidentielle aux États-Unis.  En tant que citoyen des USA, mon espoir est que le président Obama soit réélu.  Mais pour le moment rien de m’assure que cet espoir se réalisera. On peut nourrir l’espoir que toutes les mesures d’austérité auxquelles on soumet actuellement des populations exsangues et affamées, en Grèce et ailleurs, rétabliront une économie saine et une nouvelle vague de croissance.  Rien n’est moins sûr.  On peut garder l’espoir que les manifestations des indignés, un peu partout en Occident (et qui représentent les 99% dont parle Stiglitz) demeureront relativement calmes et ne dégénèreront pas en une révolte violente qui pourrait se répandre comme une traînée de poudre à travers tout le monde occidental. Il est loin d’être assuré que cela ne se produise pas.

 

Dans l’Église, certains ont l’espoir qu’après un nouvelle évangélisation menée par des équipes de nouveaux évangélisateurs bien disciplinés et encadrés, l’Église retrouvera le rôle de guide des nations qu’elle avait au Moyen-Âge, à l’époque dite de « Chrétienté ».  J’ai bien peur que cet espoir ne se réalise pas.  D’autres ont un espoir moins ambitieux.  Ils espèrent simplement qu’après la génération des nostalgiques de Vatican II et celle des soixante-huitards, nos Églises se rempliront de nouveau de fidèles fervents et soumis à toutes les directives de leurs pasteurs. Rien ne permet de penser que cet espoir se réalisera, lui non plus. D’autres nourrissent l’espoir qu’un nouveau pape plus ouvert à la postmodernité fasse un grand ménage dans les Congrégations romaines, et – peut-être à travers un nouveau Concile – lance l’Église dans une véritable ouverture au monde concret auquel elle a été envoyée.  On peut aussi nourrir l’espoir que tous les mouvements nouveaux apparus dans l’Église ces dernières décennies et tous les groupements religieux qui reviennent aux pratiques religieuses identitaires d’antan susciteront un nouveau tsunami de pratique religieuse comme on croit se souvenir l’avoir connu vers la moitié du siècle dernier. Je ne crois pas à la réalisation – en tout cas pas à la pleine réalisation d’aucun de ces espoirs, qui sont, qu’on le veuille ou non, des espoirs humains engendrés par la peur et parfois pas très loin d’un certain désespoir.

 

Si l’on prend en considération l’importante distinction entre la foi, qui est toujours une expérience personnelle de Dieu, et la religion qui est l’expression de cette foi à travers des rites et des traditions qui en maintiennent et en transmettent la mémoire collective, on se rendra compte que tous les « espoirs » du genre de ceux que je viens de mentionner se situent dans l’ordre du religieux et non de la foi.  Or l’espérance – celle qui doit nous faire vivre et dont nous sommes appelés à être les messagers – est de l’ordre de la foi et non de l’ordre des expressions religieuses.

 

 

3) Vision contemplative de l’histoire

 

            Récemment, au Synode sur la Nouvelle Évangélisation, le ton avait été donné dès le premier jour par le Cardinal Wuerl de Washington, décrivant la rapide déchristianisation de l’Occident comme une conséquence de ce qu’il appela  le tsunami de sécularisation qui avait déferlé sur le monde occidental depuis Vatican II. Or, le Pape Benoît XVI avait eu l’admirable idée d’inviter Rowan Williams, le primat de l’Église d’Angleterre à dire un mot au Synode quelques jours plus tard.  De quoi Rowan Williams leur a-t-il parlé ? Non pas de peur, de panique, de tsunami, de sécularisation ou de quelque autre tragédie que ce soit.  Il leur a parlé de contemplation.

 

Cela doit nous interpeller. Je crois qu’il est urgent en effet que nous regardions ce que nous vivons, aussi bien au sein de la société – de toutes les sociétés – qu’au sein de l’Église – de toutes les Églises – avec un regard contemplatif. Et je propose de lire toutes nos crises actuelles à la lumière de l’Évangile, par exemple à la lumière des Béatitudes, que nous avons entendues à l’Eucharistie le jour de la Toussaint, ou encore du chapitre 25 de Matthieu (« J’avais faim, j’avais soif, j’étais nu… »). Autant de lectures qui seraient révélatrices de sens.

 

Mais ce matin, je voudrais faire cette lecture à la lumière d’un tout petit passage de la lettre de Paul aux Romains, au Chapitre 8. Dans cet admirable chapitre, Paul parle de l’Esprit de Dieu qui nous a été donné. Il dit que cet Esprit de Dieu prie en nous, avec des gémissements qui ne peuvent pas être exprimés par des mots.  Le mot grec qu’il utilise signifie bien des gémissements de douleur comme ceux d’une femme en travail d’enfantement.  Et il ajoute que la création tout entière gémit elle-même dans ces douleurs d’enfantement.

 

Pour comprendre ce texte de Paul au sujet de la création, il faut se reporter au récit de la création de l’univers dans le Livre de la Genèse. C’est lorsque l’Esprit, le Souffle, la Ruah de Dieu plana sur le chaos primitif, que la diversité apparut, que la Lumière se sépara des ténèbres, la terre de la mer, et qu’apparut la vie. (À noter, en passant, que, selon cette vision biblique, toute diversité est un fruit de l’Esprit). Ce même Esprit descendra sur les prophètes pour les envoyer en mission, puis sur Marie, pour la rendre Mère de Dieu, puis sur Jésus lui-même au moment de son baptême, et enfin sur les Apôtres envoyés au monde.  C’est ce même Esprit de Dieu qui prie en nos coeurs et qui gémit au cœur de l’univers créé toujours en voie d’enfantement et de création.

 

À cette lumière, nous pouvons voir toutes les crises actuelles, celles de l’Église aussi bien que celles de la société en général, et aussi les nôtres à chacun d’entre nous, non d’une façon négative mais comme des signes de transformation positive, de naissance à une nouvelle étape de croissance. 

 

Dans l’histoire des civilisations, dont le philosophe de l’histoire Arnold Toynbee nous a tracé les grands cycles, aussi bien que dans l’histoire de l’art et de la culture, il y a toujours des périodes fastueuses qu’on appelle les « âges d’or ». À ce moment-là, tout est beau, tout est en parfait équilibre ; de grands chefs-d’œuvre sont produits.  Mais il n’y a alors plus de mouvement et donc, plus de vie nouvelle, il n’y a plus que la simple complaisance dans les succès achevés.  Ces âges d’or, avec leur parfait équilibre, ne durent jamais longtemps.  Commence alors une période de déconstruction, souvent de décadence, où rien ne fonctionne plus, tout se défait. Et c’est alors, au moment où l’on est au plus bas, que tout commence graduellement à ce reconstruire lentement, et un nouveau cycle est lancé qui conduira éventuellement à un nouvel âge d’or.  Les douleurs de cette déconstruction et de cette reconstruction, qui sont de l’essence même de la nature créée toujours en voie de gestation, sont ce dont saint Paul parle dans sa Lettre aux Romains, lorsqu’il dit que toute la création gémit dans les douleurs de l’enfantement.

 

Il me semble assez évident que non seulement notre société occidentale, mais toute l’humanité, non seulement notre Église mais toutes les grandes religions ; non seulement notre humanité, mais toute la création, se trouvent actuellement à ce point critique de jonction entre une déstructuration, qu’il nous est permis de considérer comme une déstructuration positive et une restructuration. N’est-ce pas là la source de toute notre espérance, si nous considérons que, malgré toutes les apparences négatives, l’Esprit de Dieu y est à l’œuvre comme il l’a toujours été.

 

Notre Église vit actuellement un moment important de transition, de naissance à une forme nouvelle.  Elle est dans les douleurs de l’enfantement. Elle voudrait une vie nouvelle, mais elle a peur de sortir du sein de ses formes passées. La qualité de sa vie et de son action dans le monde pour les générations à venir dépendra de la façon dont elle aura vécu ce passage difficile.

 

Dans tous les moments de grande transformation culturelle – et nous sommes clairement à l’un de ces moments, au niveau mondial, il y a en chaque culture des éléments de mort et des éléments de vie nouvelle. Se concentrer sur ce qui ne va pas, sur les germes de mort, c’est nourrir une « culture de la mort », une expression souvent utilisée, quoique dans un autre contexte, durant le pontificat de Jean-Paul II. Nous devons laisser les morts enterrer leurs morts et porter toute notre attention aux germes de vie nouvelle et faire tout ce qui est nécessaire pour favoriser leur croissance.  Il faut, pour cela, être capable de relativiser ce que nous vivons en le resituant dans le contexte beaucoup plus large de la marche de l’histoire sur une période de plusieurs siècles.  Il nous faut aussi une théologie de l’histoire. Cette théologie de l’histoire est essentielle pour comprendre ce que nous vivons.

 

4) Une théologie de l’histoire

 

Tout de suite après le Concile Vatican II, mais sans relation avec lui, tout l’Occident vécut une profonde révolution culturelle. Dans l’imagination populaire, surtout en Europe et encore plus en France, cette révolution culturelle a été identifiée au mouvement étudiant de mai 1968, qui en fut l’un des importants épiphénomènes.  En réalité cette révolution culturelle avait commencé bien avant et se manifesta, quoique de façons différentes, dans toute l’Europe occidentale, et aussi en Amérique et par la suite dans le reste du monde. 

 

Il y avait eu quelques siècles plus tôt la Révolution française, qui avait été au point de départ non pas une révolution du petit peuple mais bien une révolution bourgeoise, qui avait dégénéré en terreur, avec son lot de destruction, de persécution de l’Église, ses nombreuses victimes.  Et pourtant, de ce moment d’enfer est née graduellement une nouvelle société.

 

La Révolution culturelle de 1968, ne fut certes pas aussi violente que la Révolution française (au moins pas jusqu’à aujourd’hui), mais elle a peut-être opéré des changements plus profonds et plus radicaux dans la société.  Ces changements sont intervenus en particulier au niveau de la dimension religieuse de la société.  On assista à une transformation profonde qu’on appela « sécularisation », un mot auquel certains donnent une signification tout à fait négative, et les autres une signification positive.  Perçue de façon positive, cette transformation implique une purification de la foi.  Non pas dans le sens que la foi des individus serait purifiée à travers la persécution ; mais que la foi ne peut plus s’identifier avec une série de formes d’expression religieuse, mais est obligée de retrouver sa dimension propre d’expérience personnelle de relation avec Dieu. C’est la relation même entre le domaine de l’expérience personnelle de Dieu, c’est-à-dire le domaine de la foi, et celui de son expression religieuse qui est profondément modifiée. La société civile retrouve, de son côté son autonomie propre. Nombreux sont les ouvrages aussi bien théologiques que sociologiques qui, au cours des dernières décennies, ont analysé cette évolution, montrant comment elle est, de beaucoup de façons, dans la ligne de l’Évangile et que ses acquis positifs sont des fruits de l’Évangile.

 

À fin du 19ème siècle, en France, une partie importante de l’Église, restée monarchique, refusait toute forme de société républicaine comme si c’était l’invention du diable, et aspirait au rétablissement d’une église monarchique dans un état civil monarchique.  Lorsque Léon XIII, en 1892, appela les Français à se rallier à la troisième république comme un état de fait, plusieurs se révoltèrent, à la suite de Charles Maurras, et se réfugièrent dans une bulle culturelle appelée l’Action française. Ils refusaient l’histoire, qui est toujours en mouvement, pour se réfugier dans un moment du passé.

 

            Nous nous retrouvons de nos jours dans une situation qui n’est pas sans similitudes avec celle-là, après l’appel lancé à l’Église par Jean XXIII et par le Concile Vatican II de s’ouvrir au monde d’aujourd’hui pour lui porter le message de l’Évangile dans un langage qui lui soit accessible. Face à la révolution culturelle actuelle, deux attitudes sont aujourd’hui possibles, et on les retrouve dans toutes les classes de la société et de l’Église, y compris à tous les niveaux de la hiérarchie.  Pour les uns, cette évolution, qui a eu comme effet une quasi disparition de la pratique religieuse chez beaucoup de chrétiens, et la disparition du rôle que l’Église s’était donné d’être le guide et le juge de l’évolution de la société civile dans tous les domaines, est le fruit de l’action du Malin.  Il faut à tout prix rétablir les pratiques culturelles religieuses du passé par lesquelles s’était transmise la religion (et une forme de foi) de génération en génération. Il faut redonner à notre société une culture religieuse. C’est une attitude – qui se situe en réalité dans l’ordre du « religieux » plus que dans l’ordre de la foi – et qui engendre presque nécessairement le découragement, sauf en certains camps de réfugiés culturels où le passé semble reconstitué... provisoirement.

 

            L’autre attitude consiste à considérer que cette société séculière que nous avons sous les yeux, et au sein de laquelle nous vivons, est le monde concret auquel les disciples de Jésus Christ sont envoyés pour y être des témoins d’espérance et de sens. L’Église, c’est-à-dire la communion de tous ceux qui ont mis leur foi dans le Christ, n’existe pas pour elle-même. Elle existe pour le monde, le monde concret où elle se trouve, non pas pour le transformer selon sa propre vision de ce qu’il devrait être mais pour y déposer le levain évangélique et laisser ce levain se développer selon les dessins imprévisibles de Dieu.

 

            Le christianisme, c’est-à-dire la structure religieuse ecclésiale que l’Église s’était donnée au cours des siècles, a pris de plein fouet la grande transformation culturelle qui s’est produite tout de suite après la conclusion de Vatican II, et qui se serait produite de toute façon.  Cette secousse de l’arbre appelé « christianisme » a fait tomber beaucoup de feuilles et même beaucoup de fruits.  Beaucoup de chrétiens traditionnels ont quitté l’institution ainsi qu’un grand nombre de prêtres et de religieux.  Combien de ceux qui ont quitté ont conservé une foi authentique (ou l’ont peut-être découverte à ce moment-là), Dieu seul le sait.  Tout comme Dieu seul sait combien de ceux qui sont restés avaient et ont encore une foi authentique.  L’Église a certainement connu dans les années 1970 une hécatombe.  Mais attribuer cette hécatombe au Concile, comme le font certains, relève soit d’un manque total de sens historique, soit d’un manque d’honnêteté intellectuelle.

 

            Une compréhension du message chrétien implique une compréhension de l’histoire.  Dans la perspective de la révélation judéo-chrétienne, le salut se réalise nécessairement dans une « histoire du salut ».  En créant l’espace et le temps, et en faisant au sein de cet univers créé un être à son image et à sa ressemblance, dans lequel il a insufflé son propre souffle de vie, son propre Esprit, Dieu s’est déjà donné une histoire.  Par l’Incarnation de son Fils, il est entré personnellement dans cette histoire, d’une capacité de croissance et d’évolution infinie parce que divine.      

 

            Je crois que nous devons tous nous interroger sérieusement sur notre propre attitude face à l’histoire, car cette attitude conditionne et conditionnera tous nos choix et toutes nos prises de position, tout au long de notre vie.  Tous les replis identitaires sont des refus de l’histoire et, indirectement, des refus de l’Incarnation de Dieu dans l’histoire.

 

            J’aimerais donner l’exemple de deux évêques, contemporains l’un de l’autre, ayant eu des positions opposées en ce domaine et dont l’orientation de base a influencé leur attitude avant, durant et longtemps après le Concile Vatican II. Leur exemple est symptomatique, car il montre comment une attitude foncière face à l’histoire peut conditionner toutes nos prises de positions, même en matière de religion et de foi, tout au long de notre vie.

 

            J’ai mentionné tout à l’heure les tensions autour de l’Action Française à la fin du 19ème siècle et au début du 20ème siècle.  Or, dans les années 1920, une crise secoua le Séminaire français à Rome, dirigé alors par un certain Henri Le Floch, ardeur défenseur de l’Action française. Celle-ci, comme je l’ai dit il y a un instant, incarnait un refus de l’histoire en refusant l’évolution de la société et de l’Église depuis la Révolution française, refusant tout particulièrement la reconnaissance par Rome de la Troisième République. L’attitude passionnée du supérieur Le Floch, qui était très influent dans les milieux romains, mais qui fut par la suite démis de sa fonction, obligea les étudiants à se diviser en deux blocs : les monarchistes et les républicains. Parmi ces étudiants de l’époque se trouvaient Marcel Lefebvre et Léon-Étienne Duval, le premier dans le clan des monarchistes, évidemment, et le deuxième dans celui des républicains.  Tous deux devinrent par la suite évêques en Afrique, l’un au Sénégal l’autre en Algérie. 

 

            À Dakar, Lefebvre exerça son épiscopat dans une mentalité tout à fait colonialiste, opposé à l’inculturation et jugeant qu’il était beaucoup trop tôt pour africaniser l’Église.  Muré dans ses principes abstraits il ne vit pas passer le cours de l’histoire. Duval arriva comme évêque dans une Algérie en pleine ébullition.  Il sentit tout de suite où allait le mouvement de l’histoire.  Il se fit l’avocat du dialogue, du respect mutuel et de l’indépendance des Algériens. 

 

            Jean XXIII décida à ce moment la tenue d’un Concile dans le but que l’Église s’incarne dans l’histoire du monde auquel elle avait été envoyée. Nos deux évêques se retrouvèrent à Vatican II, Lefebvre non plus comme évêque de Dakar mais comme Supérieur Général des Spiritains, et Duval tout récemment transféré de Constantine à Alger. Duval se situa clairement dans la majorité conciliaire, dans la ligne de Jean XXIII, sur toutes les questions cruciales, porte-parole de l’épiscopat d’Afrique. Lefebvre fut l’un des acteurs de la minorité hostile à tout aggiornamento, refusant toute rencontre avec le monde contemporain pour se réfugier dans des vérités intemporelles et un moment passé et figé de l’histoire. Après le Concile, comme on le sait Lefebvre allait générer un schisme, Duval allait encourager et supporter jusqu’au bout l’humble petite communauté de Tibhirine qui incarnait son rêve d’une Algérie où vivraient ensemble, dans l’harmonie, Arabes et Européens, musulmans et chrétiens. C’est à cause de lui que la communauté de Tibhirine ne fut pas fermée en 1963, comme notre Ordre l’avait décidé. J’eu l’occasion de le visiter avec Dom Christian de Chergé en janvier 1996. Il mourut quelques jours après nos frères et partagea leurs funérailles.

 

            Deux parcours absolument différents. L’un s’accrochant à des vérités abstraites et à des moments passés de l’histoire comme s’ils étaient des absolus ; et l’autre percevant d’un regard contemplatif le travail de Dieu dans le flux de l’histoire dans laquelle son Fils s’était incarné.

 

            Cinquante ans après le Concile, nous nous retrouvons dans un dilemme  semblable, face à son interprétation.  Pour certains, Vatican II est un événement épisodique du passé qui n’a rien changé à une Église sainte et immuable. Pour d’autres ce fut un moment de l’Histoire du Salut dont les ondes de choc continuent de nous atteindre et de nous interpeller et qui se ressentiront jusqu’à la Parousie, opérant dans l’Église, si elle accepte de se convertir, une croissance ininterrompue aux modalités imprévisibles.

 

            On parle beaucoup actuellement de Nouvelle Évangélisation.  En lisant tout ce qui s’est déjà écrit à ce sujet, on perçoit facilement qu’elle est conçue de deux façons totalement différentes correspondant aux deux attitudes que je viens de mentionner concernant Vatican II.  Pour les uns il s’agir de confronter avec l’Évangile, de nouveau et d’une façon nouvelle, une société en profonde et constante transformation.  Il s’agit de présenter l’Évangile immuable au monde concret d’aujourd’hui, dans un langage qu’il puisse comprendre et de le conduire ainsi à une expérience de foi, une expérience de Dieu.  Pour les autres il s’agit de redonner aux chrétiens qui se sont éloignés de la religion les structures religieuses du passé dans l’espoir que ces structures soient de nouveau des véhicules de valeurs chrétiennes.  En gros une approche privilégie l’expérience de foi, l’autre privilégie son expression religieuse.

 

            [Dans une étude sur la théologie de l’histoire, le Père Congar (qui fut contemporain des deux évêques mentionnés) fait allusion au roman de Stendahl,

La Chartreuse de Parme, dont le jeune héros, appelé Frabrice, voulut participer à la bataille de Waterloo, mais tout au long de cette bataille, tint la bride d’un cheval dans un tout petit  carré de terrain et ne sut jamais rien de ce qui se passa sur l’ensemble du champ de bataille sauf ce qui se produisit dans ce petit carré.  Dans la diversité des interprétations en vogue actuellement concernant Vatican II, on a l’impression que certains tiennent depuis cinquante ans la bride du même cheval dans le même carré idéologique, ignorant de l’histoire réelle des hommes et sourds au gémissement de l’Esprit de Dieu en cette histoire.]

 

 

Conclusion

 

            Dans ce contexte complexe, comment pouvons-nous être des messagers d’espérance et de sens ?  Évidemment, chacun de nous peut et doit l’être en vivant authentiquement sa foi partout où il se trouve. Mais, en tant que disciples de Jésus-Christ nous formons Église avec tous les autres disciples de Jésus-Christ. L’appel à rendre compte de notre espérance nous est adressé comme Église aussi bien qu’individuellement. C’est l’Église qui est le sacrement du salut au milieu du monde.

 

            Mais qu’est-ce que le salut ?  Pour répondre à cette question, il faut toujours revenir à l’ecclésiologie de Vatican II.  Le salut, c’est la communication de la vie divine qui, au coeur de la divinité, est un mystère de communion entre le Père, le Fils et l’Esprit.  Ce mystère de communion, Dieu a voulu le communiquer aux hommes et aux femmes qu’il a créés à son image.  Le Christ, pleinement homme et pleinement Dieu, est le sacrement primordial de ce salut, sa manifestation parfaite puisqu’il est la pleine communion du divin et de l’humain dans la même personne. L’Église est, à son tour, le sacrement du même salut, puisqu’elle est la manifestation du même mystère de communion dans le sacrement de la communion visible entre des croyants partageant la même foi, le même amour, la même espérance.

 

L’Église, nous ne le répéterons jamais assez, n’existe pas pour elle-même, elle existe pour le monde, auquel elle a été envoyée. C’est à l’égard du monde concret dans lequel nous vivons, ce monde qu’on dit sécularisé, déchristianisé puisqu’il n’a plus les formes extérieures de la culture chrétienne, que nous devons être des messagers. Sa mission n’est pas de se faire connaître, de s’annoncer elle-même, mais d’annoncer l’Evangile et de transmettre la foi et l’espérance en Dieu qui donnent sens à toute vie humaine.

 

            On pourrait évidemment se demander : De quel type d’Église avons-nous besoin pour réaliser aujourd’hui cette mission ? Quelles structures ecclésiales devons-nous préserver, restaurer ou inventer, pour annoncer l’Évangile au monde ?  Mais est-ce vraiment là la bonne question ?  En la posant, n’essayons-nous pas de prendre la place de Dieu ?  Comment pouvons-nous savoir de quel type d’Église Dieu veut se servir pour porter son message au monde d’aujourd’hui ?  Nous avons connu des églises diocésaines très structurées autour d’un ensemble de paroisses desservies par un clergé abondant et où beaucoup de religieuses et religieux rendaient des services importants en particulier dans les domaines de l’enseignement et de la santé.  Devons-nous prendre pour acquis que c’est le même type de présence institutionnelle que Dieu veut pour les années à venir.  Peut-être veut-il un type d’Église beaucoup moins cléricale et où les différences entre classes et catégories de chrétiens seraient beaucoup moins marquées. 

 

            Si la vie divine est un mystère de communion, et si le salut est la communication aux hommes de ce mystère de communion, nous serons des messagers d’espérance et de sens en construisant partout la communion.  Non seulement la communion entre nous, quelles que soient les divergences de nos approches intellectuelles, mais aussi la communion avec tous nos frères et soeurs des autres confessions chrétiennes, avec toutes les personnes de bonne volonté, de quelque culture et religion qu’elles soient, avec le monde qui nous entoure, tel qu’il est, ce monde que Dieu a tellement aimé et qu’il aime tellement, qu’il lui a envoyé son Fils. 

 

Pour être des messagers d’espérance dans un monde qui souvent désespère, nous devons jeter des passerelles, partout, entre tous les ilots isolés de notre monde désintégré en voie de réintégration.  Les solides ponts bâtis par les pontifes du passé (pontife = constructeur de ponts) ne sont souvent plus adaptés au trafic actuel. L’urgence est trop grande pour passer des générations à construire de nouveau de tels ponts.  Lançons plutôt partout des passerelles que pourront sans cesse traverser en tous sens les messagers d’espérance venus de tous horizons. Et surtout multiplions les petites communautés de croyants reliées par ces passerelles.

 

            Ne nous préoccupons pas outre mesure des structures de l’Église. Durant la première génération chrétienne, elles n’ont en général pas été ni pensées ni planifiées, elles sont nées de la vie.  Lorsqu’on lit les Actes des Apôtres, on est surpris de voir la rapide évolution des structures ecclésiales.  Un cas intéressant est celui de l’institution des diacres. Lorsque des tensions se manifestent dans la première communauté chrétienne autour de la distribution des aides aux veuves, les Apôtres, voulant se libérer de ces problèmes, instituent les diacres pour servir les tables, donnant comme raison qu’eux doivent se consacrer à la prédication de la parole de Dieu.  Or, que font les diacres, dès qu’ils sont institués ?  Rien n’indique, dans le récit des Actes des Apôtres, qu’ils se soient tellement préoccupés de servir les tables, au contraire nous les voyons tout de suite se mettre à prêcher eux aussi la parole, non seulement aux Juifs mais aussi aux païens. Dans cette Église primitive, les structures, à peine créées pour répondre à des besoins, se transforment tout de suite pour répondre à de nouveaux besoins.  La sclérose institutionnelle est une maladie apparue beaucoup plus tard.

 

            Ce dont les Apôtres et les autres fondateurs d’Églises locales étaient préoccupés, c’était la qualité de la communion entre les membres de chaque Église et de la communion entre les Églises. Les nouveaux disciples du Christ, qu’ils viennent du judaïsme ou des nations, se réunissaient régulièrement pour célébrer la mémoire du Christ, sous la présidence d’un ancien, longtemps avant que n’apparaisse un clergé ordonné. On connaît l’évolution croissante des structure administratives à partir de la paix constantinienne et durant toute la période de chrétienté, jusqu’à nos jours. 

 

            L’urgence de vivre la communion et de la propager est trop grande de nos jours pour qu’on gaspille de l’énergie soit à penser de nouvelles structures ou à démonter les anciennes.  Notre communion, si elle est vraie se donnera elle-même les structures nécessaires à sa croissance dans le terreau actuel du monde ; et ce qui doit mourir mourra de sa belle mort.

 

            Ainsi en est-il de notre mission d’être des messagers de sens, qui en réalité n’est qu’une autre facette de notre mission d’être des messagers d’espérance.  Cela n’exige pas qu’on aille vers les gens pour les instruire du sens de la vie mais plutôt exige de nous de vivre d’une façon qui manifeste clairement que notre vie a un sens, c’est-à-dire une direction, une espérance vers laquelle elle tend. Ceux auprès de qui nous vivons sauront alors percevoir le sens qu’ils portent eux aussi, inscrit dans leur propre être.

 

            Nous aurons toujours besoin de structures religieuses à travers lesquelles exprimer notre foi et en maintenir vivante la mémoire collective.  Mais ce ne seront jamais ces structures qui seront agents d’évangélisation. Ce sera toujours notre expérience de foi qui aura valeur d’évangélisation, et génératrice d’espérance, dans la mesure même où elle sera authentique et forte.

 

Armand Veilleux

Namur, 4 novembre 2012