Vie religieuse en général
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La médiation culturelle de l'expérience religieuse Mission de la vie consacrée (Article paru dans Vies consacrées 87 [2015-2], 128-141)
La relation entre foi et religion est complexe. La
foi est de l’ordre de l’expérience religieuse. À la religion appartiennent la
mémoire collective de cette expérience, son expression dans des rites et des
comportements et sa transmission. La religion ayant une dimension sociale a
aussi une dimension culturelle. La notion d’inculturation est donc inhérente à
la notion de foi. C’est en grande partie à travers une médiation culturelle que
se transmettent aussi bien l’expérience de foi que les divers éléments
constitutifs du donné religieux.
La vocation de tout consacré, comme
celle de tout chrétien, s’enracine dans une relation personnelle avec le
Christ, dans une expérience de foi. Quant aux diverses formes qu’a prises la
vie consacrée au cours des siècles, elles appartiennent à l’ordre de la
religion, c’est-à-dire de l’expression religieuse de la foi.
La Constitution pastorale Gaudium et spes de Vatican II
comporte un chapitre entier sur la promotion du progrès de la culture. On y
trouve non seulement une définition de la culture dans sa relation avec la
nature, mais aussi d’intéressants développements sur les rapports de la culture
avec l’Évangile. Un Conseil pontifical pour la culture fut institué par la
suite et, durant quelques décennies, on parla beaucoup d’inculturation. Puis, l’intérêt
se concentra graduellement sur le concept de « nouvelle
évangélisation ». Il faudra attendre l’Exhortation apostolique Evangelii gaudium du pape François pour
y trouver des passages très stimulants sur l’interaction entre l’Évangile et la
culture (ou les cultures) dans le processus de transmission de la foi. Cette
transmission se réalise par une évangélisation de la culture qui est en même
temps une inculturation de l’Évangile.
Ce qu’on appelle aujourd’hui la
« vie consacrée » a, tout au long de l’histoire de l’Église, joué un
rôle essentiel dans cette médiation culturelle de l’expérience religieuse. Des
hommes et des femmes mus par une expérience de foi chrétienne, c’est-à-dire par
une relation personnelle avec Jésus-Christ, se sont sentis appelés à incarner
cette foi à travers des modes de vie et diverses formes de service de l’Église
et de leurs frères et sœurs en humanité, au nom de l’Évangile. Provenant de
cultures diverses, ils ont transformé leurs propres cultures en y vivant le
message évangélique. Ces cultures ainsi transformées par l’Évangile sont
devenues des véhicules du message chrétien.
Si l’on veut comprendre ce qui arrive
à la vie consacrée de nos jours et quels sont les défis qui se présentent à
elle, il convient de jeter un regard d’ensemble sur son passé. On y percevra
comment toutes les formes qu’elle a connues au cours des âges ont été
conditionnées par l’environnement culturel et comment elle a, à son tour,
façonné les cultures dans lesquelles elle s’est développée. Elle a ainsi été,
tout au long des siècles, à travers la médiation culturelle, un instrument
essentiel de la transmission de la foi.
C’est d’ailleurs toujours au moment de
profondes mutations culturelles que sont apparues les nouvelles formes de vie
consacrée, comme réponse à la rencontre de nouvelles réalités culturelles avec
un Évangile toujours le même, mais toujours en quête d’une nouvelle incarnation
dans des cultures transformées ou en évolution. Il n’est évidemment pas
question de faire ici toute l’histoire de la vie consacrée, mais simplement de
signaler les moments clés de sa rencontre avec les sociétés dans leur évolution
culturelle.
Une première
inculturation
À l’époque du Christ, un grand
mouvement ascétique s’était manifesté au cœur du peuple juif, surtout après l’époque
des Macchabées et la fuite au désert des plus fervents parmi les Anawim, qui refusaient la compromission
du pouvoir royal avec les autorités étrangères et ne reconnaissaient plus l’autorité
du culte célébré au Temple. Esséniens et Thérapeutes, mais aussi bien d’autres
groupes où l’on pouvait percevoir des influences venues de la Perse et de l’Inde,
constituèrent une matrice où se développa un mouvement spirituel auquel se
rattachait Jean-Baptiste. Dès lors, lorsqu’au cours des premières générations
chrétiennes des hommes et des femmes se sentirent appelés à incarner dans leur
vie les appels du Christ à le suivre dans un renoncement radical, ils
trouvaient dans la culture religieuse du temps des formes de vie aptes à le
faire. Ainsi, l’ascétisme chrétien des premiers siècles se présente comme la
rencontre de l’Évangile avec un donné religieux culturel. C’est la première et
la mieux réussie de toutes les formes d’inculturation de l’expérience de foi.
Cet ascétisme se manifesta
différemment dans les Églises d’influence johannique et dans les églises sous l’influence
de la prédication de Paul. Dans les Églises d’Asie Mineure, cet ascétisme se
vit essentiellement au sein des églises locales qui sont de grandes
communautés. Les ascètes, tout en remplissant divers services au sein de la
communauté (liturgie, soin des pauvres et des malades, etc.) incarnent de façon
visible dans leur vie l’action de l’Esprit saint au sein de toute la communauté
ecclésiale. Le nom qu’on leur donne en syriaque (ihydaya) indique bien la nature de leur expérience spirituelle. Ayant
choisi le célibat pour le Royaume, ils incarnent dans leur vie la simplicité, c’est-à-dire le fait de n’avoir
qu’un but, qu’un amour dans leur vie.
Le monachisme
En même temps,
le message évangélique se répandait à travers toutes les nations utilisant les
voies de communication de l’Empire romain. Il est important de se rendre compte
que cet empire était essentiellement une fédération de grandes cités et que les
campagnes furent peu atteintes durant les premières générations chrétiennes. C’est
dans ces campagnes ou ces déserts que se développa ce qu’on se mit à appeler
vers la fin du iiie siècle le « monachisme », mais qui
était en continuité directe avec l’ascétisme des premières générations
chrétiennes. Les moines et, bientôt, les moines évêques jouèrent un rôle important
dans l’évangélisation de ces campagnes. Vers la fin du ive siècle, à l’époque du concile de
Constantinople (381), la croissance constante de l’Église avait transformé l’ascétisme
des générations précédentes en un mouvement ecclésial, spirituel, social et
économique qui avait désormais besoin d’une reconnaissance juridique. On peut
dire qu’alors l’état de vie
religieuse ou de vie consacrée est né. Il est beaucoup plus répandu à travers
tout l’Orient, et comporte plus de femmes que d’hommes.
Le cas de l’Egypte
L’interaction entre la culture et la
vie consacrée est telle que, tout au long de l’histoire, ce furent souvent les
initiatives d’autorités civiles non-chrétiennes ou même anti-chrétiennes qui
créèrent les contextes favorables à l’apparition et au développement de
nouvelles formes d’ascèse chrétienne. Ce fut le cas tout particulièrement en
Égypte, et cela explique le développement qu’y prit le monachisme. Alors que l’Égypte,
durant la période ptolémaïque était administrée directement d’Alexandrie par l’Empereur
à travers un préfet, une première réforme, celle de Septime Sévère, au début du iiie siècle,
établit une administration locale dans une trentaine de métropoles, qui
deviendront plus tard, après la paix constantinienne, les sièges des diocèses ecclésiastiques.
Au même moment, une très intelligente réforme agraire réalisée par Dioclétien
permit pour la première fois aux paysans égyptiens de posséder les parcelles de
terre sur lesquelles ils vivaient ; mais ils les vendirent souvent pour
migrer vers les nouvelles métropoles, ce qui permet la création de grandes
propriétés et donc permit aussi l’établissement des grandes communautés monastiques
pachômiennes, dont l’existence aurait été impossible sans cette réforme
agraire.
En Occident
On constate quelque chose de semblable
en Occident au moment des invasions barbares et de la chute de l’Empire. En 395,
Théodose divise son empire entre ses fils : Arcadius reçoit l’Orient et
Honorius l’Occident. Peu après, entre 405 et 419, les invasions des barbares
commencent à creuser des césures géographiques et sociologiques dans l’empire
occidental. Les Romains abandonnent aussitôt la Bretagne, les barbares passent
le Rhin et prennent Rome et en 429, tout juste avant de mourir, Augustin voit
les Vandales devant les murs d’Hippone. Valentinien III (425-455) remet
finalement l’Occident aux barbares. Et, en 476, se termine la série des
empereurs romains d’Occident. Ces invasions répétées marquent profondément la
vie ecclésiale.
Un roi ostrogoth, un peu à la manière
de l’empereur Dioclétien en Égypte, aura indirectement, sans le vouloir et sans
le savoir, une influence sur tout le monachisme occidental après lui. Comment ?
Théodoric, roi des Ostrogoths, prend le pouvoir à Rome en 493. Personnage
ambitieux et intelligent à la fois, il fonde son règne sur une intégration d’éléments
barbares et d’éléments romains. Il confie la défense du territoire à l’élément
goth et l’administration à l’élément romain. Il sait s’entourer de
collaborateurs de grande qualité comme Boèce et Cassiodore. Théodoric est
soucieux de donner à son royaume des lois précises et claires et,
parallèlement, on assiste alors, au sein de l’Église, à la renaissance
gélasienne qui se préoccupe d’élaborer une législation canonique qui ait un
caractère d’universalité, d’authenticité et de romanité. Ainsi, durant une
période de barbarie, Rome est encore pour un certain temps un centre d’étude où
l’on vient de toute l’Italie, de l’Afrique et de la Gaule pour étudier.
Parmi les étudiants encore envoyés par
leurs parents se former à Rome se trouve un jeune homme de Nursie, appelé
Benoît. Lorsqu’il s’enfuit dans la solitude, la renaissance gélasienne a mis à
sa disposition les traductions latines des Règles de Pachôme, de Basile et d’Augustin,
tout comme l’expérience de la vie monastique provençale. L’avènement de Benoît
et de sa Règle est donc dû à une toute petite ouverture de lumière dans une
période de barbarie, fruit du bon sens d’un barbare cultivé, Théodoric. Benoît,
à son tour, aura, inutile de le dire, une influence énorme non seulement sur le
monachisme occidental, mais sur toute la société occidentale, au point d’avoir
été désigné Patron de l’Europe.
Après Benoît, les invasions reprennent
et les monastères fondés par lui disparaissent. Sur les ruines de l’empire
carolingien, au cours du ixe et
du xe siècles, se
forme graduellement le premier âge de la société féodale où l’Église et l’État
continuent d’être terriblement confondus et où les monastères sont peut-être
ceux qui souffrent le plus de la situation, constamment dépossédés qu’ils sont
de leurs biens par les seigneurs qui leur imposent aussi les abbés.
Premières
réformes
La réforme monastique de Cluny, au xe siècle, fut au point de
départ conçue à l’intérieur d’un projet d’Église et de société — un maillon
important d’une société d’où serait graduellement éliminée la confusion du
temporel et du spirituel. À cause de sa sensibilité aux aspirations du temps,
Cluny développa une spiritualité qui contribua largement au développement de la
spiritualité propre au xie siècle :
spiritualité affective, sens de la recherche de Dieu, forte conscience
ecclésiale et compréhension dynamique de l’histoire du salut.
A une brève renovatio imperii sous l’égide des empereurs ottoniens, succéda une
autre réforme de l’Église, connue sous le nom de réforme grégorienne, même si
elle commença bien avant Grégoire VII (1073-1085) et continua après sa
mort. Elle fut suscitée par une vague de fond de mouvements de vie chrétienne
qui mirent en branle tout le peuple de Dieu. Le peuple chrétien, les laïcs
comme les clercs, est alors envahi d’une soif spirituelle. Dans ce mouvement qui
atteint aussi toutes les formes de vie religieuse — moines, chanoines et
ermites —, on trouve réunis hommes et femmes, célibataires et gens mariés,
clercs et laïcs. Le renouvellement de la vie chrétienne n’est plus le privilège
de quelques aristocrates éclairés, il jaillit des masses.
Cet idéal de pauvreté et de pénitence
atteint tout le peuple de Dieu. La première croisade se manifeste d’ailleurs comme
une peregrinatio pauperum vers la
Cité sainte, un mouvement de purification individuelle et collective, promue
par le pape Urbain II et par Pierre l’Ermite. Le chemin de Compostelle est
aussi rempli de pénitents convertis par la prédication des ermites ; et
des foules de pénitents suivent sur les routes les prédicateurs itinérants de
toutes catégories. Un certain consensus implicite se développa dans les
populations en général, concernant ce qu’on attendait de l’ordo monasticus. Le succès des grandes réformes de la fin du xie siècle s’explique d’abord
du fait qu’elles répondaient à une aspiration de tout le peuple chrétien au
lieu d’avoir été imposées d’en haut. C’est dans ce contexte spirituel et social
que se fit la réforme de Cîteaux, qui allait marquer les siècles suivants et qu’apparurent
les Ordres mendiants, en particulier les Franciscains et les Dominicains, un
siècle plus tard.
Une nouvelle
théologie
Ce grand mouvement d’expansion des formes de vie consacrée provoqua
un effort de réflexion théologique et une certaine systématisation. Cette
systématisation, en soi nécessaire et utile, eut cependant ses inconvénients. Jusque-là, l’engagement dans la vie consacrée comportait une certaine promesse, une professio, par laquelle on s’engageait à un mode de vie. L’engagement au célibat, ou le « vœu de virginité » était souvent mentionné
explicitement. Dans les nouveaux Ordres, et d’abord chez les Franciscains, la
formule de profession explicite les trois vœux devenus traditionnels, ceux
de pauvreté, de chasteté et d’obéissance. Au même moment, la distinction déjà
connue auparavant entre le « simple vœu » — ou vœu simple — de chasteté (sans
reconnaissance officielle par l’Église) et le vœu solennel (c’est-à-dire celui reconnu et
consacré par l’Église dans un geste rituel) s’accentue. Cette distinction s’étend ensuite aux deux autres vœux. Comme tous les grands Ordres
monastiques avaient la profession solennelle, l’opinion s’accrédita bientôt que, sans les trois vœux solennels (dont certains pouvaient d’ailleurs être exprimés implicitement),
il n’y avait pas
de consécration religieuse, et que ces trois vœux qu’on appela désormais les trois « vœux essentiels » de l’état religieux étaient une
condition sine qua non de cet « état ».
Cette systématisation et les cadres
législatifs rigides qu’elle engendra ne doivent pas surprendre si l’on se souvient que ce nouvel
essor de la vie consacrée s’enracine dans la réforme grégorienne qui fut pour l’Église une période d’institutionnalisation et de centralisation, et qui
fut marquée par un développement très poussé du droit canon. Sur la nouvelle
conception juridique des vœux se greffa une nouvelle théologie de la vie consacrée
fondée sur la notion des « trois conseils évangéliques », qui a prévalu jusqu’à nos jours.
La vie consacrée est alors considérée
beaucoup plus comme un état que comme une vie, ce qui trahit une préoccupation
toute médiévale. Seuls sont reconnus comme religieux ceux qui remplissent les
exigences requises pour faire partie de cet « état » ; la possibilité de vivre les
conseils évangéliques hors de ces cadres rigides n’est pas reconnue. Cependant, la
vie, lorsqu’elle est assez forte, sait rompre les cadres trop rigides et se créer ses lois. À côté de la vie religieuse
officielle se développe tout un mouvement qui annonce les formes de vie de nos
nombreuses congrégations modernes. Ce mouvement est mis en branle d’abord par les Tertiaires de saint
François et de saint Dominique. Un nombre de plus en plus considérable d’entre eux ne tardèrent pas à
adopter la vie commune, avec des liens juridiques plus ou moins étroits. Il
arrivait qu’ils se vouent au célibat.
Ignace, Vincent
et les autres
Au début du xvie siècle, de toute part, les mystiques
et les prophètes crient le besoin de réforme, jusqu’à ce que, la Réforme officielle
ne venant pas, Luther entreprenne la sienne propre. Or, même au sein de l’Église, en beaucoup de milieux,
longtemps avant la réforme officielle de Trente, des âmes ferventes ont, non
seulement senti et proclamé ce besoin de réforme, mais se sont même attelées à la tâche. Au début du même siècle, à l’heure même où se préparait la
Réforme protestante, des sursauts de ferveur secouaient ici et là l’Église. Un fait très significatif
est que se groupèrent un peu partout de pieux chrétiens qui lisaient ensemble l’Écriture, discutaient théologie et
mystique et s’attaquaient à tous les problèmes de l’Église. Le plus célèbre de ces
groupements fut l’Oratoire de l’Amour divin, qui se créa vers 1510-1520 dans une petite église du
Transtevere à Rome, et d’où sortiront plusieurs fondations religieuses proprement
dites.
La plus importante des fondations de
cette époque fut évidemment celle de la Compagnie de Jésus. Avec sa milice mise au service du pape pour travailler dans toute l’Église, avec ses religieux que rien
ne distinguait extérieurement des prêtres séculiers, avec la grande liberté d’action laissée à chaque membre au
sein d’un Ordre
puissamment structuré, la vie religieuse se dégageait totalement pour la
première fois des structures monastiques, dans lesquelles elle se mouvait,
depuis que la réforme carolingienne avait restreint la pratique reconnue des
conseils évangéliques à sa seule forme monastique. Comme toutes les grandes
fondations de ce genre, la fondation d’Ignace de Loyola est le fruit d’une longue évolution, préparée
par tout le mouvement de réforme qui animait l’Église depuis déjà quelques décennies.
Lorsqu’au début du xviie siècle saint François de Sales
eut l’idée d’une communauté de religieuses qui ne vivraient pas derrière les murs d’un cloître, mais se dévoueraient au
milieu du monde dans l’exercice de la charité, l’opposition à l’apostolat des religieuses hors clôture
et sans vœux solennels était encore si vivace que ses Visitandines
durent se muer en moniales cloîtrées. Ce que n’avait pas réussi saint François de
Sales, saint Vincent de Paul et Louise de Marillac le réussirent, avec la
fondation des Filles de la Charité. Ils trouvèrent la véritable solution :
ignorant les distinctions des canonistes, acceptant facilement d’être privées du nom de « religieuses », les membres ne firent que
des vœux privés
et ainsi, sous la forme d’une Société de pieuses femmes sans vœux publics, purent jouir de la
liberté des enfants de Dieu et joindre une authentique pratique des conseils
évangéliques au service des pauvres. Le mouvement était donné, et tant en
France qu’en Allemagne de nombreuses congrégations semblables assurèrent, surtout dans l’enseignement et le soin des malades, l’exercice de la charité chrétienne, à
la plus grande gloire de l’Église... et de l’état religieux dont elles étaient
officiellement écartées.
Les temps
modernes
Avec la Révolution française, l’Europe allait toutefois s’enfoncer dans une nouvelle nuit, et on
assisterait, du moins en France, à la disparition de presque toute vie
religieuse organisée. C’est dans cette situation toute spéciale que fut mise sur
pied une fondation originale, qui est dans le passé le meilleur exemple de ce
que sont de nos jours les instituts séculiers. Le P. de Clorivière, à cause des
circonstances qui rendaient la vie religieuse ordinaire impossible en France,
imagina la fondation de communautés dont les membres ne porteraient aucun signe
distinctif, aucun habit, vivraient dans leurs familles, accompliraient leur
rôle ordinaire au sein de la société, mais rempliraient ainsi, sans être connus
de personne, le rôle des religieux et religieuses expulsés.
Après la Révolution, les évêques et
les papes durent se rendre à l’évidence et reconnaître l’utilité et la nécessité des
communautés sans clôture qui, avec une réelle ferveur, s’adonnaient aux œuvres de miséricorde et d’enseignement. Le mouvement de renaissance
religieuse qui suivit la Révolution amena d’ailleurs leur multiplication. Alors
que le droit ne reconnaissait comme religieux que les ordres à vœux solennels et avec clôture,
les évêques et le Saint-Siège, tout au long du xixe siècle approuvent par douzaines des
Congrégations religieuses à vœux simples dont on a toujours soin de dire qu’elles ne sont pas « religieuses
proprement dites ». Enfin la Constitution Conditae a Christo de Léon XIII en 1900 et les Normae de
la Congrégation des Évêques et Réguliers de 1901 vinrent conformer le droit à la vie
en reconnaissant comme religieuses les Congrégations à vœux simples.
Qu’en est-il de nos jours ? Des
transformations profondes dans la société et dans l’Église durant la première
moitié du xxe siècle,
surtout depuis la Deuxième Guerre mondiale, avaient créé des conditions tout à
fait nouvelles pour l’Évangélisation.
Le Concile et sa
postérité
Vatican II a été rendu nécessaire
par le besoin de redéfinir les modalités de la mission évangélisatrice de l’Église
dans une société qui s’était profondément transformée. À ce point de vue la
Constitution Gaudium et spes peut
être considérée comme le document le plus important du Concile.
Durant la préparation du Concile, une Constitution
conciliaire de caractère théologique sur la vie consacrée avait d’abord été
prévue. Elle connut plusieurs versions successives, privilégiant chacune un nom
différent : vie religieuse, état de perfection (status perfectionis adquirendae), vie consacrée... Finalement, le
désir de Paul VI de limiter le nombre des sessions du Concile fit
abandonner ce projet. Un chapitre fut ajouté à la Constitution sur l’Église, où
l’on reprenait la terminologie du Code de 1917 : De religiosis. Par ailleurs, un décret conciliaire (Perfectae caritatis) sur la rénovation
adaptée de la vie religieuse fut voté à la dernière session sans même que tous
les numéros en aient été discutés en séance plénière.
Le chapitre VI de Lumen Gentium, comporte des éléments
théologiques sur la place de la vie religieuse dans l’Église, mais est loin d’offrir
une théologie renouvelée de la vie religieuse. D’ailleurs, l’attention s’est
surtout portée durant et après le Concile sur le chapitre V, parlant de l’appel
de tous les chrétiens à la sainteté. Quant au décret Perfectae caritatis, son appel au renouveau centrait l’attention
sur la dimension « religieuse » de la vie consacrée, et donc sur la
place et le rôle des Instituts religieux dans la médiation culturelle de la foi
plus que sur l’expérience de foi elle-même.
Après le Concile, les Instituts
religieux se sont appliqués en général avec courage, d’une part à mettre en œuvre
cette « rénovation adaptée », et, d’autre part, à répondre aux appels
du Concile à trouver de nouvelles formes de présence au monde. Plusieurs ont
clairement choisi une option préférentielle pour les pauvres, en particulier en
Amérique latine. La Compagnie de Jésus, sous la direction de Pedro Arrupe, s’est
éminemment signalée en ce domaine.
La vie consacrée, qui se trouve aux
avant-gardes de la médiation culturelle de l’Évangile, en particulier à travers
ses activités apostoliques, sociales et culturelles, a été frappée de plein
fouet par la crise qui a suivi Vatican II et qui a affecté toute l’Église. Cette
crise ne fut pas une conséquence du Concile ; elle aurait été probablement
beaucoup plus forte s’il n’avait pas eu lieu. Elle s’accompagnait d’ailleurs d’une
crise de toute la société civile. Toujours est-il que, malgré un renouveau mené
en général avec courage, même si des erreurs furent commises, la plupart des
Instituts religieux se trouvent aujourd’hui fortement diminués dans leurs
effectifs et font l’expérience d’une grande précarité. Le pape François, dans
sa Lettre aux consacrés à l’occasion de l’année de la Vie consacrée, ne nie pas
cette situation de précarité, mais appelle quand même à rendre grâce pour les
cinquante dernières années et à envisager l’avenir avec espérance.
Des questions posées
à la foi
On peut cependant se demander si les
efforts gigantesques fournis pour inculturer l’Évangile dans le monde
contemporain à travers un aggiornamento des formes de vie et des modes d’intervention ont toujours été suffisamment
accompagnés d’efforts aussi importants pour raviver l’expérience de foi propre
aux consacrés. Car ce qui fait qu’on est un « consacré » n’est pas qu’on
réalise telle ou telle tâche dans l’Église et dans la société, mais bien la
relation personnelle et exclusive avec le Christ, qui rend possible l’accomplissement
de ces tâches et leur donne leur sens.
La grande question pour les consacrés
d’aujourd’hui est de savoir comment se situer face à une situation culturelle
et sociale en pleine évolution. Pour cela, ils peuvent prendre leur inspiration
dans un passage d’Evangelii gaudium. Dans
cette Exhortation apostolique, le pape François a introduit un chapitre sur la
dimension sociale de l’évangélisation. Au sein de ce chapitre se trouve une
section sur le bien commun et la paix sociale où le pape identifie quatre
tensions bipolaires caractéristiques de toute réalité sociale, l’une d’elles
étant la tension entre le temps et l’espace. Le temps est supérieur à l’espace, dit le pape. Il veut, par cette
expression, privilégier les processus de changement et de croissance par
opposition aux espaces de pouvoir dans lesquels on est toujours tenté de s’installer.
Beaucoup d’Instituts religieux et de
communautés affectés par la diminution des effectifs et le vieillissement s’efforcent,
par toutes sortes de remaniements du personnel et des résidences, de
reconstituer des communautés où il est possible de continuer à vivre comme
avant et à remplir les mêmes tâches qu’avant. N’est-ce pas là s’installer dans
des situations que l’on peut continuer de contrôler comme par le passé ? N’est-ce
pas ce que François appelle les « espaces de pouvoir » ? Ne
serait-il pas plus évangélique de mettre en marche des processus de changement
qui conduiront à des modes tout à fait nouveaux d’incarnation culturelle du
charisme religieux. N’est-il pas plus évangélique d’assumer sa précarité et sa
faiblesse pour aller vers les périphéries laïques et ecclésiales ?
Nombre de Congrégations religieuses actuelles
ont été fondées dans la deuxième moitié du xixe siècle
et la première moitié du xxe pour répondre à des besoins sociaux qui ont été pris en charge ensuite par la
société civile. Si ces familles religieuses voient leur identité dans ce qu’elles
faisaient, elles peuvent avoir l’impression de n’avoir plus de raison d’être. Si
elles voient leur identité non pas dans tel ou tel type d’intervention, mais
dans l’expérience de foi qu’elles exprimaient à travers ce type d’engagement,
un bon nombre de nouveaux défis s’offrent à elles. Plusieurs de ces instituts
se sont d’ailleurs déjà reconvertis et répondent à de nouveaux besoins dans des
formules qui demeurent souvent encore expérimentales. Ces communautés sont
engagées dans ce que François appelle des processus de changement plutôt que
dans la recherche de nouveaux espaces de pouvoir. Le réseau Thalita Kum regroupant des consacrées
appartenant à plusieurs instituts qui travaillent auprès des victimes de la
traite des êtres humains en est un bel exemple.
La communion a toujours été un élément
essentiel de l’identité de toute forme de vie consacrée : communion avec
Dieu, avec des frères et des sœurs, avec l’Église et le monde. Lorsque François
demande aux consacrés d’être des « experts en communion », il veut
dire par là davantage que le simple fait de donner l’exemple en vivant sous le
même toit. Les consacrés d’aujourd’hui, à la recherche de nouvelles insertions
dans la pâte humaine font l’expérience de nouvelles formes de communautés qui
impliquent la prise en charge mutuelle, mais pas nécessairement le fait de
vivre sous le même toit. De plus, plusieurs exercent leur vocation d’experts en
communion en vivant plusieurs appartenances communautaires complémentaires au
même moment.
Parmi les attentes de François à l’égard
des communautés monastiques, il y a celle de trouver, dans de nouvelles formes de
communion, des façons de développer de nouvelles structures ecclésiales. Les
grands Ordres monastiques sont bien équipés pour cela, non pas qu’ils puissent
se glorifier de quoi que ce soit, mais simplement parce que le caractère propre
de leur vocation, qui les a moins obligés à s’adapter sans cesse à de nouvelles
exigences d’évangélisation, a fait qu’ils ont pu conserver des éléments de vie
ecclésiale des premiers siècles. Ainsi, à une époque où François s’efforce d’instaurer
au sein de la structure ecclésiale une collégialité ou synodalité demandée par
Vatican II, les communautés d’inspiration bénédictine ont une longue
expérience à offrir. Leurs supérieurs ont toujours été élus par la communauté,
depuis le vie siècle.
Et la structure de leur organisation communautaire cénobitique est celle d’une
communauté (réalité première) vivant sous une règle commune et un abbé
responsable de la communion au sein de cette communauté. C’est à travers la vie
communautaire elle-même que se transmet, de génération en génération, l’expérience
spirituelle proprement monastique, qui peut prendre une très grande variété de
formes d’expression culturelle.
Conclusion
Avec la fin de la période politico-religieuse
de Chrétienté, scellée par la Paix de Westphalie dès 1648, et le démantèlement qui
se réalise de nos jours de bien des pans de l’expression religieuse du
christianisme comme réalité sociale, l’Église doit trouver une nouvelle forme
de relation entre l’expérience de foi de ses membres et l’expression culturelle
de cette foi dans des structures religieuses renouvelées. Dans ce contexte, la
vie consacrée, qui dans ses expressions extérieures est une dimension
importante de la structure visible du christianisme est plus touchée que
beaucoup d’autres secteurs de la vie ecclésiale. C’est un défi qu’elle doit
relever non seulement pour sa propre survie, mais pour le développement de l’Évangélisation
même.
Armand Veilleux, o.c.s.o
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