Écrits et conférences d'intérêt général



 

 

 
 

 

Qu’arrive-t-il à l’Église aujourd’hui ? [1]

 

 

Préciser la question

 

            Qu’arrive-t-il à l’Église aujourd’hui ? – Excellente question et tout à fait d’actualité. C’est une question que beaucoup de personnes se posent aussi bien dans l’Église qu’à l’extérieur de celle-ci. C’est cependant une question à laquelle on ne peut apporter de réponses faciles, et surtout pas avant d’avoir explicité quelque peu le sens que l’on donne à la question. 

            On pourrait par exemple n’avoir en vue que l’Église de Belgique, compte tenu, par exemple, des statistiques récemment publiées dans le journal Le Soir.  Mais l’Église de Belgique n’est pas un cas isolé.  On doit penser aussi à l’ensemble des Églises locales d’Europe de l’Ouest ou même du monde occidental.  La réponse devra être encore plus nuancée et variée si l’on tient compte des différences importantes que l’on peut constater entre les situations ecclésiales d’Europe, d’Amérique du Nord et du Sud, de l’Afrique ou de l’Asie.  

            Il importe aussi de préciser ce qu’on met sous le mot « Église ». Pour les uns, lorsqu’on parle d’Église on parle des curés, des évêques et, bien sûr du pape et de la curie romaine.  Pour répondre à la question « Qu’arrive-t-il à l’Église ? », il suffira alors de rappeler une série d’interventions, de déclarations ou d’écrits récents du magistère, et, selon nos orientations personnelles on y verra des gestes encourageants ou décourageants.  Mais l’Église, ce n’est pas simplement la hiérarchie c’est l’ensemble de ses membres, qu’ils y exercent ou non un ministère – ordonné ou pas. L’Église, c’est donc nous tous. -- Que nous arrive-t-il ? 

            Bien plus, dans une perspective sacramentelle, qui voit l’Église comme un sacrement du salut, on peut considérer que, dans toute son extension, elle est constituée de la foule innombrable des personnes qui ont mis leur foi dans le Christ et qui vivent de cette foi dans la communion avec d’autres croyants, quelles que soient leurs appartenances institutionnelles ».  

            De plus,  cette Église a reçu de Jésus a reçu une mission. Elle a été envoyée au monde.  Elle n’existe pas pour elle-même, mais pour le monde, afin que celui-ci reçoive la Bonne Nouvelle.  Elle n’a pas à s’annoncer elle-même ; elle a la Bonne Nouvelle du Salut à annoncer.  Elle est un levain au sein d’une pâte humaine dont elle est inséparable ;  elle est une pincée de sel déposée dans une terre qui est sienne et à laquelle elle appartient. La question pourrait donc être reformulée ainsi : « Qu’arrive-t-il à notre monde d’aujourd’hui ? et quelles sont les répercussions dans la vie de l’Église de ce qui arrive au monde ? » 

            Dans ce monde, l’Église se trouve continuellement en contact avec d’autres traditions spirituelles, toutes soumises aux mêmes événements et à la même évolution de la société. Il ne sera donc pas possible d’examiner ce qui arrive aujourd’hui à l’Église sans se demander ce qui arrive aussi aux autres religions, y compris à cette forme de religion qu’on appelle la laïcité mais qui possède en réalité toutes les caractéristiques sociologiques d’une religion. Nous sommes actuellement en présence d’une crise commune à toutes ces structures, à toutes ces institutions.  

            Enfin, la dimension historique n’est pas à négliger. Il n’est pas possible de comprendre ce qui se passe actuellement dans l’Église, que ce soit dans notre Église locale ou dans l’Église universelle, sans essayer de voir comment la situation actuelle s’enracine dans l’histoire récente et même très lointaine. Il ne s’agit évidemment pas de refaire toute l’histoire du christianisme et de ses relations avec la Société et la culture, mais quand même de souligner les grands repères qui peuvent jeter une certaine lumière sur la situation présente.   

            Je commencerai donc par un coup d’oeil rapide sur l’histoire, et je signale déjà qu’à mon avis, une des clés d’interprétation aussi bien de la situation présente que de celle du passé est la relation entre foi et religion : deux réalités distinctes, même si la foi est intimement et inséparablement liée à son expression religieuse. Nous verrons que si la foi chrétienne demeure toujours essentiellement inchangée, son expression culturelle et religieuse ne cesse de se modifier tout au long de l’évolution de l’humanité. Bien plus, il semble que la redéfinition des relations entre les deux pôles de ce binôme peut servir de clé d’interprétation à la crise que vivent actuellement, à l’échelle mondiale, non seulement l’ensemble des religions mais aussi les sociétés civiles.  

 

Coup d’oeil historique 

            Le Christ Jésus, tel que nous le révèlent les Évangiles, ne s’est pas présenté comme un professeur de théologie dogmatique ou de théologie morale et encore moins comme l’initiateur d’une nouvelle institution.  Il a plutôt simplement partagé son expérience. Il a dit qu’il avait un Père, qu’il s’est efforcé de nous faire connaître à travers de nombreuses paraboles.  Il a dit que son Père et lui étaient un, unis dans un même amour qu’il appelle l’Esprit. Il nous a invités à vivre la même expérience.  « Si vous m’aimez, dit-il, vous garderez ma parole, mon père vous aimera, nous viendrons et nous ferons chez-vous notre demeure. Vous serez un comme le Père et moi sommes un ».  À ceux qui ont eu foi en lui il a dit : ta foi t’a sauvé. Il a aussi appelé ses disciples à s’aimer les uns les autres comme le Père et lui les avaient aimés. Ainsi on reconnaîtrait qu’ils sont ses disciples. 

            Dans leurs écrits ses disciples immédiats nous ont communiqué à leur tour leur propre expérience, et en particulier leur expérience de le savoir encore vivant au milieu d’eux.  Ils l’ont fait, surtout à travers les récits de ses manifestations après sa mort, qu’ils ont vécues comme sa résurrection d’entre les morts. Ces récits, qui sont l’expression de la mémoire collective de leur expérience de foi, constituent le premier élément de la religion chrétienne. 

            L’Église primitive n’était rien d’autre que la communauté de tous ceux qui avaient foi au Christ.  Bientôt, pour continuer à transmettre sa foi -- son expérience de Jésus -- ce petit troupeau a dû se structurer.  Il est surprenant de voir à quel point ses structures évoluent rapidement durant la première génération chrétienne, et la liberté qu’ont les premiers croyants à l’égard de ces mêmes structures.  Ainsi, par exemple, lorsque les Apôtres, ennuyés d’avoir à régler des querelles entre les veuves, décident d’instaurer des diacres pour s’occuper du service des tables afin de pouvoir se concentrer sur la prédication, que font les premiers diacres ? Ils ne semblent pas faire ce pour quoi ils ont été instaurés, ils se mettent plutôt eux mêmes non seulement à servir les tables mais à prêcher la parole de Dieu et, après le martyre du premier d’entre eux, c’est un autre de ces diacres, Philippe, qui portera la Parole  à Samarie. 

            La foi chrétienne se transmet de personne en personne de ville en ville, de pays en pays.  Les structures de l’institution ecclésiastique demeurent très légères et souples aussi longtemps que dure l’ère des martyrs.  Car il ne faut pas oublier que le christianisme se développe dans un monde païen où la dimension du sacré est extrêmement forte.  Les premiers martyrs sont d’ailleurs mis à mort parce qu’ils sont considérés comme des impies qui refusent de se plier aux rites de la religion de l’Empire et forment donc ce qui est perçu comme une nouvelle secte faisant ombrage à la religion officielle. 

            Quittant les limites du petit monde juif, la nouvelle foi se répand rapidement à travers l’empire romain d’Orient et d’Occident utilisant, pour se disséminer partout. les structures administratives extrêmement bien développées de cet Empire -- à commencer par le système des voies romaines par terre et par mers, aussi bien que son organisation en diocèses et provinces.   

            Après la fin de la période des persécutions et à partir de l’ère de la paix constantinienne, la prédication de la foi chrétienne à travers l’Empire se poursuit à un rythme impressionnant.  En même temps que la foi chrétienne se transmet, la religion chrétienne se structure en utilisant l’organisation de l’Empire.  Non seulement l’Église s’organise en diocèses et provinces à l’instar de l’Empire, mais les évêques adoptent certaines formes d’exercice du pouvoir et certains des signes honorifiques des officiels de l’Empire.  On retrouve cela même dans des formes de vêtements et de gestes liturgiques qui dureront jusqu’à saint Pie V -- et au-delà. Ces emprunts furent la première forme de sécularisation du christianisme. 

 

 

Quand l’Empire s’effondre 

            Mais voilà que, dans les siècles qui suivirent, la civilisation de l’Empire romain, qui avait eu ses grandeurs et ses misères, s’est effondrée – de l’intérieur plus encore que de l’extérieur.  À l’intérieur, cet Empire était devenu exsangue.  On continuait de pratiquer officiellement la religion de l’Empire, mais bien peu y croyaient.  Elle était devenue une religion – on dirait aujourd’hui – purement identitaire, privée de la « foi » ou de la vision spirituelle qui lui avait donné naissance. Après s’être radicalisée – à l’époque des martyrs chrétiens, par exemple, elle s’était évaporée.  Par ailleurs, les invasions barbares qui dévalèrent ensuite de toutes parts sur cet Empire le firent crouler rapidement en Occident d’abord puis en Orient. 

            Se passa alors une chose extrêmement importante. L’Église, en tout cas en Occident, était la seule institution assez forte et répandue pour prendre la relève.  Elle seule pouvait faire le lien entre le passé et l’avenir. Elle seule était à même d’aider les peuplades barbares extrêmement différentes les unes des autres à former une certaine unité qui deviendra beaucoup plus tard l’Europe.  Commença alors une période grandiose pour l’Église.  Une période qui dura en gros mille ans.  

            Durant cette longue période l’Église est puissante, de plus en plus puissante.  C’est elle qui sauve la culture du passé et la transmet aux peuples nouveaux.  C’est elle qui, durant des siècles, assure à peu près seule l’éducation, le soin des malades et des voyageurs.  Elle se sert de ce pouvoir et de la solidité de ses institutions pour évangéliser, transmettre et nourrir la foi chrétienne. Ce sont les papes, devenus très puissants, surtout à partir de Grégoire VII, à la fin du 11ème siècle et d’Innocent III, un peu plus d’un siècle plus tard, qui nomment les empereurs, leur apprennent à gouverner et les forcent au besoin à s’humilier devant eux.   

            C’est une période formidable d’expansion de la religion chrétienne, qui devient la dimension culturelle de tout l’Occident.  C’est la période de l’histoire de l’Église qu’on appelle la Chrétienté, une période où les gens n’étaient probablement ni meilleurs ni véritablement plus croyants qu’on ne l’est aujourd’hui, mais où les valeurs de la culture chrétiennes étaient reconnues par tous – par les plus fervents croyants, comme par les pires mécréants – comme les valeurs de référence de tout l’Occident.   

            À la fin des temps pré-modernes, la situation du monde occidental était une réplique surprenante du monde sacral théocratique des religions anciennes.  La conversion d’un peuple entier se fait parfois à travers la simple conversion de son roi. Les croyances chrétiennes pénétraient toutes les structures culturelles et sociales, définissaient les relations entre les hommes, répondaient aux questions sur les phénomènes naturels et inspiraient les arts et les sciences.  L'autorité religieuse chrétienne était devenu le sommet sacré de la société humaine et l'arbitre final dans pratiquement tous les problèmes humains. 

             Les signes de cette culture chrétienne comme les églises avec leurs clochers élevés, les grilles des couvents de moniales, les habits des moines et des chanoines et le vestiaire des prélats -- largement emprunté d’ailleurs aux coutumes vestimentaires des Seigneurs féodaux  -- sont plus que des signes identitaires.  Ils véhiculent le message de ce que ces personnages vivent ou désirent vivre ou sont supposés vivre.  Cet emprunt massif des insignes et des coutumes de pouvoir de la société féodale fut une deuxième étape de sécularisation de l’Église. 

            Tout cela allait rapidement s’effondrer quelques siècles plus tard, comme s’était effondré l’Empire romain.   

            Au sein même du système ecclésiastique, étaient apparues, dès le 14ème siècle, les premières fissures. Les premières contestations vinrent des mystiques, spécialement de la tradition franciscaine, et, bien sûr, des béguines. (Les vrais mystiques sont toujours dérangeants). Durant environ deux siècles toutes ces contestations furent tenues sous contrôle. 

            Au début du 16ème siècle on assiste à l’explosion du protestantisme, qui commence à convaincre rapidement le public cultivé des villes.  Plutôt que d’entrer en dialogue avec cette contestation qui comportait certes des erreurs mais aussi un questionnement fondé, le Concile de Trente adopta une attitude de force et l’on entra dans une période de guerres des religions.  Ces guerres eurent une fin subite et imprévue causée par une crise générale de la chrétienté (tant du côté protestant que du côté catholique).  La conviction s’était graduellement établie chez les élites intellectuelles que la religion était un facteur de guerre  et ne pouvait pas fonder une société pacifique.  Il fallait l’expulser de la vie publique et la réduire au champ de la vie privée de chaque individu. Alors que durant tout le Moyen Âge, la foi chrétienne avait conditionné toutes les structures de la vie sociale, elle était désormais restreinte à la sphère de la vie privée. 

            Et, précisément à ce moment-là, le substrat social et politique de la Chrétienté allait s’effondrer. La Paix de Westphalie (1648) scella juridiquement la division qui avait rompu l’unité politique, religieuse et géographique de la Chrétienté.  À sa place arrive l’Europe, ensemble politique, juridique et religieux qui s’appuie sur les États, dont les rois sont à la fois « empereurs et papes » sur leurs propres terres, lesquelles ne sont plus unies entre elles par la foi chrétienne, mais délimitées selon la religion de leurs chefs.  L’Europe – toujours en gestation difficile depuis ce moment-là -- s’appuie sur une base juridique totalement distincte de celle de la Chrétienté. 

            Du pouvoir politique des Papes sur l’ensemble de la société ne subsiste que le minuscule et symbolique État du Vatican dont le Pape est le chef d’État, en plus d’être le Vicaire du Christ auprès de ses frères chrétiens, ainsi que la représentation diplomatique de ce minuscule État auprès de la plupart des pays reconnus par les Nations Unies, à travers la diplomatie pontificale. 

 

La modernité 

            Parallèlement à cette évolution socio-politique s’était faite, au niveau de la pensée, une autre évolution qui allait donner naissance à ce qu’on appellera plus tard la modernité, face à laquelle l’Église eut aussi beaucoup de difficulté à se situer. 

            Au niveau intellectuel, le 13ème siècle, avec la Scholastique, avait établi la « chrétienté » sur des bases philosophiques solides. Le recours à la philosophie grecque, d’abord platonicienne, puis aristotélicienne – par le biais, d’ailleurs, des philosophes arabes -- avait permis d’exprimer d’une façon cohérente l’ensemble des vérités chrétiennes, dans une société fortement structurée. Cette cohérence du système donna à l’institution ecclésiale une hégémonie sur le développement intellectuel de la Société occidentale durant des siècles.  

            L'Église maintint cette position jusqu'à la fin du 16ème siècle.  A partir de ce moment-là, un processus croissant de modernisation conduit à une autonomie croissante du monde -- autonomie enracinée dans la quantité toujours croissante de nouvelles connaissances scientifiques et de réflexions philosophiques puis, un peu plus tard, dans la Révolution française et la Renaissance, tout comme dans les nouvelles organisations sociales et politiques de l'état moderne. 

            Comment l'Église a-t-elle réagi à tous ces mouvements nouveaux qui allaient changer si profondément le monde et préparaient les temps modernes?  Pour répondre d'une façon globale et sans doute un peu simpliste, mais quand même vraie, nous pouvons dire que l'Église a boudé cette évolution.  Et les conséquences en ont été tragiques, aussi bien pour le monde moderne -- qui s'est développé sans l'Église et en beaucoup de cas contre l'Église -- que pour l'Église.   

            Les siècles de l'époque de la modernité ont été des siècles de grande créativité scientifique.  L'application des nouvelles connaissances de la nature permit le développement de toutes les nouvelles technologies dont nous jouissons de nos jours.  L'humanité fit toute cette évolution sans la direction de l'Église qui était restée en dehors du mouvement et acquit une capacité toujours plus grande de contrôler la nature. 

            Les grands "Sommes théologiques" du Moyen Âge avaient été le fruit de plusieurs siècles de créativité intellectuelle dans l'Église, sous l'influence et l'apport de nombreux systèmes de pensée, y compris grecs et arabes.  Mais à partir de ce moment, la philosophie et la théologie restèrent cristallisés jusqu'à la deuxième moitié du 20ème siècle. répétant et commentant simplement les textes anciens et réfutant les énormes progrès des sciences modernes, en particulier de l'astronomie, de la physique et de la biologie. Le Concile le Trente, dans sa réaction contre la Réforme protestante, prit une attitude encore plus défensive contre toute l'évolution moderne.   

            Cette attitude s'exprima dans une grande uniformisation qui toucha trois secteurs importants : ceux de la liturgie, du langage théologique et de la formation des clercs et des religieux.  Et le fait est que cette standardisation de la liturgie et de l'enseignement théologique se faisait au moment même où la colonisation portait l'Évangile en dehors de l'Europe.  La formation uniforme du clergé dans toutes les parties du monde eut deux conséquences : 1) elle accentua la séparation entre le cleré (et les religieux) formés sur les base d’une pensée philosophique médiévale et un laïcat formé selon les critères de la science moderne ;  2) elle ignora le contexte cuturel et les richesses culturelles des pays évangélisés. En conséquence, la même forme de liturgie, de réflexion théologique, d’enseignement catéchétique et d'organisation ecclésiale  était imposée aux vieilles cultures d'Asie comme aux peuples aborigènes d'Amérique du Sud.   

            Les tentatives de missionnaires comme Ricci et De Nobili d'évangéliser la Chine et l'Inde à partir des cultures locales furent rapidement rejetées. 

            Vint ensuite l’ère des Révolutions, après chacune desquelles l’Église s’efforça de conserver ou de reprendre son influence sur au moins l’une ou l’autre des classes sociales.  Après avoir perdu la bourgeoisie au moment de la Révolution française (qui fut une révolution bourgeoise), et avoir perdu la classe ouvrière au moment de la révolution industrielle et de l’exode vers les villes, elle s’efforça de conserver la classe agricole. 

            En effet, aux 18ème  et 19ème siècles, la majeure partie de la population était encore rurale et fidèle au catholicisme traditionnel, soumis au clergé.  L’Église compta sur ces « troupes »-là pour se maintenir.  Ce fut une longue bataille de 200 ans durant lesquelles on assista à une coexistence assez agressive : d’une part, une chrétienté qui essayait de se perpétuer à travers son implantation dans le monde rural, et, de l’autre un nouveau type de société appelé la « modernité » implanté dans la classe intellectuelle et dans la nouvelle industrie. 

            Après la 2ème guerre mondiale  on connut une époque de coexistence plutôt pacifique entre la religion, toujours plus limitée à la vie privée et une modernité plus tolérante.  Vatican II fut le reflet de cette époque. L’Église se perçoit alors comme existant pour le monde et sait reconnaître dans ce monde, qui pourtant l’a quittée, des semences de vérité surnaturelle. 

            Avec un peu plus de recul, des théologiens contemporains, comme le Père Joseph Moingt soulignent le fait que bien des aspects de la modernité sont des fruits de l’Évangile.  « Non seulement – écrit le Père Moingt -- le christianisme a joué un rôle dans l’avènement de l’humanisme moderne, mais celui-ci, même sécularisé, porte encore les marques de son long cheminement à travers la pensée chrétienne »(Joseph Moingt, « Pour un humanisme évangélique », dans Études, Octobre 2007, p. 347). Des philosophes athées, comme Luc Ferry et Marcel Gauchet, dans Le religieux après la religion, Grasset 2004 le reconnaissent. Mais le Père Moingt tient à souligner (Moingt, ibidem, p. 348) que « ce n’est pas, toutefois, la religion chrétienne en tant que religion, c’est-à-dire en tant que système de croyances et de pratiques, de rites et d’institutions, qui a été le facteur de cette émancipation, c’est l’Évangile en lui-même », si bien que, les valeurs éthiques décelées dans le monde post-moderne ne sont pas réellement des résidus de religion ou de la culture chrétienne, comme aiment à le souligner les philosophes non croyants actuellement à la mode, mais elles sont en toute vérité des fruits de l’Évangile qui y avait été semé.  

            Le problème de fond qui se présenta à l’Église, durant toute cette période, c’est que le substrat politique, social et intellectuel qui avait servi de base humaine à son action spirituelle durant à peu près un millénaire n’existait plus. On sait comment Danièle Hervieu-Léger a utilisé le concept d’exculturation (tout l’opposé de l’inculturation) pour désigner la lente disparition de la matrice culturelle qui, tout au long du Moyen-âge avait été l’élément principal de la transmission de la foi.  Heureusement, cette matrice culturelle subsiste encore en partie, de façon « invisible » et sert de point de repère aux pratiquants réguliers ou épisodiques qui subsistent. (Cf. Danièle Hervieu-Léger, Catholicisme, la fin d’un monde, Bayard 2003).  La vision de l’homme et du monde censée fonctionner comme préalable à l’exposé de la foi chrétienne est en train de disparaître, ayant prolongé son existence pendant un certain temps, tout en n’étant plus véritablement « alimentée » par la foi chrétienne. 

            Il y a eu évidemment des prophètes et des expériences créatrices.  On a connu, par exemple au début du 20ème siècle un grand mouvement intellectuel vers l’établissement d’un humanisme chrétien qui aspirait non pas à un retour à la « chrétienté » médiévale, mais à la création d’une nouvelle civilisation chrétienne.  Ce mouvement eut, entre autre, comme fruit la création en plusieurs pays de partis politiques appelés « démocratie chrétienne », alors même que bien des secteurs de l’Église boudaient la démocratie et aspiraient au retour de la monarchie dans la sphère politique ou en tout cas à son maintien dans l’Église. On sait que bien peu de ces partis ont conservé leur épithète, et même le contenu correspondant à l’épithète. 

            Jusqu’à Vatican II, l’Église en tant qu’institution, ne s’est pas réellement habituée à vivre sans le pouvoir qu’elle avait exercée durant un millénaire.  Elle continuait d’être fervente et les formes nouvelles de vie religieuses qui se multiplièrent exercèrent une activité éducatrice et hospitalière souvent remarquables.  Mais cette Église ne semble pas être arrivée à s’habituer a exercer sa mission sans le pouvoir qu’elle avait autrefois.   

            Puis arriva le bon pape Jean et son idée – bizarre pour les uns, prophétique pour les autres – d’un Concile œcuménique. On redécouvre alors que l’Église peut remplir sa mission dans la pauvreté et l’humilité aussi bien que dans la puissance et la gloire. On redécouvre aussi que l’ensemble des « laïcs » c’est-à-dire l’ensemble des membres du peuple de Dieu ont la mission d’évangéliser, pas nécessairement à travers des oeuvres de l’Église, mais à travers une authentique vie de foi dans tous les milieux où ils se trouvent.  La structure ecclésiale est là pour les aider, les éclairer et les supporter dans cette mission.  Elle ne monopolise pas la mission. À côté des structures traditionnelles de rassemblement, héritées d’un contexte socio-culturel tout différent, pouvaient naître d’autres formes d’Assemblées de Chrétiens et donc d’autres formes d’Églises locales, formant par leur communion entre elles et avec toutes les autres et en communion avec l’Église de Rome, l’Église universelle. 

            Ce fut une bouffée d’air frais et un souffle de l’Esprit extraordinaires. 

 

Après Vatican II 

            Mais voici qu’en beaucoup d’Églises locales, peu d’années après le Concile tout sembla s’écrouler.  Un grand nombre de prêtres quittèrent le sacerdoce, un bon nombre de religieux demandèrent la dispense de leurs voeux, la pratique religieuse diminua radicalement.  Les Église se vidèrent.  Les vocations sacerdotales ou religieuses se font rares ou inexistantes.  Ce tableau noir est bien connu. Inutile d’en énumérer tous les aspects. 

            À l’intérieur de l’Église, un peu plus de quarante ans après Vatican II, nous traversons actuellement une période étrange.  Le Concile avait témoigné d’une avancée spectaculaire dans le domaine d’une nouvelle négociation avec la modernité ; le droit à la liberté religieuse et le respect des autonomies du monde, l’œcuménisme, le dialogue interreligieux. Toute cette évolution est remise en cause – au moins dans ses modalités d’application -- par des secteurs importants de la communauté ecclésiale et aussi par certains secteurs importants de la hiérarchie. 

            Dans nos vieilles démocraties occidentales l’Église catholique institutionnelle, qui durant des générations avait eu une influence prépondérante sur la marche de la société est devenue marginale. Elle ne définit plus les normes dans le domaine des pratiques et des croyances, et encore moins dans celui des lois de la Société.  Le Pape et les Évêques peuvent publier de très beaux documents et faire de beaux discours.  Ils ne sont plus écoutés, sauf exception par les classes dirigeantes de nos sociétés.  On n’écoute plus le message même lorsqu’on porte une grande estime au messager. 

 

Que s’est-il passé ? 

            Que s’est-il passé ? Pour quiconque est dépourvu de conscience historique et ne se préoccupe pas d’analyser les développements de la société dans son ensemble, il est tentant et facile de concevoir cette sorte de débandade comme un résultat imprévu des réformes conciliaires et une démonstration que celles-ci avaient été des erreurs.  Cette vision a l’été à l’origine de tel ou tel schisme bien connu et dont d’ailleurs l’existence nous a été rappelée récemment par diverses interventions romaines qui n’ont certes pas eu les effets attendus.  Cette vision est aussi à l’origine de ce que beaucoup d’observateurs perçoivent comme un mouvement de restauration que l’on peut vérifier dans certains secteurs de l’Église. Le cérémoniaire des célébrations pontificales ne parlait-il pas, il y a quelques semaines, de la nécessité d’une réforme de la réforme liturgique ? 

            Je suis convaincu que ce jugement sur les réformes conciliaires est injuste et que l’explication de la crise post-conciliaire – car crise il y a eu et il y a toujours – est erronée.  

            Ce qui est arrivé est que l’Église, occupée depuis la fin de la Chrétienté, donc depuis quelques siècles, à s’efforcer de retrouver son autorité, sa crédibilité, sa reconnaissance et son influence, ne s’est pas aperçu de ce qui se passait dans la société des hommes. Elle n’a pas vu venir la crise profonde de la société occidentale qui se préparait depuis longtemps.   

            L’Église continue d’essayer d’être présente à un monde qui n’existe plus. 

            La véritable cause de cette crise fut en effet une immense révolution culturelle qui se préparait depuis des siècles et qui éclata de façon inattendue deux ou trois ans après la fin du Concile – et qui aurait certainement éclaté de la même façon s’il n’y avait pas eu de Concile. Cette révolution (dont mai 1968 à Paris ne fut qu’un des nombreux épiphénomènes) affecta toutes les sociétés -- non seulement en Europe -- et aussi toutes les grandes religions, aussi bien les religions anciennes que ce qu’on pourrait appeler les « religions laïques » nées après les Révolutions des derniers siècles.  Cette crise ouvrit sur une nouvelle ère qu’on a appelée postmodernité et que d’autres préfèrent appeler néo-modernité.  

            Cette nouvelle culture mondiale (superposée aux autres cultures qui continuent d’exister et qui même en furent parfois réveillées) se manifesta comme une crise du rationalisme de la modernité.  Elle se voulut comme une fin de tous les grands systèmes de pensée qui avaient prétendu être une explication universelle de la réalité (aussi bien les système post-chrétiens – ou même anti-chrétiens -- que les systèmes chrétiens).  Ce fut le rejet de la métaphysique mais aussi une critique radicale des sciences modernes dont le caractère relatif était affirmé et qui étaient réduites à des sciences purement fonctionnelles.  S’ensuivit la dé-légitimation  de l’université et du système d’enseignement en général, etc.  L’état moderne qui avait prétendu offrir une société juste et pacifique tout en étant l’expression de la volonté des citoyens était aussi rejeté. 

            Le monde dans lequel l’Église est envoyée, le monde dans lequel elle a à témoigner non d’elle-même mais du Christ et de son message, ce monde a subi à notre époque une transformation rapide et profonde comme il en avait rarement connu dans le passé. Et il serait naïf de penser que l’avenir de l’Église s’est déplacé et qu’il est désormais dans d’autres continents où l’on peut encore constater une pratique religieuse impressionnante et un grand nombre de vocations.  En réalité, il est facile de constater que la même évolution que nous avons connue se répercute dans tous les pays, dès qu’ils se dégagent de l’emprise soit de la colonisation, soit des diverses formes de totalitarisme.  

 

Post-sécularité 

            Or, au moment où l’Église, au moins en certains de ses secteurs, s’efforçait de s’adapter à une situation de modernité et même de postmodernité, voici que nos Sociétés occidentales semblent passer à une autre étape, qu’on a baptisée celle de la post-sécularité. – On dirait que l’Église est toujours une révolution en retard. 

            Divers auteurs, comme Peter Berger ou Charles Taylor ont lancé ces dernières années cette notion de post-sécularité.  Dans son ouvrage, Le Réenchantement du monde (Paris, Bayard, 2001) Berger définit cette  post-sécularité comme une situation où l’espace public s’ouvre au déploiement pacifique des religions, tout en continuant à se séculariser. À partir d’un contexte universitaire et culturel tout à fait différent, Jürgen Habermas manifeste des positions similaires.  (Et, pour lui, les caractéristiques de cette post-sécularité sont a) une rationalité profane et plurielle, b) la primauté d’un État de droit constitutionnel, c) l’autorité éphémère de la science sur d’autres formes de connaissance, le tout accompagné d) d’une pluralité religieuse pacifique. ) 

            Ce concept de post-sécularité permet d’aborder et de comprendre le phénomène de résurgence publique  des religions et aussi, en partie du moins, l’intérêt de beaucoup d’hommes et de femmes d’aujourd’hui pour les questions religieuses et spirituelles, alors même qu’ils ont déserté les institutions ou pensent avoir perdu leur foi.   Mais il faut surtout se garder de prendre certains explosions de religiosité, même à l’intérieur de l’Église, comme des signes de permanence ou de renouveau de la foi. 

            On ne peut certes pas dire que la religion ou les religions sont absentes de la vie sociale, même dans nos sociétés occidentales.  Les médias consacrent des espaces importants à des événements religieux. On ne peut certainement pas dire que la nomination du nouvel archevêque de Bruxelles est passée inaperçue dans les médias.  Des chefs d’états rencontrent le Pape ; d’autres reçoivent le Dalaï Lama, en tout cas lorsque le besoin de maintenir de bonnes relations économiques avec la Chine ne s’y oppose pas.  Des groupes religieux, particulièrement aux États-Unis, ont un rôle important dans les campagnes électorales.  Mais en même temps, la sécularisation des États progresse. 

            Ce nouveau statut du religieux appartient d’ailleurs à un phénomène plus large de transformation des démocraties occidentales  dans lesquelles on constate un déplacement des rapports des citoyens et des groupes sociaux avec l’État et, de manière plus large, avec le politique.  Selon des théoriciens tel que Marcel GAUCHET (La Religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 394, 1998, 175 p), alors que l’entrée des individus et des groupes dans l’espace public était motivée dans les décennies récentes, principalement, par des luttes de classes et un souci de justice sociale, maintenant ils investissent l’espace public au nom d’une identité substantielle (fondée sur le genre, la culture, la religion, l’orientation sexuelle, voir l’ethnie). Au point que ce qu’on demande à l’Etat désormais est de protéger ces diverses identités par une reconnaissance politique, voire juridique s’il y a lieu.   

            Le politique comme promotion du collectif a fait place au politique comme accueil et promotion de l’individuel, et donc des identités.  Ainsi, le politique qui, durant la période de modernité instituait la primauté du commun sur le particulier, de l’universel sur la contingence et de la volonté de la majorité sur celle des minorités, se déplace et tend à se manifester de plus en plus comme une inversion de ces orientations normatives du politique.  Avec cette évanescence du politique, c’est une conception de la citoyenneté comme dépassement des particularismes qui se décompose. 

            Qu’en est-il de la religion dans cette logique identitaire ? Marcel Gauchet assimile les revendications émanant des groupes religieux à la dynamique identitaire.  La caractéristique principale du tournant identitaire du religieux serait, selon lui, qu’il s’instaure par le biais d’un rapport individualisé du croyant à sa tradition ou, en ses propres termes, d’une « subjectivisation de la croyance ». La recomposition du rapport individuel à la religion, doublée d’une transformation du rapport au politique serait la conséquence de ce que d’autres ont appelé la « sortie de la religion ».           

 

Foi et religion - nouvelle interaction 

            Et ceci m’invite à revenir sur la distinction entre foi et religion et leur interaction, que j’ai mentionnée au début de ma conférence comme une des clés nous permettant de comprendre ce qui arrive actuellement à l’Église. 

            L’une des choses qui a profondément changé au cours de cette période de transformation profonde de la société dont je viens de parler c’est précisément le rapport entre foi et religion.  Et pour ceux qui, ne professent pas la foi en un être suprême ou une réalité transcendante, le même changement s’est produit dans l’équilibre entre leur foi en l’homme ou leur vision de l’existence humaine et la culture.   

            Foi et religion sont en même temps indissolublement liées et essentiellement différentes l’une de l’autre, même si l’on tend facilement à les confondre dans le langage courant.             

            La foi est de l’ordre de l’expérience, de la perception du sens de l’existence.  En elle réside le sens qu’une personne humaine donne à sa vie, à sa relation avec les autres personnes et les autres êtres, avec le fait brut d’exister. Aucun être humain ayant atteint un minimum de maturité ne peut vivre sans avoir une certaine perception du sens de sa vie, que cette perception soit purement intuitive, ou le fruit d’une réflexion, ou qu’elle lui ait été en premier lieu transmise par une culture et une religion. Dans ce sens, il n’y a pas de vie humaine consciente sans foi, que cette foi se manifeste comme foi en l’homme, en la vie ou en la divinité.  Lorsque des philosophes qui se veulent athées décrivent leur spiritualité athée, ils décrivent en réalité leur foi. La foi en l’homme précède d’ailleurs la foi en Dieu, et les deux se fondent d’ailleurs merveilleusement en une seule depuis l’Incarnation du Fils de Dieu. Ce qui est propre aux Chrétiens et à ceux que l’on appelle les croyants des diverses religions, ce n’est pas d’avoir la foi mais d’avoir telle foi précise,  Et pour nous Chrétiens, ce qui nous est propre, c’est d’avoir la foi en Jésus Christ c'est-à-dire d’avoir fait une expérience personnelle de relation avec la personne de Jésus de Nazareth.  

            Étant un être social, l’homme tend toujours à partager avec d’autres son expérience et la foi qui s’enracine en elle. La foi s’exprime alors, se maintient vive et se transmet à travers une mémoire collective de l’expérience.  Cette mémoire collective s’exprime dans des traditions, des mythes, des coutumes, des rites et des codes moraux. Tous ces éléments constituent ce qu’on appelle la religion, tout comme ils constituent en même temps ce qu’on appelle la culture. Il y a ensuite une troisième phase qui apparaît après un certain temps : celle de l’interprétation de l’expérience vécue, à travers les philosophies et les théologies. Mais lorsque cette expérience première collective, est l’expérience d’une réalité transcendante à l’homme et surtout si cette réalité transcendante est perçue comme une réalité personnelle qu’on appelle Dieu, cette expression de la mémoire collective dans une culture est l’expression dans une culture religieuse, dans une religion.           

            Il existe évidemment une religion chrétienne dans laquelle la foi chrétienne s’exprime, se transmet et se maintient vivante. Mais ce qui est propre au christianisme n’est pas d’être une religion, ou d’être la seule vraie religion, ou la plus achevée des religions.  Ce qui est propre au christianisme c’est d’être une foi, d’être la foi en Jésus de Nazareth.  La foi au Christ et la religion chrétienne sont inséparables mais ne sont pas la même chose. La foi n’est pas possible sans le donné religieux à travers laquelle on y est initié, qui la nourrit et dans lequel on l’exprime. Mais le contraire peut malheureusement être vrai.  Je puis croire tous les dogmes, vivre selon la morale de l’Église, utiliser ses sacrements et me plier à toutes ses prescriptions.  Si je n’ai pas une rencontre personnelle avec Jésus-Christ dans la prière et dans l’amour, je ne puis pas dire en toute vérité que j’ai la foi.  De même je puis transmettre à quelqu’un d’une autre culture ou d’une autre religion tous les aspects de la culture et de la religion chrétienne ;  si je ne conduis pas cette personne à une expérience personnelle du Christ, j’en fais peut-être un membre de l’institution appelée Église ;  je n’en fais pas un disciple du Christ, et donc pas un croyant. Lorsque André Compte-Sponville dit « Mon athéisme se situe dans la tradition judéo-chrétienne » il se réfère évidemment à cette univers culturel et non à la foi chrétienne. 

            La foi au Christ est immuable. Elle est toujours la même.  Son expression religieuse peut changer et, de fait, n’a cessé de changer à travers les âges.  Encore plus peuvent changer les interprétations philosophiques et théologiques qui sont la traduction et la réinterprétation aussi bien de la foi que de son expression religieuse à chaque époque et dans des cultures différentes.     

            Au cours des âges, la foi chrétienne s’est exprimée dans les sacrements qui remontent jusqu’à l’Evangile et au Christ au moins dans leur signification fondamentale. Mais la foi chrétienne s’est aussi exprimée à travers tout un ensemble de traditions religieuses, d’histoires, de récits, de rituels, de codes moraux qui ont donné à l’ensemble du peuple chrétien une très grande cohésion et qui ont formé une sorte de culture chrétienne, en particulier durant la longue période du Moyen Âge, quand les chrétiens ont pu avoir à travers la structure ecclésiale une influence très positive sur la marche du monde au moins en Occident.  

            Cette expression religieuse de la foi chrétienne est arrivée, comme nous l’avons vu, à une sorte de croisée des chemins – sinon à un mur.  Aujourd’hui beaucoup de Chrétiens qui conservent une foi authentique ne sont plus à l’aise dans les structures religieuses, et l’on assiste à un phénomène non pas tellement de déchristianisation que d’aliénation par rapport à une expression culturelle de la foi.  

            Par ailleurs les efforts pour restaurer, ne fût-ce qu’en circuits fermés, une situation sociologique de « Chrétienté », en revenant à toutes les formes extérieures d’expression du sentiment religieux héritées du passé ne semblent pas aptes à nourrir une foi vivante, même lorsqu’ils semblent avoir la capacité d’embrigader des foules, surtout de jeunes. Ils conduisent facilement à une religion coupée de la culture, alors que la nature même de la religion est d’incarner la foi dans une culture déterminée.   

            Ceci était d’ailleurs l’une des grandes intuitions de Jean-Paul II qui insistait souvent , surtout durant les dernières années de son pontificat sur la nécessité d’une nouvelle Évangélisation.  Une nouvelle Évangélisation est nécessaire tout simplement parce que la culture qui a été évangélisée dans le passé n’existe plus ; et que c’est la culture d’aujourd’hui qui doit être elle aussi sans cesse confrontée à l’Évangile, comme l’ont été les cultures du passé. 

            Dans le monde de l’expérience religieuse en général, on perçoit que moins l’expression religieuse s’enracine dans une expérience de foi, plus elle se radicalise -- que ce soit à gauche ou à droite. La foi risque à ce moment-là de devenir purement individualiste, il n’y a plus une expression collective d’une foi qui se transmet de génération en génération et cette foi individualiste – même si elle vécue en groupe – n’étant plus nourrie, se transforme facilement en idéologie. 

            Il y a une réelle urgence de raviver la transmission de cette foi que l’ensemble de nos Chrétiens adultes ont conservée.  Pour cela, l’Église doit trouver de nouvelles façons de nourrir cette foi, en aidant les Chrétiens à pénétrer dans une relation profonde avec la personne du Christ dans une vie de prière – mais une vie de prière qui soit en prise direct avec leurs engagements de tous les jours dans leur vie familiale et professionnelle.  L’attente est là dans le peuple chrétien, et elle est grande. Ces mêmes croyants ressentent aussi le besoin de partager leur foi avec d’autres croyants dans des rencontres qui soient beaucoup plus proches de ce que décrivent les Actes des Apôtres que les célébrations de style baroque héritées d’une autre époque et d’une autre culture.  Les expériences en ce domaine ne manquent pas.  Elles doivent être encouragées.

 

 

Conclusion 

            Qu’arrive-t-il à l’Église aujourd’hui ? 

            Pour revenir, en conclusion, à notre question initiale, on peut dire que parmi les Chrétiens d’aujourd’hui, on trouve ceux, peu nombreux en réalité, qui font comme si ce tsunami culturel que j’ai décrit rapidement, n’avait pas eu lieu. Ils font comme si toutes les structures et activités ecclésiastiques que nous avons connues à la fin du 19ème siècle, ou encore mieux celles d’avant la Révolution Française, provenaient inchangées et en ligne directe d’une Charte qu’aurait signé Jésus-Christ, et qu’il faut rétablir.   

            Mais, heureusement, il suffit d’ouvrir les yeux pour voir que, tout autour de nous, il y a de nombreux Chrétiens, les uns pratiquants comme dans le passé, les autres ayant pris leurs distances à l’égard de la pratique rituelle, n’y trouvant plus le lien suffisant avec leur foi, et qui tous, de diverses façons incarnent l’Évangile dans leur vie. Certains se consacrent avec générosité au service des plus petits et des plus démunis.  D’autres luttent contre la domination de l’existence humaine par un système économique ultralibéral déshumanisant.  D’autres s’efforcent de chasser les nouveaux démons que sont toutes les formes d’exploitation de l’humain par l’humain et y laissent parfois leur vie.  Tous entreront ensemble dans l’Église définitive de Celui qui leur dira un jour : Venez dans la Maison de mon Père. J’avais faim, j’avais soif, j’étais nu, j’étais sans papier, j’étais sdf, et vous m’avez secouru.  Ils sont nombreux et ils sont le visage de l’Église d’aujourd’hui -- qu’ils portent ou non une badge les identifiant.

 

Louvain, 8 février 2010

Bruxelles, 9 février 2010

 

Armand VEILLEUX

 



[1] Conférence donnée à l’Université de Louvain-la-Neuve, à Louvain le 8 février 2010 et à Bruxelles le 9 février, dans le cadre d’un cycle de quatre conférences organisées par la Fondation  Sedes Sapientiae et la faculté de Théologie de l’UCL. Trois autres intervenants traiteront du même thème au cours des semaines à venir : Mme Isabelle de Gaulmyn, l’Abbe Paul Scolas et l’Abbé Paulin Poucouta