Écrits et conférences d'intérêt général



(Dernière mise à jour le 23 juillet 2008)

 

 

 
 

 

LA LITURGIE DANS LA VIE DU PEUPLE DE DIEU [1]

 

Dans le Christianisme, comme dans toute autre religion, nous courons sans cesse le danger de réduire notre foi à son expression reli­gieuse et de réduire celle-ci à sa dimension culturelle ou liturgique. La liturgie est l'expression de l'expérience spirituelle d'une communauté chrétienne; elle ne peut donc être la totalité de cette expérience. Celle-ci englobe toute la vie, car c'est à travers chacune des dimensions de sa vie: culturelle, sociale, économique ou politique, que l'homme fait l'ex­périence de son Dieu.

Cependant, même si elle n'est qu'un aspect de la vie du Chrétien, la liturgie y occupe une place centrale, car elle est en quelque sorte un lieu de rencontre. C'est elle qui relie l'expérience spirituelle indi­viduelle avec celle de la communauté. C'est en elle aussi que la vie de tous les jours et la foi expriment leur rencontre.

Pour bien comprendre comment la liturgie est reliée aux divers aspects de la vie chrétienne, j'aimerais rappeler d'abord les divers niveaux de l'expérience spirituelle. À son niveau premier et le plus fondamental, cette expérience est la rencontre même de Dieu dans la foi. Elle est fondamentalement la même pour tout homme. Elle est ce­pendant largement conditionnée par la culture dans laquelle on vit et les catégories que celle-ci nous offre pour nous exprimer à nous-mêmes d'abord et aux autres ensuite, cette expérience.

Le deuxième niveau est celui de la mémoire collective de cette ex­périence, à travers un ensemble structuré de rites et de croyances, qui constituent une religion. La liturgie appartient à ce deuxième niveau, où elle est le point crucial de rencontre entre l'expérience spirituelle et la vie extérieure. Quant au troisième niveau, qui est celui de l'interpré­tation de l'expérience, à travers les philosophies, les théologies ou les mythologies, il est un peu moins important pour notre propos immédiat. À l'intérieur de toute tradition spirituelle, l'accent se déplace constamment, selon les époques, de l'un à l'autre de ces trois niveaux. À certaines époques les énergies sont drainées vers les spéculations philosophiques et théologiques, à d'autres moments, c'est l'activité ri­tuelle qui domine, alors qu'en d'autres temps on assiste à un retour à l'intériorité et au primat de l'expérience elle-même.

Dans les quelques réflexions qui vont suivre, je voudrais toucher quelque peu à la relation entre liturgie et culture et aux points de contact entre la liturgie et quelques autres aspects particuliers de la vie humaine. Il me semble que cela pourrait nous aider à dialoguer sur la place exacte que doit jouer de nos jours la liturgie dans l'ensemble de notre vie chrétienne.

 

Liturgie et Culture

La relation entre la liturgie et la culture se réalise dans les deux di­rections. D'une part les structures liturgiques sont toujours tributaires d'une culture déterminée et marquée par les contrecoups de son évolution. D'autre part la liturgie peut agir sur la culture et devenir soit un facteur de consolidation sociale de celle-ci soit un facteur actif de mu­tation culturelle.

La liturgie chrétienne s'enracine d'abord dans la tradition cultu­relle juive. Elle a été fortement marquée à ses débuts aussi bien par les grands courants spirituels du judaisme que par certaines coutumes ri­tuelles de l'Ancien Testament. Elle se situe par le fait même non seule­ment à l'intérieur d'une tradition religieuse mais aussi d'une tradition culturelle, celle d'Israël.

À partir de l'ère constantinienne, la culture romaine a, à son tour, imprimé sa marque sur le culte chrétien. Et, peu à peu, s'est constituée en Occident une liturgie latine intégrée à l'univers de pensée judéo­-chrétien et à l'héritage culturel de l'Europe nouvelle. Il y a eu long­temps un mariage étroit, que l'on aurait pu croire durant un certain temps indissoluble, entre la liturgie catholique romaine et la culture latine. Au cours du processus d'évangélisation, des peuples ont été appelés, durant des siècles, pour embrasser la foi chrétienne, à rejeter leur propre culture, profondément liée à leur vie religieuse, pour adopter la culture judéo-chrétienne romaine.

Cette adéquation entre la culture environnante et l'univers symbo­lique de la liturgie, qui caractérisait le Moyen-âge, a été rompu depuis déjà assez longtemps. Le christianisme a pénétré dans des continents ayant leur propre culture, parfois beaucoup plus ancienne et peut-être plus riche que la culture latine. Même au sein du monde occidental l'explosion des nationalismes a fait naître une grande diversité cultu­relle. Par ailleurs, au même moment on assiste à l'émergence d'une vaste culture mondiale caractérisée par une nouvelle sensibilité humaine et la globalité des prises de conscience. Il existe désormais pour une grande partie des chrétiens une sorte de dichotomie - cer­tains diraient: une schizophrénie spirituelle - entre leur vie de tous les jours et leur pratique religieuse.

Cette rupture de l'adéquation entre culture et liturgie est sans doute une des principales choses qui expliquent l'abandon de la prati­que religieuse de nature liturgique par beaucoup de Chrétiens. C'est là surtout qu'apparaît l'importance pour chaque peuple et même pour chaque communauté locale de développer sa créativité et d'inventer une expression liturgique qui traduise fidèlement les modalités de son expérience du Mystère du Christ. Au moment où nous assistons, au niveau mondial, à la mort d'un type de civilisation et à la naissance d'une société nouvelle, il me semble que nous devrions être capables d'inventer une grande liturgie cosmique pour célébrer cette mort et cette renaissance. Ce serait une authentique expression du mystère pascal, peut-être plus valable que nos liturgies-maisons.

Je disais plus haut que la liturgie peut être aussi bien facteur de consolidation que de mutation culturelle. Un bon exemple serait la façon dont le langage utilisé dans la liturgie a véhiculé depuis des siè­cles une attitude sexiste et une conception de la sujétion de la femme héritées d'un contexte socioculturel plusieurs fois millénaire mais désormais inacceptable. Les efforts entrepris depuis quelques années par de nombreux groupes en divers pays pour modifier le langage li­turgique dans un sens non-sexiste peuvent contribuer réellement et ef­ficacement au développement dans l'Église, d'un nouveau type de rela­tions entre femmes et hommes et donc à une réelle mutation culturelle.

 

Liturgie et Politique

II est impossible de parler des relations de la liturgie avec la culture sans parler de ses relations avec la politique. Beaucoup de gens sont effrayés dès que l'on mentionne la politique en relation avec la foi et encore plus avec l'expression liturgique de celle-ci. Il est clair que nous n'entendons pas ici par politique n'importe quelle forme de par­tisannerie, mais bien tout ce qui touche à l'organisation structurelle de la société et des réseaux de communication qui constituent celle-ci.

À travers les siècles, l'Église a toujours joué des rôles politiques. Lorsque Constantin sortit vainqueur de la guerre civile qui déchirait et désarticulait l'Empire Romain, il découvrit dans l'Église l'institution fondamentale et étendue qui pouvait être le ciment social, le facteur d'intégration de cette société fracturée et lui redonner ainsi sa co­hésion. Ce fut sans doute son génie que de percevoir que, pour recons­truire une société politiquement unanime, la confession collective de la même foi chrétienne et la formation d'une même «conscience natio­nale» fondée sur cette foi serait le moyen tout désigné. L'Église, qui venait de vivre trois siècles de martyre, de prison et clandestinité, se re­trouvait subitement dans une position privilégiée et inespérée. Elle accepta, sans probablement en peser toutes les conséquences, de s'ins­titutionnaliser de façon à pouvoir jouer un rôle sociopolitique. Elle acquit en même temps une position de monopole; en particulier le mo­nopole de l'organisation des rites collectifs de la société et aussi celui de la définition des légitimités qui cimenteraient l'ordre social nouveau. Auprès de l'ensemble du peuple, c'est essentiellement à travers sa liturgie que l'Église a joué ce rôle d'enseignement et de conditionnement social et politique.

Il est important de nous demander quelle conception de la société humaine non seulement nos formules liturgiques, mais nos modes de rassemblements culturels véhiculent et imprègnent en nous. Des hommes comme Mgr Lefebvre ont eu au moins la lucidité de percevoir les implications politiques des réformes conciliaires et ce n'est pas sans raison qu'ils s'arrêtent surtout aux réformes liturgiques. La posi­tion de Mgr Lefebvre est d'abord politique, comme l'était celle de l'Action française: c'est d'abord le refus de la République et de la dé­mocratie, et donc par voie de conséquence de toute évolution liturgi­que ou disciplinaire qui implique une conception de l'autorité autre que monarchique. Mais de fait, malgré les timides réformes conci­liaires et postconciliaires, notre langage liturgique n'est-il pas encore profondément monarchique?

Les grandes manifestations liturgiques ou paraliturgiques peuvent aussi assumer une dimension politique souvent insoupçonnée de leurs organisateurs eux-mêmes. Même si on n'y parle pas du tout de politique ni même d'événements sociaux, elles ne sont pas, comme on le prétend innocemment, apolitiques. Offrant une réponse de type af­fectif à un désarroi collectif profond, elles font facilement le jeu de la «droite». Les conflits sociaux peuvent alors pourrir et l'exploitation continuer en paix. Il suffit de lire les grandes oraisons du Missel romain écrites au temps des invasions barbares et des guerres qui déchiraient l'Europe pour voir qu'elles n'avaient rien de cet a-politisme.

Dans ce domaine, la liturgie peut être un facteur de mutation, conduisant personnellement et collectivement ses membres à la cons­cientisation et la conversion. À travers le monde entier, à l'occasion de l'anniversaire de la bombe atomique sur Hiroshima, des groupes de citoyens ont déployé un effort de conscientisation et de protestation contre l'utilisation des engins nucléaires et les dangers de l'énergie nucléaire en général. Je suppose qu'en plusieurs endroits cette préoc­cupation a été exprimée dans les célébrations liturgiques, et cela me semble tout à fait normal.

 

Liturgie et Aliénation

Le sens du péché et le besoin de conversion sont des réalités fondamentales du Message chrétien. Elles ont toujours tenu une place importante dans l'ensemble de nos célébrations liturgiques et non seu­lement dans le sacrement de pénitence. Les textes et les rites liturgiques ont toujours véhiculé et entretenu avant tout le sens du péché personnel. Or la conscience contemporaine est de plus en plus sensible au péché collectif, et spécialement au péché social collectif que consti­tuent plusieurs situations nationales ou internationales telle que la dis­parité énorme et entretenue entre pays riches et pays pauvres, l'op­pression de peuples et de classes sociales, la lutte des classes inscrites dans les structures sociales, la destruction de l'environnement, etc.

Pour répondre à ce nouveau contexte, nos célébrations péniten­tielles devraient exprimer et développer de plus en plus ce sens du péché collectif et de la responsabilité sociale qui s'ensuit. Nos célébra­tions doivent aussi trouver le moyen d'assumer et de transformer en cris poussés vers le Seigneur - à l'instar des psaumes bibliques - les angoisses et l'aliénation des hommes de notre temps.

Nous avons facilement la tentation de situer nos célébrations bien au chaud quelque part en dehors de ce monde angoissant des drames collectifs. C'est, bien sûr, une expérience dramatique de passer à travers la présente aliénation collective qui se manifeste dans des phéno­mènes tels que, sur le plan individuel, l'instabilité psychologique, le retard de la maturation, l'attrait de la drogue et des autres évasions; et, sur le plan social, la résistance croissante à tout ordre social et l'anar­chie, d'un côté, aussi bien que la poussée totalitaire, de l'autre. Ces réalités ont l'avantage de nous révéler les tragédies cachées et inté­rieures de notre civilisation. Sous toutes ses formes, cette expérience d'aliénation peut donc être comprise comme une révélation de l'am­biguïté que tout homme porte au fond de son coeur et qui ternit au moins quelque peu chacune de nos actions.

Saint Paul nous avait parlé de cette ambiguïté: Je fais le mal que je ne veux pas et je ne fais pas le bien que je veux. Et toute l'attente messianique et eschatologique de la spiritualité judéo-chrétienne avait été sous-tendue jusqu'à notre époque par une conscience de la dé­chéance de l'homme de sa dignité primitive et par le besoin d'une transformation rédemptrice. Dans l'euphorie d'une transformation sociale et d'un progrès technique accélérés, l'homme occidental a perdu à notre époque ce sens du péché et cette conscience d'un besoin de rédemption. Aveuglé par un sens exagéré du progrès, il a été empê­ché de reconnaître les forces négatives et aliénantes à l'œuvre dans le monde nouveau qu'il est en train de créer. Le chaos actuel nous ramène heureusement à plus de réalisme sur nous-mêmes et sur notre situation.

Si paradoxal que cela puisse paraître, c'est peut-être cette expé­rience aiguë de l'aliénation qui nous ouvrira la voie vers une redécou­verte de l'intériorité perdue au cours de l'euphorie du développement industriel et technique. Car l'homme découvre les véritables di­mensions de son être aussi bien à travers ses tensions intérieures et ses frustrations qu'à travers sa vertu et sa piété; aussi bien à travers ses angoisses qu'à travers sa certitude de posséder la vérité. C'est à travers l'expérience de l'une et de l'autre que l'homme fait l'expérience de Dieu. Or c'est le mystère pascal du Christ tel que nous en faisons con­crètement l'expérience dans notre vie quotidienne, que nous avons à exprimer dans notre liturgie.

L'une des formes de l'aliénation caractéristique de notre civi­lisation technologique consiste dans le fait que cette civilisation nous a coupés de nos racines dans le temps et l'espace. Ces racines étaient essentielles pour l'homme primitif et tiennent une place de premier rang dans toutes les grandes religions de l'Est. Nous nous sommes créés un temps artificiel et des espaces artificiels, au lieu d'apprivoiser le temps et l'espace naturels et de nous laisser apprivoiser par eux. Ainsi coupés de nos racines, nous avons perdu le contact avec nos ar­chétypes et nos mythes, et nous ne cultivons plus suffisamment notre imagination créatrice pour être capable d'approcher d'une façon spiri­tuelle chacune des situations dans lesquelles nous nous trouvons.

La liturgie qui nous ramène sans cesse au moment primordial du commencement - Au commencement était le Verbe - et qui nous tend sans cesse vers l'eschaton, vers cet instant où le Verbe fait homme sera tout en tous, nous rachète de cette aliénation. À cette fin, des lieux de prières, qui nous créent des racines spirituelles dans l'espace sont tout aussi importants que les temps de prière qui nous situent dans le temps.

 

Liturgie et Ascèse

C'était la conception des Églises orientales aux premiers siècles, que l'Esprit Saint réalise la divinisation des membres du Corps du Christ par l'ascèse et les sacrements, les deux modes de divinisation étant reliés dans une profonde unité. Cette unité s'exprimait dans la pratique liturgique. Le jeûne, par exemple, n'était pas une simple mor­tification de caractère individuel. Il avait toujours une dimension com­munautaire et était lié à l'audition et à l'explication de la Parole de Dieu, ainsi qu'à des moments déterminés de l'année liturgique. Nous avons malheureusement divorcé ces deux dimensions de notre vie chrétienne. Nos disciplines ascétiques, vidées de leur sens sont tombées en désuétude. Ce n'est probablement qu'à travers la liturgie que nous pourrons les redécouvrir, et leur donner une vie nouvelle.

Mais peut-être faut-il inventer de nouvelles disciplines ascétiques. Peut-être aussi que des formes nouvelles d'ascèse s'offrent à nous de nos jours. L'une d'elle est sans doute d'assumer le climat social d'alié­nation dont nous avons parlé plus haut. Pour beaucoup de personnes, une autre forme d'ascèse sera d'accepter l'évolution dans la vie de l'É­glise et la liturgie, ou encore d'accepter l'existence du pluralisme et même de la marginalité.

Durant les premiers siècles du Christianisme, chacune des Églises avait sa vie propre, avec sa discipline et sa liturgie. On avait par exemple les liturgies d'Antioche, de Jérusalem, d'Alexandrie. L'Unité du Peuple de Dieu résidait dans la communion qui unissait ces diverses Églises locales, celle de Rome ayant entre toutes le primat de la charité.

Par la suite, après la paix constantinienne, l'Église emprunta beaucoup à l'Empire pour son organisation et l'on assista à un mouve­ment continuel de centralisation et d'uniformisation. De nos jours le mouvement va en sens inverse. Concomitamment avec l'émergence d'une conscience globale au sein de l'humanité, on assiste au dévelop­pement des pluralismes dans tous les secteurs de la vie. L'impulsion donnée par Vatican II à la vitalité de l'Église locale favorise ce déve­loppement. Les diverses Églises nationales (et pas seulement en pays de mission) retrouvent graduellement leur visage propre.

La liturgie a un rôle très important à jouer en ce domaine, non seulement pour exprimer la personnalité propre à chaque Église locale, mais pour permettre à cette personnalité d'éclore. Nous savons comment notre expérience spirituelle est largement conditionnée par les catégories et les modes d'expression que nous possédons pour nous la dire. Une Église locale, un Peuple, comme les individus, découvre la forme d'expérience spirituelle qui lui est propre en l'exprimant indi­viduellement et collectivement. Pluralisme et créativité sont deux réali­tés connexes.

Ces deux réalités sont, à leur tour, reliées à la marginalité. Celle-ci est une réalité difficile à circonscrire, car il y a diverses formes de mar­ginalité, dont les unes sont positives et les autres négatives. Il y a une marginalité positive qui est inhérente à toute entreprise créatrice. Les grands fondateurs ont toujours été des marginaux. On sait comment toute institution, surtout lorsqu'elle est forte, tente de récupérer toutes les énergies qu'elle génère, pour se renforcer, et se perpétuer. La vie nouvelle jaillit toujours d'énergies marginalisées et arrachées à cette récupération.

S'il ne faut pas craindre la marginalité, qui est signe de vitalité, il faut évidemment exercer à son égard un certain discernement. N'est pas nécessairement positive la marginalité de n'importe quel original qui décide de célébrer la liturgie à sa façon et d'imposer au besoin son mode de célébration à sa communauté. La marginalité créatrice, la vraie, jaillit d'une exigence interne et englobe toute la vie. Le groupe ou la personne qui a le courage d'entreprendre le pèlerinage d'A­braham, de quitter ses sécurités et d'assumer une existence marginale - qui est une forme de solitude et de désert - est seul à pouvoir se permettre d'être marginal dans ses expressions du culte. Il ne pourrait d'ailleurs pas faire autrement sans être faux avec lui-même et avec les autres.

 

Liturgie et Dialogue interreligieux

A Vatican II l'Église catholique a, pour la première fois de façon officielle, pris une attitude très positive à l'égard des grandes traditions religieuses non-chrétiennes, y reconnaissant des «semences de Révéla­tion». Au moment où le dialogue œcuménique entre Chrétiens semble piétiner, ce dialogue interreligieux prend rapidement de l'ampleur. D'ailleurs les religions sont tellement liées à la culture que la grande rencontre des cultures caractéristiques de notre époque ne peut pas ne pas conduire à une rencontre massive des grandes religions.

Si ce dialogue se situait au niveau des systèmes philosophiques et théologiques, il serait sans issue. Mais s'il se situe au niveau de l'expé­rience spirituelle elle-même, il est prometteur de fruits sans nombre. Or la liturgie exprime cette expérience religieuse propre à chaque tradi­tion, à travers un langage symbolique qui rejoint tout homme, indépendamment de ses catégories mentales.

Ce dialogue pourra nous apporter beaucoup à nous Chrétiens, car nos symboles liturgiques expriment souvent notre expérience chré­tienne en tant que pensée, c'est-à-dire qu'ils expriment notre théologie et nos doctrines plus que l'expérience elle-même. Dans les grandes reli­gions d'Asie au contraire, le langage symbolique est demeuré plus proche de l'expérience et de la vie. Il exprime l'expérience en tant que vécue. C'est pourquoi le dialogue avec ces traditions peut nous aider à retrouver le chemin d'une expérience plus dégagée des systèmes.

Mais ne nous faisons pas d'illusion. L'évolution présente de l'hu­manité implique une crise profonde de toutes les religions; et cette crise est déjà commencée depuis longtemps. Elle conduira sans doute à un nouvel équilibre entre l'expérience spirituelle et son expression reli­gieuse, à un retour au primat de la spiritualité sur la religiosité. Elle conduira très probablement aussi à une forme d'expression religieuse commune aux hommes de diverses croyances, sans danger de syncré­tisme, car ce qui est vraiment propre à chaque tradition se situe d'abord au niveau de la foi et de l'expérience plutôt qu'à celui de l'ex­pression rituelle.

 

Conclusion:

On voit donc comment la liturgie ne peut être un secteur isolé de l'existence humaine. Dans la mesure où elle est vraie, elle est pro­fondément reliée à tous les aspects de la vie. C'est pourquoi beaucoup des problèmes que nous rencontrons dans nos célébrations liturgiques ne sont pas d'abord des problèmes proprement liturgiques, mais bien des problèmes de caractère culturel, politique, ascétique ou autre. La liturgie a par ailleurs, un rôle actif à jouer en chacun de ces secteurs. Elle est, comme je le disais au début, un point de jonction, un lieu de rencontre de plusieurs grands courants.

 

Armand Veilleux, o.c.s.o.

 

Abbaye cistercienne                          

Mistassini, Qué.



[1] Article paru dnas La Vie des communautés Religieuses (Montréal, Canada) 36 (1978), 22-30.