Écrits et conférences d'intérêt général



 

 

 
 

Nous sommes tous en libération conditionnelle.

 

Je suis actuellement dans le Masisi, au Kivu, où la guerre n’en finit pas de finir.  Cette guerre que les Européens et les Américains feignent de considérer comme tribale, mais qui a été et continue d’être largement orchestrée de l’extérieur pour des intérêts économiques et géopolitiques, y a fait plus de cinq millions de morts depuis une quinzaine d’années.  La semaine dernière j’étais au Rwanda qui a connu un génocide il n’y a pas si longtemps.  En chacun de ces pays presque chacun a perdu au moins un enfant, un frère, une sœur, son père ou sa mère.  La plupart des gens « ordinaires » ont appris à pardonner, à vivre souvent à côté des bourreaux de leurs proches.

 

Dans ce contexte je suis assez ahuri, en lisant la presse belge par Internet, de voir l’ampleur que prennent les réactions à la nouvelle de la libération conditionnelle de Michelle Martin. Évidemment la douleur des proches des victimes ne peut susciter que le respect. Par ailleurs la haine et l’esprit de vengeance véhiculés dans de nombreuses interventions dans les médias font frémir. 

 

Oui, les crimes commis par M. Martin sont énormes. Dans d’autres pays qui ne sont pas encore pleinement entrés dans l’ère de la modernité malgré leurs avancées technologiques, la peine de mort existe encore pour de tels crimes. Pas en Belgique. Michèle Martin a été condamnée par la justice Belge à trente ans de prison.  Ceux qui ont déterminé la durée de sa peine savaient que l’accusée était éligible à la libération conditionnelle après avoir purgé une partie de celle-ci, dans des conditions prévues par la loi. 

 

Une agressivité peu commune ne cesse de se déverser dans la presse contre les Clarisses de Malonne comme si c’était elles qui voulaient faire libérer Michelle Martin.  Elles ont tout simplement accepté de donner l’hospitalité chez elle à une personne dont la libération a été décidée par le Tribunal d’Application des Peines, et selon des modalités déterminées par la Justice belge.  Si ce projet se réalise elles couvriront courageusement un manque flagrant de la Société qui prévoit dans sa loi la réinsertion des détenus dans la société civile sans avoir mis sur pieds les moyens permettant cette réinsertion.

 

La mort d’un enfant est un crime atroce. La faim, écrivait Jean Ziegler, est la plus efficace des armes de destruction massive, la deuxième étant la dette.  Des millions d’enfants meurent chaque jour de faim, victimes d’un système économique mondial injuste qui voue à la misère une large part de l’humanité afin de permettre à une minorité de maintenir son niveau de « développement » matériel.  Nous en sommes tous responsables bien que non légalement coupables.  Des guerres injustes et, dans beaucoup de cas illégales, font de nos jours des milliers et des millions de morts. L’embargo – illégal – contre l’Irak, après la première guerre d’Irak, a causé directement la mort de plus d’un million d’enfants selon les estimés des Nations Unies. Les chefs d’état qui ont déclenché ces guerres pour des motifs économiques ou de maintien d’un certain équilibre géopolitique ne sont pas en prison. Ne nous aveuglons pas sur notre responsabilité collective en centrant tout à coup toute notre attention sur un crime particulier, si affreux soit-il.

 

Il y avait un homme qui devait à son maître une somme énorme d’argent, l’équivalent de plusieurs millions d’euros. Comme celui-ci ne pouvait pas payer, son maître -- qui voulait d’abord le vendre, lui, sa femme, ses enfants et tous ses biens -- se laissa toucher par ses supplications et lui remit sa dette. À peine sorti, cet homme à qui la dette avait été remise, rencontra quelqu’un qui lui devait une somme ridicule, l’équivalent de quelques centaines d’euros, et qui ne pouvait pas payer.  Sourd à ses supplications, il le fit jeter en prison. Lorsque le maître apprit la chose, il en fut tellement révolté qu’il fit arrêter le premier, à qui il avait d’abord fait grâce, et le fit mettre en prison jusqu’à ce qu’il ait payé toute sa dette.

 

Jésus de Nazareth, qui raconte cette histoire, en tire la conclusion suivante : « C’est ainsi que mon père du ciel vous traitera si chacun de vous ne pardonne pas à son frère de tout son cœur ».

 

La leçon de cette parabole est que le temps actuel, ce qu’en langage chrétien on appelle le temps de l’Église, est une sorte de période de probation.  Dieu, souvent à travers nos proches comme à travers la Société et l’Église, nous a pardonné une foule de péchés, de manquements, peut-être de crimes.  Ce pardon est en quelque sorte provisoire ; il devra être confirmé au jour de notre passage sur l’autre rive, au jour de Vérité. Et il ne sera confirmé que si, durant cette période de probation, nous avons nous-mêmes pardonné à ceux qui nous ont offensés.  Il est périlleux de redire chaque jour : « Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons ».

           

En tout cas, nous sommes tous en libération conditionnelle.

 

 

Armand VEILLEUX

Abbaye de Scourmont

19 août 2012