Écrits et conférences d'intérêt général
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Nous sommes tous
en libération conditionnelle.
Je suis actuellement dans le Masisi,
au Kivu, où la guerre n’en finit pas de finir. Cette guerre que les Européens et les Américains feignent de considérer
comme tribale, mais qui a été et continue d’être largement orchestrée de
l’extérieur pour des intérêts économiques et géopolitiques, y a fait plus de
cinq millions de morts depuis une quinzaine d’années. La semaine dernière j’étais au Rwanda qui a
connu un génocide il n’y a pas si longtemps. En chacun de ces pays presque chacun a perdu au moins un enfant, un
frère, une sœur, son père ou sa mère. La
plupart des gens « ordinaires » ont appris à pardonner, à vivre
souvent à côté des bourreaux de leurs proches.
Dans ce contexte je suis assez ahuri, en lisant la presse
belge par Internet, de voir l’ampleur que prennent les réactions
à la nouvelle de la libération conditionnelle de Michelle Martin. Évidemment la
douleur des proches des victimes ne peut susciter que le respect. Par ailleurs
la haine et l’esprit de vengeance véhiculés dans de nombreuses interventions
dans les médias font frémir.
Oui, les crimes commis par M. Martin sont énormes. Dans
d’autres pays qui ne sont pas encore pleinement entrés dans l’ère de la
modernité malgré leurs avancées technologiques, la peine de mort existe encore
pour de tels crimes. Pas en Belgique.
Une agressivité peu commune ne cesse de se déverser dans
la presse contre les Clarisses de Malonne comme si c’était elles qui voulaient
faire libérer Michelle Martin. Elles ont
tout simplement accepté de donner l’hospitalité chez elle à une personne dont
la libération a été décidée par le Tribunal d’Application des Peines, et selon
des modalités déterminées par la Justice belge. Si ce projet se réalise elles couvriront courageusement un manque
flagrant de la Société qui prévoit dans sa loi la réinsertion des détenus dans
la société civile sans avoir mis sur pieds les moyens permettant cette
réinsertion.
La mort d’un enfant est un crime atroce. La faim,
écrivait Jean Ziegler, est la plus efficace des armes de destruction massive,
la deuxième étant la dette. Des millions
d’enfants meurent chaque jour de faim, victimes d’un système économique mondial injuste
qui voue à la misère une large part de l’humanité afin de permettre à une
minorité de maintenir son niveau de « développement » matériel. Nous en sommes tous responsables bien que non
légalement coupables. Des guerres
injustes et, dans beaucoup de cas illégales, font de nos jours des milliers et
des millions de morts. L’embargo – illégal – contre l’Irak, après la première
guerre d’Irak, a causé directement la mort de plus d’un million d’enfants selon
les estimés des Nations Unies. Les chefs d’état qui ont déclenché ces guerres
pour des motifs économiques ou de maintien d’un certain équilibre géopolitique
ne sont pas en prison. Ne nous aveuglons pas sur notre responsabilité
collective en centrant tout à coup toute notre attention sur un crime
particulier, si affreux soit-il.
Il y avait un homme qui devait à son maître une somme
énorme d’argent, l’équivalent de plusieurs millions d’euros. Comme celui-ci ne
pouvait pas payer, son maître -- qui voulait d’abord le vendre, lui, sa femme, ses
enfants et tous ses biens -- se laissa toucher par ses supplications et lui remit
sa dette. À peine sorti, cet homme à qui la dette avait été remise, rencontra
quelqu’un qui lui devait une somme ridicule, l’équivalent de quelques centaines
d’euros, et qui ne pouvait pas payer. Sourd à ses supplications, il le fit jeter en prison. Lorsque le maître
apprit la chose, il en fut tellement révolté qu’il fit arrêter le premier, à
qui il avait d’abord fait grâce, et le fit mettre en prison jusqu’à ce qu’il
ait payé toute sa dette.
Jésus de Nazareth, qui raconte cette histoire, en tire la
conclusion suivante : « C’est ainsi que mon père du ciel vous
traitera si chacun de vous ne pardonne pas à son frère de tout son cœur ».
La leçon de cette parabole est que le temps actuel, ce
qu’en langage chrétien on appelle le temps de l’Église, est une sorte de
période de probation. Dieu, souvent à
travers nos proches comme à travers la Société et l’Église, nous a pardonné une
foule de péchés, de manquements, peut-être de crimes. Ce pardon est en quelque sorte
provisoire ; il devra être confirmé au jour de notre passage sur l’autre
rive, au jour de Vérité. Et il ne sera confirmé que si, durant cette période de
probation, nous avons nous-mêmes pardonné à ceux qui nous ont offensés. Il est périlleux de redire chaque jour :
« Pardonne-nous nos offenses comme nous
pardonnons ».
En tout cas, nous sommes tous en libération
conditionnelle.
Armand VEILLEUX
Abbaye de Scourmont
19 août 2012
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