Questions cisterciennes
|
|||
|
|||
19 400 car Collectanea Cisterciensia 63 (2001) Armand Veilleux, ocso
Un grand formateur
monastique, Dom Anselme Le
Bail (1878-1956 ; abbé de Scourmont 1913-1956) Contexte historique Les années et même les siècles qui
précédèrent le Chapitre d'Union de 1892 avaient été difficiles
pour l'Ordre. Il y avait eu, bien avant la Révolution Française,
la naissance des Congrégations, puis l'apparition des Observances
et ce qu'on appela à juste titre la "guerre des Observances".
La période de la Révolution avait été marquée par l'Odyssée incroyable
de dom Augustin de Lestrange et par toutes les fondations nées
durant cette aventure, suivies de la restauration des communautés
en France après la Révolution. Si cette époque ne manqua pas d'hommes
et de femmes de grande valeur et si l'on ne saurait assez admirer
la générosité et la persévérance de ces pionniers, leur dépendance
de la grande tradition spirituelle de Cîteaux était souvent plutôt
ténue. Il suffit pour s'en convaincre de considérer ce qui faisait
l'objet de la plupart de leurs discussions en Chapitres de Congrégations.
Mêmes les aspects les plus spirituels de ces mouvements de réforme
devaient beaucoup plus à des courants spirituels propres au XIXe
siècle qu'à une influence spécifiquement monastique et encore
moins à une influence proprement cistercienne. Providentiellement, l'union des Congrégations
issues de La Trappe, qui donna naissance à l'Ordre Cistercien
de la Stricte Observance (d'abord appelé Ordre des Cisterciens
Réformés de Notre Dame de la Trappe) se produisit à un moment
très favorable dans la vie de l'Église. Les années de 1892 à 1914
furent des années de grande vitalité spirituelle. Ce fut l'époque
de grandes conversions dans le monde des lettres : celles
de Verlaine, Bloy, Huysmans, Claudel, Péguy, Psichari, Massignon.
Ce furent aussi les années où Bergson, au Collège de France, redécouvrait
la connaissance amoureuse des mystiques et où Blondel, revenant
à la démarche ontologique augustinienne, enseignait que la déification
était la transcendance logique de toute action humaine. Dans cette période de 1892 à 1914, quelques grands abbés marquèrent profondément
l'orientation de notre Ordre, en redécouvrant sinon l'esprit authentiquement
cistercien, du moins la dimension spirituelle et même contemplative
de la vie monastique. Le rôle de deux maîtres spirituels, dom
Jean-Baptiste Chautard et dom Vital Lehodey, mérite d'être particulièrement
souligné. Tous deux furent à la fois des hommes d'action infatigables
en même temps que de grands spirituels. On connaît les interventions
de Chautard auprès de Clémenceau pour défendre les monastères
contre la vague de suppressions, en soulignant précisément leur
dimension spirituelle et contemplative. C'est aussi l'époque où
l'Ordre s'ouvrait à l’Extrême-Orient ; et tous les deux,
Chautard et Lehodey, furent personnellement impliqués dans ce
mouvement de fondations en pays lointains, qui annonçait la grande
expansion de notre Ordre quelques années plus tard. On peut dire
cependant que si ces grands maîtres s'étaient nourris d'un contact
personnel avec la Règle de saint Benoît et avaient une certaine
connaissance de saint Bernard, leur contact avec la tradition
proprement cistercienne était limité. Entre les deux Guerres Mondiales, ce fut non seulement une période de grande
croissance numérique de l'Ordre, mais aussi celle où l'on redécouvrit
l'esprit cistercien, et toute la richesse spirituelle des grands
maîtres de la spiritualité cistercienne, à commencer par saint
Bernard. De ce point de vue, personne n'eut plus d'influence sur
l'Ordre que dom Anselme Le Bail et tout le mouvement – spirituel
d'abord, intellectuel ensuite – qu'il suscita. Les circonstances difficiles d'un abbatiat Pour bien apprécier ce qu'Anselme Le
Bail a pu réaliser dans sa communauté de Scourmont et dans l'Ordre
tout entier, il faut garder en mémoire les circonstances difficiles
dans lesquelles il eut à exercer son service abbatial. Élu abbé le 4 octobre 1913, il fut mobilisé moins d'un an plus tard et servit
comme aumônier militaire jusqu'en avril 1919. Durant toute cette
période, il resta constamment en contact avec les membres de sa
communauté, dont plusieurs servaient aussi dans l'armée et il
continua leur formation à travers une revue qu'il publiait régulièrement
sous le titre « Le moine soldat ». À peine deux ans
après son retour à Scourmont, l'Ordre lui confiait une mission
très difficile au Congo, où l'abbaye de Westmalle avait fondé
en 1894 le monastère de Bamania qui était graduellement devenu
une congrégation missionnaire plus qu'un monastère cistercien.
Cette mission l'occupa durant deux bonnes années. Présent ou absent de Scourmont, Anselme
Le Bail était l'âme de sa communauté, qui ne cessait de se développer
durant toute cette période dans la ligne spirituelle que lui traçait
son abbé, fidèle à sa devise : Abba,
pater. Sous sa direction, la communauté de Scourmont développait
un esprit propre, qui suscitait à la fois admiration et méfiance
dans l'Ordre. Si bien que le Chapitre Général, tout en utilisant
largement les talents et l'expérience de dom Anselme, ne manquait
pas de lui asséner de temps à autre un coup de cravache. Au Chapitre
de 1930, on lui interdit formellement de prêcher des retraites
en dehors des monastères cisterciens – il en avait prêchées dans
divers monastères bénédictins – et on lui interdit également de
s'absenter plus de 24 heures de son monastère, sans la permission
écrite, renouvelée pour chaque voyage, de son Père Immédiat. En
1937 on lui enjoint de faire enlever les lavabos qu'il avait fait
mettre dans les cellules du dortoir « contre la tradition
de l'Ordre ». Mais, en général, c'est la confiance qui prévaut.
Aussi est-il l'une des chevilles ouvrières de toutes les Commissions
que crée le Chapitre Général au fil des années. En 1920 il est
membre de la Commission chargée d'aider le Définitoire à mettre
les Constitutions d'accord avec le Droit Canon. À partir de 1922
et pour très longtemps, il est membre de la Commission d'architecture,
qui doit approuver tous les projets de construction dans l'Ordre.
En 1922, il est membre de la Commission chargée de trouver la
solution finale à la question de la fondation de Westmalle au
Congo. En 1933, il est membre de la Commission spéciale pour les
Collectanea qui lui tiennent tant à coeur et dont il est à vrai dire
le père. À partir de 1932 il est secrétaire de la Commission de
Liturgie et, en 1937, il est membre d'une Commission chargée de
revoir les Us des moniales. Entre-temps, le nombre des moines croissant à Scourmont, dom Anselme pense
à une fondation et fait un voyage en Espagne en 1926 à la recherche
d'un endroit propice qu'il ne trouve pas. Mais en 1928 il accepte
de reprendre Caldey, île monastique depuis le Ve siècle
que vient de quitter une communauté monastique anglicane convertie
au catholicisme. Il y conduit le groupe des fondateurs en janvier
1929. Puis vient la deuxième Guerre Mondiale.
En 1939, à la suite de la déclaration de guerre de l'Angleterre
et de la France à l'Allemagne, 24 moines sont mobilisés. En mai
1940, lors de l'invasion de la Belgique et du déclenchement des
hostilités sur le front ouest, sont mobilisés tous les religieux
âgés de moins de 35 ans. Dom Anselme demeure stoïquement sur place
avec environ un tiers de la communauté, qui doit finalement abandonner
le monastère, occupé par les Allemands jusqu'à la fin de la guerre.
De nouveau, il lance sa revue « Le moine soldat » pour
continuer son activité pastorale auprès des moines qui sont au
front. Tout juste avant la deuxième Guerre Mondiale, dom Anselme Le Bail avait perçu la nécessité pour l'Ordre de s'ouvrir au dialogue avec les traditions religieuses non-chrétiennes d'Extrême-Orient, en relation avec un Le Saux et un Monchanin. Ce dernier était venu donner une conférence à la communauté de Scourmont à l'automne de 1938, en partance pour les Indes. Dom Anselme avait longuement conversé avec lui, invitant le père Albert Derzelle à se joindre à leur entretien. Il fut même convenu que le père Albert rejoindrait Monchanin au Tamil Nadu l'année suivante, après six mois de sanskrit à Paris, pour l'aider à préparer une fondation monastique. L'île de Caldey étant britannique, dom Anselme avait perçu Caldey comme une étape vers une fondation en Inde ; mais la guerre mit fin à ce projet qui fut en quelque sorte supplanté, dans les années 1950 par la grande vague de fondations en Afrique, Scourmont y fondant Mokoto. Mais un disciple de dom Anselme, le père Francis Mahieu (Acharya), entré à Scourmont précisément en vue d'une fondation en Inde, réalisa à son propre compte cette fondation qui, comme dom Anselme l'avait d'ailleurs prévu, dut se faire en dehors de l'Ordre. Elle fut finalement ré-incorporée à l'Ordre tout récemment, la boucle étant ainsi refermée. Toutes ces activités n'empêchèrent
pas dom Anselme de publier dès 1924 L'Ordre de Cîteaux – La
Trappe, dans la collection Letouzey, ainsi que plusieurs articles
sur la spiritualité cistercienne, dont le très important article
« saint Bernard » du Dictionnaire de Spiritualité. Un formateur avant tout Cette activité, si importante fût-elle pour
l'Ordre, était secondaire pour Anselme Le Bail. Elle n'était d'ailleurs
qu'une sorte de rejaillissement à l'extérieur de son action au
sein de sa propre communauté. De celle-ci il se voulait le « père »,
mais dans le sens le plus conforme possible à la grande tradition
chrétienne. Il était avant tout un éminent « formateur »,
toujours soucieux de faire naître et croître le Christ dans sa
communauté et dans chacun de ses membres. Dans une notice inédite sur La formation à Scourmont, au chapitre consacré
à la période de dom Anselme Le Bail, le père Colomban Bock énumère
les neuf caractéristiques suivantes de l'abbatiat de dom Anselme
: 1)
Retour à la spiritualité bénédictine et cistercienne par l'enseignement
de la Règle de saint Benoît ; 2)
Retour à la pureté de l'idéal monastique du premier Cîteaux par
l'enseignement de la spiritualité cistercienne ; 3)
Réforme des études et introduction d'un humanisme monastique ; 4)
Restauration de la liturgie par l'enseignement de l'esprit de
la liturgie et par l'étude de la liturgie cistercienne ; 5)
Constitution d'un programme de formation monastique et sacerdotale ; 6)
Constitution d'une bibliothèque monastique adaptée à ces différents
objectifs ; 7)
Constitution de Maîtres ès choses spirituelles et d'un corps professoral
qualifié ; 8)
Introduction d'un équilibre entre les exigences de l'obéissance
et la sainte liberté des enfants de Dieu ; 9)
Appel au sens de la responsabilité personnelle, respect de la
personnalité et encouragement des initiatives individuelles. Son itinéraire personnel On pourrait facilement imaginer qu'Anselme
Le Bail soit arrivé à Scourmont avec une excellente formation
intellectuelle et que, sur la base de ses propres compétences,
il se soit efforcé de transformer la communauté en une communauté
d'intellectuels. Ce n'est aucunement le cas. Le jeune frère Anselme,
arrivé au noviciat en 1904, à l'âge de 26 ans, après cinq ans
de noviciat et de voeux temporaires chez les Pères du Saint-Esprit
à Paris, avait une formation intellectuelle qui ne sortait pas
de l'ordinaire. Son premier contact avec la Règle de saint Benoît,
durant son noviciat, fut un véritable "coup de foudre".
Il se mit tout de suite à l'étudier à fond, à l'analyser et à
la commenter. Elle éclaira toute sa vie de moine, de maître des
novices et d'abbé. Quelques années plus tard, en 1909,
dom Norbert Sauvage, qui avait perçu les talents innés de formateur
de père Anselme, le nomme maître des Convers et aussi des novices
convers (dont le noviciat était alors distinct de celui des novices
choristes). À ceux-ci le père Anselme enseignait non seulement
la Règle, mais aussi la liturgie qui était devenue une des principales
nourritures de sa vie spirituelle. Personne d'autre, à cette époque,
n'aurait pensé enseigner la liturgie aux convers, si ce n'est
leur donner un cours de rubriques. Le jeune père Anselme leur
expliquait les cycles liturgiques à la façon de dom Guéranger,
et le sacrifice de la messe. Il composa à leur intention un petit
travail intitulé « L'Office divin du frère convers cistercien »
(1910) où il présentait l'Office des Paters et des Avés comme
véritable « prière de l'Église ». En 1911, il devient maître des novices
de choeur. Il reprend alors ses notes de noviciat et entreprend
un exposé complet de la doctrine de saint Benoît à partir du texte
même de la Règle. À une époque où à peu près tout le monde, y
compris dans les monastères, utilise le manuel de Rodriguez pour
la formation religieuse, Anselme Le Bail croit que la Règle doit
être le manuel de formation du moine. Il les forme aussi à la
liturgie, à l'oraison contemplative et à la vie intérieure. Dom
Godefroid Bélorgey, qui fut son novice durant la deuxième partie
de son noviciat, se plaira à dire qu'il devait toute sa formation
monastique, toute sa doctrine et son grand attrait pour l'oraison
et la vie intérieure à dom Anselme Le Bail. Durant ses deux ans comme maître des
novices, il met au point un programme complet de noviciat et rédige
deux articles sur « La règle de saint Benoît, manuel de spiritualité »
et « La liturgie dans la formation des novices », qui
seront présentés par dom Norbert Sauvage au Chapitre Général de
1913, lors de la retraite des supérieurs à Cîteaux. En 1913 dom Anselme Le Bail devint
abbé. Divers pères maîtres se succédèrent durant les années de
la guerre. Après celle-ci il nomma à cette fonction le père Godefroid
Bélorgey, qui la remplit de 1919 à 1928. Avec ce tandem extraordinaire,
ce furent des années d'or pour la formation à Scourmont. Dom Anselme
continuait de s'occuper activement de la formation des novices,
comme du reste de la communauté. Après la Règle et la liturgie,
il avait « découvert » les Pères cisterciens, et en
particulier saint Bernard. Aussi, à partir de 1923, il inaugure
un cours de spiritualité cistercienne et donne lui-même un exposé
d'une heure chaque semaine aux novices. Désormais, sa grande préoccupation
est cependant la formation monastique de l'ensemble de la communauté.
La formation de la communauté L'expression "humanisme monastique"
utilisée par le Père Colomban Bock, exprime bien l'attitude et
l'aspiration de Dom Anselme. Il voulait faire de tous les moines
de sa communauté des hommes capables de se conduire en adultes
et soucieux de développer leur personnalité. Il voulait leur apprendre
l'art de la réflexion, les habituer à penser par eux-mêmes, à
pénétrer le sens de la vie chrétienne et monastique et les exigences
de leur état. Il voulait qu'ils embrassent librement la rectitude
de vie, non par crainte, mais en toute liberté, par amour de Dieu.
Il voulait être l'abba
qui enseigne, encourage et éclaire, et non pas le gendarme qui
surveille et corrige. Son enseignement était enraciné dans
la tradition, tout particulièrement la tradition cistercienne,
pour laquelle il avait un profond respect. Mais cela ne l'empêchait
pas de repenser constamment la tradition, de poser les questions
sous un jour nouveau, de stimuler la curiosité intellectuelle
et le travail personnel. Sa grande rigueur intellectuelle l'obligeait
à analyser à fond et dans tous les détails une question ou une
situation avant de commencer à en évaluer les divers éléments
et de commencer à construire une synthèse. Et il s'efforçait de
même de développer chez les moines de sa communauté un grand sens
critique. Il envoya plusieurs d'entre eux faire des études universitaires
poussées, en Écriture Sainte, théologie et droit canon. Ce n'était
aucunement du pur intellectualisme, mais bien l'établissement
d'une base sur laquelle construire une vie spirituelle éclairée
et épanouie. Toutes les questions qu'il abordait,
il les étudiait à fond. C'est ainsi que, dans ses chapitres quotidiens,
commentant la Règle durant une trentaine d'années, il passa deux
ans et demi sur le chapitre 7, et aussi longtemps sur le thème
de la prière. Ses sermons (on ne parlait pas d'homélies à cette
époque) pour les professions solennelles de moines sont de véritables
traités de spiritualité, prenant facilement une question d'actualité
comme point de départ. C'est ainsi qu'en 1940, quelques jours
avant l'invasion de la Belgique, à l'occasion d'une profession
solennelle, il définit publiquement la ligne de conduite à tenir
en cas de guerre. Le sermon qu'il prononce lorsque la communauté
est expulsée de Scourmont en 1942, sans savoir si elle pourra
revenir, est un véritable chef-d’œuvre. Une formation intellectuelle sérieuse
était impossible sans une bonne bibliothèque. Dom Anselme consacra
beaucoup d'efforts à la création d'une des plus belles bibliothèques
monastiques de l'Ordre, qui compta dès lors toutes les grandes
collections, comme la patrologie grecque et la patrologie
latine, la collection des Conciles de Mansi, les Grands dictionnaires,
comme celui de Spiritualité, les Acta
Sanctorum des Bollandistes. Sachant se
faire aider en ce domaine comme dans tous les autres, il confia
la constitution des divers secteurs de la bibliothèque à plusieurs
personnes compétentes. Le père Joseph Canivez monta la bibliothèque
de Droit canon. Celle d'Écriture Sainte relevait du père Alphonse
Bernigaud et du père Benoît Attout, celle de philosophie dépendait
du père Ignace Van Vlasselaer et celle de théologie du père Thomas
Litt. Il encouragea la publication des ouvrages
de ses religieux les plus compétents, en particulier celle des
Acta Capituli Generalis du Père Canivez,
un ouvrage de base utilisé depuis lors par tous les historiens
de l'Ordre, et qui n'a toujours pas été remplacé, même s'il date. Dès 1923 dom Anselme avait imaginé
et proposé la publication d'une collection d'écrits des auteurs
cisterciens des premiers siècles de l'Ordre. Il avait fait le
plan détaillé et précis de ce qui serait un corpus
cistercien complet, dont de nombreux éléments n'ont toujours
pas été publiés. Les seules choses qui s'en rapprochent de nos
jours sont la grande collection Cistercian Fathers publiée depuis trente ans par Cistercian Publications, une maison d'édition
mise sur pied par la Conférence Régionale cistercienne des USA,
et la collection Pain de
Cîteaux du père Robert Thomas. Présenté au Chapitre Général
de 1924 ce projet ne fut pas retenu, étant considéré alors comme
trop intellectuel. La Revue Collectanea, dont la publication fut finalement
approuvée dix ans plus tard au Chapitre Général de 1933, fut en
quelque sorte une solution de repli. Grâce à son premier rédacteur
en chef, le père Camille Hontoir, moine de Scourmont, et à toute
l'attention que lui donna dom Le Bail lui-même, la Revue servit
dès le point de départ à faire connaître les Pères cisterciens
et à donner le goût de les lire. Un compte rendu si bref soit-il de
l'activité formatrice de dom Anselme Le Bail ne serait pas complet
si l'on ne mentionnait son activité infatigable pour la formation
des moniales dans les monastères dont il avait la charge, Soleilmont
et N.-D. de la Paix. Il s'occupa personnellement du transfert
de cette dernière communauté de Fourbechies à Chimay, en 1919.
Entre 1928 et 1937 il s'occupa de la formation de la cinquantaine
de jeunes filles que dom Simon Dubuisson, abbé de Tilburg et ancien
moine de Scourmont, envoya se former à Chimay et qui en partirent
toutes ensemble le 15 juillet 1937 pour fonder Berkel. Il prêcha
aussi de très nombreuses retraites dans d'autres monastères de
moniales. Durant les dernières années de sa vie,
passées dans un fauteuil roulant, à la suite d'un accident cérébral,
il continua de former sa communauté par sa présence silencieuse
et priante, alors même que le soin de la communauté était confié
à un administrateur apostolique, dom Guerric Baudet, qui devint
son successeur en 1956. L'héritage de dom Anselme Le Bail À Scourmont, la présence et l'influence de
dom Anselme se sentent à tous les coins du cloître. Mais qu'en
est-il de son influence sur l'Ordre ? C'est à lui que l'Ordre doit tout le
mouvement de « redécouverte » de nos Pères Cisterciens
tout au long des trois derniers quarts du XXe siècle.
On peut se demander toutefois si ce mouvement a toujours conservé
l'orientation que dom Anselme lui avait donnée et l'esprit qu'il
lui avait insufflé. Dom Anselme avait su allier à une grande rigueur
scientifique une égale liberté d'esprit et un profond esprit de
prière. On ne peut dire que les "sessions" sur nos Pères
cisterciens qui n'ont cessé de se multiplier depuis une quarantaine
d'années aient toujours eu les mêmes caractéristiques. De nos
jours, les écrits des auteurs du XIIe siècle sont facilement
utilisés comme lectio divina, souvent sans l'effort préalable d'une étude sérieuse
qui permettrait d'en saisir le véritable sens. Cela aboutit à
utiliser ces textes, un peu ésotériques pour un moderne, dans
le but de susciter en soi des sentiments religieux agréables.
De plus, si les écrits de certains de nos Pères ont connu des
éditions critiques d'une solide valeur scientifique, toutes les
publications sur les auteurs cisterciens n'ont pas la même rigueur
et une bonne partie relève plutôt du genre fervorino,
qui aurait suprêmement déplu à dom Anselme. La méthode de ce dernier était différente et beaucoup plus exigeante. La première étape était une analyse aussi sérieuse – et même technique – que possible du texte, afin de bien percevoir le message de l'auteur, en le remettant dans son contexte historique et spirituel. La deuxième étape consistait en un effort de réflexion personnelle et d'assimilation de ce message, dans une attitude de prière. Enfin la troisième étape consistait non pas à s'inculturer au passé (la grande tentation de la formation monastique d'aujourd'hui) mais à assimiler la sève spirituelle reçue à travers le contact avec les Pères cisterciens pour réinventer sans cesse une spiritualité cistercienne enracinée (on dirait aujourd'hui « inculturée ») dans le monde où nous vivons. Les chapitres de dom Anselme à l'occasion de professions solennelles sont de beaux exemples d'une doctrine monastique solidement enracinée dans la tradition, mais aussi la manifestation d'un esprit très libre qui sait et ose repenser sans cesse cette tradition en fonction du contexte vécu immédiat. Dom Anselme Le Bail a peu publié. Il
a cependant énormément écrit, non pas en vue de publications ultérieures,
mais à la fois pour assimiler tout ce qu'il apprenait de la Règle
et des Pères et pour préparer son enseignement à la communauté
de Scourmont. S'il n'a pas hésité à écrire l'article du Dictionnaire
de Spiritualité sur saint Bernard, à une époque où celui-ci
était assez mal connu et quelques autres études sur la vie cistercienne,
il ne s'est jamais reconnu une vocation d'écrivain. Il était avant
tout un formateur. Toute son activité était orientée vers la formation
des moines de sa communauté, qu'il voulait des hommes adultes,
imprégnés de l'Évangile, de la Règle de saint Benoît et des Pères
cisterciens, vivant librement et lucidement la tradition reçue
dans le monde d'aujourd'hui. Abbaye N.-D. de
Scourmont,
Armand VEILLEUX, ocso B – 6464 FORGES
abbé
|
|
||