Le point sur Tibhirine

 

La presse a fait état récemment des déclarations d’un militaire français à la retraite devant le juge d’instruction enquêtant sur la mort de nos sept frères de Tibhirine. Ces déclarations ont suscité un nombre considérable de réactions aussi bien dans la presse française que dans la presse algérienne.  De nombreuses personnalités politiques sont intervenues sur le sujet.

 

Maintenant que la poussière est retombée après cette tempête médiatique, remettons un peu les choses en perspective.

 

 

A) La chronologie des faits.

 

1) L’enlèvement des moines de Tibhirine a eu lieu en mars 1996 et leur mort environ deux mois plus tard. Aucune enquête n’eut lieu ni en Algérie ni en France sur les circonstances de leur enlèvement, de leur captivité et de leur mort, avant 2003.

 

2) En décembre 2003 des membres de la famille Lebreton (famille de frère Christophe) et Armand Veilleux se constituèrent partie civile pour porter plainte contre X, conduisant à l’ouverture d’une enquête par la justice française.  L’enquête fut confiée au juge antiterroriste Bruguière. La partie civile, à travers son avocat, Me Patrick Baudouin, président honoraire de la Fédération Internationale des Ligues des Droits de l’Homme, donna au juge d’instruction une liste de témoins qu’il serait opportun pour lui d’entendre.

 

3) Le juge anti-terroriste Jean-Louis Bruguière, à qui l’enquête fut confiée, ouvrit l’enquête et interrogea un certain nombre de témoins.  Il envoya aussi une commission rogatoire en Algérie.  L’interrogation des témoins en Algérie fut faite par les autorités algériennes, non par lui. 

 

4) Le juge Bruguière ayant annoncé officiellement le 16 mars 2007 sa candidature aux législatives dans le Lot-et-Garonne sous l'étiquette UMP, l’enquête fut mise en veilleuse.  N’ayant pas été élu, il prit sa retraite et deux autres juges d’instruction assumèrent cette enquête au cours des mois suivants : Me Marc Trévédic et Me Philippe Coirre.

 

5) En juin 2009, Me Trévédic auditionna le Général François Buchwalter, qui, à l’époque du drame (il était alors Colonel), était attaché militaire auprès de l’ambassade française à Alger , et avait confié un certain nombre d’informations importantes aux autorités religieuses et civiles peu de temps après le drame.  Il faisait partie de la liste des témoins à auditionner transmise au juge Bruguière lors de l’ouverture de l’enquête.

 

6) Le procès verbal de cette audition du Général Buchwalter devait demeurer confidentiel.  Il fut transmis, selon les normes, à l’avocat de la partie civile et au Parquet de Paris. Il y eut une fuite.  Un journaliste du Figaro reçu le texte complet de ce procès-verbal de quelqu’un du Parquet. (La fuite est bien venue du Parquet et non pas du juge d’instruction ni de l’avocat de la partie civile).

 

7) Commença alors la ronde d’interviews et la longue suite d’articles d’abord en France, puis en Algérie.

 

 

B) Qu’apporte de nouveau cette déclaration du Général Buchwalter ?

 

Sur la tragédie vécue par nos frères de Tibhirine, de nombreuses questions sont toujours restées sans réponses jusqu’à aujourd’hui.  Elles se répartissent en trois groupes : a) celles concernant l’enlèvement ; b) celles concernant le lieu et les conditions des deux mois de captivité ; c) celles concernant les circonstances de la mort.  Or, les révélations du Général Buchwalter ne concernent que les circonstances de la mort, même si la presse a tout de suite fait un amalgame de toutes ces questions.

 

Selon le témoignage du Général Buchwalter, la mort des moines serait due à une « bavure » de l’armée algérienne, qui, voulant éliminer une cellule terroriste tua en même temps les moines.  On les aurait décapités par la suite, pour masquer cette bavure.  Cette information lui aurait été donnée immédiatement après les faits par un collègue militaire algérien dont le frère était le pilote d’un des deux hélicoptères impliqués dans l’opération.

 

En réalité cette version des faits était déjà connue.  Le Général Buchwalter en avait parlé à Mgr. Teissier, à l’abbé Giles Nicolas et à quelques autres immédiatement après les faits.  Il en avait fait un rapport écrit à ses chefs militaires et à l’ambassadeur français à Alger. Ce dernier demanda de garder le black out.  J’ai moi-même mentionné cette version des faits dans divers articles, et j’en avais parlé dès 1996 à Henri Tincq qui la mentionna dans un article du journal Le Monde. Elle fut reprise l’an dernier dans un article du journal italien La Stampa.

 

L’élément nouveau est que, cette fois, cette version des faits est présentée sous serment par un officier militaire ayant une carrière très honorable, dans le cadre d’une enquête judiciaire.  Son témoignage doit tout au moins être pris très au sérieux.

 

C) Pourquoi maintenant ?

 

Le Général  François Buchwalter n’a jamais cherché les feux de la rampe.  Il parle maintenant simplement parce que c’est maintenant qu’il est convoqué par le juge d’instruction.  Et il est convoqué maintenant parce que, d’une part, le juge d’instruction antérieur ne l’a pas auditionné et que, d’autre part, son nom était l’un de ceux que la partie civile a rappelé au juge Trévédic qu’il serait important d’entendre.

 

D) Pourquoi toute la publicité qui s’ensuivit ?

 

Excellente question. Puisque la fuite est venue du Parquet, il est hautement probable que quelqu’un dans ce milieu a trouvé politiquement opportun de relancer l’affaire de cette façon.  Les réactions presque immédiates du Président français et de sa Ministre de la Justice semblent bien confirmer une dimension politique à l’affaire. On a parlé de règlements de compte entre le clan sarkozien et le clan chiracien ou entre la DGSE et la DST.  Autant d’hypothèses envisageables ;  mais rien n’est clair.

 

E) Un nerf sensible a été touché.

 

Non seulement le nombre d’articles (quelques centaines) parus dans la presse, mais surtout le nombre de politiciens français, y compris le Président Sarkozy, qui prirent la parole dès les premiers jours sur cette question a de quoi intriguer.  De même, le nombre et la virulence des réactions algériennes.  Et ce qui surprend peut-être encore plus est le fait que presque tous les « officiels » redisent sur tous les tons la version officielle concernant le rôle des Islamistes dans l’enlèvement, la captivité et la mort des moines, alors que le témoignage du Général Buchwalter ne parlait que de ce dernier point.

 

F) Retour sur quelques questions soulevées dans la Presse

 

a) Confrontation ou réconciliation ?

 

Répondant à ce qui avait toutes les apparences d’une question piégée, l’évêque le Laghouat, Mgr. Claude Rault,  a dit à un journaliste, Antoine Menusier, qu’il ne cautionnait pas les efforts faits par le Père Veilleux pour découvrir la vérité.  Selon lui, si ses paroles sont bien rapportées, l’Église doit se limiter à faire connaître le message des moines et travailler à la réconciliation.

 

À cela je dois répondre deux choses.  Pour moi, ce qui a toujours été la chose la plus importante c’est précisément le message spirituel donné par nos frères à travers leur vie, tout autant qu’à travers leur mort.  Je n’ai jamais manqué une occasion de faire connaître ce message.  Les modalités de leur mort et l’identité de leurs assassins ne changent absolument rien à leur témoignage.

 

Mais il y a une deuxième chose importante : les droits de la vérité.  Pas une vérité abstraite, mais celle à laquelle ont droit les familles des deux cent mille autres victimes de cette tragédie nationale. Nos Frères n’auraient jamais accepté qu’on diabolise l’Islam pour défendre les intérêts cupides de quelques clans de généraux.

 

D’ailleurs mon rôle a consisté essentiellement à demander, avec une des familles, l’ouverture d’une enquête.  Maintenant l’enquête progresse – quoique lentement – selon sa propre logique interne.

 

b) Les moines ont été enlevés par des Islamistes

 

On répète ad nauseam dans la presse que les moines ont clairement été enlevés par un commando d’Islamistes.  C’est vrai.  Personne n’en a jamais douté.  Mais un grand nombre d’indices nous obligent à poser une question angoissante : « Pour qui travaillaient ces Islamistes ? »

 

c) Le message du GIA

 

Certains disent qu’il faut s’en tenir au message du GIA qui réclame explicitement d’avoir tranché la gorge des moines parce que les autorités françaises avaient tranché la négociation.  Mais le problème est que la provenance de ce Message (comme des messages antérieurs) et son attribution au GIA est très problématique.  D’anciens membres des services secrets affirment qu’ils auraient été rédigés par ces mêmes services.

D’ailleurs ces messages du GIA parlaient de « trancher la gorge », ce qui est tout autre chose que décapiter.  Le GIA ne décapitait pas.  Les douze ouvriers croates assassinés à Tamesguida en 1993, tout près de Tibhirine, ont eu la gorge tranchée et ont été jetés dans un fossé pour y mourir, si bien que deux d’entre eux ont survécu, leurs carotides n’ayant pas été atteintes.

 

d) Daniel Contant

 

On nous ressasse l’affaire de ce journaliste à la pige, qui s’est suicidé à Paris au retour d’un voyage d’enquête en Algérie sur cette situation.  Il aurait, dit-on, découvert des indices nouveaux prouvant que les frères avaient vraiment été victimes des Islamistes. Or, l’ensemble de ses notes (déposées au dossier de l’enquête sur les moines de Tibhirine) ne contient rien – y compris le témoignage du gardien du monastère -- qui n’ait pas été dit plusieurs fois auparavant ; et contient même l’affirmation de sa propre crainte d’avoir été manipulé.

 

e) L’état des têtes

 

J’ai lu sous la plume de beaucoup de journalistes, et j’ai entendu de la bouche de plusieurs autres personnes, que l’argument concluant contre la thèse selon laquelle les moines seraient morts mitraillés, est que les têtes ne manifestaient aucune trace de projectiles.  Mais qui a vu les têtes ? – Elles ont été apportées à l’hôpital militaire où elles ont été nettoyées et traitées selon les normes de la médecine légale, nous a-t-on dit. Et les cercueils ont été plombés.  Par la suite ils ont été ouverts sur mon insistance (et ce n’est qu’à ce moment qu’on nous a révélé avec énormément de réticences, et en nous demandant de garder le secret là-dessus) que les cercueils ne contenaient que les têtes. J’ai vu les têtes et les ai identifiées avec l’aide de photographies que tenait un secrétaire de l’ambassade française.  Dom Bernardo Olivera s’est aussi approché vers la fin de cette identification.  Personne d’autre ne les a vues à ce moment-là.  Les cercueils ont été refermés et nous les avons  enterrés quelques jours plus tard.  Si quelqu’un affirme les avoir vues, c’est qu’il les a vues auparavant et qu’il savait, comme l’ambassadeur français, qu’il n’y avait que les têtes dans les cercueils et qu’il était donc complice du cover up.  Or j’ai pu voir récemment les photos des têtes avant leur traitement.  La différence entre le premier état et le deuxième est énorme.  Personne ne peut assurer qu’il n’y avait pas de traces de projectiles dans le premier état et s’il y en avait, il était très facile de les cacher. (Le moindre croquemort de village sait redonner un beau visage dans son cercueil à une personne défigurée dans un accident d’auto).

 

f) Et Layada, qui réapparaît

 

La presse algérienne a fait beaucoup état d’une intervention de Abdelhak Layada, ancien chef du GIA déclarant : « Ce sont bien mes hommes qui les ont tués ».

 

Il vaut la peine de s’arrêter un peu sur cette créature du système.

 

En 1992, après le coup d’État et la prise du pouvoir en Algérie par les Généraux, les chefs du FIS sont arrêtés. Le FIS bascule dans la lutte armée, mais les chefs ayant été mis en prison ou s’étant enfui à l’étranger, les groupes ont de la difficulté à s’organiser et sont dès le début infiltrés par la DRS (Sécurité Militaire). Avec 34 autres membres, Abdelhak Layada (dit Abou Adlane) fonde le GIA (Groupe Islamique Armée).  Ceux qui ont étudié à fond l’histoire du GIA sont convaincus que Layada était dès ce moment un agent de la DRS (c’est pourquoi plus d’un Algérien disent que GIA = Groupe Islamique de l’Armée).

 

Il ne sera pas longtemps à la tête du GIA. Il sera inopinément arrêté au Maroc en juin 1993 lors d’une « mission » pour y acheter des armes.  Il faudra que le Général Nezzar, alors ministre de la défense, aille personnellement au Maroc pour obtenir du roi Hassan II son extradition vers l’Algérie.  L’année suivante, en juillet 1994, il sera jugé devant la Cour spéciale d’Alger pour le meurtre de l’écrivain et journaliste Tahar Djaout, commis le 26 mai 1993. Il sera plus tard reconnu non coupable des faits, puisqu’il était alors au Maroc.  Mais il reste en prison, et il semble que le Régime a décidé de s’en servir par la suite comme d’un prisonnier important dont on demande la libération dans tous les coups montés par les Services.

 

Lors du vrai-faux enlèvement des époux Thévenot et d’Alain Fressier, trois agents consulaires français en poste à Alger, le 24 octobre 1993, un « message du GIA » réclame la libération de Layada...  Les otages seront facilement libérés (leurs gardiens ayant tout simplement quitté l’endroit où ils étaient détenus). Le danger du GIA aura été démontré à la France ainsi que l’efficacité des Services algériens. (Peu après, de nombreux opposants algériens seront arrêtés en France et les caisses électorales de l’Hexagone seront remplies d’argent venu d’Alger). Layada n’est pas libéré.  Il était plus utile en prison.

 

Le Jour de Noël 1994, Un commando de Djamel Zitouni (qui a été « mis » à la tête du GIA après l’arrestation de Layada) réussit à introduire dans un Airbus à l’aéroport d’Alger (alors l’un des plus sécurisés du monde) une grande quantité d’armes et d’explosifs. L’un des membres du commando, appelé Yahia Abdallah avait d’ailleurs fait partie du commando qui avait « enlevé » les fonctionnaires du Consulat français l’année précédente. L’avion est détourné vers Marseille. Dès l’annonce du détournement la presse algérienne indique qu’il s’agit d’une opération du GIA visant à obtenir la libération, entre autres, de... Abdelhak Layada...  Mais il restera en prison, où il sera encore utile.

 

Deux ans plus tard, un mois après l’enlèvement des moines de Tibhirine, un premier message du GIA adressé au Président de la France, demande la libération de Abdelhak Layada en prison à Alger.

 

Dix ans plus tard, le 13 mars 2006, sous la présidence de Bouteflika, il est libéré dans le cadre de l’amnistie appelée « réconciliation nationale » (qui semble avoir eu comme premier but de ramener dans la vie civile les membres des services qui avaient  infiltré les groupes islamistes). Layada, maintenant un industriel en vue, a affirmé aux journalistes que le Général Nezzar, maintenant retraité, lui a demandé trois fois pardon (sans doute de sa longue incarcération).

 

Aujourd’hui Layada est de nouveau utile au Régime pour essayer de relancer la version officielle sur la mort des moines.  Sa version ne tient pas debout.  D’abord, puisqu’il était en prison à ce moment-là et qu’il le sera pour une autre dizaine d’années,  comment aurait-il pu obtenir les informations qu’il prétend avoir.  De plus son affirmation selon laquelle les moines auraient été pris en flagrant délit de « prosélytisme » et que c’est pour cela qu’ils auraient été enlevés est d’un total ridicule.

 

La réponse des Généraux algériens (à travers Layada) ne convaincra que les naïfs.

L'analyse des diverses interventions du personnage ambigüe qu'est Ali Benhajar donnerait un tableau assez semblable.

 

 

G) Et si c’était le début de la désinformation.

 

Tellement de questions restant sans réponses, et l’attaque par hélicoptère soulevant beaucoup de problèmes pratiques, certains en sont venus à poser la nouvelle hypothèse suivante :  Et si la mort des moines n’avait pas été une bavure mais une décision d’en finir avec une affaire qui avait trop duré ? Et si l’histoire racontée à Buchwalter par son vieil ami militaire avait été le début de la désinformation, permettant de dire plus tard en cas de besoin : « ce n’était qu’une bavure ; nous l’avions d’ailleurs dit... » ?

 

 

En conclusion

 

Le nombre et l’intensité des prises de position par des autorités politiques, aussi bien en France qu’en Algérie ces dernières semaines montrent bien une grande crainte de part et d’autre.  En Algérie, les Généraux conservent toujours une frousse terrible d’être trainés un jour devant une cour de justice internationale pour crimes contre l’humanité, à cause de leurs techniques de contreterrorisme, comme le demande depuis longtemps Amnistie Internationale et beaucoup d’autres organismes de défense des droits de la personne.  Du côté français, qui aurait intérêt à ce que soient mises sur la place publique les magouilles de la DST et du clan Pasqua-Marchiani ?

 

Attendons la réponse de Bouteflika. Interrogé à la chaîne TFI lors de sa campagne électorale, en mars 2004, sur l’affaire des moines, il répondit :: « Toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire », ajoutant dans la même réponse : « C'est flou pour l'instant. Lorsque j'aurai toutes les informations, je les dirai. » Plus d’un journaliste y a vu une accusation voilée de l’armée.  Cette fois-ci, Bouteflika n’a encore rien dit.  Il se servira peut-être des révélations de Buchwalter pour régler des comptes avec certains généraux sur qui il n’a plus besoin de compter pour se faire élire.  Les déclarations fracassantes du Président Sarkozy sont d’ailleurs peut-être un appel du pied.  Et s’il y avait une concertation entre les deux – Sarkozy et Bouteflika ?  Et si c’était la raison pour laquelle la connaissance par la presse du texte de la déposition de Buchwalter est due à une fuite du Parquet ?

 

Armand Veilleux

 

7 août 2009