La justice française et le crime de Tibhirine : l’étrange exception algérienne*

29 mai 2013

Françoise Boëgeat (nièce de Frère Paul), Élisabeth Bonpain-Lebreton (sœur de Frère Christophe), Anna Bozzo (historienne), François Burgat (politologue), Nicole Chevillard (journaliste), Antoine Comte (avocat), Hélène Flautre (députée européenne), François Gèze (éditeur), José Garçon (journaliste), Noël Mamère (député), Véronique Nahoum-Grappe (anthropologue), Jean-Pierre Peyroulou (historien), Jean-Baptiste Rivoire (journaliste), Lucile Schmid (membre d’EELV), Armand Veilleux (moine).

 

Le 23 avril 2013, un attentat à la voiture piégée contre l’ambassade de France en Libye a blessé deux gendarmes français. La section antiterroriste du parquet de Paris a immédiatement ouvert une enquête, conformément à la doctrine constante de la Ve République quand des Français sont victimes d’actes terroristes à l’étranger. Cet événement nous donne l’occasion de rappeler que cette doctrine souffre une très étrange exception : l’Algérie.

De septembre 1993 à août 1996, pas moins de trente-huit ressortissants français – dont seize religieux et trois gendarmes – ont été assassinés dans ce pays. Des crimes pour la plupart attribués au Groupe islamique armé (GIA). Pourtant, aucun d’entre eux n’a donné lieu à l’époque à l’ouverture d’une instruction par le parquet antiterroriste. Comment expliquer cette indifférence de l’État français face au sort de ses ressortissants ? Et, plus encore, face à la terrible hécatombe de la guerre civile algérienne des années 1990, l’une des plus sanglantes de la seconde moitié du xxe siècle, avec plus de 150 000 morts ?

La réponse est connue de longue date : pour Paris, Alger n’a jamais été, depuis l’indépendance de 1962, une capitale étrangère « comme les autres ». N’ayant jamais voulu regarder en face le terrible bilan de cent trente-deux ans de colonisation et de la tragique guerre d’indépendance qui en fut l’épilogue, la France officielle, à gauche comme à droite, a choisi de fermer les yeux sur la dérive autoritaire du pouvoir algérien dès 1962. Puis de s’accommoder de ses dérives mafieuses à partir des années 1980, au point que certains responsables politiques et économiques sont devenus parties prenantes des réseaux de corruption et des lobbies de la « Françalgérie ». Et après le coup d’État de janvier 1992 à Alger, la très étroite collaboration entre services français et algériens (DST et DRS) a conduit au soutien de facto de Paris à la guerre contre-insurrectionnelle conduite par les généraux « janviéristes » contre la population civile et les islamistes.

Cette histoire explique que les gouvernements français successifs, « contraints dans leur expression » par le risque d’attentats en France (comme l’a admis le Premier ministre Lionel Jospin en septembre 1997), se soient abstenus de toute action judiciaire pour faire la lumière sur les assassinats de leurs ressortissants. Car experts, diplomates et responsables français ne le cachent plus en privé : nombre de ces crimes, revendiqués par les GIA, ont été perpétrés à l’initiative des chefs du DRS – véritables dirigeants du pays –, qui ont manipulé ces « groupes islamiques de l’armée », comme certains les ont qualifiés en Algérie.

Tel fut notamment le cas de l’enlèvement, en mars 1996, des sept moines trappistes de Tibhirine et de leur assassinat. Seule la plainte de la famille d’un des moines a enfin permis, en 2004, l’ouverture d’une instruction par le parquet antiterroriste à Paris. D’abord confiée au juge Jean-Louis Bruguière, l’enquête n’a guère avancé. Reprise en 2007 par le juge Marc Trévidic, elle a notamment obtenu la déclassification de documents « secret-défense » attestant que les services français connaissaient l’instrumentalisation par le DRS de Djamel Zitouni, l’« émir national » du GIA ayant revendiqué le crime. Et depuis début 2012, le juge Trévidic attend toujours l’accord d’Alger pour poursuivre ses investigations en Algérie.

Face à ces avancées, comme aux dénonciations rigoureusement argumentées de certains d’entre nous et d’ONG de défense des droits humains, la machine de désinformation du DRS n’a cessé de dénigrer, dans les médias algériens, ceux qui se mobilisaient pour obtenir la vérité et la justice sur les crimes commis aussi bien par l’armée que par des islamistes pendant la « sale guerre » algérienne. En martelant un thème unique : ces militants, journalistes et responsables politiques ne viseraient qu’à « dédouaner l’islamisme de sa barbarie ». Une accusation absurde régulièrement reprise en France depuis près de vingt ans par certains relais médiatiques convaincus de l’identité entre islam et terrorisme. Au point de rester obstinément aveugles aux multiples témoignages établissant l’instrumentalisation de la violence islamiste par les services secrets algériens.

On retrouve cet aveuglement dans le documentaire Le Martyre des moines de Tibhirine, diffusé par France 3 le 23 mai. Ce reportage soigné, qui n’a pu être réalisé qu’avec l’aval des autorités algériennes, donne étrangement la parole à divers « islamistes repentis » revendiquant leur rôle actif dans l’enlèvement et l’égorgement des moines, sans qu’aucun d’entre eux n’ait jamais été réellement inquiété par la justice algérienne pour ce crime. Tout aussi curieusement, les témoignages concordants de Rémy Pautrat (ancien directeur de la DST et ancien secrétaire général adjoint de la Défense nationale), du juge Alain Marsaud et de plusieurs ex-officiers algériens confirmant l’instrumentalisation de Zitouni par le DRS sont totalement passés sous silence. Comment accorder la moindre crédibilité à un tel montage ?

Nous tenons à le redire avec force : il est plus que temps d’en finir avec les compromissions malsaines et les prétendus affrontements idéologiques hérités de l’ère coloniale. Dès lors que la justice algérienne est notoirement empêchée d’agir de façon indépendante, le gouvernement français doit sortir de l’enfermement de décennies de complicité. Et tout faire pour permettre au juge Trévidic de poursuivre son travail afin d’identifier les responsables de l’assassinat des moines de Tibhirine.



* Une version abrégée de ce texte a été publiée le 29 mai par le quotidien Le Monde, sous le titre « Tibhirine : la France passive face aux dérives du régime ».