Écrits et conférences d'intérêt général



 

 

 
 

La jeunesse abusée

 

            Depuis plusieurs mois les médias braquent leurs phares, avec une délectation qui frise le voyeurisme, sur des cas de pédophilie, très anciens pour la plupart. Il serait peut-être utile de considérer comment la jeunesse est, de nos jours, utilisée et abusée de plusieurs manières, en passant des plus brutales aux plus subtiles. 

            Durant les années de dictature militaire au Chili et en Argentine, des milliers de jeunes furent arrêtés, torturés et exécutés.  Plusieurs furent jetés vivants à la mer du haut des airs par l’aviation chilienne.  Toute une génération de jeunes fut ainsi sacrifiée aux impératifs de la guerre froide et à l’idéologie économique néolibérale. 

            C’était trop brutal. On inventa alors la démocratie imposée et téléguidée. La même CIA qui avait mis ces régimes militaires en place développa un modèle de révolution « spontanée » des jeunes. À travers des organisations qui lui servent de prête-nom, comme la NED (National Endowment for Democracy), la Carnegie Endowment for International Peace et l’Open Society Institute de George Soros, elle développa une technique qui fut appliquée plusieurs fois, surtout dans les pays de l’ancienne Union soviétique : la Serbie, la Géorgie, l’Ukraine, etc.  Le scénario fut toujours le même : contestation des élections, souvent avant même d’en connaître le résultat, choix d’une « couleur » et d’un slogan (la Révolution orange, par exemple), coordination des mouvements de foules par téléphones portables, soutien logistique et matériel abondant jusqu’au moment du renversement du pouvoir. Des milliers de jeunes – la plupart du temps fort peu politisés et encore moins informés – ont été ainsi utilisés pour mettre à la tête de divers pays des chefs d’états qui se révélèrent souvent moins démocratiques que ceux qu’ils avaient ainsi supplantés. Jeunesse utilisée. (La mobilisation ponctuelle par Internet d’une armée de jeunes peu politisés, qui permit à Barack Obama d’arracher par surprise à Hillary Clinton la candidature démocrate dès le début des primaires, lors de la dernière élection américaine, était peut-être du même genre, même si le résultat est de nature différente).  

            Dans notre société qui a perdu ses repères autres que celui des cotations de la bourse, et où la transmission des valeurs et même de la culture ne se fait plus, les jeunes vivent des situations d’insécurité au niveau familial, dans les écoles et au travail.  Ils sont en recherche de sécurité psychologique.  Ils se joignent facilement aux mouvements qui leur offrent cette sécurité dans un style de vie très encadrée, où l’autorité omniprésente a tout prévu pour eux et les délivre du devoir pénible de faire des choix et d’assumer la responsabilité de ces choix.  Plus un groupe est fondamentaliste et voué à une idéologie, plus il a de chance d’attirer ces jeunes.  On peut aussi les attirer en leur offrant la chaude atmosphère sécurisante mais non exigeante d’un camp de scout perpétuel. C’est une autre façon d’en abuser.  

            Le drame connu ces dernières années par le groupement religieux des Légionnaires du Christ est un exemple particulièrement triste d’embrigadement de la jeunesse. Le groupement compte plusieurs centaines de prêtres et quelques milliers de séminaristes qui y sont entrés avec toute l’ardeur de la jeunesse, une grande générosité et le désir de se mettre au service du Peuple de Dieu.  La communauté vécut durant des décennies sous l’autorité absolue et l’emprise spirituelle d’un supérieur charismatique dont tous devaient admirer l’exemple et la vertu mais qui s’est finalement révélé être un personnage d’une perversité maladive extrême. Jeunesse trompée.  

            Sans aller jusqu’à cet extrême, divers mouvements et communautés dans l’Église d’aujourd’hui utilisent de façon similaire l’ardeur des jeunes générations à des fins idéologiques, les orientant vers des formes institutionnelles à la fois sécurisantes et infantilisantes. On s’en sert en bien des cas comme milices de première ligne (des légions – le choix du mot n’est pas innocent) pour restaurer des formes religieuses et liturgiques pré-vaticanes ou pour tenter de ramener l’Église à la situation de chrétienté médiévale. C’est peut-être là une forme d’abus de la jeunesse non moins grave que celle qui défraie actuellement l’attention de la presse.

 

Scourmont le 6 juin 2010

 

Armand VEILLEUX