Écrits et conférences d'intérêt général



 

 

 
 

 

 

Les Invisibles

 

            En 1942 un grand évêque de Liège, Mgr. Louis-Joseph Kerkhofs  autorisait l’un de ses prêtres, Charles Bolland, à travailler en usine. Geste prophétique qui fut à l’origine du mouvement des prêtres ouvriers. L’année suivante, le Cardinal Suhard créait la Mission de Paris, destinée à former des prêtres pour la classe ouvrière. Deux ans plus tard les premiers de ces prêtres commençaient à travailler en usine. Ils vivaient en petits groupes au sein même du monde ouvrier, gagnant leur vie par un travail à plein temps en usine.

 

Les sort des prêtres ouvriers

            Le mouvement allait connaître un arrêt brusque lorsqu’en 1954 Pie XII mettait fin à cette expérience. Dans un voyage à Rome pour défendre le mouvement, le Cardinal Feltin apporta plus de deux mille lettres de soutien adressées par les gens du peuple aux prêtres eux-mêmes ou à leurs évêques. Rien n’y fit. « Nous avons nos propres dossiers », répondait-on à Rome.  Au moment du Concile le Cardinal Koenig confiait que ces dossiers étaient en grande partie constitués par des lettres venant de patrons dérangés par les exigences de justice de la part de ces prêtres. À la fin du Concile, Paul VI autorisa les prêtres ouvriers à retourner au travail. Ils sont encore quelques centaines.

On vient de leur consacrer un très beau livre: Les Invisibles (Les Éditions de l’Atelier, Ivry-sur-Seine, 2010). Il s’agit d’une centaine de pages de photographies superbes, réalisées par Joël Peyrou, montrant ces hommes dans leur milieu de travail ou dans leurs résidences, où le Code du Travail fait bon ménage avec la Bible sur la table de travail, ou encore dans leurs célébrations liturgiques.

            Ce recueil de photos est précédé d’une introduction signée par Gérard Mordillat, écrivain et cinéaste. Il y souligne comment ce ne sont pas seulement ces prêtres qui sont de grands invisibles. C’est le monde ouvrier qui est en train de disparaître comme classe sociale reconnue.

 

Les ouvriers, ces oubliés

            On n’en est plus à l’époque des premiers prêtres ouvriers, quand la classe ouvrière était puissante dans la société et largement étrangère à l’Église. La mondialisation libérale a largement détruit son tissu social.  Mordillat souligne le saut sémantique fait dans les années soixante-dix, « quand les entreprises, renonçant à avoir un chef du personnel, ont recruté des directeurs des ressources humaines. »  Ainsi, on est passé imperceptiblement de la « personne » à la « ressource ». Parmi les ressources dont disposent les industries, les machines coûtent moins cher et sont plus facilement remplaçables que les personnes. La « ressource humaine », écrit Mordillat « n’est que variable d’ajustement, chair à plan social, mauvais cholestérol qu’il faut régulièrement dégraisser pour garantir la bonne santé des actionnaires ».

            Si on voulait faire un livre semblable sur l’ensemble de la classe ouvrière dans nos pays de l’ère post-industrielle, on pourrait l’intituler : Les oubliés.  Ce sont les ouvriers qui sont devenus les grands oubliés des projets de sortie de la crise économique. Il est significatif, par exemple, que l’économie américaine s’est grandement rétablie au cours de l’année 2010 sans que les taux de chômage ne baissent le moins du monde. 

            On peut se demander dans quelle mesure la préoccupation  pour les ouvriers, en particulier tous ceux mis au chômage ou à la retraite précoce par les restructurations aussi bien dans la monde flamand que dans le monde wallon, était présente dans les interminables négociations politiques des derniers mois en Belgique.  Ils forment pourtant un pourcentage important de la population que les politiciens sont censés représenter. Cela pose la question de la signification d’une démocratie dite représentative. Mais c’est là une autre histoire.

 

Armand VEILLEUX

L'Appel, février 2011