Questions monastiques en général
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DE
L'INTERPRETATION D'UNE REGLE MONASTIQUE
[1]
Dans une période de renouveau comme celle que nous vivons
actuellement, on peut constater au sein d'un même Ordre, et même
au sein d'une même communauté, des attitudes assez divergentes
à l'égard de la Règle de saint Benoît, bien que tous cependant
reconnaissent cette Règle comme la charte fondamentale de leur
vie. Les attitudes prises par les personnes ou les groupes, en
ce domaine, relèvent d'options plus fondamentales qui demeurent
souvent inexplicitées. Ces options concernent les rapports de
la Règle avec l'Écriture, avec l'ensemble de la Tradition monastique,
avec l'homme moderne. Il s'agit, au fond, d'un problème d'herméneutique. C'est de ce problème d'herméneutique ou d'interprétation
de la Règle que je veux traiter. je ne prétends pas le résoudre.
je voudrais seulement le poser en termes aussi exacts que possible
et indiquer ce qui pourrait constituer des voies de solution.
je n'oublie pas, au surplus, que les solutions à de tels problèmes
vitaux doivent être réalisées dans la vie concrète avant de pouvoir
être conceptualisées de façon satisfaisante. I - Notions préalables : Les tâches de l'herméneutique La méthode empirique s'est graduellement imposée à toutes
les sciences, y compris la théologie. Celle-ci, comme l'expliquait
le Père Bernard Lonergan, sj, au congrès de théologie de Toronto
en août 1967, est devenue empirique, en ce sens que l'Écriture
et la Tradition ne lui offrent plus des prémisses d'où elle puisse
déduire des conclusions, mais des données (data) à interpréter
[1]
. Ceci a comme conséquence que les problèmes
les plus cruciaux et les plus fondamentaux qui s'offrent à l'homme
de nos jours, en tous les domaines, sont des problèmes d'interprétation,
et donc d'herméneutique. C'est pourquoi, dans le domaine des sciences
ecclésiastiques, les méthodes d'herméneutique, d'abord mises au
point pour l'exégèse biblique, sont de plus en plus reconsidérées
en fonction de l'étude de la Tradition. On peut distinguer deux formes d'interprétation des documents
de la Tradition
[2]
La première est historique et la seconde, dynamique.
L'interprétation historique consiste à découvrir le sens précis
d'un texte en lui-même : ce que l'auteur a réellement voulu dire.
Les instruments de cette interprétation sont la critique textuelle,
historique et littéraire. Cette interprétation, tout en demeurant
sur le plan de l'interprétation historique, peut prendre un caractère
systématique si, par delà l'application de ces méthodes de critique,
on fait intervenir des principes supérieurs d'interprétation qui
permettent de découvrir les présupposés doctrinaux, philosophiques
et théologiques du contenu de ce texte. Mais on peut aussi transcender ce plan de l'interprétation
historique et atteindre celui d'une interprétation évolutivo-dynamique.
Celle-ci consiste à se servir du texte interprété comme d'un point
d'appui pour arriver à une connaissance plus profonde de la réalité
même dont traite le texte. Cette méthode est d'une importance
extrême dans l'interprétation des textes du Magistère de l'Église,
en particulier des déclarations des Conciles. Les textes du Magistère se rapportent en effet à des réalités
qui ne peuvent être enfermées dans des formules et qui débordent
infiniment toute expression conceptuelle. Même les définitions
dogmatiques, pour infaillibles et irréformables qu'elles soient,
n'expriment jamais parfaitement et totalement le mystère auquel
elles se rapportent. C'est d'ailleurs le Magistère vivant qui
est la non-ne immédiate de la Foi, alors que la nonne ultime et
fondamentale en est l'Écriture. C'est pourquoi, même si le Magistère
a pour fonction d'interpréter l'Écriture, chaque texte de la Tradition
ou des Pères ne peut être correctement interprété qu'à la lumière
de l'Écriture et de l'ensemble de la Tradition de l'Église, qui
en constitue le contexte intégral. Tout ce qui vient d'être expliqué concernant l'interprétation
des textes vaut tout aussi bien pour l'interprétation des
faits de l'histoire de l'Église, dans lesquels s'exprime
aussi la Tradition. Si nous appliquons maintenant ces données méthodologiques
à l'interprétation de la Règle, nous devrons dire ceci. Pour comprendre
la Règle, nous devons d'abord en donner une interprétation critico-historique,
c'est-à-dire parvenir, par l'utilisation des méthodes de critique
textuelle, littéraire et historique, à déterminer le sens exact
de chacune de ses parties, de chacune de ses phrases - en d'autres
mots, à établir ce que l'auteur de la Règle a réellement voulu
dire. Il ne s'agit pas encore, à ce stade de la recherche, d'un
commentaire de la Règle, mais bien d'une explication scientifique,
sur laquelle le commentaire devra d'ailleurs s'appuyer. Dans la
ligne de cette interprétation critico-historique de la Règle,
de bons travaux existent déjà, et il n'y a qu'à poursuivre le
travail. Mais les résultats de cette interprétation historique
ne sont pas d'une utilité immédiate pour l'orientation du renouveau
monastique. Ils doivent d'abord être complétés par une interprétation
dynamique. En quoi consistera cette interprétation dynamique de la
Règle ? - J'espère que cela apparaîtra plus clairement au cours
de cette étude ; mais dès maintenant on peut l'exprimer en quelques
mots : elle consistera à réévaluer la Règle et chacun de ses éléments
à la lumière de l'Écriture et de l'ensemble de la Tradition. C'est pourquoi, avant de traiter spécifiquement de notre
propre attitude à l'égard de la Règle, il importe de préciser
ses rapports avec l'Écriture et la Tradition - aussi bien la Tradition
de l'Église en général que la Tradition monastique. Le plan des
sections suivantes de la présente étude est donc clair : La Règle et l'Évangile La Règle et la Tradition La Règle dans l'histoire monastique La Règle et nous. II - La Règle et l'Évangile L'Évangile, norme fondamentale et irremplaçable de la vie
chrétienne, demeure la Règle première du moine. Il est donc nécessaire
de préciser les rapports de la Règle avec -l'Évangile, ce qui
doit évidemment se faire à partir d'une conception théologique
exacte de l'Écriture Sainte. Grace aux développements de la théologie de l'histoire,
nous sommes désormais habitués à concevoir la Révélation d'une
façon plus dynamique que statique. Elle est l'entrée personnelle
de Dieu dans l'histoire de l'humanité, et la vie chrétienne est
la réponse de l'homme à cette intervention personnelle et toute
gratuite de Dieu. C'est donc cette intervention qui est la norme
suprême de toute forme de vie chrétienne. Et l'Écriture Sainte
est précisément l'objectivation écrite - sous l'inspiration de
l'Esprit Saint, mais dans un langage humain - du fait divin de
la Révélation. Parce que coextensive au fait même, cette première
objectivation écrite a valeur de norme absolue pour toute la vie
du Peuple de Dieu dans les âges postérieurs au fait christique. Il suffit de lire et de méditer la Règle de saint Benoît
pour en apprécier le caractère tout évangélique. Elle nous trace
un admirable tableau d'une vie évangélique vécue en plénitude.
Est-ce dire, pour autant, qu'elle soit un « condensé de l'Évangile
», comme on le dit parfois ? En réalité, une telle expression
est fort équivoque. Ceux qui l'emploient donnent facilement I'impression
de croire que l'auteur de la Règle y aurait ramassé tout ce qui,
dans l'Evangile, est utile aux moines, de sorte que ceux-ci puissent
se dispenser de recourir directement à l'Écriture. Ce serait là
une grossière erreur. Le rôle de la Règle n'est pas de remplacer
l'Évangile, mais d'y conduire et d'aider à en comprendre les exigences. La Règle est une interprétation du donné évangélique sur
la vie parfaite. Comme telle, elle aide à comprendre ce donné
; mais par ailleurs, elle doit sans cesse etre elle-même ré-interprétée
à la lumière de l'Écriture et de l'ensemble de la Tradition de
l'Eglise. Il faut donc aussi la situer par rapport à la Tradition. III - La Règle et la Tradition La Tradition est un phénomène humain d'une importance
capitale. Les philosophes qui l'ont étudiée ont eu le souci de
la distinguer de l'histoire et de montrer ses relations avec celle-ci.
Alors que l'histoire est le devenir qui conserve le passé, la
tradition est précisément ce qui demeure au sein même des mutations
de ce devenir
[3]
. Du point de vue ontologique, la tradition
est donc ce qui rend possible la permanence de l'être
[4]
; du point de vue herméneutique, elle
est l'élément qui rend possible la connaissance du passé
[5]
. En effet, je ne puis interpréter et comprendre
(verstehen) un texte ou un fait du passe, que si j'ai une
certaine connaissance préalable (Vorverständnis) de la
réalité ontologique dont ce fait est l'incarnation ou dont ce
texte est l'objectivation. Cette pré-intellection est rendue possible
par une certaine communication vitale avec cette réalité, et cette
communication vitale est assurée par la tradition. Or, du point de vue proprement théologique, la Tradition
est la permanence objective de la Révélation, du donné révélé,
dans le devenir historique de l'Église. Tradition d'une part,
historicité et donc mutation d'autre part, sont des réalités corrélatives.
Tout le travail de l'interprétation consiste à discerner le donné
révélé sous le revêtement des diverses formes historiques et contingentes
d'objectivation. Comme tout élément de la Tradition de l'Église, la Règle
de saint Benoît est l'objectivation d'une réalité transcendante
et permanente( le donné évangélique sur la vie parfaite) dans
des formes historiques contingentes et mouvantes. L'interprétation
de la Règle consistera d'abord à discerner ce qui en elle est
Tradition et ce qui est historicité. On y arrivera en appliquant
la méthode de l'interprétation dynamique dont nous avons parlé
plus haut. Avant d'aller plus loin, une précision doit être apportée.
Jusqu'ici, nous avons considéré la Règle en tant que document
spirituel nous transmettant le message évangélique sur la vie
parfaite. A ce point de vue, elle est un des éléments de la grande
Tradition de l'Église, et a autant d'importance pour tout chrétien
et tout théologien que pour les moines et les moniales. Mais ce
donné évangélique, elle l'interprète dans une direction déterminée.
Elle témoigne d'une attitude spirituelle déterminée qui caractérise
ceux que l'histoire appelle les moines et les moniales
; elle transmet donc la Tradition monastique. Le monachisme est en effet une réalité historique. En lui
aussi il faut distinguer la Tradition de l'historicité.
Le monachisme chrétien est constitué avant tout par une attitude
spirituelle devant Dieu, devant les hommes, devant les réalités
terrestres. C'est cette attitude spirituelle qui, permanente sous
le flux de l'évolution historique des coutumes monastiques, constitue
la Tradition monastique à proprement parler. Pour bien distinguer dans la Règle de saint Benoît la Tradition
monastique de son mode historique et contingent d'objectivation
(ce qui est la tâche de l'interprétation dynamique), il faudra
en premier lieu bien déterminer le point précis d'insertion du
fait historique de la Règle dans le flux mouvant de l'histoire
du monachisme. Il conviendra ensuite de voir comment, dans les
siècles qui suivirent saint Benoît, les moines ont interprété
sa Règle. IV - La Règle dans l'histoire monastique a)
La Règle en tant que fait historique La Règle de saint Benoît, qui régit depuis Plusieurs siècles
presque tout le monachisme occidental est, sans aucun doute possible,
un document de très grande valeur et une expression supérieure
de la « Tradition monastique ». Faut-il en conclure que cette
Règle serait, comme on le dit peut-être trop facilement, une «
synthèse » de toute la Tradition monastique ? - Une telle expression
est certainement exagérée et donc inexacte. D'abord parce que
l'histoire du monachisme ne s'est pas arrêtée avec saint Benoît,
ensuite parce que celui-ci n'a pas rédigé sa Règle à la façon
d'un théoricien qui aurait étudié attentivement toute la Tradition
antérieure afin de n'en retenir que le meilleur. Benoît se situe
à un point donné de l'évolution historique du monachisme. L'Orient ancien avait connu deux grandes traditions monastiques,
l'une cénobitique, l'autre anachorétique, au sein desquelles on
peut discerner en outre divers courants
[6]
. La tradition cénobitique est née un peu partout
à la fois, surtout dans les Églises judéo-chrétiennes, en dépendance
directe des groupements d'ascètes qui vivaient depuis les débuts
du christianisme au sein des Églises locales. On la retrouve,
avec des nuances variées, chez les Fils du Pacte en Perse et en
Syrie, chez Pachôme en Thébaïde et chez Basile en Cappadoce. Peu
à peu, à côté de cette tradition cénobitique se développa l'anachorétisme,
dans la diffusion duquel l'Égypte semble avoir eu une part prépondérante.
C'est la tradition semi-anachorétique de Basse-Égypte qui, adaptée
en Occident, surtout par Cassien, est parvenue jusqu'à saint Benoît,
à travers le Maître. Benoît se situe donc dans un courant bien
déterminé de la grande Tradition monastique, et il a, dans une
large mesure, ignoré les courants complémentaires. Les connaître
tous eut été absolument impossible à son époque. Le fait qu'il
donne plus ou moins d'importance à tel ou tel élément de la vie
monastique peut dépendre d'une option personnelle longuement mûrie,
mais peut dépendre également de facteurs historiques accidentels. Benoît n'a pas reçu la Tradition monastique à l'état pur,
mais enveloppée dans une forme contingente d'objectivation. Chaque
élément de sa Règle ne peut être apprécié à sa juste valeur que
s'il est examiné et soupesé à la lumière de l'ensemble de la Tradition
monastique. Une saine et honnête interprétation doit pouvoir reconnaître
à la fois les richesses et les éléments moins heureux tant de
la Règle de saint Benoît que du courant dans lequel elle s'inscrit. b)
L'interprétation de la Règle au cours de l'histoire Nous avons déjà vu que la Règle est d'abord un véhicule
de la Tradition ecclésiastique, témoin de la doctrine évangélique
sur la vie parfaite. De plus, elle est un organe médiateur de
la Tradition monastique, nous transmettant cette « attitude spirituelle
» - d'ouverture à l'Esprit, d'abandon total à Dieu, de pauvreté
- qui est l'essence de la vie monastique. Or, cette attitude spirituelle
n'existe pas à l'état pur -et désincarne. La Règle l'incarne dans
des coutumes et dans un cadre de vie quotidienne scrupuleusement
décrit jusque dans les détails. A ce point de vue, elle est aussi
un code juridique organisant la vie concrète d'une communauté
monastique, dans un contexte historique bien défini, afin que
cette attitude spirituelle s'y réalise. Cette même dialectique marquait déjà quelque peu le monachisme
oriental. Il ne semble pas que les premiers groupements d'ascètes
au sein des communautés ecclésiales aient connu des règlements
autres que les règles canoniques concernant tous les chrétiens.
Toutefois, à mesure que les cornmunautés s'organisaient et se
structuraient, l'organisation concrète de la vie commune devenait
l'objet de séries de préceptes. En Cappadoce, à mesure que les
fraternités de Basile s'organisent, des problèmes surgissent,
et Basile s'efforce de les résoudre en s'inspirant directement
de l'Évangile. Ses réponses sont réunies en recueils et ainsi
naissent ses « Règles », qui n'ont rien d'un code juridique systématiquement
élaboré. Pour répondre aux diverses exigences -tant matérielles que
spirituelles de ses monastères et assurer la bonne marche de la
vie commune, saint Pachôme du tracer à ses moines un bon nombre
de preceptes dont des recueils ont pu être faits, même de son
vivant. Pachôme était cependant soucieux de centrer tous les efforts
ascétiques de ses moines sur l'observance des « préceptes de l'Évangile
» et d'orienter leur attention vers la réalité spirituelle fondamentale
de la communion fraternelle. Après sa mort, ses deux successeurs,
Horsièse et Théodore, insistèrent à outrance sur la fidélité aux
préceptes de Pachôme comme moyen de maintenir l'unité de la Congrégation.
Le juridisme remplaça le charisme, et ce fut la source d'un déclin
rapide. D'une façon générale, en Orient, toutes les Règles anciennes
sont considérées comme le trésor commun du monachisme, sans distinction
d'Ordres. Elles sont des documents spirituels que l'on retrouve
dans tous les monastères. Les jeunes moines se forment une « âme
de moine » au contact de ces diverses règles, sans rechercher
en aucune d'elle la description de ce que doit être, concrètement,
l'organisation de son monastère. Ce rôle est joué par le typicon
qui, au moins idéalement, est propre à chaque monastère. Même Cassien, le grand théoricien du monachisme, ne semble
pas avoir écrit de Règle. Il s'est contenté de présenter aux moines
occidentaux, dans ses Institutions et ses Conférences,
les coutumes et les enseignements spirituels des moines orientaux.
Des Règles plus élaborées furent cependant rédigées en Occident.
L'une d'elles, la Regula Magistri, probablement rédigée
par un clerc romain, servit de base à la Regula Benedicti.
L'auteur de cette dernière, le Benedictus vir du Mont Cassin,
y offrait a ses moines, avec un rare discernement et une grande
discrétion, l'enseignement monastique traditionnel, et traçait
à ses moines la façon de vivre cet enseignement traditionnel dans
les circonstances concrètes de la vie d'un monastère italien du
VIe siècle. Durant les quelques siècles qui suivirent, l'attitude a
l'égard des Règles monastiques en Occident fut un peu semblable
a celle qui régnait en Orient. La Règle de saint Benoît se répandit
lentement à travers le monachisme occidental, sans pour autant
exclure les autres Règles. Même au sein d'un même monastère diverses
Règles pouvaient servir simultanément à l'orientation spirituelle
des moines. On ne songeait pas à copier servilement la vie monastique
sur les prescriptions de détail de l'une ou l'autre de ces Règles
[7]
. Charlemagne, qui désirait régir l'Eglise tout aussi bien
que la servir, imposa la Règle de saint Benoît à tous les monastères
de son royaume. Il semble bien que, dans la situation où se trouvait
alors le monachisme, l'imposition d'une Règle de vie uniforme
était le seul moyen de rétablir dans l'ensemble des monastères
une certaine « honnêtete de vie », précisément cette honestas
morum dont parle saint Benoît au chapitre 73 de sa Règle. Appuye
par Louis le Pieux, Benoît d'Aniane s'attela énergiquement à cette
tache. Un Capitulare monasticum - qui constituait en fait
une adaptation de la Règle de saint Benoît - fut établi
à Aix-la-Chapelle, en 817, et l'empereur créa des inspecteurs
pour voir à la mise en pratique de ces nouveaux décrets. Une abbaye,
celle d'Indem, fut même erigée en monastère modèle. Cette organisation
fut éphémère et ne survécut guère à Benoît d'Aniane. Au cours
du IXe siècle, le monachisme retomba dans la décadence. La preuve
était faite qu'une réforme des institutions, même basée sur une
Règle excellente, ne pouvait suffire. Il y manquait le souffle
de l'Esprit. Ce souffle de l'Esprit allait susciter, près d'un siècle
après le Synode d'Aix-la-Chapelle, une grande réforme spirituelle,
celle de Cluny. A l'intérieur des cadres juridiques établis par
Benoît d'Aniane, cette reforme allait être un retour aux exigences
monastiques fondamentales - silence, travail, stabilite, prière.
Il est vrai que Cluny developpa exagérement le culte liturgique,
mais c'est souvent avec beaucoup d'exagération qu'on le lui reproche.
Les monastères clunysiens furent et demeurèrent fort longtemps
des centres de vie de prière intense et d'union à Dieu, au milieu
d'un monde livré plus que jamais à la violence, à la débauche,
à l'injustice. La Règle de saint Benoît était évidemment à la base de la
réforme clunysienne, comme de tout le monachisme occidental de
l'époque. Mais elle était interprétée avec discrétion et discernement
par l'abbé de Cluny, qui était le supérieur de tous les moines
de la « Congrégation ». La centralisation de Cluny, comme toute
centralisation, eut certes ses inconvénients. Elle eut aussi des
avantages. En plus de libérer les maisons individuelles de l'emprise
féodale, elle pennit aux grands maîtres spirituels que furent
les premiers abbés de Cluny - qui eurent presque tous des abbatiats
extrêmement longs - d'exercer une influence spirituelle directe
sur des milliers de moines et de maintenir ainsi une vie spirituelle
intense dans plusieurs centaines de monastères (plus d'un millier,
à la mort d'Hugues, en 1109). Le mouvement de réforme qui se manifesta, au sein du monachisme,
à partir du milieu du XIe siècle, n'est pas un signe de décadence
pour Cluny. Au contraire, il témoigne de la réussite de la réforme
clunysienne et de la vitalité d'un monachisme qui avait atteint
un degré suffisant de maturité pour qu'y surgisse, de l'intérieur,
un besoin nouveau de dépassement et de réforme plus profonde et
plus radicale. Une aspiration se manifesta, un peu partout à la
fois, vers une vie monastique plus pauvre, plus simple, plus solitaire
que celle des grandes abbayes clunysiennes, qui avaient admirablement
joué leur rôle en leur temps. De ce courant, qui se voulait tout
entier fidèle à la Règle de saint Benoît - ce qui signifiait :
authentiquement monastique - jaillirent les fondations de Camaldoli,
de Vallombreuse, de Grandmont, de Fontevault, de la Chartreuse,
de Molesme, de Cîteaux... Elles sont toutes animées d'un même
souffle spirituel. Elles ne recherchent pas une nouvelle interprétation
de la Règle bénédictine. Elles veulent tout simplement vivre de
façon authentique, chacune à sa manière et spontanément, ce que
tout le monde reconnaît être la vie voulue par saint Benoît :
une vie simple, pauvre, solitaire. L'attitude première des fondateurs de Cîteaux fut marquée
par cette spontanéité et cette simplicité. Bientôt, toutefois,
les besoins d'auto-justification nécessitée par les polémiques
avec les moines noirs les obligèrent à expliquer leur abandon
des coutumes traditionnelles qui constituaient depuis longtemps
l'interprétation officielle de la Règle en Occident. Ils en appelèrent
à une observance plus stricte et même à une observance littérale
de la Règle. Il est important de bien distinguer entre le charisme
et les aspirations spirituelles initiales des fondateurs de Cîteaux
d'une part, et leur réflexion autojustificative d'autre part. Tant que vécurent les moines de la génération des fondateurs
et leurs disciples immédiats, la vitalité du charisme initial
fit suffisamment contrepoids à ce qu'avait de trop rigide et de
trop étroit le principe d'une fidélité littérale à toutes les
prescriptions de la Règle, étant rejetées les coutumes monastiques
traditionnelles postérieures à celle-ci. Saint Bernard, à côté
de principes absolus, comme ceux exposés dans son De Praecepto
et Dispensatione, savait se montrer, dans la pratique, ouvert
aux arguments du bon sens et de la charité. Malheureusement, le
charisme de discrétion se transmet plus difficilement que les
principes absolus. L'essor de Cîteaux fut rapide et fécond. Nous pouvons à
juste titre en être fiers. Mais l'historien honnête ne peut voiler
le fait que cet âge d'or fut très bref (beaucoup plus bref que
celui de Cluny, par exemple). Très tôt, on constate l'introduction
dans l'Ordre, de bien des pratiques diamétralement opposées aux
intentions premières des fondateurs. Les monastères cisterciens
deviennent aussi riches que ceux de Cluny. Alors que les Coutumes
de Cluny avaient été rejetées comme des additions injustifiées
à la Règle, les Coutumes cisterciennes d'abord fort simples
se compliquèrent par la suite à l'excès. Les frères convers furent
souvent exploités, et les moines, s'en remettant à eux pour leur
subsistance matérielle, tombèrent souvent dans une oisiveté qui
n'avait rien d'un otium mystique. Enfin, quelques siècles
plus tard, les abbés cisterciens, oubliant la simplicité de leurs
prédécesseurs et les vertes critiques de saint Bernard, recherchèrent
et obtinrent les insignes pontificaux. Quelles furent les causes de ce ternissement rapide de l'idéal
primitif ? - On a coutume d'avancer, comme cause principale, l'accroissement
numérique trop rapide des moines et des monastères. Il faut rechercher
une raison plus profonde, et je crois qu'elle réside dans le juridisme
qui résulta de l'accentuation trop poussée du principe de fidélité
litterale à la Règle. Les obligations fondamentales de la vie
monastique, celles de la pauvreté, de l'obéissance, de la solitude,
de la prière, ont des exigences pratiquement illimitées. Quand
les moines se mettent à l'écoute de l'Esprit Saint, celui-ci les
appelle à une conscience toujours plus profonde de ces exigences
et à une pratique toujours plus vraie. Lorsqu'au contraire ils
se figent dans l'observance littérale d'un texte établi une fois
pour toutes, ils ne sont plus sensibles au dynamisme de l'Esprit.
Ils n'obéissent plus à une loi « écrite sur leur coeur », mais
se contentent de conformer leurs actions à une loi extérieure.
Et Dieu sait combien l'imagination humaine est fertile pour concilier
avec le texte d'un règlement les choses les plus opposées à son
dynamisme spirituel. Ce juridisme rendait fort difficile l'éclosion des charismes.
Les grands auteurs cisterciens, Guillaume de St.Thierry, Guerric
d'Igny, Amédée de Lausanne, Aelred de Rievaux, Isaac de l'Étoile,
Adam de Perseigne, etc... furent presque tous de la même génération,
et la plupart ne firent qu'utiliser au monastère une formation
reçue au dehors. Si leurs ouvrages spirituels sont souvent d'une
très grande valeur, une quantité minime en est de caractère proprement
monastique. La Charte de Charité qui avait pour but l'union des monastères
dans la charité, avait vu dans l'uniformité des observances un
des moyens d'entretenir cette union de charité. Mais à mesure
que l'Ordre se répand à travers l'Europe les Chapitres Généraux
sont harcelés par cette question des observances qu'il faut sans
cesse rappeler, puis modifier et mitiger... Au XVe siècle l'Ordre était un très grand organisme auquel
manquait un souffle vital suffisant pour qu'une nouvelle réforme
puisse se réaliser à travers tout l'organisme. Alors Dieu suscita
des hommes charismatiques qui réformèrent leur propre monastère
et groupèrent autour de celui-ci d'autres maisons. Ce fut l'origine
de plusieurs congrégations. Leur succès fut plus ou moins long
selon qu'on s'y attacha à maintenir vivant le charisme du fondateur
ou simplement à observer les règles qu'il avait établies. Sans doute, le charisme, de sa nature, n'est pas « institutionalisable
». Il faut quand même que des institutions adéquates permettent
au dynamisme déclenché par le charisme de se maintenir vivant.
Ce passage du charisme à l'institution est toujours extrêmement
délicat. Il arrive souvent que ce soit malheureusement un passage
au juridisme. Ce fut clairement le cas pour la congrégation pachômienne
sous Horsièse et Théodore. Il me semble qu'à Cîteaux également
un attachement trop littéral aux coutumes établies par les fondateurs
a conduit à un certain dessèchement de la spiritualité après une
merveilleuse mais brève période d'efflorescence. Le phénomène est courant. On le retrouve, avec une étrange
similarité, en dehors du monachisme, et même en dehors du christianisme,
dans l'Islam par exemple. Voici ce qu'écrit Jacques Jomier, à
propos de l'Islam : « A Médine, du vivant de Mahomet, l'Islam
fut une véritable théocratie. Des oracles nouveaux pouvaient à
tout moment annoncer au peuple des ordres venus d'en haut. C'est
Dieu, dans la pensée des fidèles, qui conduisait les siens, sous
la houlette de leur chef. Après la mort de Mahomet, il est difficile
de parler purement et simplement de théocratie. Le Coran devint
alors la loi suprême ; mais ses nombreux silences durent être
peu à peu complétés. Un ensemble législatif prit ainsi corps.
A l'époque où l'empire arabe se morcelait, l'Islam était devenu,
suivant l'expression de Louis Gardet, une 'nomocratie'"
[8]
. Et la remarque suivante, que Jacques Jomier fait encore,
à propos de l'Islam, pourrait se faire à propos de plus d'une
étape de l'histoire du monachisme : « Religion de la Loi, l'Islam
permet à la majorité de ses fidèles d'avoir bonne conscience lorsqu'ils
ont fini d'observer ce qui leur était prescrit. Cette religion
est un facteur de satisfaction et de calme, sauf chez certains
mystiques assoiffés d'absolu ».
[9]
V - Conclusion : La Règle et nous L'obligation fondamentale du monachisme contemporain, comme
de chaque moine en particulier, est de se mettre à l'écoute de
l'Esprit vivifiant, dans une attitude d'ouverture et de docilité.
L'Esprit parle de mille façons, et l'un de ses organes privilégiés
demeure évidemment la Règle. Mais pour y découvrir le message
de l'Esprit, il faut savoir l'interpréter. A cet effet, nous avons
distingué en elle trois aspects. En tant que document de la grande Tradition ecclésiastique,
la Règle nous transmet le message évangélique sur la vie chrétienne
parfaite. A ce point de vue, elle a autant de valeur pour tout
autre chrétien que pour le moine lui-même. Elle est un des nombreux
documents dans lesquels et par lesquels l'Eglise a objectivé,
au cours des âges, sa compréhension de l'Évangile. Elle n'a évidemment
pas pour but de remplacer l'Évangile - ce que pourrait suggérer
un usage maladroit de l'expression « Règle : condensé de l'Évangile
» - elle a pour but d'aider à en comprendre les exigences. En tant que document de la Tradition monastique,
la Règle enseigne aux moines de tous les âges et de toutes les
« couleurs » l'attitude spirituelle fondamentale qui fait
le moine. La première obligation du moine par rapport à la Règle
est donc de la méditer sans cesse, de s'en pénétrer, de la laisser
créer en lui cette attitude spirituelle qui fera de lui un véritable
moine. Et c'est dans son expérience vitale beaucoup mieux que
dans des formulations abstraites qu'il arrivera à exprimer lui-même
ce qu'est cet état d'âme, cette attitude à l'égard de Dieu, des
hommes et des choses, qui caractérise le moine. En gros, on pourrait
peut-être décrire ainsi cette attitude : Le moine, c'est celui
qui a abandonné, dans les limites de l'humainement possible, tout
ce sur quoi l'homme a l'habitude de compter pour organiser sa
vie ici-bas. Il s'est mis dans une situation impossible, c'est-à-dire
une situation où il doit tout attendre de Dieu, où il ne peut
plus compter que sur Lui. C'est là le sens de sa solitude, de
sa pauvreté, de son célibat. Cette attitude spirituelle, la Règle la présente non a l'état
abstrait, mais incarnée dans des coutumes et des pratiques, dans
un mode de vie concret intimement lié à un contexte historique
déterminé. Elle prend alors la forme d'un code juridique. En tant que document de la Tradition ecclésiastique,
la Règle de saint Benoît revêt une valeur indiscutable pour tous
les chrétiens et son interprétation est soumise aux mêmes règles
que n'importe quel autre document ecclésiastique. En tant que
témoin de la Tradition monastique, elle a valeur pour tout moine,
mais particulièrement pour ceux qui s'inscrivent dans la grande
tradition cénobitique qu'elle a véhiculée jusqu'à nous. En tant
que code juridique décrivant de façon détaillée la réalisation
concrète de cette attitude dans un cadre de vie quotidienne, la
Règle n'eut de valeur normative immédiate que pour les contemporains
de saint Benoît, pour qui elle fut écrite, bien que, même à ce
point de vue secondaire, elle doive continuer d'inspirer
les moines des siècles postérieurs. La tâche des Ordres monastiques et aussi de chacun des moines
est donc de s'efforcer de prendre une conscience toujours nouvelle
et plus profonde des exigences évangéliques, de renouveler sans
cesse en eux cette orientation spirituelle et ce dynamisme qui
caractérisent la vie monastique, et enfin de rechercher sans cesse,
sous la direction de l'Esprit, la réalisation concrète la plus
authentique et la plus vraie de cette attitude spirituelle dans
des formes de vie adaptées au contexte vital contemporain. Prenons
un exemple, celui de la pauvreté évangélique. La Règle, rédigée
dans un contexte sociologique tout autre que le nôtre, ne peut
nous enseigner comment pratiquer aujourd'hui la pauvreté. Elle
peut et doit toutefois créer en nous une âme de pauvre. Et si
nous avons réellement cette ame de pauvre, nous pratiquerons certainement
une pauvreté authentique. Si, au contraire, nous ne nous soucions
que de respecter les préceptes de la Règle relatifs à la possession
des biens, nous arriverons facilement à justifier, au nom de la
fidélité à la Règle, toutes sortes de situations que, dans le
contexte actuel, le consensus Ecclesiae réprouve comme
contraires à la pauvreté évangélique. Prenons un autre exemple, celui de la prière. Les obligations
évangéliques concernant la prière sont évidemment les mêmes pour
tous chrétiens. La Règle ne fait que les rappeler. De plus, il
est normal que le moine, qui ne vit que pour Dieu et en sa présence,
consacre un temps plus considérable à la prière,et particulièrement
a son expression commune, s'il est cénobite. La Règle lui enseigne
comment unir organiquement dans une unité profonde la prière personnelle
et son expression communautaire. Elle lui enseigne également comment
intégrer harmonieusement dans le cadre général de la vie communautaire
ces moments de prière commune. Ceci est l'attitude cénobitique
essentielle, que la Règle nous enseigne, et que nous n'aurons
jamais fini d'approfondir. En plus de tout cela, saint Benoît a décrit, sous forme
d'un code juridique détaillé, la structure de ces moments de prière
commune. Il l'a fait en s'inspirant des coutumes liturgiques romaines
de son temps et en tenant compte, évidemment, des besoins spirituels
de ses moines, de leur niveau culturel, ainsi que du rythme de
vie de l'Italie rurale du VIe siècle. La fidélité à saint Benoît
ne peut évidemment pas consister a copier servilement des structures
si liées à un contexte historique passé. Elle consiste à s'en
inspirer pour, à notre tour, exprimer cultuellement notre
commune expérience du mystère du Christ, en tenant compte de la
conscience théologique et de la tradition liturgique de notre
Église du XXe siècle, en tenant compte aussi de nos propres besoins
spirituels, de notre contexte sociologique et psychologique, ainsi
que du rythme de vie d'un authentique monachisme contemporain. * * * Un effort de réinterprétation de la Règle et de rénovation
monastique comme celui dont je viens de décrire les exigences
ne peut être l'oeuvre de théoriciens. Il doit jaillir de l'expérience
spirituelle des Ordres monastiques et des Communautés elles-mêmes.
Et, pour poursuivre une telle ceuvre, ce dont nous avons surtout
besoin, ce sont de grands spirituels, des hommes et des femmes
charismatiques qui sachent insuffler de l'intérieur au monachisme
un dynamisme rénovateur. Les réformes de structures sont souvent
nécessaires, soit pour rendre possible l'éclosion des charismes,
soit pour en perpétuer les fruits. L'histoire du monachisme nous
montre toutefois qu'une réforme juridique demeure sans fruit si
l'Esprit ne l'anime. Mistassini
Armand VEILLEUX, ocso.
[1]
Publié en anglais dans: The Cistercian
Spirit. A Symposium
in Memory of Thomas Merton, edited by M. Basil Pennington,
Spencer 1970, pp. 48-65; traduction française dans Collectanea
Cisterciensia 31 (1969), 195-209.
[1]
B. LONERGAN, " Theology
in its new Context, dans Theology of Renewal, I, Montreal
1968, p. 37-38.
[2]
Je m'inspire
ici surtout de M. LÖHRER, « Überlegungen zur Interpretation
lehramtlichen Aussagen als Frage des ôkumenischen Gesprächs
», dans Gott in Welt (Festgabe für Karl Rahner Zum 60.
Geburtstag am 5. März 1964), Fribourg-Bâle-Vienne 1964, p. 499-523.
[3]
Cf.
G. KRÜGER, Freiheit und Weltverantwortung, Fribourg 1958.
[4]
Cf.
M. HEIDEGGER, Sein und Zeit, 1926.
[5]
Cf.
H. G. GADAMER, Wahrheit und Methode, Tübingen 1960.
[6]
J'ai
expliqué ceci en détail dans mon article « La théologie de l'abbatiat
cénobitique et ses implications liturgiques », dans le Supplément
de la Vie Spirituelle no. 86, sept. 1968, p. 349-393.
[7]
Voir
J. HOURLIER, « La Règle de S. Benoît, source du droit monastique
», dans Études d'histoire du droit canonique dédiées
à Gabriel Le Bras, p. 157-168.
[8]
J. Jomier,
Introduction à l'Islam actuel, Paris 1964, p. 29-30. [9] Ibid., p. 194. |
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