Écrits et conférences d'intérêt général
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Les voies d'une intériorité retrouvée Conférence
de
Dom
Armand
Veilleux,
de
l'abbaye
cistercienne
de
Mistassini
[1]
L'expérience
de
l'aliénation,
prélude à la
redécouverte
de
Dieu? L'homme contemporain éprouve une
grande
difficulté
à faire l'expérience de la présence
de
Dieu.
De
par
sa
formation religieuse il était habitué
à
rencontrer
un
Dieu immuable et intemporel à l'intérieur d'une existence
stable
rythmée
par
des
temps
de
prière
réguliers.
Or il se retrouve aujourd'hui projeté dans des situations
toujours
nouvelles
et
changeantes
qui
ne
laissent
guère
de place à l'expérience de l'immutabilité divine.
Aussi
son
expérience
est
plus
souvent
celle
de
l'absence
de
Dieu que celle de sa présence. C'est en ce sens que
Martin
Buber
parlait
déjà
en
son
temps
de
l'
«
éclipse
»
de
Dieu. Et pourtant nous savons que l'homme
n'a
même
pas
à se mettre en présence de Dieu
pour
le
rencontrer.
Dieu nous est en effet plus présent
que
nous
ne
le
sommes à nous-mêmes. Saint Paul dit que c'est en lui
que
nous
avons
la
vie,
le
mouvement
et
l'être.
Que
nous
le
voulions
ou
non,
que
nous
en
soyons
conscients
ou
non,
nous
ne
pouvons
jamais
ne
pas
être
en
sa
présence. Celle-ci nous habite puisque notre vie est une participation à la vie divine, que notre respiration
est
une
participation
au
souffle
de
vie
déposé
par
Dieu
en
l'homme
au
matin
de
la
création.
Cette
présence
habite tous les hommes qui nous entourent, tout comme elle habite
l'ensemble
de
l'univers
fécondé
par
l'ombre
de
l'Esprit
et
travaillé
par
l'attente
de
la
pleine
adoption
des
fils
de
Dieu. Si notre expérience de Dieu est le plus souvent celle
de
son
absence
que
celle
de
sa
présence,
ce
ne
peut
donc
être
que
parce
que
nous
sommes
absents
de
nous-
mêmes,
et
que
nous
vivons
à
la
superficie
de
notre
être
et
de
la
réalité
qui
nous
entoure,
emportés
que
nous
sommes
par
le
flot
des
situations
changeantes
et
sans
contact
avec
la
réalité
immuable
qui
les
sous-tend. Un phénomène capital : l'aliénation Le problème de la présence ou de l'absence de Dieu n'est
donc
pas
un
problème
théologique,
mais
un
problème anthropologique.
Et
c'est
un
problème
qui
ne
peut être résolu
par
un
simple
appel
à
la
bonne
volonté
individuelle
et
à
l'effort
personnel.
Il
a
des
dimensions
sociales,
étant
donné
que
nos
diverses
situations
collectives
peuvent
aussi
bien
favoriser
une
rencontre
de
Dieu
que la rendre pratiquement impossible. Dieu est certes au coeur de chacune de nos situations
collectives
et
individuelles,
comme
Yahvé
a
accompagné
son peuple élu,
fidèlement,
à
travers
les
péripéties
de
son histoire.
Si
nous
n'arrivons
pas,
bien
souvent,
à
faire,
de nos jours,
l'expérience
de
sa
présence,
c'est
sans
doute
que
nous
vivons
avec
une
acuité
nouvelle
ce
phénomène
que Marx et les psychologues modernes nous ont appris
à
connaître
sous
de
nouveaux
jours,
mais
qui
est
un
phénomène
aussi
vieux
que
l'humanité
;
l'aliénation. Obligé de se resituer constamment face à de nouveaux
contextes et
à
de
nouvelles
conditions
de
vie,
l'homme
contemporain
éprouve
beaucoup
la
difficulté
et
parfois
l'impossibilité
de
trouver,
de
conserver
ou
de
retrouver
son identité. En tant que collectivité,
nous
semblons
avoir largement perdu le contact
avec
nos
racines
intérieures ; nos systèmes de valeurs
ont
été
bouleversés
et
nous retrouvons difficilement la
voie
de
l'intériorité.
Perdus
clans
le
dédale
des
questions
qui
nous
assaillent
et nous tourmentent, nous ne trouvons plus le chemin
conduisant
au
«
questionneur
que
nous
sommes. Si paradoxal que cela puisse paraître, c'est peut-être cette expérience aiguë de l'aliénation qui nous ouvrira
la
voie
vers
une
redécouverte
de
l'intériorité
perdue
au
cours
de
l'euphorie
du
développement
industriel
et
technique. Si l'expérience de l'aliénation a évidemment des effets négatifs, elle peut avoir aussi des effets
positifs.
Car
l'homme
découvre
les
véritables
dimensions
de
son
être
aussi
bien
à
travers
ses
tensions
intérieures
et
ses
frustrations
qu'à
travers
sa
vertu,
et
sa
piété
;
aussi
bien
à travers ses angoisses qu'à travers sa certitude de posséder la vérité. Il y a en l'homme une aspiration
vers
le
dépassement
et
une
attraction
vers
le
néant.
Et
il
est nécessaire de faire l'expérience de l'une et
de
l'autre.
Les
deux
expériences
sont
préalables
à
l'expérience
de
Dieu. C'est, bien sûr, une expérience dramatique de passer
à
travers
la
présente
aliénation
collective
qui
se
manifeste
dans
des
phénomènes
tels
que,
sur
le
plan
individuel, l'instabilité psychologique,
le
retard
de
la
maturation, l'attrait de la drogue et
des
autres
évasions
;
et, sur le plan social, la résistance
croissante
à
tout
ordre
social
et
l'anarchie,
d'un
côté,
aussi
bien
que
la
poussée
totalitaire, de l'autre. Ces réalités
que
la
présente
négociation du front commun nous rend aussi tangibles
qu'on puisse le désirer, ont l'avantage de nous révéler
les
tragédies
cachées
et
intérieures
de
notre
civilisation.
Sous
toutes
ses
formes
cette
expérience
d'aliénation
peut
donc être comprise comme une révélation de l'ambiguïté que tout homme porte au fond de son coeur et qui
ternit
au
moins
quelque
peu
chacune
de
ses
actions. Saint Paul nous
avait
parlé
de
cette
ambiguïté
:
Je
fais le mai que je ne veux pas et je ne fais pas le bien que je veux. Et
toute
l'attente
messianique
et
eschatologique
de
la
spiritualité
judéo-chrétienne
avait
été
sous-tendue jusqu'à
notre
époque
par
une
conscience
de
la
déchéance de l'homme de sa dignité primitive et par
le
besoin d'une transformation
rédemptrice.
Dans
l'euphorie
d'une transformation
sociale
et
d'un
progrès
technique
accélérés, l'homme occidental a perdu à notre époque
ce
sens
du
péché
et
cette
conscience
d'un
besoin
de
rédemption. Aveuglé par un sens exagéré du progrès,
il a été empêché de reconnaître
les
forces
négatives
et
aliénantes à
l'œuvre
dans
le
monde
nouveau
qu'il.
est
en
train
de
créer.
Le
chaos
actuel
nous
ramène
heureusement
à
plus
de
réalisme
sur
nous-mêmes
et
sur
notre situation. Sur le chemin de retour à l'intériorité, c'est donc d'abord
non
pas
la
présence
de
Dieu
mais
celle
des
forces du mal
que
l'homme
rencontre.
Et
cela
est
normal. Le Christ,
après
son
baptême,
est
conduit
au
désert
pour y être
tenté
par
Satan
;
et
les
premiers
moines
s'enfonçaient
au
coeur
du
désert
non
pas
d'abord
pour
y trouver un
bienheureux
repos
dans
les
consolations
d'une union
sentie
avec
Dieu,
mais
bien
plutôt
pour
aller affronter
sur
son
propre
terrain
le
prince
des
ténèbres, à la
suite
et
aux
côtés
du
Christ.
Pour
nous,
aujourd'hui,
qui
aspirons
à
faire
l'expérience
de
la
présence de
Dieu
au
coeur
d'un
monde
en
continuelle
mutation et
en
état
de
profondes
convulsions,
notre
premier pas
pour
y
arriver
est
peut-être
de
savoir
identifier
les
forces
démoniaques
à
l'œuvre
dans
notre
société. D'ailleurs, alors que nous
avons
cessé
de
parler
de Satan, il est significatif qu'il
ait
fait
sa
rentrée
fracassante dans
la
littérature,
le
théâtre
et
le
cinéma
(Rosemary's Baby, L'Exorcisme,
Les
enfants
du
sabbat
d'Anne. Hébert,
etc.).
Les symboles... Pour poursuivre cette voie d'exploration à l'intérieur
de notre existence, vers une plus grande intériorité, nous avons besoin de symboles qui sont les structures
d'interprétation
de
notre
existence
et
de
l'univers.
Sans
leur
secours,
l'homme
se
retrouve
vite
au
coeur
d'un
univers
sans signification, où il n'y a que des faits juxtaposés et où il est lui-même simplement l'un de ces faits. Toutes
les
grandes
religions
du
passé,
reconnaissant
l'aliénation
foncière
de
l'homme
d'avec
lui-même
et
d'avec
la
réalité,
avaient
élaboré
tout
un
univers
de
symboles
et
de
mythes
par
lesquels
l'homme
puisse
entrer
en
contact
avec Tes forces vives du cosmos et avec Dieu, et transformer en forces libératrices et en expériences
salvatrices
sa
situation
d'aliénation.
La
tradition
judéo-
chrétienne
avait
assumé
plusieurs
de
ces
grands
symboles collectifs fondamentaux. Beaucoup de ces symboles sont à la base de la vie sacramentaire et de
la
spiritualité
chrétienne.
C'est
par
exemple
celui
de
la
mort et de la résurrection ou encore celui de la
marche,
de
la
voie,
récupéré
par
Mao-Tsé-Tung
et
qui
a
conféré
une dimension proprement mystique à sa « Longue Marche ». Il me semble important qu'après
une
période
de
rationalisme
et
de
soi-disant
réalisme,
nous
retrouvions,
dans
une
sorte
de
«
seconde
naïveté
»,
le
contact
avec
ce
monde
du
sacré
qu'est
le
monde
des
symboles.
...
...les disciplines Mais un univers de symboles, de rites, de révélations serait incapable de
réaliser
une
guérison
de
l'aliénation
intérieure
et
extérieure
de
l'homme
sans
le
secours
de
disciplines spirituelles pouvant lui permettre de faire l'expérience de son propre être et de la réalité divine..
Les
grandes
religions
asiatiques
ont
été
à
cet
égard
d'une
richesse
inégalée,
qu'il
s'agisse
des
diverses
formes
de yogas de la tradition hindoue ou bien du zen ou
encore des méthodes chinoises du Taoïsme ou du Confucianisme. La tradition chrétienne a connu elle aussi ses formes
de discipline
spirituelle
basées
sur
l'enseignement
des
Pères et l'ascèse
des
premiers
moines.
Ces
méthodes
ont
certes
un
fondement
surnaturel
profond,
mais
leur
base
naturelle, c'est-à-dire la base
physique
et
psychologique
est beaucoup plus faible que celle
des
grandes
disciplines
spirituelles d'Asie. C'est pourquoi
on
peut
se
réjouir
de voir se manifester en Occident
une
découverte
des
méthodes orientales, en même temps qu'un renouveau
timide des méthodes chrétiennes de prière et de méditation.
Aucune
de
ces
méthodes
n'est
cependant
facile.
On
est
souvent
porté
à
les
utiliser
comme
de
simples
« techniques », alors qu'elles sont, de leur nature, avant tout un mode de vie, de pensée et d'être d'une exigence
extrême.
La
façon
dont
beaucoup
d'Occidentaux
les
utilisent
les
vide
de
leur
sens
religieux
et
les
réduit
à
n'être
plus
que
des
moyens
faciles
de
concentration,
surtout
lorsqu'il
s'agit
de
formes
aussi
commercialisées,
appauvries et occidentalisées que la Méditation Transcendantale. ...le maître spirituel Pour arriver à une véritable présence à soi et à Dieu
une autre
médiation
s'est
toujours
avérée
nécessaire,
à
côté de ces
disciplines
et
des
symboles
—
celle
d'un
maître
spirituel.
En
ce
domaine
également
nous
pouvons avoir beaucoup à apprendre au
contact
des
grandes
traditions orientales qui rejoignent
souvent
l'enseignement
et l'expérience des Pères du désert.
Quelques
grands
maîtres incarnent de nos jours,
en
Amérique,
ce
charisme
de la direction spirituelle. On
pourrait
mentionner
le
Swami Saccidananda
dans
la
tradition
yoga,
Sazuki
Roshi
du
Mount
Maldy
Zen
Center
dans
la
tradition
Zen,
et
le
Guru
Bativedanta
dans
la
tradition
de
dévotion
hindoue. Rabbi Abraham Heschel représente ce charisme dans la tradition juive hassidique et dans le catholicisme
on
pourrait
signaler
des
hommes
comme
Jean
Vanier
et,
par
le
passé,
un
Thomas
Merton
qui
eut
une
influence
personnelle sur un nombre extraordinaire de personnes. Si Von veut avoir un exemple à la fois extrêmement
charmant et profond de direction spirituelle à notre
époque,
il
faut
lire
la
sagesse
du
chaman
indien
du
Mexique,
Juan
Matus,
rapportée
par
son
disciple
Carlos
Castaneda. Encore une fois, ces trois médiations : les structures
d'interprétation que sont les symboles, les disciplines et enfin le maître spirituel nous conduisent, sur la
voie
de l'intériorité, d'abord vers une conscience plus vive de nos ambiguïtés personnelles. Elles nous permettent
ainsi
-d'assumer
avec
tendresse
et
miséricorde
les
ambiguïtés,
les
confusions,
les
médiocrités,
les
tensions
et
les
contradictions
de
notre
époque.
Elles
nous
rendent
aussi
possible
d'en
discerner
avec
sérénité
les
aspects
démoniaques. Des questions angoissantes pour le christianisme
et
les
grandes
religions Nous avons
déifié
le
processus
historique
et
le
développement technique
au
point
d'en
faire
de
véritables
idoles.
C'est
là
une
perversion
très
subtile
de
quelque
chose de fondamental dans notre
tradition
religieuse
judéo-chrétienne. Le Peuple d'Israël
a
toujours
fait
l'expérience de Yahvé comme celle
de
Dieu
intervenant
dans l'histoire. Chez les prophètes
le
jour
du
Seigneur
qui
vient
polarise
tous
les
événements
de
l'histoire.
Et
l'on
retrouve
la
même
attente
dans
la
Marana
tha
final
de l'Apocalypse de Jean. Ce jour du Seigneur est décrit
comme une période de paix et d'abondance ; il signifiera
un changement profond dans la constitution même du monde. En ce
jour-là
le
lion
et
l'agneau
reposeront
ensemble,
l'enfant
mettra
sa
main
sur
le
trou
de
la
vipère, les épées seront transformées en socs de charrues
et toutes les nations viendront à la montagne du Seigneur. Cette perspective
historique
du
salut,
cette
tension
dynamique vers
le
jour
à
venir
éclaire
toute
la
tradition
occidentale et fi est même impossible
de
comprendre
en
dehors
d'elle
tous
les
mouvements
politiques
et
sociaux
du
monde
occidental.
Cela
est
extrêmement
clair,
par exemple, dans la révolution bolchévique qui s'est considérée comme l'incarnation du dynamisme historique
des
siècles
et
s'est
donné
pour
mission
l'abolition
d'un
monde
révolu
et
la
libération
définitive
de
l'homme
par
l'établissement
d'un
mode
nouveau
et
supérieur
d'existence. On retrouve la même mystique dans toutes les
utopies
révolutionnaires
de
notre
époque,
aussi
bien
que dans nos démocraties libérales. C'est la base
du
messianisme
américain
enraciné
dans
la
conviction
que
l'Amérique,
née
d'une
Europe
décadente,
était
la
dernière grande espérance pour amener l'humanité à une nouvelle naissance. L'ère de « l'homo oeconomicus » Mais un tournant
décisif
s'est
opéré
au
début
de
notre époque.
Dans
toutes
les
cultures
du
passé,
quoique
sous diverses
formes,
la
grande
aspiration
religieuse
de
l'homme consistait
dans
l'expérience
spirituelle
de
la
présence divine
et
dans
la
participation
à
la
vie
de
Dieu.
Or, le sens
aigu
du
développement
ontologique
avec
Hegel,
du
développement
social
avec
Marx,
du
développement physiologique avec Darwin et de la perception de l'homme
contemporain
comme
une
transition
vers le surhomme
avec
Nietzsche
a
conduit
à
placer
la
religion de
l'homme
non
plus
dans
l'expérience
de
la
présence de
Dieu
mais
dans
l'expérience
d'un
monde
terrestre
autonome
devant
arriver
à
sa
perfection
simplement
par
la
transformation
sociale
de
l'homme
lui-
même et par la maîtrise scientifique et technique
de
son
environnement.
La
science
et
les
idéaux
sociaux
sont
devenus
les
substituts
de
la
mystique.
Avec
cette
dimension
mystique
et
son
efficacité
extérieure
la
science
a pu prétendre offrir à la fois une analyse de la condition humaine
et
une
façon
de
transformer
celle-ci. Cette évolution historique nous a fait déboucher sur
une
nouvelle ère de l'histoire de l'humanité, celle de l'homo
oeconomicus. La préoccupation
ultime
de
l'homme
est
désormais
placée
dans
les
réalisations
matérielles.
Ceci
est très clair par exemple dans
notre
société
québécoise
où toutes les politiques gouvernementales
sont
élaborées
en fonction de priorités économiques
et
où
les
revendications syndicales véhiculent exactement
la
même
philosophie. Nous vivons donc dans un
contexte
social
et
culturel explicitement et profondément
athée.
Et
cela
n'est pas sans lourdes conséquences
pour
quiconque
aspire encore à vivre l'expérience de la présence
de
Dieu. Des questions angoissantes se posent alors et ne peuvent être éludées.
S'il
est
vrai
qu'existe
une
incompatibilité entre
Dieu
et
Mammon,
est-il
possible
de
prétendre prier,
de
prétendre
vivre
de
la
présence
de
Dieu au sein d'une société vendue
à
l'idole
de
l'homo
œconomicus sans se dissocier
explicitement
de
ses
structures idolâtriques ? Nos compromissions
collectives
avec
des aspects matérialistes et athées
de
notre
organisation
sociale et politique ne sont-elles
pas
la
cause
d'une
certaine anémie spirituelle
?
L'expérience
de
la
présence
de
Dieu
est-elle
possible
sans
pauvreté
?
Le
peu
de
résultats récoltés par l'Église
malgré
une
dépense
énorme
d'énergie ne provient-il pas de
son
inféodation
non-
critique à un type de société dont
les
structures
nient
l'expérience de Dieu ? L'impasse
actuelle
du
christianisme De fait, toutes les grandes religions sont arrivées de
nos jours à une impasse. Cette impasse n'est pas le résultat de
l'avènement
d'un
monde
séculier
et
laïque.
C'est plutôt
l'inverse
qui
s'est
produit,
car
à
la
fin
du
18ème et au
début
du
19ème
siècle,
on
constate
que
toutes les
grandes
traditions
spirituelles
sont
arrivées
à
un état d'essoufflement et de déclin.
C'est
aussi
vrai
du
protestantisme
que
du
catholicisme
ou
du
judaïsme.
C'est également vrai pour l'Inde aussi bien que pour
la
Chine
et
l'Islam. Le caractère propre de l'impasse où se trouve le christianisme
vient
précisément
de
la
dimension
historique de son
expérience
de
Dieu.
Alors
que
le
monde
asiatique
dans
son
ensemble
était
caractérisé
par
une
expérience
de
Dieu
statique
et
en
quelque
sorte
a-temporelle,
le
monde
biblique
et,
à
sa
suite,
tout
le
monde
occidental
dans
son
ensemble
avait
été
saisi
et
projeté
en avant par
une
ardente
attente
eschatologique
:
attente
qui plaçait
la
signification
ultime
de
l'homme
dans
un
événement
futur
vers
lequel
tout
le
cours
du
temps
est
orienté. L'homme
doit
donc
alors
situer
sa
recherche
de soi et sa
recherche
de
Dieu
au
sein
même
d'une
évolution historique. Le problème
de
la
découverte
de
soi réside dans l'acceptation du
présent
fragmentaire
comme une simple étape par laquelle le développement
historique
doit
passer
dans
son
cheminement
vers
son
accomplissement.
Toute
identification
à
l'une
ou
l'autre
de
ces
étapes
est
impossible.
Un
ajustement
constant
est
requis
à
de
nouvelles
situations
émotives
aussi
bien
qu'à
de
nouvelles
structures
sociales
et
à
de
nouveaux
modes
de
relation
à
l'ordre
divin
et
à
l'ordre
cosmique.
À
mesure
qu'approche
l'eschaton
augmente
aussi
la
tension historique et s'accroît la difficulté pour l'homme
de
s'adapter
à
des
situations
continuellement
changeantes.
C'est
pourquoi,
selon
Thomas
Berry,
du
Riverdale Center for Religious Research,
l'un
des
grands
besoins
de
notre
temps
est
de
ralentir
le
processus
du
changement
temporel
par
l'accroissement
d'une
conscience
spatiale.
Alors
que
le
temps
est
fragmentaire,
l'espace
est
complet.
Alors
que
le
temps
est
actif,
l'espace
est
contemplatif.
Et
alors
que
le
temps
est
orienté
vers
un
pôle
d'attraction
dans
l'avenir,
l'espace
possède
son
propre centre de repos. Qui dit conscience temporelle dit anxiété, et qui
dit
conscience
spatiale
dit
sérénité.
Cette conscience spatiale est de plus en plus nécessaire pour faire l'expérience de la présence de Dieu. La tentation de la fuite et le défi de la solitude Cette redécouverte d'une conscience spatiale ne doit
cependant pas
signifier
un
refus
de
la
réalité
comme
processus évolutif.
C'est
ce
qui
est
arrivé
au
début
de
l'époque moderne.
Les
hommes
religieux
ont
senti
que
l'évolution
du
monde
devenait
trop
rapide
et
trop
radicale. Ils sont
descendus
du
train
et
ont
pris
refuge
dans
la tranquillité
de
mouvements
religieux
tels
que
le
Jansénisme, le
Quiétisme,
le
Piétisme,
les
Quakers,
etc.
Et
c'est à cause
de
cette
démission,
parce
qu'il
n'y
avait
plus en son
sein
d'instance
critique,
que
le
monde
moderne a pu et
a
dû
s'établir
sur
des
bases
laïques
et
athées. Nous payons chèrement cette
démission
aujourd'hui, et pourtant nous sommes constamment tentés de
faire
la
même
chose.
Il
se
pourrait
bien
que
des
mouvements
spirituels
dans
lesquels
nous
semblons
parfois
investir tous nos espoirs impliquent un tel refus
de
travailler
activement
à
la
création
d'une
société
nouvelle. Il reste toutefois que les espaces que l'homme
moderne a à conquérir sont avant tout ses espaces intérieurs. C'est
précisément
sa
préoccupation
pour
les
espaces extérieurs,
pour
les
réalités
mesurables
et
modifiables techniquement
qui
l'a
asséché.
Et
pour
explorer les espaces
intérieurs
de
nos
vies,
il
est
important
d'y établir
de
vastes
zones
de
solitude.
Cette
solitude
peut prendre
bien
des
formes.
La
plus
simple
et
la
plus commune
consiste
à
payer
à
l'intériorité
une
dîme
sur notre
temps,
c'est-à-dire
à
se
réserver
périodiquement
quelques heures
ou
quelques
jours
pour
se
retrouver
seul
avec
soi
et
avec
Dieu,
ou
encore
avec
quelques
amis, en dehors de ses préoccupations
et
de
ses
lieux
habituels. Ce qui. constitue une sorte d'environnement de rechange. Une deuxième forme de solitude consiste en ce qu'on pourrait appeler
une
période
de
transformation
ou
encore le stade
du
«
cocon
»
par
allusion
au
cocon
dans
lequel la chrysalide
se
prépare
à
devenir
papillon.
Plus
notre environnement
évolue
rapidement,
plus
nous
avons
aussi besoin, périodiquement, de
ces
périodes
d'intégration
pour
assumer
les
expériences
des
mois
ou
des
années
écoulées,
et
arriver
à
une
nouvelle
conscience
de
notre
identité.
Beaucoup
de
personnes
sont
arrêtées
dans
leur
développement
humain
et
ne
parviennent
jamais
à
leur
véritable
identité
pour
n'avoir
pas
eu
le
courage
ou
la
possibilité de prendre ainsi à un certain moment un recul par rapport aux activités et aux rôles qu'elles
avaient
remplis
jusque-là,
ou
encore
pour
n'avoir
pas
trouvé
dans
leur
communauté
(familiale,
religieuse
ou
autre) le support nécessaire à une telle maturation. La troisième forme de solitude est celle de la créativité. Elle
caractérise
l'interaction
de
l'artiste
avec
la
matière qu'il
transforme
ou
encore
l'interaction
d'un
leader avec
le
groupe
dont
il
a
la
responsabilité. On sera sans doute porté à faire remarquer que,
de
nos
jours,
à
la
suite
du
développement
de
la
psychanalyse, et surtout
des
découvertes
de
Jung
sur
l'inconscient, de
même
que
sous
l'influence
de
certaines
méthodes orientales
de
méditation,
nous
avons
fait
de
grands progrès
sur
la
voie
de
l'intériorité.
C'est
peut-
être vrai, mais
il
y
a
aussi
de
sérieuses
nuances
à
apporter à une telle
affirmation.
Nous
ne
devons
pas
tendre
seulement à
une
intériorité
psychologique,
qui
nous
fait
pénétrer dans
notre
inconscient,
mais
surtout
à
une
intériorité
spirituelle
qui,
elle,
débouche
sur
la
conscience.
C'est
elle
qui
nous
ouvre
à
la
prière,
ou
plutôt
c'est elle qui est prière, puisque
la
prière
chrétienne
consiste à faire consciemment nôtre
le
gémissement
de
l'Esprit du Christ en nous, dont
parle
saint
Paul
aux
Romains. Le Christ n'a pas, dans l'Évangile, fait de longues
dissertations sur la prière. Il a plutôt témoigné de
sa
propre expérience de la Présence de Dieu. Il nous a parlé
de
son
Père
;
il
nous
a
dit
que
son
Père
et
lui
étaient un ;
que
tout
ce
que
lui
demandait
son
Père
il le faisait
et
qu'il
ne
nous
disait
rien
qu'il
n'ait
reçu
de son Père.
Il
nous
a
promis
que
si
nous
l'aimions
et
observions ses commandements le
Père
et
lui
viendraient
et
feraient
en
nous
leur
demeure.
Il
nous
a
également
promis
de
nous
envoyer
son
Esprit
qui
nous
enseignerait
toutes choses. Au-delà de toutes les médiations humaines, qui sont nécessaires, le chemin de l'intériorité
est
pour
nous
concrètement
le
Christ,
dans
l'Esprit,
et
ce chemin mène au Père. Or, le Christ nous a donné un autre enseignement bien précis sur son mode de présence à nos vies. Il
nous a appris qu'il demeurait
présent
d'une
façon
privilégiée dans
les
pauvres
et
les
petits,
les
laissés-pour'compte et les opprimés. « Ce que vous aurez fait
pour
les plus petits d'entre les
miens
c'est
à
moi
que
vous
l'aurez fait.
Au
jour
du
jugement
il
nous
dira
:
J'ai
eu faim et vous m'avez, donné à manger, j'ai eu soif
et vous m'avez donné à boire,
j'étais
nu
et
vous
m'avez
vêtu, j'étais
seul
et
en
prison
et
vous
m'avez
visité,
etc.
Ou bien il devra nous dire : J'ai eu faim et
vous
ne
m'avez pas donné à manger,
j'ai
eu
soif
et
vous
ne
m'avez pas
donné
à
boire,
etc.
La
contemplation
chrétienne, qui va bien au-delà de la theoria
grecque,
doit
donc
intégrer,
pour
être
vraie,
deux
formes
complémentaires
de
rencontre
du
Christ
:
la
rencontre
de
la
personne
même
du
Verbe
au
plus
profond
du
coeur
et
la
rencontre
du
Christ
dans
l'homme
en
besoin
d'amour
et en quête de libération, avec lequel le Christ
s'est
identifié.
Aujourd'hui
comme
au
temps
des
Prophètes,
le
problème
de
la
prière
est
fondamentalement
un
problème
de
justice
sociale.
Inutile
de
se
compter
des
blagues.
La
prière
véritable
ne
saurait
coexister
avec
des
situations
de
compromis
avec
l'injustice
individuelle
ou
collective.
La
prière
chrétienne,
l'expérience
de
la
présence du Christ ne saurait en définitive exister sans une forme ou l'autre d'engagement aux côtés des pauvres et des démunis. Une Église riche ne saurait
être
une
Église
priante. L'intériorité dont j'ai parlé tout au long de cet
exposé
comme d'un chemin menant à
l'expérience
de
la
présence de Dieu
ne
peut
donc
pas
être
conçue
comme
une
sorte de nirvana en dehors des préoccupations et des
angoisses de nos frères humains. Le vrai contemplatif,
au
contraire,
c'est-à-dire
celui
qui,
quel
que
soit
son
état
de
vie,
a
connu
l'expérience
de
la
rencontre
de
Dieu en pénétrant au fond de son être, au-delà de sa misère, de son angoisse, de son espoir et
de
son
désespoir, y a aussi découvert le vrai visage
de
tous
les
êtres.
Il
est
devenu
un
homme
vraiment
catholique
au
sens
profond
du
mot
et
vraiment
œcuménique. Il accepte et aime non seulement sa propre communauté, sa province, sa culture, ses amis, mais est au contraire capable
d'embrasser dans son amitié toute l'humanité. Tl n'est
pas
lié
à
son
propre
système
de
valeurs
au
point
de
ne
pas comprendre et accepter ceux qui ont des systèmes
différents.
Il
ne
voit
pas
les
diverses
manifestations
de
la
vérité
dans
leur
opposition
mais
dans
leur
complémentarité. Il est un artisan de paix rayonnant autour de lui la présence de Dieu. Il est ce que Gandhi appelait
un « passeur de frontières ». Ce sont de tels hommes
dont
notre
société
a
grandement
besoin.
Ce
sont
de
tels
hommes
que
nous
sommes
appelés
à
être
et
que
nous
serons
dans
la
mesure
où
nous
serons
présents
à
la
présence de Dieu en nous. Armand VEILLEUX,
o.c.s.o.
[1]
Cette conférence a été donnée
à
Chicoutimi,
durant
la
rencontre
annuelle
des
animateurs
de
pastorale
des
universités
francophones de l'Est du Canada, du 9 au 13 mai 1976. |
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