Écrits et conférences d'intérêt général
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Pour une spiritualité de l’impasse par : Armand Veilleux À la messe de dimanche
dernier nous avions comme Évangile le récit du juge malhonnête
et de la veuve importune. Cette
veuve insiste tellement pour que justice lui soit faite que le
juge, bien qu’il ne craigne pas Dieu et méprise les hommes finit
par lui faire justice, simplement pour qu’elle arrête de lui casser
les pieds. Jésus, qui faisait
probablement allusion à un événement récent que tous dans son
auditoire connaissaient, conclut : « Écoutez bien ce
que dit ce juge sans justice ! Dieu ne fera-t-il pas justice
à ses élus qui crient vers lui jour et nuit ? ».
Et il ajoute cette phrase surprenante : « Mais
le Fils de l’homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi
sur la terre. » S’il
s’agissait de l’Évangile de Marc ou de Matthieu, qui ont l’habitude
de regrouper dans un même discours des paroles que Jésus a prononcées
dans des circonstances différentes, on pourrait penser que cette
dernière phrase a été plaquée ici artificiellement. Mais il s’agit d’un texte de Luc, et qui lui
est propre ; et l’on sait que Luc est un bon écrivain. S’il a mis ici cette phrase c’est qu’elle est
vraiment la conclusion du récit et qu’elle en est même la clé. La
première chose à retenir est que la préoccupation première du
Fils de l’homme, au jour du jugement, sera la foi. Trouvera-t-il la foi sur la terre ? Sa première préoccupation ne sera donc pas si
les structures ecclésiales fonctionnent bien, si les paroisses
sont vivantes, si la pratique religieuse est bonne, si les gens
sont fidèles à toutes les règles morales qu’on leur a données.
Toutes ces choses sont certes importantes, mais elles ne
sont pas la préoccupation principale du Fils de l’homme.
Sa préoccupation principale, lorsqu’il viendra sera s’il
trouvera la foi sur la terre, et quelle foi il y trouvera. La
deuxième chose à remarquer dans ce texte, est que la prière, et
une prière instante et même importune, est présentée comme un
exercice par excellence de la foi. Et, au surplus cette prière
a pour but que justice soit faite. Ce qu’il
faut sans doute mettre en lien avec la béatitude : « Bienheureux
ceux qui ont faim et soif de la justice ;
ils seront rassasiés ». La foi dont parle Jésus est
donc une foi qui s’exprime dans la prière, mais une prière incarnée
dans la recherche d’un monde où règne la justice. Pourquoi
parler d’impasse Au
moment où l’on m’a demandé de vous parler ce soir et qu’on m’a
laissé libre de suggérer un thème, j’étais en train de relire
une étude sur saint Jean-de-la-Croix où l’auteur (Sr. Constance
Fitzgerald, ocd) expliquait la doctrine de celui-ci sur la prière
et surtout sa notion de « nuit obscure de la foi » à
partir de la notion d’impasse. C’est ce qui m’a amené à choisir de vous parler
de la situation d’impasse dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui,
tout comme l’Église et le monde se sont trouvés plusieurs fois
au cours des siècles. Qu’est-ce
qu’une impasse ? C’est
une situation qui semble sans issue.
C’est un problème qu’on ne peut contourner, mais auquel
il n’y a aucune solution rationnelle satisfaisante, et dont on
ne peut sortir ; qui nous emprisonne. La caractéristique d’une telle situation est
que plus on y applique des solutions « rationnelles »,
plus la situation s’aggrave. C’est
là que l’image de la Nuit Obscure de saint Jean-de-la-Croix est
intéressante. Dans la Nuit Obscure, après l’acceptation totale
et humble de notre impuissance, nous découvrons une lumière cachée
qui nous permet de voir clair à la fois en notre propre cœur et
dans le cœur de Dieu. C’est
dans cette vision de foi qu’une révélation peut nous être donnée
sur chacune des situations que nous vivons.
À travers chacune d’elle Dieu a un message à nous transmettre.
Il est plus urgent de nous efforcer de percevoir ce message
que de nous agiter à trouver des réponses humaines logiques à
des situations qui sont des messages de Dieu, tout comme les « visions »
de l’Apocalypse. S’il
n’y a pas de solution « rationnelle » à une impasse,
cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas utiliser notre raison
pour essayer de comprendre la nature de cette impasse.
Crise
de la foi ou crise de la religion ? Je
pense que personne ne niera que l’Église, en tout cas dans nos
pays de la vieille Europe – mais aussi de l’Amérique – vit actuellement
une situation de crise, qu’on peut certainement décrire comme
une impasse. Pour ne citer qu’un exemple évident : il
y a une quarantaine d’années, une paroisse pouvait avoir deux
ou trois prêtres. Puis
il n’y eut plus qu’un prêtre par paroisse.
Plus tard un prêtre eut deux ou trois paroisses et maintenant
parfois dix ou quinze paroisses. Il est évident que cette situation ne trouvera
pas sa solution en poursuivant l’évolution dans la même direction.
Le remplacement du prêtre par des laïcs à la tête des paroisses
peut être une solution, mais ne résout pas l’impasse.
(Je ne prétends pas offrir de solution à ce problème concret ;
je donne cette situation simplement comme l’expression
d’une situation). Ce
que je voudrais plutôt faire est d’offrir un essai d’analyse globale. Ce que je voudrais suggérer c’est que la situation
actuelle n’est pas d’abord une crise de la foi mais une crise de la religion. Et si mon analyse est juste, la vitalité future
de l’Église ne dépendra pas tellement d’efforts pour maintenir
ou restaurer des structures religieuses tombées en désuétude mais
d’efforts faits pour nourrir la foi et lui permettre de s’épanouir
toujours plus en prière – et une prière incarnée dans la soif
de justice. Foi et
religion Évidemment
ce que je vais essayer d’expliquer n’a de sens que si l’on accepte
qu’il y a une distinction importante entre foi et religion, même
si les deux sont étroitement liées, et même s’il n’y a pas de
foi vraie qui ne s’incarne dans une attitude religieuse. J’aimerais
expliquer la différence entre foi, religion et leurs diverses
expressions en partant d’un récit biblique de l’Ancien Testament. Il s’agit de la vision de Jacob qui, en route
vers le pays de ses ancêtres pour s’y chercher une épouse, a une
vision durant la nuit (Genèse, chap.28).
Il voit comme une échelle qui relie le ciel et la terre
avec des anges qui montent et descendent cette échelle.
Dans ce songe – qui est tout autre
chose qu’un rêve – il a fait une expérience religieuse profonde. Le matin il se dit : ce lieu est saint,
c’est la maison de Dieu (et il lui donne le nom de Beth-el, qui
veut dire précisément maison de Dieu).
Il prend alors la pierre sur laquelle il avait
reposé sa tête et en fait un autel, afin que chaque fois
qu’il passera de nouveau à cet endroit il puisse non seulement
commémorer mais revivre cette expérience spirituelle.
Plus tard il racontera cette expérience à ses fils qui
la raconteront à leurs enfants. Se formera ainsi une tradition, et on en déduira
une ligne de conduite à l’égard de Dieu, qui s’exprimera dans
une morale. Encore plus
tard, dans les générations suivantes, divers écrits interpréteront
cette expérience spirituelle primordiale. Nous
avons ici, en gros, les trois niveaux de l’expérience
spirituelle. Dans un
premier niveau, il y a tout d’abord l’expérience spirituelle elle-même,
la rencontre personnelle avec Dieu. C’est le niveau de la foi. Puis vient ensuite le
niveau de la mémoire de l’expérience, qui s’exprime à travers
des récits, des mythes, des traditions, des codes éthiques, des
rituels. C’est le niveau de la religion. Et puis il y a le niveau de l’interprétation
de l’expérience : le niveau des philosophies et des théologies. Donc, trois niveaux :
a) l’expérience proprement dite, b) la mémoire de l’expérience ;
c) l’interprétation de l’expérience ; ou, autrement dit :
a) le niveau de la foi ; b) le niveau de la religion ;
c) le niveau des philosophies et des théologies. La même expérience
spirituelle peut s’exprimer dans des formes religieuses diverses.
La même religion peut s’interpréter avec des philosophies et des
théologies différentes, selon les temps et les cultures. Ceci
peut sembler abstrait, mais a des conséquences très importantes.
La foi est autre chose que l’acceptation d’un certain nombre de
croyances. Elle est une relation personnelle avec Dieu. Ce qui est propre au christianisme,
ce n’est pas d’être la seule religion, ni même d’être une religion. Ce qui est propre au christianisme c’est d’être
une foi et pas n’importe
quelle foi mais la foi en Jésus de Nazareth, Fils de Dieu fait
homme. C’est là le fondement inébranlable
du Christianisme. Cela se situe au niveau de l’expérience spirituelle. D’ailleurs, Jésus ne s’est pas présenté comme
un théologien ou un moraliste.
Il a partagé avec ses disciples son expérience.
Il a dit qu’il avait un Père, que son Père et lui étaient
un et qu’ils étaient unis dans un amour substantiel qu’il a appelé
l’Esprit Saint. Il a dit aussi que tous ses disciples étaient
appelés à vivre cette même expérience qui est essentiellement
une relation d’amour avec Dieu. Les
premiers disciples, en particulier les Évangélistes, puis Paul,
nous ont transmis à travers leurs écrits leur mémoire de leur
propre expérience de vie avec Jésus, puis à la lumière de son
enseignement. S’est donc immédiatement formé une religion chrétienne : expression vécue
de la foi, constituée de croyances, de traditions, de pratiques
cultuelles et de codes moraux.
Cette « religion » chrétienne, distincte de la
« foi chrétienne » bien qu’elle en soit inséparable,
n’a cessé d’évoluer et de se transformer au cours des siècles. Puis,
dès qu’on se fut éloigné un peu dans le temps du moment primordial
que fut la présence de Jésus parmi les hommes, on se mit à réfléchir
sur cette expérience, à essayer de l’interpréter, utilisant d’abord
la pensée juive, puis la pensée grecque, puis diverses autres
traditions philosophiques venues d’autres cultures. Ainsi se sont constituées et continuent de se
constituer – du moins elles essayent...
– diverses théologies chrétiennes, chacune apportant une lumière
différente et complémentaire sur le mystère de l’expérience chrétienne. Cette
vision des choses a des conséquences importantes au niveau de
l’évangélisation – y compris notre propre évangélisation.
Supposons que j’arrive chez un peuple qui n’a jamais entendu
parler du christianisme. Je
puis dire à ces personnes : vos croyances ne sont pas les
bonnes, je vais les remplacer par les croyances chrétiennes.
Vos cultes et vos rites religieux ne sont pas les bons,
je vais les remplacer par les rites chrétiens.
Tout cela est très bien ; mais aussi longtemps que
je ne les ai pas conduits à une relation personnelle d’amour avec
Jésus de Nazareth dans la prière, je ne leur ai pas transmis la
foi. J’en ai fait des membres de l’institution ecclésiale, pas
des croyants. Et cela vaut
aussi pour moi – pour chacun de nous.
Je puis accepter toutes les vérités enseignées par l’Église
catholique, pratiquer tous les rites religieux et sacramentels
de l’Église, et être fidèles à toutes les règles morales enseignées
par celles-ci. Je suis
alors certainement un bon pratiquant.
Mais si je n’ai pas une relation personnelle avec Jésus-Christ
dans la prière, je ne puis pas dire que j’ai la foi, dans son
sens biblique et fondamental. C’est
dans ce contexte qu’on peut parler d’inculturation. Il n’y a évidemment pas lieu de faire pour le
moment une longue réflexion sur la nature de l’inculturation ;
mais disons que celle-ci se produit – car ce n’est pas quelque
chose que l’on peut faire, mais quelque chose qui se produit –
lorsque le donné de l’Évangile entre en contact avec une culture
ou avec un certain donné culturel. Dans cette rencontre, si elle est vraie, les
deux pôles se trouvent transformés : l’Évangile (ou la foi chrétienne) acquiert une nouvelle
forme d’expression et d’incarnation et, d’autre part, la culture
en question se trouve transformée, enrichie, en recevant un nouveau
sens et une nouvelle finalité. La
foi n’appartient à aucune culture déterminée, mais peut être vécue
dans toutes les cultures. Il
n’y a donc pas une culture qu’on pourrait appeler la « culture
chrétienne » qui devrait être imposée à tous les peuples
lors de leur conversion. Ce
qui existe ce sont des « cultures christianisées ». Or, aucune de ces cultures n’est jamais christianisée
à cent pour cent. Bien
plus, toutes les cultures sont en évolution continuelles et cette
évolution, à notre époque, compte tenu des moyens de communication
et des rencontres entre les cultures, évoluent de plus en plus
vite. Il faut donc que
toutes les cultures qui se considèrent chrétiennes soient sans
cesse de nouveau confrontées à l’Évangile dans leur forme nouvelle
– il faut donc qu’elles soient sans cesse ré-évangélisées. Ainsi Jean-Paul II qui parlait souvent d’inculturation
durant les premières années de son pontificat parlait plutôt de
nouvelle évangélisation dans la dernière partie de son pontificat. Il s’agissait de la même réalité. Lorsqu’on parle de ré-évangélisation, on ne
veut pas dire qu’il faut recommencer l’évangélisation parce que
la première n’a pas réussi ou s’est affadie, mais simplement que
la culture qui a été évangélisée n’existe plus, qu’elle s’est
transformée en autre chose et que cette nouvelle culture doit
être elle aussi confrontée à l’Évangile. Le domaine de la « religion »,
en tant que distincte de la foi, est le domaine de l’expression
de cette foi dans sa dimension culturelle. La foi, dans sa réalité foncière, est immuable ;
mais la religion est quelque chose qui est en constante évolution. Les
premiers disciples de Jésus étaient des Juifs.
Ils vécurent leur foi au Christ tout en continuant à observer
les règles de la religion juive.
Ils priaient au Temple avec leurs frères juifs et célébraient
la mémoire de Jésus dans le repas eucharistique dans leurs maisons
privées. Ils restaient fidèles aux règles de la Loi juive comme
la circoncision. Ils exprimaient
leur foi chrétienne dans la religion juive qu’ils avaient conservée
et aussi dans d’autres gestes religieux qui leur étaient propres. Lorsque des non-Juifs reçurent le message de
Jésus, en particulier à travers la prédication de Paul et de Barnabé,
le problème se posa : fallait-il leur imposer la circoncision
et les autres coutumes héritées de la religion juive ?
Ce fut la première impasse rencontrée par le christianisme
primitif et la solution ne fut pas facile.
Une rencontre de Paul à Jérusalem avec les autres Apôtres
trancha la question ; et ainsi s’élaborait une « religion »
proprement chrétienne incarnant la foi chrétienne.
Au même moment, les structures de l’Église évoluaient rapidement
pour répondre à des besoins nouveaux. La
communauté chrétienne vécut une nouvelle impasse au cours du deuxième
siècle. Les chrétiens qui
avaient d’abord été persécutés par les Juifs commencèrent à l’être
violemment par les Romains. Le retour du Christ qu’on avait d’abord
cru imminent, tardait, On connut alors, à côté du courage des
premiers martyrs, un affaiblissement de la foi chez plusieurs.
Il semblait que les ennemis de la foi chrétienne réussiraient
à la détruire. C’est dans ce contexte que fut écrit le Livre
de l’Apocalypse, un livre qui nous paraît étrange, mais qui est
en fait, dans un langage très symbolique, un grand cri d’espérance
dans un moment de ténèbres et
de difficulté. Puis,
après quelques siècles de persécutions et des milliers de martyrs,
un événement imprévu se produisit.
L’empereur de Rome, Constantin, se convertit.
Non seulement il fit cesser les persécutions, mais fit
de la religion chrétienne la religion de l’Empire.
Ce fut une nouvelle impasse.
L’Église aurait pu refuser ce mariage avec l’Empire romain.
Elle l’accepta. Ce
qui eut, pour l’évangélisation du monde connu, des résultats positifs
incalculables, mais qui eut aussi des résultats négatifs non négligeables. La foi chrétienne demeurait toujours la même ;
mais la religion chrétienne allait être, pour plusieurs siècles,
inféodée aux structures de l’Empire romain et des empires qui
allaient lui succéder. S’ouvrit
une longue période de l’histoire de l’Occident que, dans le langage
des historiens, nous appelons la « chrétienté », (qu’il
ne faut pas confondre avec le christianisme).
La « chrétienté », en ce sens, est une période
de l’histoire occidentale où l’Église chrétienne, en tant qu’institution
au sein de la société civile, exerça une très grande autorité
sur celle-ci, jouissant d’une énorme puissance. Les gens n’étaient probablement pas meilleurs
qu’à n’importe quelle période, y compris la nôtre ; mais les valeurs chrétiennes étaient les valeurs
de référence, même pour ceux qui ne les vivaient pas. Avec
l’arrivée de l’ère des Lumières, puis avec les Révolutions successives
et finalement avec l’arrivée de la Modernité, cette période de
« chrétienté » est terminée.
Ce fut une longue parenthèse dans l’histoire de l’Église.
L’Église apostolique était constituée de petits groupes
de croyants, sans pouvoir, qui étaient le levain évangélique dans
leurs divers milieux. Un « petit troupeau » comme avait
dit Jésus, qui avait promis d’être avec lui jusqu’à la fin du
monde. De nouveau, après la fermeture de cette longue
parenthèse, l’Église est un petit troupeau, sans puissance, appelée
non pas à diriger le monde mais à incarner le message évangélique
partout dans la pâte humaine à travers le témoignage de chrétiens
individuels animés d’une foi profonde et regroupés en petites
communautés de croyants. J’oserais presque dire que nous sommes
revenus à la situation normale ! Il
est clair que les lourdes structures ecclésiales héritées de l’époque
où l’Église était puissante et riche ne correspondent plus à cette
situation. C’est une impasse d’une magnitude telle que
l’Église n’en avait jamais vécue auparavant.
La foi chrétienne, pour demeurer authentique et vraie,
doit réinventer sans cesse son expression religieuse.
Les essais, souvent pathétiques, de recréer une « chrétienté »
semblable à celle du Moyen Age, ignorent totalement la distinction
capitale entre foi et religion et, au lieu de permettre à la foi
chrétienne d’engendrer de nouvelles expressions dans un contact
et un dialogue avec de nouvelles cultures, veulent figer cette
foi dans des structures du passé. Ce
qu’il faut ne pas oublier c’est que la crise religieuse du monde
contemporain n’est qu’un
aspect d’une crise beaucoup plus profonde, qui est une crise
de société. Même si
certains peuvent voire cette crise essentiellement d’une façon
négative et pessimiste, j’aime la voir, en beaucoup de ses aspects,
comme un fruit tardif du message évangélique. Je vais m’expliquer. Transformation
de la dimension « religieuse » de la vie humaine Repassons,
si vous le voulez bien, les grandes étapes de la transformation
profonde subie au cours des âges par le christianisme dans sa
dimension « religieuse » (en tant que distincte de la
foi elle-même, malgré le lien étroit entre les deux). Le
13ème siècle avec la Scholastique avait établi la « chrétienté »
sur des bases solides. Le recours à la philosophie grecque, d’abord
platonicienne, puis aristotélicienne, avait permis d’exprimer
d’une façon cohérente l’ensemble des vérités chrétiennes, dans
une société fortement structurée, où l’Église, surtout après la
réforme grégorienne, exerçait une influence prépondérante. Dès
le 14ème siècle, cependant, apparaissent les premières fissures, les premières
contestations du système, avec les mystiques, spécialement de
la tradition franciscaine. (Les vrais mystiques sont toujours
dérangeants). Durant environ deux siècles toutes ces contestations
furent tenues sous contrôle. Au
début du 16ème siècle on assiste à l’explosion
du protestantisme, qui commence à convaincre rapidement le public
cultivé des villes. Plutôt
que d’entrer en dialogue avec cette contestation qui comportait
certes beaucoup d’erreurs mais aussi un questionnement fondé,
le Concile deTrente adopta une attitude de force et l’on entra
dans une période de guerres des religions.
Ces guerres eurent une fin subite et imprévue causée
par une crise générale de la chrétienté (tant d’un côté que de
l’autre). La conviction s’établit chez les élites intellectuelles
que la religion était un facteur de guerre et ne pouvait pas fonder une société pacifique.
Il fallait l’expulser de la vie publique et la réduire
au champ de la vie privée de chaque individu. Alors que durant
tout le Moyen Âge, la foi chrétienne avait conditionné toutes
les structures de la vie sociale, elle était désormais restreinte
à la sphère de la vie privée. Mais
aux 18ème et
19ème siècles, la majeure partie de la population était
encore rurale et fidèle au catholicisme traditionnel, soumis au
clergé. L’Église compta
sur ces « troupes »-là pour se maintenir. Ce fut une bataille de 200 ans durant lesquelles
on assista à une coexistence assez agressive : d’une part,
une chrétienté qui essayait de se perpétuer à travers son implantation
dans le monde rural, et, de l’autre un nouveau type de société
qu’on appellera plus tard la « modernité » implanté
dans la classe intellectuelle et dans la nouvelle industrie. Après
la 2ème guerre mondiale on connut une époque
de coexistence plutôt pacifique entre la religion, toujours plus
limitée à la vie privée et une modernité plus tolérante.
Vatican II fut le reflet de cette époque. L’Église se perçoit
alors comme existant pour le monde et sait reconnaître dans ce
monde, qui pourtant l’a quittée, des semences de vérité surnaturelle. Avant
tout, avec Vatican II, on abandonne une vision pyramidale de l’Église,
-- perçue comme une société de caractère surnaturel à côté de
la société naturelle -- pour une vision de l’Église comme mystère,
ou comme sacrement de la présence du salut parmi les nations.
Ce qui permet une ouverture nouvelle à l’œcuménisme mais
aussi une ouverture au dialogue avec les autres religions et les
autres cultures y compris la culture
moderne et ses diverses expressions religieuses. C’est
tout à fait à tort qu’on a attribué au Concile la vague de sécularisation
qui déferla sur l’Europe et, quoique à un moindre degré sur l’Amérique,
quelques années plus tard, et la chute rapide de la pratique religieuse
en presque tous nos pays. La
véritable cause en fut une immense révolution culturelle qui se
préparait depuis des siècles et qui éclata de façon inattendue
deux ou trois ans après la fin du Concile – et qui aurait certainement
éclaté de la même façon s’il n’y avait pas eu de Concile. Cette
révolution (dont mai 1968 à Paris ne fut qu’une des nombreuses
manifestations) affecta toutes les sociétés -- non seulement en
Europe -- et toutes les grandes religions, aussi bien les religions
anciennes que ce qu’on pourrait appeler les « religions laïques »
nées après les Révolutions des derniers siècles.
Elle ouvrit sur une nouvelle ère qu’on a appelé postmodernité
et que d’autres préfèrent appeler néo-modernité. Cette
nouvelle culture mondiale (superposée aux autres cultures qui
continuent d’exister et qui même en furent parfois réveillées)
se manifesta comme une crise du rationalisme de la modernité.
Elle se voulut comme une fin de tous les grands systèmes
de pensée qui avaient prétendu être une explication universelle
de la réalité (aussi bien les système post-chrétiens – ou même
anti-chrétiens -- que les systèmes chrétiens). Ce fut le rejet de la métaphysique mais aussi
une critique radicale des sciences modernes dont le caractère
relatif était affirmé et qui étaient réduites à des sciences purement fonctionnelles.
S’ensuivit la délégitimation
de l’université et du système d’enseignement en général,
etc. L’état moderne qui
avait prétendu offrir une société juste et pacifique tout en étant
l’expression de la volonté des citoyens était aussi rejeté. Contrairement
à ce qu’on aurait pu attendre, les générations filles de celles
qui avaient quitté l’Église à l’époque de la modernité ne revinrent
pas à la religion de leurs ancêtres à l’époque de la postmodernité.
Ils l’ignorèrent tout simplement.
Elles sont totalement étrangères à leurs symboles. En
réalité toute cette évolution dont je n’ai malheureusement pu
tracer l’histoire qu’à très grands coups de pinceau, n’est aucunement
opposée à l’Évangile ni même à la foi, bien qu’elle ait fortement
mis en crise et déstructuré les formes de religion
dans laquelle cette foi s’était exprimée durant des siècles.
L’une des caractéristiques de cette évolution – qui, encore
une fois, touche toutes les cultures et toutes les traditions
religieuses – est la nouvelle relation de l’être humain aux symboles
en général et à la dimension religieuse de la vie humaine en particulier.
Désormais les hommes – et les femmes – sont en général
beaucoup moins sensibles que par le passé (ou même pas sensibles
du tout) à tous les symboles fabriqués par les hommes.
Ils sont, par ailleurs toujours plus attentifs à
la valeur symbolique de tous les gestes posés et de tous les
événements. (C’est pourquoi tous les efforts pour créer
de nouveaux symboles liturgiques ou de nouveaux gestes symboliques
n’ont guère eu de succès). Cette évolution est, me semble-t-il un fruit tardif de l’Évangile. Dans l’Ancien Testament, comme dans toutes les
religions de l’antiquité, le sacrifice était au cœur de la religion. L’homme, pour domestiquer la violence qu’il
porte en lui et l’exorciser, projetait sur une victime cette violence
pour la projeter hors de lui.
Jésus a mis fin à cette religion sacrificielle.
Désormais l’homme est obligé de confronter en lui-même
la violence qu’il porte et de la vaincre à travers la conversion. Cette
situation nouvelle est une impasse et en même temps une chance
pour la foi chrétienne. Les chrétiens ne peuvent absolument plus trouver
leur sécurité spirituelle et psychologique – sans parler de la
sécurité sociale et politique – en adhérant
à de fortes structures institutionnelles et en célébrant
fidèlement un ensemble de rites religieux.
Ils sont obligés de confronter l’authenticité – ou la non-authenticité
– de leur foi dans les expressions qu’elle prend dans toutes les
activités de leur vie quotidienne, individuelle et collective. La société
économique néolibérale En
ce domaine, l’humanité tout entière se trouve confrontée à une
nouvelle impasse d’une gravité insoupçonnée : L’immense vide
créé par la crise de la religion cléricale d’une part et de la
religion rationaliste et laïque d’autre part a été occupé par
l’économie. Il y a en effet un lien très étroit entre la
crise de la modernité et de la religion d’une part et l’avènement
de la société néolibérale d’autre part.
Ce système néolibéral, adopté et imposé partout par une
superpuissance, y compris manu militari a pu se répandre à cause
de la critique universelle de l’État et des grands récits, mentionnée
plus haut. La
place occupée dans le passé par la religion dans la société est
actuellement occupée par l’économie.
C’est celle-ci qui prétend désormais définir la finalité
de la vie humaine, ainsi que ses valeurs, ses obligations et sa
structure sociale. Il ne s’agit pas simplement d’un fait économique
mais d’un système qui
se présente sous le nom trompeur de globalisation.
Cette société néolibérale
exige la concentration de la richesse.
Les riches, qui sont les moteurs de la société, veulent
des biens toujours plus sophistiqués.
À cause de cela, le prix de ces biens diminue graduellement et la classe moyenne y a accès, la tranquillité
de celle-ci étant alors assurée.
Quelques miettes sont données aux pauvres, dans le but
d’essayer d’éviter de nouvelles révolutions.
Un écart toujours plus grand est créé entre les pauvres
et les riches – entre pays riches et pays pauvres et entre les
pauvres et les riches au sein même des pays les plus riches.
Ce système détruit aussi la famille, tout comme il détruit
l’environnement et met en danger la survie de l’humanité. Ici,
nous ne sommes plus simplement en présence d’une « crise »
de civilisation mais d’une opération proprement diabolique, qui
va directement à l’encontre de l’Évangile, où le Fils
de Dieu s’est personnellement identifié aux pauvres et aux opprimés.
Désormais il est immensément plus urgent pour
les Chrétiens d’incarner leur foi dans une réaction active à cette
déroute collective qui mène l’humanité dans le mur que de l’incarner
dans de nouveaux rites inventés sereinement au coin du feu. Essais
de restauration C’est pourquoi tous les efforts de restauration
des formes anciennes de l’expression religieuse sont non seulement
pathétiques et voués à l’échec (malgré leur rentabilité numérique
dans l’immédiat), mais ils apparaissent facilement aux antipodes
de l’Évangile. Jusqu’à
la Révolution française l’Église s’était appuyée sur les monarchies
catholiques pour freiner l’expansion de la modernité. Sans succès.
Après la Révolution, elle confia ce soin à la
Sainte Alliance, qu’elle tenta de restaurer. Encore sans
succès, comme le démontrèrent les Révolutions d’après 1848. Durant
son long pontificat Pie IX essaya d’éloigner le plus complètement
possible les Catholiques du monde moderne, qui se construisait
alors et qu’il ne jugeait pas viable.
Léon XIII ouvrit quelque peu les portes (reconnaissant
la légitimité de la République) mais Pie X retourna à la condamnation
de la modernité. Avec
Vatican II Jean XXIII fit entrer l’Église dans une nouvelle impasse,
au sens le plus positif du mot, l’obligeant à regarder le monde
ambiant avec les yeux de Dieu, avec tendresse et compassion.
Toutes
les crises successives de la religion que j’ai décrites n’ont
aucunement affecté l’Évangile ni la foi de ceux qui avaient -- et ont -- vraiment la foi. Cette foi collective de tous ceux qui croient
en Jésus-Christ et en son message est en train de se donner graduellement
de nouvelles expressions, peu perceptibles parce qu’encore en
gestation, mais réelles. Que
sera la religion de demain si l’on en juge par les semences de
vie nouvelles qu’on peut percevoir un peu partout ? Elle
sera plus mystique que cultuelle, sans rejeter évidemment cette
dernière dimension. Mais,
attention il y a mystique et mystique.
À travers toute l’histoire de l’humanité il y a deux grandes
familles de mystiques : les mystiques de la lumière et les
mystiques des nuits obscures. Il y a les mystiques qui sont fascinés par tout
ce qu’on peut voir, savoir et dire de Dieu et il y a ceux qui
sont fascinés par le fait que Dieu est infiniment autre que tout
ce qu’on peut en dire, en voir, en savoir ou en ressentir.
Les mystiques d’aujourd’hui ne sont pas ceux qui ont des
extases, mais ceux qui ont la grâce de voir l’image de Dieu dans
l’homme victime de la violence toujours plus grande et toujours
plus raffinée de la société d’aujourd’hui.
Comme Mère Teresa qui, au niveau de la sensibilité spirituelle,
a passé à peu près sa vie entière dans la sècheresse, mais a su
voir le Christ dans les mourants des mouroirs de Calcutta. Dans
cette religion de demain, la Parole de Dieu pénétrant chaque cœur
comme une arme à deux tranchants, révélant ce qui s’y trouve et
ouvrant un chemin à la grâce de conversion, sera toujours plus
importante que tous les commentaires que pourront en donner les
autorités. Le culte sera moins la célébration de la toute puissance
de Dieu (comme dans toutes nos oraisons commençant par « Dieu
tout puissant ») que la célébration de sa présence discrète
et humble dans le monde. Cette
religion de demain donnera toujours plus d’importance aux personnes
et moins aux objets pieux. Elle
s’ouvrira toujours plus au dialogue avec tous les humains, de
toutes cultures et de toutes religions, car elle se veut l’expression
de la foi en un Dieu qui a révélé qu’il voulait le salut de
tous. Finalement
cette religion sera une religion redonnant toute sa centralité
à la prière – non pas simplement à des « moments de prière »,
si nombreux et nécessaires puissent-ils être, mais à la
prière continuelle qui consiste à vivre et à agir dans la
conscience continuelle de la présence de Dieu.
Non pas une prière défaitiste qui consiste à demander à
Dieu de faire à notre place ce qu’il nous a donné la mission de
faire, mais une prière qui consiste à bâtir le Royaume avec le
Christ, et selon ses plans, quoi qu’il en coûte. La
foi toute nue révélée dans les lettres de Mère Teresa est un paradigme
pour l’homme d’aujourd’hui : Cette foi, dont le tombeau vide,
dans l’Évangile, est le plus beau symbole.
En effet, dans tous les récits des Évangiles après la mort
de Jésus et avant sa résurrection, il y a toujours ce tombeau
vide qui ne prouve rien mais qui est le lieu de la foi. Les disciples
ont vu Jésus mort et puis ils l’ont vu vivant. Entre les deux il y a un hiatus, le lieu de
la foi, ouvrant sur l’espérance, après l’échec de tous les espoirs
humains. Tout comme il
y a un hiatus, l’espace de la foi, entre le cri de Jésus à son
Père : « Pourquoi m’as-tu abandonné ? » et son
autre parole exprimant son Espérance indéfectible : « Entre
tes mains, je remets mon esprit ». J’ai
dit au début que, dans un moment d’impasse, au cours de la deuxième
génération chrétienne, l’Apocalypse de Jean fut écrit comme un
cri d’espérance. Eh bien, en terminant, plutôt que d’en citer
quelques versets, comme j’avais pensé le faire, je vous invite
plutôt, dans la ligne de la nouvelle dimension religieuse de notre
humanité, à chercher vous-mêmes ces cris d’espérance dans les
événements de votre vie quotidienne.
Au niveau de l’Église universelle, la vie de Mère Teresa,
et les communautés de l’Arche de Jean Vanier seraient de la même
nature que les récits symboliques de l’Apocalypse, et, au niveau
de la société en général, le témoignage des moines bouddhistes
de Birmanie. De nos impasses actuelles il est aussi important
que jamais d’apprendre à prier ;
mais encore plus important d’apprendre à faire de toute
notre vie une prière. C’est
là la « religion » qui plaît à Dieu. Sorinnes, 26 octobre 2007 |
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