Écrits et conférences d'intérêt général



(Dernière mise à jour le 23 juillet 2008)

 

 

 
 

 

           

Pour une spiritualité de l’impasse

 

par : Armand Veilleux

 

 

 

À la messe de dimanche dernier nous avions comme Évangile le récit du juge malhonnête et de la veuve importune.  Cette veuve insiste tellement pour que justice lui soit faite que le juge, bien qu’il ne craigne pas Dieu et méprise les hommes finit par lui faire justice, simplement pour qu’elle arrête de lui casser les pieds.  Jésus, qui faisait probablement allusion à un événement récent que tous dans son auditoire connaissaient, conclut : « Écoutez bien ce que dit ce juge sans justice ! Dieu ne fera-t-il pas justice à ses élus qui crient vers lui jour et nuit ? ».  Et il ajoute cette phrase surprenante : « Mais le Fils de l’homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre. »

 

            S’il s’agissait de l’Évangile de Marc ou de Matthieu, qui ont l’habitude de regrouper dans un même discours des paroles que Jésus a prononcées dans des circonstances différentes, on pourrait penser que cette dernière phrase a été plaquée ici artificiellement.  Mais il s’agit d’un texte de Luc, et qui lui est propre ; et l’on sait que Luc est un bon écrivain.  S’il a mis ici cette phrase c’est qu’elle est vraiment la conclusion du récit et qu’elle en est même la clé. 

 

            La première chose à retenir est que la préoccupation première du Fils de l’homme, au jour du jugement, sera la foi.  Trouvera-t-il la foi sur la terre ?  Sa première préoccupation ne sera donc pas si les structures ecclésiales fonctionnent bien, si les paroisses sont vivantes, si la pratique religieuse est bonne, si les gens sont fidèles à toutes les règles morales qu’on leur a données.  Toutes ces choses sont certes importantes, mais elles ne sont pas la préoccupation principale du Fils de l’homme.  Sa préoccupation principale, lorsqu’il viendra sera s’il trouvera la foi sur la terre, et quelle foi il y trouvera.

 

            La deuxième chose à remarquer dans ce texte, est que la prière, et une prière instante et même importune, est présentée comme un exercice par excellence de la foi. Et, au surplus cette prière a pour but que justice soit faite.  Ce qu’il faut sans doute mettre en lien avec la béatitude : « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice ;  ils seront rassasiés ». La foi dont parle Jésus est donc une foi qui s’exprime dans la prière, mais une prière incarnée dans la recherche d’un monde où règne la justice.

 

 

Pourquoi parler d’impasse

 

            Au moment où l’on m’a demandé de vous parler ce soir et qu’on m’a laissé libre de suggérer un thème, j’étais en train de relire une étude sur saint Jean-de-la-Croix où l’auteur (Sr. Constance Fitzgerald, ocd) expliquait la doctrine de celui-ci sur la prière et surtout sa notion de « nuit obscure de la foi » à partir de la notion d’impasse.  C’est ce qui m’a amené à choisir de vous parler de la situation d’impasse dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui, tout comme l’Église et le monde se sont trouvés plusieurs fois au cours des siècles.

 

            Qu’est-ce qu’une impasse ?  C’est une situation qui semble sans issue.  C’est un problème qu’on ne peut contourner, mais auquel il n’y a aucune solution rationnelle satisfaisante, et dont on ne peut sortir ; qui nous emprisonne.  La caractéristique d’une telle situation est que plus on y applique des solutions « rationnelles », plus la situation s’aggrave.  C’est là que l’image de la Nuit Obscure de saint Jean-de-la-Croix est intéressante.  Dans la Nuit Obscure, après l’acceptation totale et humble de notre impuissance, nous découvrons une lumière cachée qui nous permet de voir clair à la fois en notre propre cœur et dans le cœur de Dieu.  C’est dans cette vision de foi qu’une révélation peut nous être donnée sur chacune des situations que nous vivons.  À travers chacune d’elle Dieu a un message à nous transmettre.  Il est plus urgent de nous efforcer de percevoir ce message que de nous agiter à trouver des réponses humaines logiques à des situations qui sont des messages de Dieu, tout comme les « visions » de l’Apocalypse.

 

            S’il n’y a pas de solution « rationnelle » à une impasse, cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas utiliser notre raison pour essayer de comprendre la nature de cette impasse. 

 

 

Crise de la foi ou crise de la religion ?

 

            Je pense que personne ne niera que l’Église, en tout cas dans nos pays de la vieille Europe – mais aussi de l’Amérique – vit actuellement une situation de crise, qu’on peut certainement décrire comme une impasse.  Pour ne citer qu’un exemple évident : il y a une quarantaine d’années, une paroisse pouvait avoir deux ou trois prêtres.  Puis il n’y eut plus qu’un prêtre par paroisse.  Plus tard un prêtre eut deux ou trois paroisses et maintenant parfois dix ou quinze paroisses.  Il est évident que cette situation ne trouvera pas sa solution en poursuivant l’évolution dans la même direction.  Le remplacement du prêtre par des laïcs à la tête des paroisses peut être une solution, mais ne résout pas l’impasse.  (Je ne prétends pas offrir de solution à ce problème concret ;  je donne cette situation simplement comme l’expression d’une situation). 

 

            Ce que je voudrais plutôt faire est d’offrir un essai d’analyse globale.  Ce que je voudrais suggérer c’est que la situation actuelle n’est pas d’abord une crise de la foi mais une crise de la religion.  Et si mon analyse est juste, la vitalité future de l’Église ne dépendra pas tellement d’efforts pour maintenir ou restaurer des structures religieuses tombées en désuétude mais d’efforts faits pour nourrir la foi et lui permettre de s’épanouir toujours plus en prière – et une prière incarnée dans la soif de justice.

 

 

Foi et religion

 

            Évidemment ce que je vais essayer d’expliquer n’a de sens que si l’on accepte qu’il y a une distinction importante entre foi et religion, même si les deux sont étroitement liées, et même s’il n’y a pas de foi vraie qui ne s’incarne dans une attitude religieuse.

 

 

            J’aimerais expliquer la différence entre foi, religion et leurs diverses expressions en partant d’un récit biblique de l’Ancien Testament.  Il s’agit de la vision de Jacob qui, en route vers le pays de ses ancêtres pour s’y chercher une épouse, a une vision durant la nuit (Genèse, chap.28).  Il voit comme une échelle qui relie le ciel et la terre avec des anges qui montent et descendent cette échelle.  Dans ce songe – qui est tout autre chose qu’un rêve – il a fait une expérience religieuse profonde.  Le matin il se dit : ce lieu est saint, c’est la maison de Dieu (et il lui donne le nom de Beth-el, qui veut dire précisément maison de Dieu).  Il prend alors la pierre sur laquelle il avait  reposé sa tête et en fait un autel, afin que chaque fois qu’il passera de nouveau à cet endroit il puisse non seulement commémorer mais revivre cette expérience spirituelle.  Plus tard il racontera cette expérience à ses fils qui la raconteront à leurs enfants.  Se formera ainsi une tradition, et on en déduira une ligne de conduite à l’égard de Dieu, qui s’exprimera dans une morale.  Encore plus tard, dans les générations suivantes, divers écrits interpréteront cette expérience spirituelle primordiale.

 

            Nous avons ici, en gros, les trois niveaux de l’expérience spirituelle.  Dans un premier niveau, il y a tout d’abord l’expérience spirituelle elle-même, la rencontre personnelle avec Dieu. C’est le niveau de la foi.  Puis vient ensuite le niveau de la mémoire de l’expérience, qui s’exprime à travers des récits, des mythes, des traditions, des codes éthiques, des rituels. C’est le niveau de la religion.  Et puis il y a le niveau de l’interprétation de l’expérience : le niveau des philosophies et des théologies.   Donc, trois niveaux : a) l’expérience proprement dite, b) la mémoire de l’expérience ; c) l’interprétation de l’expérience ; ou, autrement dit : a) le niveau de la foi ; b) le niveau de la religion ; c) le niveau des philosophies et des théologies. La même expérience spirituelle peut s’exprimer dans des formes religieuses diverses. La même religion peut s’interpréter avec des philosophies et des théologies différentes, selon les temps et les cultures.

 

            Ceci peut sembler abstrait, mais a des conséquences très importantes. La foi est autre chose que l’acceptation d’un certain nombre de croyances.  Elle est une relation personnelle avec Dieu. Ce qui est propre au christianisme, ce n’est pas d’être la seule religion, ni même d’être une religion.  Ce qui est propre au christianisme c’est d’être une foi et pas n’importe quelle foi mais la foi en Jésus de Nazareth, Fils de Dieu fait homme. C’est là le fondement  inébranlable du Christianisme. Cela se situe au niveau de l’expérience spirituelle.  D’ailleurs, Jésus ne s’est pas présenté comme un théologien ou un moraliste.  Il a partagé avec ses disciples son expérience.  Il a dit qu’il avait un Père, que son Père et lui étaient un et qu’ils étaient unis dans un amour substantiel qu’il a appelé l’Esprit Saint.  Il a dit aussi que tous ses disciples étaient appelés à vivre cette même expérience qui est essentiellement une relation d’amour avec Dieu.

 

            Les premiers disciples, en particulier les Évangélistes, puis Paul, nous ont transmis à travers leurs écrits leur mémoire de leur propre expérience de vie avec Jésus, puis à la lumière de son enseignement.   S’est donc immédiatement formé une religion chrétienne : expression vécue de la foi, constituée de croyances, de traditions, de pratiques cultuelles et de codes moraux.  Cette « religion » chrétienne, distincte de la « foi chrétienne » bien qu’elle en soit inséparable, n’a cessé d’évoluer et de se transformer au cours des siècles.

 

            Puis, dès qu’on se fut éloigné un peu dans le temps du moment primordial que fut la présence de Jésus parmi les hommes, on se mit à réfléchir sur cette expérience, à essayer de l’interpréter, utilisant d’abord la pensée juive, puis la pensée grecque, puis diverses autres traditions philosophiques venues d’autres cultures.  Ainsi se sont constituées et continuent de se constituer – du moins elles essayent... – diverses théologies chrétiennes, chacune apportant une lumière différente et complémentaire sur le mystère de l’expérience chrétienne.

 

            Cette vision des choses a des conséquences importantes au niveau de l’évangélisation – y compris notre propre évangélisation.  Supposons que j’arrive chez un peuple qui n’a jamais entendu parler du christianisme.  Je puis dire à ces personnes : vos croyances ne sont pas les bonnes, je vais les remplacer par les croyances chrétiennes.  Vos cultes et vos rites religieux ne sont pas les bons, je vais les remplacer par les rites chrétiens.  Tout cela est très bien ; mais aussi longtemps que je ne les ai pas conduits à une relation personnelle d’amour avec Jésus de Nazareth dans la prière, je ne leur ai pas transmis la foi. J’en ai fait des membres de l’institution ecclésiale, pas des croyants.  Et cela vaut aussi pour moi – pour chacun de nous.  Je puis accepter toutes les vérités enseignées par l’Église catholique, pratiquer tous les rites religieux et sacramentels de l’Église, et être fidèles à toutes les règles morales enseignées par celles-ci.  Je suis alors certainement un bon pratiquant.  Mais si je n’ai pas une relation personnelle avec Jésus-Christ dans la prière, je ne puis pas dire que j’ai la foi, dans son sens biblique et fondamental.

 

            C’est dans ce contexte qu’on peut parler d’inculturation.  Il n’y a évidemment pas lieu de faire pour le moment une longue réflexion sur la nature de l’inculturation ; mais disons que celle-ci se produit – car ce n’est pas quelque chose que l’on peut faire, mais quelque chose qui se produit – lorsque le donné de l’Évangile entre en contact avec une culture ou avec un certain donné culturel.  Dans cette rencontre, si elle est vraie, les deux pôles se trouvent transformés : l’Évangile  (ou la foi chrétienne) acquiert une nouvelle forme d’expression et d’incarnation et, d’autre part, la culture en question se trouve transformée, enrichie, en recevant un nouveau sens et une nouvelle finalité.

 

            La foi n’appartient à aucune culture déterminée, mais peut être vécue dans toutes les cultures.  Il n’y a donc pas une culture qu’on pourrait appeler la « culture chrétienne » qui devrait être imposée à tous les peuples lors de leur conversion.  Ce qui existe ce sont des « cultures christianisées ».  Or, aucune de ces cultures n’est jamais christianisée à cent pour cent.  Bien plus, toutes les cultures sont en évolution continuelles et cette évolution, à notre époque, compte tenu des moyens de communication et des rencontres entre les cultures, évoluent de plus en plus vite.  Il faut donc que toutes les cultures qui se considèrent chrétiennes soient sans cesse de nouveau confrontées à l’Évangile dans leur forme nouvelle – il faut donc qu’elles soient sans cesse ré-évangélisées.  Ainsi Jean-Paul II qui parlait souvent d’inculturation durant les premières années de son pontificat parlait plutôt de nouvelle évangélisation dans la dernière partie de son pontificat.  Il s’agissait de la même réalité.  Lorsqu’on parle de ré-évangélisation, on ne veut pas dire qu’il faut recommencer l’évangélisation parce que la première n’a pas réussi ou s’est affadie, mais simplement que la culture qui a été évangélisée n’existe plus, qu’elle s’est transformée en autre chose et que cette nouvelle culture doit être elle aussi confrontée à l’Évangile. Le domaine de la « religion », en tant que distincte de la foi, est le domaine de l’expression de cette foi dans sa dimension culturelle.  La foi, dans sa réalité foncière, est immuable ; mais la religion est quelque chose qui est en constante évolution.

 

            Les premiers disciples de Jésus étaient des Juifs.  Ils vécurent leur foi au Christ tout en continuant à observer les règles de la religion juive.  Ils priaient au Temple avec leurs frères juifs et célébraient la mémoire de Jésus dans le repas eucharistique dans leurs maisons privées. Ils restaient fidèles aux règles de la Loi juive comme la circoncision.  Ils exprimaient leur foi chrétienne dans la religion juive qu’ils avaient conservée et aussi dans d’autres gestes religieux qui leur étaient propres.  Lorsque des non-Juifs reçurent le message de Jésus, en particulier à travers la prédication de Paul et de Barnabé, le problème se posa : fallait-il leur imposer la circoncision et les autres coutumes héritées de la religion juive ?  Ce fut la première impasse rencontrée par le christianisme primitif et la solution ne fut pas facile.  Une rencontre de Paul à Jérusalem avec les autres Apôtres trancha la question ; et ainsi s’élaborait une « religion » proprement chrétienne incarnant la foi chrétienne.  Au même moment, les structures de l’Église évoluaient rapidement pour répondre à des besoins nouveaux.

 

            La communauté chrétienne vécut une nouvelle impasse au cours du deuxième siècle.  Les chrétiens qui avaient d’abord été persécutés par les Juifs commencèrent à l’être violemment par les Romains. Le retour du Christ qu’on avait d’abord cru imminent, tardait, On connut alors, à côté du courage des premiers martyrs, un affaiblissement de la foi chez plusieurs.  Il semblait que les ennemis de la foi chrétienne réussiraient à la détruire.  C’est dans ce contexte que fut écrit le Livre de l’Apocalypse, un livre qui nous paraît étrange, mais qui est en fait, dans un langage très symbolique, un grand cri d’espérance dans un moment de ténèbres  et de difficulté.

 

            Puis, après quelques siècles de persécutions et des milliers de martyrs, un événement imprévu se produisit.  L’empereur de Rome, Constantin, se convertit.  Non seulement il fit cesser les persécutions, mais fit de la religion chrétienne la religion de l’Empire.  Ce fut une nouvelle impasse.  L’Église aurait pu refuser ce mariage avec l’Empire romain.  Elle l’accepta.  Ce qui eut, pour l’évangélisation du monde connu, des résultats positifs incalculables, mais qui eut aussi des résultats négatifs non négligeables.  La foi chrétienne demeurait toujours la même ; mais la religion chrétienne allait être, pour plusieurs siècles, inféodée aux structures de l’Empire romain et des empires qui allaient lui succéder.

 

            S’ouvrit une longue période de l’histoire de l’Occident que, dans le langage des historiens, nous appelons la « chrétienté », (qu’il ne faut pas confondre avec le christianisme).  La « chrétienté », en ce sens, est une période de l’histoire occidentale où l’Église chrétienne, en tant qu’institution au sein de la société civile, exerça une très grande autorité sur celle-ci, jouissant d’une énorme puissance.  Les gens n’étaient probablement pas meilleurs qu’à n’importe quelle période, y compris la nôtre ;  mais les valeurs chrétiennes étaient les valeurs de référence, même pour ceux qui ne les vivaient pas.

 

            Avec l’arrivée de l’ère des Lumières, puis avec les Révolutions successives et finalement avec l’arrivée de la Modernité, cette période de « chrétienté » est terminée.  Ce fut une longue parenthèse dans l’histoire de l’Église.  L’Église apostolique était constituée de petits groupes de croyants, sans pouvoir, qui étaient le levain évangélique dans leurs divers milieux.  Un « petit troupeau » comme avait dit Jésus, qui avait promis d’être avec lui jusqu’à la fin du monde.  De nouveau, après la fermeture de cette longue parenthèse, l’Église est un petit troupeau, sans puissance, appelée non pas à diriger le monde mais à incarner le message évangélique partout dans la pâte humaine à travers le témoignage de chrétiens individuels animés d’une foi profonde et regroupés en petites communautés de croyants. J’oserais presque dire que nous sommes revenus à la situation normale !

 

            Il est clair que les lourdes structures ecclésiales héritées de l’époque où l’Église était puissante et riche ne correspondent plus à cette situation.  C’est une impasse d’une magnitude telle que l’Église n’en avait jamais vécue auparavant.  La foi chrétienne, pour demeurer authentique et vraie, doit réinventer sans cesse son expression religieuse.  Les essais, souvent pathétiques, de recréer une « chrétienté » semblable à celle du Moyen Age, ignorent totalement la distinction capitale entre foi et religion et, au lieu de permettre à la foi chrétienne d’engendrer de nouvelles expressions dans un contact et un dialogue avec de nouvelles cultures, veulent figer cette foi dans des structures du passé.

 

            Ce qu’il faut ne pas oublier c’est que la crise religieuse du monde contemporain n’est qu’un aspect d’une crise beaucoup plus profonde, qui est une crise de société.  Même si certains peuvent voire cette crise essentiellement d’une façon négative et pessimiste, j’aime la voir, en beaucoup de ses aspects, comme un fruit tardif du message évangélique. Je vais m’expliquer.

 

 

Transformation de la dimension « religieuse » de la vie humaine

 

            Repassons, si vous le voulez bien, les grandes étapes de la transformation profonde subie au cours des âges par le christianisme dans sa dimension « religieuse » (en tant que distincte de la foi elle-même, malgré le lien étroit entre les deux).

 

            Le 13ème siècle avec la Scholastique avait établi la « chrétienté » sur des bases solides. Le recours à la philosophie grecque, d’abord platonicienne, puis aristotélicienne, avait permis d’exprimer d’une façon cohérente l’ensemble des vérités chrétiennes, dans une société fortement structurée, où l’Église, surtout après la réforme grégorienne, exerçait une influence prépondérante.

 

            Dès le 14ème siècle, cependant,  apparaissent les premières fissures, les premières contestations du système, avec les mystiques, spécialement de la tradition franciscaine. (Les vrais mystiques sont toujours dérangeants). Durant environ deux siècles toutes ces contestations furent tenues sous contrôle.

 

            Au début du 16ème siècle on assiste à l’explosion du protestantisme, qui commence à convaincre rapidement le public cultivé des villes.  Plutôt que d’entrer en dialogue avec cette contestation qui comportait certes beaucoup d’erreurs mais aussi un questionnement fondé, le Concile deTrente adopta une attitude de force et l’on entra dans une période de guerres des religions.  Ces guerres eurent une fin subite et imprévue causée par une crise générale de la chrétienté (tant d’un côté que de l’autre).  La conviction s’établit chez les élites intellectuelles que la religion était un facteur de guerre  et ne pouvait pas fonder une société pacifique.  Il fallait l’expulser de la vie publique et la réduire au champ de la vie privée de chaque individu. Alors que durant tout le Moyen Âge, la foi chrétienne avait conditionné toutes les structures de la vie sociale, elle était désormais restreinte à la sphère de la vie privée.

 

            Mais aux 18ème  et 19ème siècles, la majeure partie de la population était encore rurale et fidèle au catholicisme traditionnel, soumis au clergé.  L’Église compta sur ces « troupes »-là pour se maintenir.  Ce fut une bataille de 200 ans durant lesquelles on assista à une coexistence assez agressive : d’une part, une chrétienté qui essayait de se perpétuer à travers son implantation dans le monde rural, et, de l’autre un nouveau type de société qu’on appellera plus tard la « modernité » implanté dans la classe intellectuelle et dans la nouvelle industrie.

 

            Après la 2ème guerre mondiale  on connut une époque de coexistence plutôt pacifique entre la religion, toujours plus limitée à la vie privée et une modernité plus tolérante.  Vatican II fut le reflet de cette époque. L’Église se perçoit alors comme existant pour le monde et sait reconnaître dans ce monde, qui pourtant l’a quittée, des semences de vérité surnaturelle.

 

            Avant tout, avec Vatican II, on abandonne une vision pyramidale de l’Église, -- perçue comme une société de caractère surnaturel à côté de la société naturelle -- pour une vision de l’Église comme mystère, ou comme sacrement de la présence du salut parmi les nations.  Ce qui permet une ouverture nouvelle à l’œcuménisme mais aussi une ouverture au dialogue avec les autres religions et les autres cultures y compris la culture moderne et ses diverses expressions religieuses.

 

            C’est tout à fait à tort qu’on a attribué au Concile la vague de sécularisation qui déferla sur l’Europe et, quoique à un moindre degré sur l’Amérique, quelques années plus tard, et la chute rapide de la pratique religieuse en presque tous nos pays. 

 

            La véritable cause en fut une immense révolution culturelle qui se préparait depuis des siècles et qui éclata de façon inattendue deux ou trois ans après la fin du Concile – et qui aurait certainement éclaté de la même façon s’il n’y avait pas eu de Concile. Cette révolution (dont mai 1968 à Paris ne fut qu’une des nombreuses manifestations) affecta toutes les sociétés -- non seulement en Europe -- et toutes les grandes religions, aussi bien les religions anciennes que ce qu’on pourrait appeler les « religions laïques » nées après les Révolutions des derniers siècles.  Elle ouvrit sur une nouvelle ère qu’on a appelé postmodernité et que d’autres préfèrent appeler néo-modernité.

 

            Cette nouvelle culture mondiale (superposée aux autres cultures qui continuent d’exister et qui même en furent parfois réveillées) se manifesta comme une crise du rationalisme de la modernité.  Elle se voulut comme une fin de tous les grands systèmes de pensée qui avaient prétendu être une explication universelle de la réalité (aussi bien les système post-chrétiens – ou même anti-chrétiens -- que les systèmes chrétiens).  Ce fut le rejet de la métaphysique mais aussi une critique radicale des sciences modernes dont le caractère relatif était affirmé et qui étaient réduites à des sciences purement fonctionnelles.  S’ensuivit la délégitimation  de l’université et du système d’enseignement en général, etc.  L’état moderne qui avait prétendu offrir une société juste et pacifique tout en étant l’expression de la volonté des citoyens était aussi rejeté.

 

            Contrairement à ce qu’on aurait pu attendre, les générations filles de celles qui avaient quitté l’Église à l’époque de la modernité ne revinrent pas à la religion de leurs ancêtres à l’époque de la postmodernité.  Ils l’ignorèrent tout simplement.  Elles sont totalement étrangères à leurs symboles. 

 

            En réalité toute cette évolution dont je n’ai malheureusement pu tracer l’histoire qu’à très grands coups de pinceau, n’est aucunement opposée à l’Évangile ni même à la foi, bien qu’elle ait fortement mis en crise et déstructuré les formes de religion dans laquelle cette foi s’était exprimée durant des siècles.  L’une des caractéristiques de cette évolution – qui, encore une fois, touche toutes les cultures et toutes les traditions religieuses – est la nouvelle relation de l’être humain aux symboles en général et à la dimension religieuse de la vie humaine en particulier.  Désormais les hommes – et les femmes – sont en général beaucoup moins sensibles que par le passé (ou même pas sensibles du tout) à tous les symboles fabriqués par les hommes.  Ils sont, par ailleurs toujours plus attentifs à la valeur symbolique de tous les gestes posés et de tous les événements.  (C’est pourquoi tous les efforts pour créer de nouveaux symboles liturgiques ou de nouveaux gestes symboliques n’ont guère eu de succès).  Cette évolution est, me semble-t-il un fruit tardif de l’Évangile.  Dans l’Ancien Testament, comme dans toutes les religions de l’antiquité, le sacrifice était au cœur de la religion.  L’homme, pour domestiquer la violence qu’il porte en lui et l’exorciser, projetait sur une victime cette violence pour la projeter hors de lui.  Jésus a mis fin à cette religion sacrificielle.  Désormais l’homme est obligé de confronter en lui-même la violence qu’il porte et de la vaincre à travers la conversion.

 

            Cette situation nouvelle est une impasse et en même temps une chance pour la foi chrétienne.  Les chrétiens ne peuvent absolument plus trouver leur sécurité spirituelle et psychologique – sans parler de la sécurité sociale et politique – en adhérant  à de fortes structures institutionnelles et en célébrant fidèlement un ensemble de rites religieux.  Ils sont obligés de confronter l’authenticité – ou la non-authenticité – de leur foi dans les expressions qu’elle prend dans toutes les activités de leur vie quotidienne, individuelle et collective.

 

 

La société économique néolibérale

 

            En ce domaine, l’humanité tout entière se trouve confrontée à une nouvelle impasse d’une gravité insoupçonnée : L’immense vide créé par la crise de la religion cléricale d’une part et de la religion rationaliste et laïque d’autre part a été occupé par l’économie.  Il y a en effet un lien très étroit entre la crise de la modernité et de la religion d’une part et l’avènement de la société néolibérale d’autre part.  Ce système néolibéral, adopté et imposé partout par une superpuissance, y compris manu militari a pu se répandre à cause de la critique universelle de l’État et des grands récits, mentionnée plus haut.

 

            La place occupée dans le passé par la religion dans la société est actuellement occupée par l’économie.  C’est celle-ci qui prétend désormais définir la finalité de la vie humaine, ainsi que ses valeurs, ses obligations et sa structure sociale.  Il ne s’agit pas simplement d’un fait économique mais d’un système qui se présente sous le nom trompeur de globalisation. 

 

Cette société néolibérale exige la concentration de la richesse.  Les riches, qui sont les moteurs de la société, veulent des biens toujours plus sophistiqués.  À cause de cela, le prix de ces biens diminue graduellement  et la classe moyenne y a accès, la tranquillité de celle-ci étant alors assurée.  Quelques miettes sont données aux pauvres, dans le but d’essayer d’éviter de nouvelles révolutions.   Un écart toujours plus grand est créé entre les pauvres et les riches – entre pays riches et pays pauvres et entre les pauvres et les riches au sein même des pays les plus riches.  Ce système détruit aussi la famille, tout comme il détruit l’environnement et met en danger la survie de l’humanité.

 

            Ici, nous ne sommes plus simplement en présence d’une « crise » de civilisation mais d’une opération proprement diabolique, qui va directement à l’encontre de l’Évangile, où le Fils de Dieu s’est personnellement identifié aux pauvres et aux opprimés.  Désormais il est immensément plus urgent pour les Chrétiens d’incarner leur foi dans une réaction active à cette déroute collective qui mène l’humanité dans le mur que de l’incarner dans de nouveaux rites inventés sereinement au coin du feu.

 

 

Essais de restauration

 

            C’est pourquoi tous les efforts de restauration des formes anciennes de l’expression religieuse sont non seulement pathétiques et voués à l’échec (malgré leur rentabilité numérique dans l’immédiat), mais ils apparaissent facilement aux antipodes de l’Évangile.

 

            Jusqu’à la Révolution française l’Église s’était appuyée sur les monarchies catholiques pour freiner l’expansion de la modernité. Sans succès.  Après la Révolution, elle confia ce soin à la Sainte Alliance, qu’elle tenta de restaurer. Encore sans succès, comme le démontrèrent les Révolutions d’après 1848.

 

            Durant son long pontificat Pie IX essaya d’éloigner le plus complètement possible les Catholiques du monde moderne, qui se construisait alors et qu’il ne jugeait pas viable.  Léon XIII ouvrit quelque peu les portes (reconnaissant la légitimité de la République) mais Pie X retourna à la condamnation de la modernité.

 

            Avec Vatican II Jean XXIII fit entrer l’Église dans une nouvelle impasse, au sens le plus positif du mot, l’obligeant à regarder le monde ambiant avec les yeux de Dieu, avec tendresse et compassion. 

 

            Toutes les crises successives de la religion que j’ai décrites n’ont aucunement affecté l’Évangile ni la foi de ceux qui avaient  -- et ont -- vraiment la foi.  Cette foi collective de tous ceux qui croient en Jésus-Christ et en son message est en train de se donner graduellement de nouvelles expressions, peu perceptibles parce qu’encore en gestation, mais réelles.

 

            Que sera la religion de demain si l’on en juge par les semences de vie nouvelles qu’on peut percevoir un peu partout ?

 

            Elle sera plus mystique que cultuelle, sans rejeter évidemment cette dernière dimension.  Mais, attention il y a mystique et mystique.  À travers toute l’histoire de l’humanité il y a deux grandes familles de mystiques : les mystiques de la lumière et les mystiques des nuits obscures.  Il y a les mystiques qui sont fascinés par tout ce qu’on peut voir, savoir et dire de Dieu et il y a ceux qui sont fascinés par le fait que Dieu est infiniment autre que tout ce qu’on peut en dire, en voir, en savoir ou en ressentir.  Les mystiques d’aujourd’hui ne sont pas ceux qui ont des extases, mais ceux qui ont la grâce de voir l’image de Dieu dans l’homme victime de la violence toujours plus grande et toujours plus raffinée de la société d’aujourd’hui.  Comme Mère Teresa qui, au niveau de la sensibilité spirituelle, a passé à peu près sa vie entière dans la sècheresse, mais a su voir le Christ dans les mourants des mouroirs de Calcutta.

 

            Dans cette religion de demain, la Parole de Dieu pénétrant chaque cœur comme une arme à deux tranchants, révélant ce qui s’y trouve et ouvrant un chemin à la grâce de conversion, sera toujours plus importante que tous les commentaires que pourront en donner les autorités. Le culte sera moins la célébration de la toute puissance de Dieu (comme dans toutes nos oraisons commençant par « Dieu tout puissant ») que la célébration de sa présence discrète et humble dans le monde.

 

            Cette religion de demain donnera toujours plus d’importance aux personnes et moins aux objets pieux.  Elle s’ouvrira toujours plus au dialogue avec tous les humains, de toutes cultures et de toutes religions, car elle se veut l’expression de la foi en un  Dieu qui a révélé qu’il voulait le salut de tous.

 

            Finalement cette religion sera une religion redonnant toute sa centralité à la prière – non pas simplement à des « moments de prière », si nombreux et nécessaires puissent-ils être, mais à la prière continuelle qui consiste à vivre et à agir dans la conscience continuelle de la présence de Dieu.  Non pas une prière défaitiste qui consiste à demander à Dieu de faire à notre place ce qu’il nous a donné la mission de faire, mais une prière qui consiste à bâtir le Royaume avec le Christ, et selon ses plans, quoi qu’il en coûte. 

 

            La foi toute nue révélée dans les lettres de Mère Teresa est un paradigme pour l’homme d’aujourd’hui : Cette foi, dont le tombeau vide, dans l’Évangile, est le plus beau symbole.  En effet, dans tous les récits des Évangiles après la mort de Jésus et avant sa résurrection, il y a toujours ce tombeau vide qui ne prouve rien mais qui est le lieu de la foi. Les disciples ont vu Jésus mort et puis ils l’ont vu vivant.  Entre les deux il y a un hiatus, le lieu de la foi, ouvrant sur l’espérance, après l’échec de tous les espoirs humains.  Tout comme il y a un hiatus, l’espace de la foi, entre le cri de Jésus à son Père : « Pourquoi m’as-tu abandonné ? » et son autre parole exprimant son Espérance indéfectible : « Entre tes mains, je remets mon esprit ». 

 

            J’ai dit au début que, dans un moment d’impasse, au cours de la deuxième génération chrétienne, l’Apocalypse de Jean fut écrit comme un cri d’espérance.  Eh bien, en terminant, plutôt que d’en citer quelques versets, comme j’avais pensé le faire, je vous invite plutôt, dans la ligne de la nouvelle dimension religieuse de notre humanité, à chercher vous-mêmes ces cris d’espérance dans les événements de votre vie quotidienne.  Au niveau de l’Église universelle, la vie de Mère Teresa, et les communautés de l’Arche de Jean Vanier seraient de la même nature que les récits symboliques de l’Apocalypse, et, au niveau de la société en général, le témoignage des moines bouddhistes de Birmanie.

 

             De nos impasses actuelles il est aussi important que jamais d’apprendre à prier ;  mais encore plus important d’apprendre à faire de toute notre vie une prière.  C’est là la « religion » qui plaît à Dieu.

 

 

Sorinnes, 26 octobre 2007