Vie religieuse en général



(Dernière mise à jour le 22 juillet 2008)

 

 

 
 

De l’impasse aux chemins de libération [1]

 

 

            C’est en 1997, un peu après le Synode de l’Église universelle sur la vie consacrée et l’exhortation post-synodale Vita consacrata, que Jean-Paul II instituait le 2 février, fête de la Présentation de Jésus au Temple, comme Journée de la vie consacrée.  Il donnait à cette célébration trois motifs  Le premier était de remercier Dieu pour le don de la vie consacrée, qui est un charisme appartenant non pas aux religieux et religieuses -- soit individuellement, soit collectivement en tant que communautés -- mais à l’Église, c’est-à-dire au Peuple de Dieu.  Le deuxième était de faire mieux connaître ce charisme à l’ensemble du Peuple de Dieu, y compris les laïcs, les prêtres et les évêques, Enfin le troisième était de donner aux personnes consacrées elles-mêmes une occasion de remercier Dieu de leur vocation et de réfléchir sur ses exigences afin de découvrir comment mieux l’incarner dans l’Église et la Société d’aujourd’hui.

 

 

Se libérer de la peur de la mort

 

            Le fait que cette célébration soit fixée au jour de la fête de la Présentation nous invite à prendre les textes liturgiques de la messe d’aujourd’hui comme point de départ de notre réflexion. J’aimerais donc m’arrêter tout d’abord à une phrase du chapitre 2 de la Lettre aux Hébreux (qui est l’un des deux textes proposés par le lectionnaire comme première lecture). L’auteur dit que Jésus, ayant partagé notre condition humaine, a pu « par sa mort réduire à l’impuissance celui qui possédait le pouvoir de la mort » et qu’il a donc « rendu libres ceux qui, par crainte de la mort, passaient toute leur vie dans une situation d’esclaves ».

 

            Cette dernière phrase me paraît très importante, parce qu’elle peut nous aider à comprendre le sens de notre vie consacrée.

 

Il y a en l’être humain une peur instinctive de la mort et du néant.  Il y a donc aussi en tout être humain un désir inné d’échapper à la mort en se perpétuant.  On peut se perpétuer au moins de trois façons : 1) dans des fils et des filles, 2) dans des possessions matérielles ou dans des empires ou encore 3) dans l’exercice du pouvoir.  Lorsque l’être humain se laisse dominer par cette peur et par ces désirs, il perd sa liberté, il passe toute sa vie dans l’esclavage, comme dit l’auteur de cette Lettre aux Hébreux.

 

            C’est de cet esclavage que doivent nous préserver    ou nous libérer  --  les trois engagements fondamentaux de la vie consacrée. Par le vœu de célibat, nous renonçons à nous perpétuer dans des enfants, dans une descendance.  Par le voeu de pauvreté nous renonçons à nous perpétuer dans des richesses ou des empires matériels.  Enfin, par le voeu d’obéissance nous renonçons à nous laisser dominer par notre volonté propre et à créer des empires politiques.

 

            Cette libération de l’esclavage engendré par la crainte de la mort et du néant est une chose à laquelle est appelé tout Chrétien et même tout être humain.  Ce n’est pas l’exclusivité de ceux qu’on appelle les « Consacrés ».  Mais ces derniers, en s’engageant par les voeux que je viens de mentionner (et éventuellement par d’autres) adoptent un mode particulier de vie afin d’arriver à ce but ultime, qui est celui de tous : la pleine libération de tous les esclavages.

 

            Cette libération n’est cependant pas atteinte simplement du fait que nous nous sommes engagés dans cette voix.  Elle est toujours à faire, ou plutôt à atteindre. Nous sommes toujours en route vers elle. Nos voeux et les autres éléments essentiels de notre consécration sont simplement autant de chemins de libération.

 

 

Au delà de nos impasses

 

            Vous avez probablement été un peu intrigués par le titre de cette conférence, d’autant plus qu’au premier abord il ne semble avoir rien à voir avec la vie consacrée.   Aussi il sera sans doute utile d’expliquer un peu le sens de chaque mot de ce titre avant d’aller plus loin.. 

 

            Le plus important de ces mots est le dernier : « libération ». Je viens d’expliquer comment il nous est suggéré par la lecture de la Lettre aux Hébreux.  Mais nous le retrouvons aussi dans l’Évangile d’aujourd’hui. Lorsque Jésus est présenté au Temple par ses parents, la prophétesse Anne proclame les louanges de Dieu et parle de l’enfant « à tous ceux qui attendaient la libération de Jérusalem ».  Cet enfant est venu dans un but de libération.  Une vie à sa suite sera donc nécessairement orientée vers la libération.

 

            Le second mot important du titre est « chemins ».  Je viens d’utiliser (dans la phrase précédente) l’expression « vie à la suite » du Christ ce qui est une expression qui revient souvent dans l’Instruction Perfectae caritatis de Vatican II sur la vie consacrée.  Celle-ci y est en effet présentée comme un sequela Christi.

 

            Et puis il y a le mot « impasse ».  C’est sans doute celui qui demande le plus d’explication.  Une impasse est une situation qui semble sans issue.  C’est un problème qu’on ne peut contourner, mais qu’on ne peut ignorer.  Un problème auquel il n’y a aucune solution rationnelle suffisante.  Une caractéristique d’une telle situation est que plus on y applique des solutions qui nous semblent « rationnelles », plus la situation d’aggrave.  Dans la vie spirituelle c’est la situation que le grand mystique Jean de la Croix appelle la « Nuit Obscure ». Dans la Nuit Obscure, ce n’est qu’après l’acceptation totale et humble de notre impuissance que nous découvrons une lumière cachée qui nous permet de voir clair à la fois en notre propre coeur et dans le coeur de Dieu.  C’est dans cette vision de foi qu’une révélation peut nous être donnée sur chacune des situations que nous vivons.  À travers chacune de ces situations, Dieu a un message à nous transmettre.  Il est alors plus urgent de nous efforcer de percevoir ce message que de nous agiter à trouver des réponses humaines logiques à des situations qui sont elles-mêmes des messages de Dieu.

 

            Hier, dans le cadre de la Fête de l’Université, à Louvain-la-Neuve, l’un des docteurs honoris causa du jour, Bertrand Picard – qui a réalisé le premier tour du monde en ballon, sans escale – expliquait comment lorsqu’on se trouve dans une situation sur laquelle on n’a aucun contrôle – comme par exemple le manque total de vent ou un vent d’une extrême violence -- la décision la plus sage est souvent celle de décider consciemment et lucidement de ne rien faire et d’obéir aux circonstances qui nous sont imposées, y coopérant activement quand c’est possible.  Il en est souvent de même dans la vie spirituelle.  L’une des formes les plus difficiles et les plus fructueuses de l’obéissance est ce qu’on pourrait appeler l’obéissance à la réalité.  Nous nous trouvons souvent dans des situations que nous ne pouvons pas changer.  Il faut alors nous laisser changer par la situation.

 

            Pour expliquer ce que je considère comme des situations d’impasse, le mieux serait peut-être de prendre quelques exemples bibliques, qui peuvent être considérés comme des paradigmes de vie humaine et de vie chrétienne.

 

 

Impasse de Moîse

 

            Commençons par Moïse.  Sauvé des eaux par la fille du Pharaon il a été élevé à la cour égyptienne et était probablement destiné à de hautes fonctions dans l’administration du pays.  Mais voici qu’un jour il fait un geste qui ne devait pas avoir de grandes conséquences mais qui changea le cours de sa vie. (Si nous considérons nos propres vies, nous verrons qu’il y a assez souvent de ces gestes qui semblent sans conséquence, et que nous posons par simple fidélité soit à notre conscience soit à nos engagements et qui engagent donc tout notre être, et qui finalement changent profondément le cours de notre vie).  Moïse retourne vers les siens et voyant l’un d’entre eux victime de l’oppression, il prend sa défense et tue son agresseur. La chose est connue et il doit fuir.  À environ quarante ans, il doit repartir à zéro.  Il est dans une impasse. Il est donc mûr pour entendre une parole de libération.  Un jour il s’enfonce plus loin dans la solitude – la solitude du désert mais aussi celle de son impasse. Alors un buisson comme tous les autres devient un buisson ardent et il reçoit le message que Dieu veut l’utiliser pour libérer son peuple.  (Noter déjà le lien entre impasse et libération). Il pourra travailler à la libération des autres parce qu’il est lui-même libre, ayant tout perdu et n’ayant rien à défendre.  Il pose alors à Dieu deux questions importantes et complémentaires :  « Qui es-tu ? » et « Qui suis-je ».  À la question « Qui es-tu ? » Dieu répond de façon fort mystérieuse : « Je suis celui qui suis » et à la question : « Qui suis-je pour accomplir une telle tâche ? » il ne reçoit pas de réponse, mais tout simplement la promesse : « Je serai avec toi ».  C’est tout ce qui compte.  On pourrait aussi traduire (au présent) « Je suis  avec toi » et comprendre cette affirmation comme une véritable réponse à la question « Qui suis-je », impliquant une participation à la vie divine. Fort de cette parole, Moïse conduira son peuple à travers la longue impasse du désert, vers la terre promise dans laquelle lui-même ne pénètrera pas.

 

 

Impasse d’Élie

 

            Élie est un ardent prophète de Yahvé.  Fort de la parole divine, il s’adresse sans peur et même avec violence au peuple et aux rois.  Un jour, après avoir mis au défi les prêtres de Baal, et après avoir par son intercession fait descendre le feu du ciel sur l’autel du sacrifice, il conduit ces prêtres près du torrent et les égorges tous – un total de 450 ! – de sa propre main.  Mais alors il apprend que la reine Jézabel veut le faire mourir.  Il n’a plus de parole divine dans sa bouche.  Il a peur.  C’est le grand tournant de sa vie.  Il se rend compte que, sans la parole de Dieu, il est un peureux comme tous les autres hommes. C’est son impasse.  Après plusieurs jours de marche dans le désert, il est découragé.  Il se jette par terre et dit à Dieu. « C’est assez, je n’en puis plus.  Je ne suis pas meilleurs que mes pères.  Prends ma vie ».  Dieu ne prend pas sa vie mais lui envoie son messager qui lui donne tout juste la nourriture et le breuvage dont il a besoin pour continuer son pèlerinage vers la montagne de Dieu, l’Horeb (refaisant à rebours le parcours de l’Exode).  Et là dans le creux de la grotte – matrice où il sera de nouveau engendré – il fait une expérience de Dieu qui le transforme profondément.  Dieu se manifeste non pas dans tous les éléments qui représentent ce qu’Élie était auparavant – le vent violent, la foudre, les tremblements de terre – mais dans une brise légère.  Élie ne sera plus le même après cette expérience profonde de Dieu au-delà de son impasse.

 

 

Impasse de Job

 

            Job est une personne privilégiée par Dieu et par la vie. Il possède tout ce en quoi un homme trouve d’ordinaire son identité et sa sécurité.  Il a un statut social  enviable et un rôle reconnu au sein du peuple de Dieu.  Il a une épouse et de nombreux enfants.  Il possède aussi une fortune matérielle considérable, avec esclaves et serviteurs, aussi bien qu’une bonne santé et des amis.  Un jour vient où il perd tout cela, y compris la compréhension de son épouse et de ses amis.  C’est l’impasse totale.  Mais alors Job fait cette expérience extraordinaire que sans rien de ce qui faisait auparavant toute sa vie, il existe toujours.  Il vit.  N’ayant plus rien à perdre (une situation extraordinaire dans la vie !) il est libre.  Il peut alors se tenir debout et parler très fort à Dieu.  Au-delà de l’impasse, il a connu la libération, et une fois libéré il peut retrouver sans perdre sa liberté tout ce qu’il a perdu.  Il est tout simplement Job, toujours la même personne, qui avait beaucoup de choses, qui les a toutes perdues puis les a retrouvées ; et qui est demeuré à travers tout cela la même personne.

 

 

Impasse de l’enfant prodigue

 

            Un autre exemple de réaction devant l’impasse qui conduit à la vie, c’est celui de l’enfant prodigue. Il était fils d’un père aimant. Il avait connu une existence agréable au sein d’une famille aisée, au milieu de grandes possessions et de nombreux serviteurs.  Mais il a voulu « faire sa vie », avoir une existence autonome, loin de cet environnement protégé, et son père accepta de lui laisser avoir dès son vivant sa part d’héritage.  Ayant tout dépensé il se retrouve sans ressources et sans amis, dans la misère et la faim.  Dans ce moment d’impasse il est finalement ramené à lui-même ; à son véritable moi, au-delà de tous les ego.  Il se dit : « Je me lèverai et j’irai vers mon père ».  Même s’il ne désire qu’être serviteur et avoir de quoi manger, il est rétabli par le père dans sa qualité de fils.  

 

 

Impasse du Jeune Homme riche

 

            Dans la parabole du jeune homme riche, l’histoire se termine différemment.  Cet homme est une excellente personne.  Un vrai bon religieux ! Il désire sincèrement la vie éternelle.  Jésus le regarde et l’aime.  Puis il l’appelle à une nouvelle étape de croissance, qui implique un détachement radical de tout ce qui a fait sa richesse jusque là.  Il rencontre ce genre d’impasse que nous rencontrons chaque fois que nous sommes confrontés à la possibilité d’accéder à un nouveau degré de croissance humaine et spirituelle.  Malgré toute sa qualité humaine et spirituelle, il n’a pas le courage de faire ce détachement.  Et il repart tout triste, de cette tristesse qui  résulte toujours du refus de passer à une nouvelle vie, du refus de la croissance.

 

 

La conversion

 

            Dans chacun de ces exemples, qui pourraient évidemment faire l’objet d’une plus longue méditation, il s’agit de ce qu’on nomme en langage chrétien la conversion.  Celle-ci, comme on le sait, est à la base du message chrétien.  Dans l’Évangile, lorsque Jean-Baptiste commence son ministère sur les bords du Jourdain, son premier message est : « Convertissez-vous ! » ; et lorsque Jésus, après avoir été baptisé par Jean, commence son propre ministère, ses premiers mots sont aussi : « Convertissez-vous ! ».

 

            La conversion à laquelle nous appelle l’Évangile et à laquelle nous confronte chacune des impasses que nous rencontrons au long de notre vie, n’est pas un simple changement de comportement ou d’attitude.  Elle est une mort à soi-même et une résurrection à un moi un peu plus conforme à l’image du Christ.

 

            Pour cela il faut sans cesse nous laisser transpercer par le glaive de la Parole de Dieu qui opère en nous une ouverture à l’action de l’Esprit Saint, comme le vieillard Siméon l’avait prédit à Marie. 

 

            Et cela nous ramène au thème de la fête d’aujourd’hui.

 

 

Récit de la Présentation

 

Toutes les réflexions qui précèdent m’ont été inspirées par le texte de la Lettre aux Hébreux. Je vous invite maintenant à considérer un peu le texte de l’Évangile qui est celui de Luc.  Nous pourrions nous arrêter simplement au geste de la présentation de Jésus par sa mère et y voir un beau symbole de notre propre consécration à Dieu.  Mais faire ainsi serait passer à côté de toute la richesse de ce texte de Luc.

 

            Luc est un excellent écrivain ; et les deux premiers chapitres de son Évangile, qui ne sont qu’en apparence des récits de l’Enfance de Jésus, nous présentent en réalité, d’une façon symbolique, tous les grands thèmes de son Évangile.  Dans le premier chapitre, il met en présence la nouvelle et l’ancienne Alliance, représentées par Jean-Baptiste et Jésus, qui se rencontrent déjà alors qu’ils sont encore dans le sein de leurs mères respectives. Puis le deuxième chapitre nous offre le récit de trois présentations de Jésus.

 

            C’est d’abord Marie qui ayant donné naissance au Premier Né nous l’offre déjà comme nourriture dans une mangeoire. C’est le Premier Né par excellence, le Premier Né du Père Éternel, le Premier Né d’une multitude de frères, qui sera aussi le Premier Né d’entre les morts.  C’est dans cette mangeoire qu’elle le présentera aux Bergers des montagnes environnantes.  En effet Luc ne mentionne pas la visite des Mages avec leurs somptueux présents, mais bien celle d’humbles bergers représentant tous les petits de ce monde. Puis il y aura dans ce même chapitre deux de Luc une troisième présentation : celle que Jésus fera de lui-même au Temple, lorsqu’il aura douze ans.

Dans la présentation d’aujourd’hui il y a deux couples de personnes en présence, avec Jésus au centre : D’une part le jeune couple constitué par Marie et Joseph et, d’autre part les deux vieillards, Siméon et Anne. 

 

Ces deux derniers expriment bien la situation d’impasse dans laquelle se trouvait le Peuple d’Israël.  Depuis longtemps il n’y avait plus de véritable prophète. Israël était occupé par les Romains.  Il y avait bien eu la révolte de Judas Macchabée ;  mais ses descendants s’étaient inféodés au pouvoir étranger.  Beaucoup parmi les plus profondément religieux des Juifs, en particulier les anawim, les « pauvres de Yahvé », s’étaient alors retirés au désert. Ils ne reconnaissaient plus la légitimité du culte du Temple et attendaient la venue du Messie. C’est dans leurs milieux qu’étaient nées la secte des Pharisiens et celle des Esséniens.

 

Que faire dans une telle situation, sinon attendre dans la fidélité et l’espérance : Siméon était un juste et attendait la Consolation d’Israël. Anne, de même, servait Dieu dans le jeûne et la prière.  Tous deux ne pouvaient rien faire : Ils vivaient dans l’attente qui est espérance.  L’esprit Saint était sur eux.  Ils purent donc reconnaître le Messie.

 

Mais cela créa une situation d’impasse pour Marie et Joseph.  Ils s’étonnaient de tout ce qu’on disait de l’enfant – Il n’y avait rien qu’ils puissent faire, sinon conserver tous ces événements dans leur cœur et les méditer. Ce sera la même chose le jour de la « fugue » de Jésus à l’âge de 12 ans.  Marie ne comprit pas, mais elle garda tout dans son coeur.

 

 

 

Impasse de la société

 

            L’attitude de Siméon et Anne impliquait un changement de société. Ils attendaient la libération de Jérusalem et d’Israël, dans tous les sens du mot.  C’est la même attente qu’on retrouve exprimée avec force – et même avec une sainte violence – dans le Cantique de Marie : « Il renverse les puissants de leurs trônes, Il élève les humbles ;  il comble de bien les affamés, renvoie les riches les mains vides... »

 

            Nous vivons aussi de nos jours dans un monde rempli de violence, de haine et d’oppression – aussi bien l’oppression des guerres que celle, structurelle, des disparités économiques et sociales.  L’humanité tout entière se trouve confrontée à une impasse d’une gravité insoupçonnée.  Une certaine forme de mondialisation économique impose un système néolibéral, profondément injuste et inique à tous les pays de la planète. Ce système se caractérise par le fait que toutes les valeurs humaines de quelque ordre que ce soit sont conditionnées par les lois de l’économie et du marché.  Partout où elle s’installe cette économie crée des disparités énormes entre les riches et les pauvres, rendant les uns et les autres prisonniers, les uns de leur pauvreté, les autres de leur richesse. Si le religieux (ou la religieuse) a été libéré(e) par Dieu – ou en tout cas est sur une voie de libération, c’est pour qu’il/elle travaille à la libération des autres.  Il/elle est appelé(e) à travailler à la libération tout d’abord spirituelle de ses frères et sœurs, mais aussi à leur libération économique et politique.  La conversion personnelle, si elle est vraie, doit conduire à une conversion des structures injustes de la société

 

            Ceux qui ont choisi de vivre une vie dite « consacrée » doivent travailler de toutes leurs forces non seulement à leur propre libération, mais aussi à celle des riches (esclaves de la peur de la mort) aussi bien que des pauvres.

 

 

Les impasses de l’Église

 

            Oui, l’Église elle-même se trouve, de nos jours, surtout dans nos pays de vieilles chrétientés d’Europe occidentale, dans une situation d’impasse.  Il serait facile de réciter une longue litanie de choses qui ne vont plus, à tous les niveaux. Mais au lieu de voir tout cela de façon négative et défaitiste, ne peut-on pas y voir une situation de « Nuit Obscure » devant faire déboucher notre Église sur une nouvelle phase de croissance et de maturité ?

 

            Toute situation d’impasse étant un appel à la conversion, la perte de visibilité et de puissance que connaît l’Église, à travers la diminution du nombre de ses ministres et la baisse de la pratique religieuse, ne pourrait-elle pas être vue comme un appel du Seigneur à un style de vie ecclésiale plus humble, pauvre et sans pouvoir ?  Durant plusieurs siècles l’Église a exercé sur la société une profonde influence dans tous les domaines. Cette période de « Chrétienté » n’a pas été sans grandeur et sans effets bénéfiques pour l’Évangélisation.  Elle a aussi connu ses limites et, de toute façon, elle est terminée.  La grâce de l’impasse actuelle est peut-être de ramener l’Église à ce qu’elle fut dans ses débuts : un petit troupeau, un levain vigoureux dans la pâte de l’humanité.

 

            Car l’Église n’existe pas pour elle-même.  Elle existe pour le monde.  Dieu a tant aimé le monde qu’il lui a envoyé son Fils Unique.  À ce monde qu’il a tant aimé, même si celui-ci ne l’a pas reçu, le Christ a envoyé tous ses fidèles.  L’Église n’est pas la communauté d’une petite partie de l’humanité ayant le privilège d’être sauvée, ou en tout cas appelée au salut.  Elle est la communauté de ceux qui ont reçu la mission de témoigner dans leur vie du salut auquel tous, sans exception, sont conviés. 

 

            L’Église est nécessairement visible, mais elle n’a pas à se préoccuper de « sa » visibilité ; elle doit se préoccuper de la visibilité du salut.   Qu’est-ce que le salut ? C’est la participation à la vie divine. Or la vie divine est essentiellement une vie de communion : communion entre le Père et le Fils dans un même Amour, au sein de la Trinité.  Cette communion a été communiquée à l’humanité à travers Jésus de Nazareth, pleinement divin et pleinement humain.  Elle nous est offerte à tous comme un don et une mission.  C’est la mission fondamentale de tous ceux qui croient au Christ non seulement de vivre cette communion mais de la rendre visible en la vivant.

 

            L’espoir fondamental des consacrés – et aussi de tous les Chrétiens -- à l’égard du monde c’est, me semble-t-il, de lui donner et de lui redonner l’espérance, surtout à notre époque où tant d’espoirs ont été trahis.

 

            Dans un monde comme celui où nous vivons, où il y a tant de guerres et de violence ; dans un monde où de prétendus philosophes prônent la lutte entre les cultures et les civilisations, dans un monde où l’on écrase des peuples pour leur infuser de force ce qu’on prétend être la démocratie, dans un monde où les mêmes pouvoirs qui ont mis sur pied des machines de mort se votent ou se font voter par des référendums téléguidés des autoamnisties, les Chrétiens doivent s’efforcer de nourrir l’espérance en semant des espoirs de communion, en vivant eux-mêmes cette communion à tous les niveaux – Communion avec Dieu, communion entre les humains, entre les peuples, les cultures et les religions, communion aussi avec le cosmos.  

 

 

L’impasse dans nos communautés religieuses

 

            De même que pour l’Église en général, il serait facile d’énumérer sur un ton défaitiste et triste tout ce qui ne va pas dans nos communautés religieuses.  Mais n’est-il pas plus évangélique d’y voir une « Nuit Obscure » devant déboucher sur une lumière nouvelle si nous acceptons de passer par la voie de conversion et donc de libération dans laquelle elle nous a fait entrer collectivement.

 

            Nous vivons une crise d’identité. Ce disant, j’emploie le mot « crise » dans son sens original et profond, désignant une situation où un discernement, une décision éclairée s’impose.  Cette crise d’identité s’exprime de bien des façons.

 

            Une de nos pauvretés, de nos jours, est précisément que nous n’avons même pas un nom qui décrive adéquatement notre charisme.  Avant Vatican II on parlait couramment de « vie religieuse » ; mais plusieurs remirent en question cette appellation, puisque toute personne est appelée à pratiquer la vertu de religion et donc à vivre une vie « religieuse ».  Même si les textes du Concile utilisent encore cette expression, ils commencent aussi à utiliser celle de « vie selon les Conseil évangéliques », ou encore de « sequela Christi » ou « vie à la suite du Christ ».  Mais la vie de tout disciple du Christ est une vie à sa suite. Et le Concile a aussi rappelé que tout Chrétien est appelé à vivre, chacun à sa façon, ce qu’on appelle les « conseils évangéliques ».  Depuis le dernier synode sur la vie religieuse, on parle de préférence de « vie consacrée ».  Même si nous savons ce qu’on veut dire par cette expression nous ne pouvons pas ignorer ou oublier que tout chrétien est « consacré » à Dieu par son baptême et sa confirmation.  On a parlé aussi d’état de perfection, mais Vatican II s’est souvenu que Dieu avait appelé tous ses disciples (et non seulement quelques privilégiés) à être parfaits comme leur Père céleste est parfait.

 

            C’est plutôt avec humour que je rapporte ces difficultés linguistiques, même si de savants livres et articles ont été écrits sur ces questions.  Je crois que par toute cette évolution du langage, Dieu qui – heureusement pour nous – a un merveilleux sens d’humour veut nous rappeler que ce qui est le plus essentiel dans notre vie de consacrés est ce que nous avons en commun avec l’ensemble des Chrétiens ; et que ce qui nous distingue d’eux reste secondaire, tout en étant d’une très grande importance, puisque c’est notre charisme propre.

 

            Mais, justement, au moment où nous pensions pouvoir nous rassurer en nous rappelant que nous avons un charisme propre, une spiritualité propre, voici que, tout à coup, de nos jours, dans presque tous les Instituts de vie consacrée des laïcs veulent participer non seulement aux activités de la communauté, mais à sa spiritualité et à son charisme. Là aussi il y a un appel à la libération. Être assez libres pour laisser à l’Esprit la liberté (!) de susciter à notre propre charisme des formes d’expression auxquelles nous n’aurions jamais pensé.

 

            « Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renonce à lui-même... et prenne sa croix et qu’il me suive... ». C’était déjà en quelque sorte le message de Siméon à Marie (un glaive transpercera ton cœur). C’est le message que Dieu nous donne à nous tous à travers ce que nous vivons collectivement de nos jours.  Et la Croix du Christ débouchant nécessairement sur la Résurrection, c’est, en définitive, un appel à la Vie.

 

 

Bruxelles, 2 février 2008

 

Armand VEILLEUX

 

           

           

 

 

 

 

 

           

 

 

 



[1] Conférence prononcée à l’église du Collège Saint-Michel de Bruxelles, le 2 février 2008, dans le cadre de la Journée de la Vie consacrée, organisée par le Vicariat pour la Vie consacrée du diocèse de Malines-Bruxelles.