Questions cisterciennes
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L’identité cistercienne
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Ce
volume décrit l’évolution de notre Ordre au cours d’une période
d’un peu plus d’un siècle. De
toute cette évolution se dégage un très fort sens d’identité.
C’est l’histoire d’un groupe de femmes et d’hommes qui ont su
passer à travers bien des épreuves et plus d’une crise sans perdre
leur identité cistercienne, car celle-ci avait été bien forgée
au cours des siècles précédents faits de déracinement et d’odyssée. Une
personne peut entrer en véritable relation avec une autre uniquement
dans la mesure où elle possède une identité bien affirmée. Un Catholique peut mener un dialogue œcuménique
fructueux s’il est bien ancré dans sa tradition catholique, tout
comme seul un Chrétien solide dans sa foi peut dialoguer en toute
vérité avec un représentant d’une autre tradition religieuse. Enfin, seul quelqu’un bien enraciné dans sa
propre culture est capable de s’enfouir dans une autre culture
de telle sorte qu’en résulte la nouveauté créatrice d’une véritable
inculturation. Il en va de même des institutions et des communautés. Durant
la période d’un peu plus d’un siècle qui nous intéresse, et qu’on
peut facilement diviser en deux grandes tranches – l’avant Vatican
II et l’après Vatican II – notre Ordre a manifesté une identité
bien claire. Durant la première de ces deux tranches d’histoire,
il s’est agi de la fidélité à des valeurs monastiques fondamentales
bien inscrites dans des observances uniformes dans tous les monastères,
de même que dans une tradition juridique clairement
établie dès 1893 et fidèlement vécue. Dès
les années qui précédèrent Vatican II, fort de ses traditions
et en même temps d’un esprit d’aventure hérité des décennies d’odyssée
du temps de Dom Augustin de Lestrange,
l’Ordre n’hésita pas à se lancer dans une vague de fondations
nouvelles aux quatre coins du monde. Il devint vite évident qu’aussi bien l’unité
de l’Ordre que la fidélité à sa vocation monastique ne pouvaient
plus être assurées simplement par la fidélité à des observances
uniformes. Les soubresauts créés par l’irruption de l’Esprit
de Vatican II, et la présence à Monte Cistello à cette époque
de plusieurs étudiants venus de presque tous les monastères masculins
de l’Ordre ainsi que les crises vécues par plusieurs Églises locales
auraient pu faire tout voler en éclat au sein de l’Ordre.
Il n’en fut rien. Tout au contraire. L’une
des raisons qui ont fait que notre Ordre, malgré une diminution
du nombre de ses membres (accompagnée d’une augmentation importante
du nombre des monastères) conserva à travers toute cette période
une grande santé spirituelle et monastique, fut qu’il se lança
dès le Concile dans un effort collectif et collégial de se dire
son identité et de coucher celle-ci dans de grands textes qui
n’ont jamais été le résultat du travail de quelques scribes isolés,
mais toujours d’un dialogue au niveau de l’ensemble de l’Ordre,
et de son objectivation, dans des écrits, d’une
vocation clairement perçue. La
rédaction d’une « Déclaration sur la vie cistercienne »
finalisée au cours du Chapitre de 1969, mais murie bien avant
dans la réflexion au sein des communautés et des réunions régionales,
fut un moment charismatique clé. Toutes les grandes intuitions de ce bref texte
forment comme une trame dont on retrouve les fils dans les Constitutions
et dans tous les grands Statuts rédigés par la suite : sur
la Formation, sur la Visite Régulière et sur l’Administration
Temporelle, sans oublier celui sur les Fondations, continuellement
remanié pour répondre aux situations toujours changeantes. L’intuition
fondamentale de celle Déclaration est que la vie cistercienne
est une vie « entièrement orientée vers l'expérience du Dieu
vivant », ce qui est une très belle façon de décrire ce qu’on
appellerait aujourd’hui « vie contemplative », utilisant
une expression malheureusement trop usée. Ceci est réaffirmé dès le début de nos Constitutions
(C2), où notre Ordre est défini comme « intégralement ordonné
à la contemplation » consacrant ses membres au « noble
service de la divine Majesté » suivant la Règle de saint
Benoît. De même, notre Document sur la Formation, dans
son Prologue, qui est un résumé de toute la spiritualité de nos
Constitutions, décrit la formation comme un long processus nous
conduisant, depuis notre entrée au monastère jusqu’à notre mort,
comme une graduelle transformation à l’image du Christ, et donc
comme une union contemplative avec Dieu.
Selon la conclusion (n. 31) du Statut de la Visite régulière,
celle-ci est conçu comme un événement spirituel offert à chaque
communauté pour assurer sa croissance dans la fidélité à la grâce
cistercienne. Le Statut
sur l’Administration Temporelle s’ouvre par l’affirmation que
« toute l’organisation du monastère tend à ce que les moines
soient intimement unis au Christ », Enfin le but d’une fondation
est de propager cette vie
cistercienne. La deuxième
grande intuition, rejoignant une intuition fondamentale de nos
Fondateurs du 12ème siècle, est que notre vie est clairement
et profondément cénobitique.
Nous sommes de véritables cénobites vivant ensemble dans la solitude
et non des ermites vivant en communauté. « Nous poursuivons cette recherche de Dieu sous une Règle
et un Abbé, dans une communauté de charité, toute entière responsable,
dans laquelle nous nous engageons par la stabilité », dit
la Déclaration de 1969. On
pourrait énumérer un nombre presque sans fin de textes de nos
Constitutions et de chacun des Statuts mentionnés où la responsabilité
de toutes les grandes orientations de la vie de chaque communauté
et de toutes les décisions importantes repose sur la communauté
comme telle. Évidemment,
il s’agit dans chaque cas de la communauté entendue dans un sens
proprement cistercien, c’est-à-dire de l’ensemble des frères « avec
leur abbé » (pour utiliser cette belle expression du Petit
Exorde décrivant les moines de Molesmes partant pour Cîteaux « avec
leur abbé »). Un
troisième aspect de notre identité cistercienne est la pauvreté,
incarnée dans une simplicité de vie. Selon la Déclaration, « le
style général de notre vie cistercienne est simple et austère,
vraiment pauvre et pénitent, dans la joie de l'Esprit‑Saint »,
et selon nos Constitutions (C3.3) les moines sont « en quête
de la béatitude promise aux pauvres » « dans la simplicité
et le travail ». Quant au Document sur la formation, il parle,
dans son Prologue (n.3) de la pauvreté du coeur qui permet de
« courir, le coeur dilaté, dans la voie du service de Dieu »,
après s’être détaché peu à peu de toutes les fausses sources de
sécurité. Le Statut sur l’Administration Temporelle rappelle aussi
dès le début (n. 7) l’importance de la simplicité évangélique
dans l’utilisation des biens dont nous avons l’usage mais qui
sont tous des « biens ecclésiastiques » c’est-à-dire
des biens appartenant au Peuple de Dieu. Cette pratique de la
pauvreté et de la simplicité évangélique sera évidemment un point
important à surveiller au cours de la Visite régulière, et toute
fondation doit s’attendre à vivre pour assez longtemps un
sérieuse pauvreté. Notre
Ordre a été conçu par nos Fondateurs du 12ème siècle
comme une communauté de communautés.
En langage moderne, la dimension collégiale de la sollicitude
pastorale est un aspect essentiel de notre identité cistercienne.
Nos Constitutions le disent clairement dans la belle Constitution
71 qui ouvre leur troisième partie.
Cette dimension collégiale affecte la vie non seulement
des supérieurs mais de tous les membres de l’Ordre.
Chaque fois qu’un membre de l’Ordre accepte la responsabilité
pastorale de sa communauté, il accepte en même temps une responsabilité
pastorale collégiale à l’égard de l’ensemble de l’Ordre. De même
lorsque des moines ou des moniales s’élisent un abbé ou une abbesse,
ils doivent être conscients qu’ils élisent quelqu’un qui devra
exercer cette responsabilité collégiale.
La Visite Régulière est l’un des premiers exercices de
cette collégialité, qui s’exprime aussi par l’approbation des
fondations par le Chapitre Général, une approbation qui inclut
l’acceptation d’une responsabilité collective sur la nouvelle
fondation. Enfin la même
coresponsabilité s’exerce par l’aide matérielle que les
communautés sont appelées à s’offrir. Un
autre aspect de l’identité cistercienne qu’on aimera souligner
– entre tant d’autres qu’on pourrait encore mentionner – est son
incarnation culturelle. La Déclaration de 1969 fut occasionnée
par la nécessité de réaffirmer l’identité foncière de l’Ordre
en même temps que l’on reconnaissait la nécessité d’une diversité
à cause de l’implantation de l’Ordre dans de nombreuses cultures,
toutes en rapide évolution. Dans le même esprit, le Document sur
la formation s’est limité à affirmer les grands principes fondamentaux
de toute formation dans l’Esprit cistercien, laissant amplement
de place pour l’adaptation à toutes les cultures et même appelant
chaque région (n. 69) à faire soigneusement cette adaptation.
Il en est de même du Statut sur l’Administration Temporelle
Le Statut des Fondations n’a cessé d’être révisé, Chapitre
après Chapitre, précisément pour respecter ce besoin d’incarnation
dans des situations culturelles en évolution. On
voit donc que l’Ordre a maintenu, au cours du dernier demi-siècle,
tout au long d’une profonde et rapide évolution, une très claire
et très solide identité, qu’il a su se redire et réaffirmer sans
cesse dans ses textes législatifs et spirituels. Nous pouvons être confiants que cette identité
nettement cistercienne, avec les caractéristique principales que
nous venons de décrire, lui permettra de faire sereinement face
à tous les défis qu’il ne manquera pas de rencontrer au cours
des années qui viennent, aussi bien dans les pays de vielle chrétienté
que dans les jeunes Églises. Scourmont, 18 février 2008 Armand VEILLEUX
[1]
Cette
réflexion apparaîtra dans l’ouvrage collectif sur l’histoire
contemporaine de notre Ordre (OCSO) qui sera publiée prochainement,
sous la direction de Dom Marie-Gérard Dubois. |
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