Vie religieuse en général



(Dernière mise à jour le 22 juillet 2008)

 

 

 
 

Conduits par l’Esprit
Méditation sur la spiritualité de la Vie Consacrée

Armand Veilleux, OCSO

[Conférence donnée le 1 octobre 1997 à un groupe de 800 jeunes Religieuses et Religieux
du monde entier réunis en Congrès à Rome]

Nous avons été appelés par le Christ à le suivre. C’est pourquoi nous nous sommes faits religieux; et c’est pourquoi nous nous retrouvons tous ensemble ici. Après avoir réfléchi hier sur cet appel, nous méditerons aujourd’hui sur la spiritualité de cette vie à laquelle nous avons été appelés et que nous avons choisie.

Lorsqu’on parle de "spiritualité" on se réfère évidemment à l’Esprit. Et lorsqu’on parle d’esprit dans la Bible, on parle de souffle, de vent, de fécondation et de naissance. Chacun et chacune d’entre nous, lorsqu’il entre en son coeur, peut retracer les diverses interventions de l’Esprit qui sont à l’origine de "sa" vie consacrée. Je voudrais vous inviter ce matin à méditer ensemble sur les interventions du même Esprit de Dieu qui sont à l’origine de la vie religieuse dans l’Église, à partir de Celui à la suite de qui nous nous sommes mis, Jésus de Nazareth.

Si vous le voulez bien, nous contemplerons d’abord quelques icônes bibliques, avec lesquelles nous composerons une sorte de grande mosaïque, comme on en voit dans les basiliques romaines. Et j’espère que lorsque toutes ces icônes auront pris chacune leur place, un tableau assez clair des origines de la vie consacrée -- de nos origines à chacun de nous -- se dégagera.

I - Première partie: mosaïque biblique des origines de la vie consacrée

1ère icône: le baptême de Jésus

Commençons avec le baptême de Jésus, parce qu’on peut vraiment y voir les toutes premières origines de la vie religieuse chrétienne.

À l’âge d’environ trente ans, Jésus a quitté sa Galilée pour se rendre en Judée, et avec la foule qui, à ce moment-là, descend de Jérusalem vers les rives du Jourdain, avec la foule des pécheurs, il vient se faire baptiser par Jean. Au moment où il descend dans l’eau, la voûte des cieux se déchire, l’Esprit descend sur lui sous la forme d’une colombe et la voix du Père se fait entendre: "Tu es mon Fils bien-aimé, tu as toute ma faveur" (Mc 1, 9-11).

C’est un tournant important dans la vie de Jésus. Immédiatement après cette descente de l’Esprit sur lui, poussé par l’Esprit, il part pour le désert où il sera tenté par Satan durant quarante jours. Après quoi, il inaugurera son ministère de prédication. .

"Tu es mon fils bien-aimé", a dit le Père...

Mais comment le fils du Père peut-il se trouver là, dans l’eau du Jourdain, parmi les pécheurs, en train d’être baptisé par un ascète au genre de vie au moins apparenté à celui des moines de Qumrân qui vivent là, tout près? Comment cela se fait-il?

Il est là au terme d’un long voyage. Et saint Paul, dans son épître aux Philippiens, nous décrit le long voyage qui a amené Jésus là, à ce moment de son histoire et de notre histoire.

"Lui, de condition divine, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu. Mais il s’anéantit lui-même, prenant condition d’esclave, et devenant semblable aux hommes." (Phil. 2, 6-7).

Cet homme dans les eaux du Jourdain, sur qui descend l’Esprit Saint, c’est le Fils du Père éternel. Il est là au terme d’une longue descente, du sein même de Dieu jusqu’au sein de notre condition humaine. Pourquoi cette descente a-t-elle eu lieu? Pour le comprendre il faut remonter beaucoup plus loin dans l’histoire de l’humanité.

Laissons pour le moment cette icône du baptême, à laquelle il faudra revenir, et ajoutons une seconde icône, dans un autre coin de notre mosaïque. Il nous faut, en effet, remonter à la toute première intervention de l’Esprit dans notre histoire, au moment même de la création.

2ème icône: L’Esprit de la Genèse engendrant la première vie

Les premiers versets de la Genèse nous décrivent tout l’univers créé comme jaillissant de l’Esprit et de la Parole de Dieu -- du Verbe de Dieu. "La terre était vague et vide, les ténèbres couvraient l’abîme et l’esprit de Dieu planait sur les eux" (Gen. 1,2). Le chaos primordial est fécondé par l’ombre de l’Esprit, et tout l’univers créé naît de l’intervention de la Parole. "Dieu dit..." Sept fois. Dieu dit, et apparaît la lumière. Dieu dit, et les eaux sont séparées de la terre. Dieu dit et brillent le soleil et la lune... Mais surtout, au dernier jour, Dieu dit: "Faisons l’homme à notre image, comme notre ressemblance" (Gen. 1, 3-28).

Dieu modela l’homme avec la glaise du sol et insuffla dans ses narines son propre souffle de vie -- son propre esprit -- et l’homme devint un être vivant (Gen. 2,7). L’être humain fut donc créé à l’image de Dieu, avec en lui le souffle même de Dieu, avec, comme dira saint Pierre, une participation à la nature même de Dieu (2 Pierre 1,4). Il y a donc en l’être humain, une semence de vie divine appelée à croître sans cesse. Et puisque cette semence est divine, nous pouvons dire que nous sommes nés avec une capacité infinie de croissance.

Ainsi commençait la grande aventure de l’homme et de la femme. Aventure qui, comme nous le savons, fut marquée dès les premiers jours, par le péché. Et l’essence même du péché est d’être le refus de la vie, de cette vie que l’Esprit veut toujours faire croître en nous en plénitude.

Mais un jour, au cours de la longue marche de l’humanité, apparu un être humain en qui il n’y avait aucun refus de la vie, en qui il y avait, au contraire, une ouverture totale. Apparut une femme Immaculée dès sa conception, si totalement ouverte, que l’Esprit de Dieu -- le même Esprit qu’on retrouve présent partout où il y plénitude de vie -- vint sur elle, comme il était venu sur le chaos primitif, comme il vint trente ans plus tard sur Jésus, comme il viendra sur les disciples le jour de la Pentecôte, comme il est venu sur chacun de nous le jour de notre baptême et de notre confirmation et le jour de notre profession religieuse. L’Esprit vint sur elle, et elle devint enceinte de Dieu (Luc 1,35). Elle donna naissance à Dieu (Luc 2,52). Elle donna naissance à un homme en qui l’image de Dieu était si totalement réalisée qu’il était pleinement homme et pleinement Dieu. A la fois pleinement homme comme Dieu avait destiné l’homme à être, et fils du Très Haut. De sa chair et de son sang, comme de l’amour de son coeur elle donna naissance à Dieu. Elle est Theotokos.

Revenons maintenant à notre première icône, celle du baptême. Ce fils de Marie a grandi en sagesse et en grâce devant Dieu et devant les hommes, comme tout autre être humain. Lorsqu’il se présente devant l’ascète Jean pour se faire baptiser, ce geste est non seulement l’aboutissement de ses premières trente années de croissance personnelle. C’est aussi l’aboutissement de millions d’années de préparation divine, de millions d’années de croissance de la semence de vie divine mise en l’humanité au matin de la création.

Et maintenant, que fait Jésus, après son baptême, avant même ses quarante jours au désert, si l’on suit la chronologie de Jean? -- Il appelle des disciples à le suivre. Ce sera la troisième icône de notre mosaïque.

3ème icône: l’appel des disciples

Chacun des évangélistes nous a décrit à sa façon ce moment si important de son appel. Arrêtons-nous pour le moment à la description pleine de tendresse que nous en a laissé saint Jean. Tout d’abord, Jean était disciple du Baptiste; et celui-ci, dans un geste de grande liberté et de grand détachement, envoie ses propres disciples à Jésus, au lendemain du baptême de ce dernier. "Celui qui m’a envoyé baptiser dans l’eau, m’avait dit: Celui sur qui tu verras l’Esprit descendre et demeurer, c’est lui qui baptise dans l’Esprit Saint" (Jean 1,33).

Les premiers à être fascinés par Jésus sont André et Jean. Dès qu’ils entendent le Baptiste dire: "Voici l’agneau de Dieu", ils se mettent tout simplement à le suivre. L’expression mérite d’être notée. C’est la première mention de la sequela Christi dans l’Évangile. Jésus se retourne et leur demande: "Que cherchez-vous?" -- "Maître, où demeures-tu", disent-ils. -- "Venez et voyez", répond Jésus. Ce dialogue au style lapidaire, d’une beauté incroyable dans sa concision et dans son intensité d’émotion, rappelle sans doute à beaucoup d’entre nous le jour où nous avons pour la première fois perçu l’appel. Pouvons-nous, comme Jean, dire que c’était tel jour, à telle heure, en tel lieu ?... Comme de vieux époux se rappellent le lieu, le jour, l’heure de leur première déclaration d’amour (Jean 1,29-39).

André va chercher Pierre. Le lendemain Jésus interpelle directement Philippe et Philippe appelle Natanaël (Jean 1,40-51). Et ainsi se forme rapidement autour de Jésus une petite communauté. Chacun est appelé personnellement, par son nom, comme nous-mêmes nous avons été appelés, chacun par notre nom. Au cours des mois et des quelques années qui suivirent cet appel, ces disciples spécialement choisis formeront autour de Jésus une communauté, qu’on appellera plus tard la communauté apostolique. Les foules s’attachent à Jésus pour des motifs mélangés, puis le quittent. Certains, qui ont reçu son message et cru en lui, veulent aussi se mettre à sa suite, mais Jésus n’accepte pas. Certains sont même des amis très intimes, comme Marthe, Marie et Lazare, mais ne font pas partie de ce petit groupe de disciples, parmi lesquels se trouvent ceux qui seront choisis un jour comme les Apôtres, et qui suivent Jésus partout où il va, adoptant son style de vie austère et son ministère auprès des pécheurs et des malades.

À ces disciples qui le suivent Jésus présente des exigences très grandes, même radicales, exprimées plus d’une fois en des formules très incisives qui nous semblent même brutales:

" Laisse les morts enterrer leurs morts et viens, suis-moi..." (Luc 9,60).

"Qui met la main à la charrue et regarde en arrière n’est pas digne de moi..." (Luc 9,62).

"Celui qui aime son père, sa mère, ... plus que moi n’est pas digne de moi..." (Mt 10,37).

"Qui ne prend pas sa croix et ne vient pas à ma suite n’est pas digne de moi" (Mt 10,38).

Mais il leur fait aussi des promesses:

"Quiconque aura quitté père ou mère... recevra le centuple" (Mt 19,29).

Durant les premiers siècles de l’histoire du monachisme, qui sont les premiers siècles de l’histoire de la vie religieuse, on fera constamment référence à cette communauté des disciples (ou des apôtres) avec. Ce sera le modèle auquel on se référera sans cesse.

Du baptême, on est passé à l’appel des premiers disciples et de cet appel à leur vie à la suite du Christ. Il faut maintenant placer une autre icône au centre même de notre mosaique: celle de la Transfiguration.

4ème icône: la Transfiguration

Cette icône a été choisie comme point de départ de l’Instruction post-synodale de Jean-Paul II sur la vie consacrée. Elle exprime en effet avec une intensité particulière plusieurs des aspects importants de notre vie consacrée.

Cette scène se situe à un moment particulièrement crucial de la vie de Jésus. Les foules ont commencé à le déserter. Il sait qu’il va bientôt mourir. Il a commencé à annoncer sa mort à ses disciples. Il prend alors avec lui trois d’entre eux, avec qui il a des rapports plus profonds, et les introduit un peu dans le mystère de sa gloire sans doute, mais aussi, et d’abord, de sa mort prochaine (Mt 17,1-9; Mc 9,2-9; Luc 9, 28-36).

Pour nous aider à comprendre cette scène, revenons, si vous le voulez bien, à l’hymne christologique du chapitre second de la Lettre aux Philippiens, dont nous avons écouté les premiers versets il y a quelques instants. Le Verbe, qui était en Dieu "in forma Dei" s’est anéanti, s’est vidé (kenosis), il s’est fait semblable à nous:

il s’humilia plus encore, obéissant jusqu’à la mort et à la mort de la croix! (Phil. 2,8).

C’est là que s’achève ce mystère insondable de "descente" du Fils de Dieu. Il a renoncé à tout privilège, à tout droit. Il n’a voulu rien "retenir". À partir de ce moment il peut tout "recevoir" comme grâce, comme don:

Il s’est anéanti...c’est pourquoi Dieu l’a exalté et lui a donné le Nom qui est au-dessus de tout nom. Lorsqu’on refuse de faire valoir ses droits sur les autres, lorsqu’on renonce à ses privilèges, alors on peut tout recevoir comme un "don" (Phil. 2,9).

Ainsi nous sont clairement montrées toutes les étapes du chemin à parcourir par quiconque veut se mettre à la suite du Christ. Il s’agit d’un chemin de communion qui implique le renoncement total à soi-même, un chemin de mort à soi, qui débouche sur la communion dans la plénitude de vie, mais d’une plénitude qui ne peut qu’être don. Un don que ne peut recevoir que celui ou celle qui s’est vidé/e (kénose) de toute prétention à quelque droit que ce soit, de tout attachement. "Celui qui veut sauver sa vie la perd... celui qui la perd à cause de moi la trouvera" (Mt 16,25)

Nous reviendrons dans un instant, et assez longuement, sur cette réalité de la communion, qui est au coeur de la vie consacrée. Mais il nous faut, auparavant, combler les quelques espaces libres qui restent sur notre mosaique, par deux autres icônes. La première des deux est celle de la Dernière Cène:

5ème icône: La dernière Cène

Jean, le même Évangéliste qui nous a raconté avec une telle intensité d’émotion son appel et celui des autres disciples de la première heure, nous a aussi raconté la dernière Cène avec une touche délicate qui nous permet de comprendre dans leur vrai contexte les exigences si radicales de Jésus mentionnées il y a quelques instants.

Jésus ouvre tout grand son coeur, à la fois à son Père et à ses disciples. Et la réalité centrale qui revient tout au long de ces discours de la Dernière Cène, c’est celle de la communion, de l’amour. Il a aimé le Père, c’est pourquoi il a toujours fait sa volonté. Il a aimé ses disciples, c’est pourquoi il leur a partagé tout ce qu’il a appris du Père. Ils veut qu’ils soient un comme Lui et le Père sont un. Et il leur fait une promesse: "Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole, et mon Père l’aimera et nous viendrons à lui et nous ferons chez lui notre demeure" (Jean 14,23).

Nous désirons tous habiter en Dieu. Or ce que Jésus nous annonce ici c’est que Lui et son Père veulent habiter en nous, faire en nous leur demeure permanente. Et cela nous amène à notre sixième et dernière icône, celle de la Pentecôte.

6ème icône: la Pentecôte

Restons pour le moment avec l’Évangéliste Jean, qui place la Pentecôte au soir même du Jour de la Résurrection et qui la décrit comme une nouvelle Genèse. (Jean 20, 19-23).
Jésus entre au Cénacle, toutes portes étant closes, se fait reconnaître comme le Christ ressuscité, par ses mains et son côté et leur dit: "Comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie" (Jean 20, 21). Cela dit, il souffla sur eux (tout comme Jahwé avait soufflé dans les narines du premier homme) et leur dit: "Recevez l’Esprit Saint" (Jean 20, 22)

Nous sommes revenus au point de départ: la communication du Souffle de Dieu, de la vie divine. Au début c’était le don primordial de la vie, dans toute sa fraîcheur. Mais cette fois il s’agit d’une communication de l’Esprit qui rétablit l’image défigurée, qui redonne la vie perdue: "Ceux à qui vous remettrez les péchés ils leur seront remis" (Jean 20, 23). Luc, dans les Actes, nous raconte l’irruption de l’Esprit sur les disciples aux jours de la Pentecôte d’une façon encore plus dramatique, sous la forme de langues de feu.

Ce jour-là est née l’Église, la communauté des disciples de Jésus; cette communauté qui a désormais mission d’incarner visiblement devant les hommes cette plénitude de vie, cette communion avec le Père dans le Fils, qu’il a apportée à l’humanité.

Dès ce moment, avec l’Église, naît aussi la vie religieuse. Car dès la première génération chrétienne, des femmes et des hommes se sentent appelés à adopter comme forme permanente de vie les renoncements radicaux que Jésus avait exigés de ceux qui l’avaient suivi de plus près ou qu’il avait demandé à telle ou telle personne, comme le jeune homme riche, qui avaient voulu le suivre. Ces vierges -- des deux sexes -- et ces ascètes vivront au sein des Églises locales, certains se retireront plus tard dans la solitude et leur relation avec la communauté ecclésiale se précisera graduellement. Quelques siècles plus tard apparaîtra l’institution monastique. Les engagements fondamentaux seront graduellement précisés sous formes de voeux. On assistera à travers les siècles, surtout en Occident, à un phénomène constant de diversification des formes de vie consacrée. Mais on peut dire sans hésiter que, dans sa réalité fondamentale, cette forme de vie chrétienne qu’on appelle maintenant "vie consacrée" existe depuis la première génération chrétienne, qu’elle s’enracine dans la vie des disciples qui ont suivi Jésus au cours de sa vie publique, et qu’elle prend son origine dans le Baptême même de Jésus. Je reviendrai tout à l’heure sur ce dernier point.

* * * * *

Si nous prenons maintenant un certain recul et que nous regardons non pas à telle ou telle icône, mais à l’ensemble de la mosaique, nous pouvons avoir une idée d’ensemble assez claire de la vie consacrée comme d’une vie de communion. Cela est vrai, bien sûr, de toute forme de vie chrétienne. Mais cela est vrai avec des modalités particulières de la vie consacrée, comme sequela Christi selon le modèle de la première communauté apostolique.

La vie intime du Père, du Fils et de l’Esprit est une danse d’amour, une vie d’éternelle et d’infinie communion. C’est cette communion que Dieu a voulu communiquer à l’humanité en créant l’homme et la femme à son image et en leur transmettant son Souffle de vie. C’est pour tracer le chemin de retour vers la pleine configuration à l’Image de Dieu, perdue, que le Père a envoyé son Fils jusqu’à nous. Non seulement Jésus est, pour tous, le chemin de retour vers le Père; mais, au cours de sa vie terrestre, dans la forme d’existence qu’il a vécue avec ses disciples immédiats -- vie de chasteté, de pauvreté, d’obéissance au père, de prédication de la parole et d’attention aux petits, dans la communion fraternelle -- il a donné l’exemple d’une forme particulière de vivre ce retour au père, que nous avons adoptée lorsque nous avons fait notre profession religieuse.

C’est de cette dimension spirituelle de la vie religieuse comme vie de communion, qui sera l’objet de la seconde partie de cette méditation.

II - Deuxième partie: La vie consacrée comme vie de communion

Le but ultime de notre vie consacrée est de réaliser en plénitude ce mystère de communion auquel nous avons été appelés et dont Jésus nous a tracé le chemin.

Nous devons vivre cette communion à tous les niveaux de notre existence quotidienne. Nous sommes appelés à communier entre nous dans chacune de nos communautés locales, à communier avec l’ensemble de l’Église, à communier avec nos frères et nos soeurs dans le monde à la construction d’une culture nouvelle, à communier avec les plus petits et les plus démunis, etc. Mais, avant tout, nous sommes appelés à communier avec Dieu. Quand je dis "avant tout", cet "avant" exprime une priorité d’importance et non de temps, car toutes les autres formes de communion sont ce en quoi s’incarne, se réalise et se manifeste notre communion avec Dieu.

Tout comme il serait faux de penser que la communion avec Dieu ne se réalise que dans la prière, avant de passer à la communion avec les hommes, il serait illusoire de penser qu’une communion avec Dieu à travers l’activité apostolique est possible sans une rencontre constante avec Dieu dans la prière.

1) Communion avec Dieu dans la prière silencieuse

"Quand tu pries, dit Jésus, retire-toi dans ta chambre, ferme sur toi la porte, et prie ton Père qui est là, dans le secret" (Mt 6,6). C’est là la première recommandation que fait Jésus au sujet de la prière, dans l’Évangile. Il s’agit donc d’une rencontre contemplative, de coeur à coeur. Il ne s’agit pas d’une vague rencontre avec une divinité abstraite, mais d’une rencontre avec notre Père.

Il s’agit aussi d’une prière expressément "christique", puisque Dieu est notre père uniquement parce que Jésus, le Christ, est le premier né d’une multitude de soeurs et de frères (Rom 8,29), et que c’est en lui et par lui que nous sommes nous aussi filles et fils du Père.

"Dans le secret", dit Jésus. Cette rencontre a besoin de moments d’intimité et de secret, comme toute relation personnelle profonde. On ne cache pas ses grandes amitiés; au contraire on est heureux que tout le monde les connaisse. Mais c’est quand même dans le secret que des amis se disent et se redisent sans cesse les choses qui les unissent au plus profond. Cela vaut aussi de notre amitié avec Dieu; c’est là une des lois de l’Incarnation.

Si c’est dans le Christ et par le Christ Jésus que nous rencontrons Dieu comme Père, cette rencontre ne se fait pas sans que vienne se poser sur nous l’Esprit du Père et du Fils, qui est le souffle d’amour qui les unit. Saint Paul, dans l’Épitre aux Romains, au chapitre 8, nous donne l’une des plus belles descriptions de la prière chrétienne que nous ayons dans le Nouveau Testament. Tout d’abord il nous dit que nous n’avons pas reçu un esprit de servitude et de crainte mais un esprit de fils et de filles adoptifs qui nous permet de crier "Abba, Père!" (Rom 8,15).

Dans cette parole -- Abba! -- Jésus exprime tout son être propre. Le Père se dit tout entier dans son Fils et quand le Fils répond "Abba", il exprime dans cette simple parole tout son être. Jésus est prière. Quant à nous, comme nous sommes toujours en voie d’être graduellement conformés à son image, nous ne sommes pas prière, mais nous nous sommes sans cesse en train de devenir prière.

Nous ne savons pas prier, dit encore Paul dans ce même chapitre, mais l’Esprit prie en nous dans un gémissement qui ne peut être exprimé en mots (Rom 8,26). Quel est ce gémissement, qui s’apparente aux douleurs de l’enfantement, si ce n’est l’expression de ce désir qui a été mis en notre chair et en notre coeur au moment de la création? si ce n’est cette aspiration à ce que l’image de Dieu en nous soit rétablie dans toute sa beauté? Ce gémissement de l’Esprit en nous, c’est le souffle même de Dieu, qu’il a insufflé dans les narines du premier homme au matin de la Genèse. En définitive, dans l’économie du salut instaurée par Jésus, l’unique prière qui existe est cette prière de l’Esprit de Dieu en nous. Tout le reste de ce que nous appelons prière, et qui garde une très grande importance, n’est qu’un ensemble de moyens pour permettre à cette prière de l’Esprit de jaillir en nous, pour nous permette de nous unir à elle et de la faire nôtre, de sorte que nous aussi nous puissions dire en paraphrasant un peu Paul: "Je ne prie pas; c’est l’Esprit de Dieu qui prie en moi" .

L’intensité de cette prière sera égale à l’intensité de notre amour. Et c’est peut-être dans ce contexte que nous pouvons le mieux comprendre le sens de notre célibat consacré. Dans la littérature ascétique primitive, de langue syriaque, très proche de l’hébreu et de l’araméen parlé par Jésus, le nom de l’ascète ou du moine, qui est de la même racine que le mot utilisé pour traduire le nom du messie, le yahid, est un mot qui signifie la simplicité radicale, c’est-à-dire l’absence de toute duplicité, bien sûr, mais aussi l’absence de toute division du coeur entre Dieu et autre chose ou Dieu ou Mammon. Notre coeur est-il partagé entre Dieu et autre chose? Il faut couper. "Si ta main droite est pour toi un objet d’achoppement, dit Jésus, coupe-la..." (Mt 5,30)

Par le célibat et la virginité consacrée, nous exprimons à quel point nous avons été fascinés par l’amour que Dieu a pour nous, comme pour toute l’humanité, et nous voulons nous laisser totalement imprégner de cet amour. Nous voulons l’aimer nous-mêmes avec tout l’amour dont il nous a aimés. Alors que la grande majorité des femmes et des hommes sont appelés à incarner leur amour de Dieu dans l’amour exclusif d’un conjoint, nous sommes appelés à centrer d’une façon indivisée notre capacité d’aimer sur Lui, afin que cette amour puisse se déverser ensuite sur les autres, non pas comme un amour qui soit nôtre et qui exige un retour, mais comme son amour à Lui, tout gratuit.

Ce difficile don de nous-mêmes -- peut-être vaut-il mieux parler de renoncement à nous-mêmes, comme le Verbe de Dieu "qui était dans la forme de Dieu et qui s’est anéanti" (Phil. 2,6) -- ce difficile renoncement qu’est la virginité consacrée ne peut se vivre sainement que s’il est un fol amour de Dieu qui se dit sans cesse dans le secret de la prière silencieuse, "dans le secret", où il est d’abord sans cesse entendu et reçu.

C’est aussi dans ces "rencontres secrètes" et dans ces échanges avec le Père que nous recevons l’onction qui peut faire que notre virginité ne soit pas dessèchement affectif mais, au contraire, nous confère graduellement une liberté du coeur qui nous permette d’aimer tous ceux et celles qui sont mis sur notre chemin, et surtout ceux qui en ont le plus besoin, les blessés de la vie et les blessés de l’amour.

Nourrie chaque jour dans ces moments de rencontre silencieuse, notre prière deviendra graduellement une prière constante, une prière de tous les instants. C’est là le deuxième enseignement de Jésus sur la prière: prier sans cesse (Luc 18,1; 1Thess 5,17).

Tout au long de la tradition chrétienne diverses "méthodes" de prière ont été développées. La plus traditionnelle et sans doute la plus "chrétienne" de toutes est la lectio divina, c’est-à-dire la lecture attentive de la Parole de Dieu, laissant cette parole pénétrer en nous, nous interpeller personnellement et nous transformer graduellement et imperceptiblement. D’autres méthodes ont été développées au cours des derniers siècles et même à notre époque. Bien des chrétiens trouvent profit, ou ont trouvé profit au moins durant une partie de leur cheminement spirituel, dans l’utilisation de méthodes élaborées dans d’autres grandes traditions religieuses. On peut appliquer à toutes ces méthodes la parole de Jésus: jugez l’arbre à ses fruits (Mt. 7,16).

L’important est de nous souvenir qu’aucune méthode, quelle qu’elle soit, ne peut engendrer la prière. Toute prière chrétienne est un pur don de l’Esprit. Nous ne pouvons que nous disposer à recevoir ce don, d’une part par la pureté de notre vie, et d’autre part en faisant la paix en nos coeurs au moment où nous entrons "dans le secret" pour nous laisser saisir par la présence de Dieu qui sans cesse nous enveloppe mais dont nous sommes trop souvent inconscients. Toute méthode qui nous aide à éliminer en nous les obstacles à l’action de l’Esprit, où qui rétablit en notre corps et en notre psyché la tranquillité qui nous permet d’être attentifs, est une aide appréciable à la prière.

Si Dieu nous invite à vivre cette communion avec lui, dans le Fils, cette communion doit alors se manifester et se réaliser dans l’Église qui est le sacrement en qui ce mystère de la communion avec Dieu est rendu présent dans le signe visible de disciples de Jésus exprimant leur communion dans la foi, l’amour et l’espérance aussi bien à travers leur vie de tous les jours qu’à travers la pratique sacramentelle.

2) Communion en Église

L’Église, telle que nous la décrit la Constitution Lumen Gentium de Vatican II, est avant tout un mystère (mysterion -- sacramentum) de communion. Elle est le moyen par lequel le Christ, qui est le "sacrement primordial", la pleine manifestation visible de la communion entre Dieu et l’humanité dans un homme-Dieu, continue d’être présent au monde, de sorte que nous puissions sans cesse le rejoindre dans son humanité même. Elle est ce signe visible, à travers l’activité sacramentelle dans laquelle elle exprime visiblement sa foi au mystère du salut signifié sous divers aspects, et dans laquelle elle reçoit ce qu’elle signifie. Elle est aussi ce signe, par la façon dont elle vit les béatitudes à travers ses membres. Et la loi de l’incarnation veut que cette "Assemblée des saints" ait aussi toutes les limites inhérentes à une société humaine, tout comme le Fils de Dieu, en s’incarnant, a assumé toutes les limites inhérentes à l’existence terrestre.

En tant que religieux nous vivons ce mystère de communion ecclésiale à plusieurs niveaux:

    dans notre vie sacramentelle et notre prière liturgique, où se nourrit quotidiennement et s’exprime visiblement cette communion

    dans nos communautés locales, dont chacune est une manifestation visible du mystère intégral de la communion ecclésiale;

    dans notre participation à la mission évangélisatrice et d’humanisation confiée par Jésus à son Église;

    par notre communion dans une obéissance adulte, humble et sincère à ceux qui, au sein de l’Église universelle comme au sein de nos communautés ont un ministère d’autorité à remplir au service de la communion.

Et c’est donc dans ce contexte que nous devons comprendre notre voeu d’obéissance. Pour cela in nous faut revenir une fois de plus à l’hymne christologique du deuxième chapitre de l’épître de Paul aux Philippiens. Il faut tout d’abord faire attention au contexte dans lequel Paul cite cet hymne.

Paul est en train d’exhorter les Philippiens à la communion fraternelle; et il le fait avec une intensité émotive qui laisse percevoir que cette communion n’était pas plus facile pour les Philippiens qu’elle ne l’est généralement pour nous: "Je vous en conjure par tout ce qu’il peut y avoir d’appel pressant dans le Christ, de persuasion dans l’Amour, de communion dans l’Esprit, de tendresse compatissante..." (Phil. 2,1). Et à quoi les exhorte-t-il? À des choses très simples, mais dont nous avons tous fait l’expérience de la difficulté dans notre vie communautaire: "ayez le même amour, une seule âme, un seul sentiment; n’accordez rien à l’esprit de parti, rien à la vaine gloire, mais que chacun par l’humilité estime les autres supérieurs à soi; ne recherchez pas chacun vos propres intérêts mais plutôt que chacun songe aux autres" (Phil. 2, 2-3). Et c’est à ce point que Paul donne comme exemple de tout cela, le Christ, et plus précisément le Christ obéissant.

"Ayez en vous les mêmes sentiments qui furent dans le Christ Jésus" (Phil. 2, 5), dit-il. Et il cite alors l’hymne sur le Christ qui s’est totalement dépouillé de tout privilège, qui s’est fait obéissant jusqu’à la mort... Pour Paul, l’obéissance est la forme suprême de l’amour. C’est l’unique forme d’amour totalement gratuit. C’est la forme d’amour où l’on renonce délibérément, comme le Christ et avec le Christ, à tout privilège, à tout droit. Et c’est alors, comme le Christ, que l’on peut tout recevoir comme don: "C’est pourquoi le père lui a fait le don (echarisato) du Nom qui est au-dessus de tout nom" (Phil. 2, 9).

C’est aussi dans l’exercice de l’obéissance que nous faisons le plus souvent l’expérience des limites inhérentes à l’Église en tant que réalité humaine (ce qu’elle est aussi, en vertu de la loi de l’incarnation). C’est là également que nous faisons l’expérience de nos propres limites, de la difficulté de mourir à notre volonté propre: "Celui qui veut sauver sa vie la perd... celui qui la perd à cause de moi la sauvera" (Mt 16, 25).

L’obéissance à l’Église c’est, en définitive, l’obéissance aux exigences de la Mission que nous avons tous le devoir de réaliser, mais que Dieu n’a confiée à personne d’entre nous en particulier, mais à son Église dans son ensemble, c’est-à-dire à son Peuple. Et ce peuple est constitué comme société structurée avec une hiérarchie de services et de ministères.

3) Communion dans l’exercice de la mission

L’Église n’existe pas pour elle même. S’il y a dans l’Église des personnes qui ont la responsabilité d’exercer une mission à l’égard des autres membres de l’Église, la mission de celle-ci n’est pas à l’égard d’elle-même mais à l’égard du monde. "Allez, enseignez toutes les nations..." (Mt 28, 19).

Depuis que Jésus est ressuscité; depuis que, même dans son humanité, il transcende toutes les limites de notre existence humaine ici-bas, il est présent en tout temps et en tous lieux; il s’identifie en quelque sorte à tout être humain. Nous pouvons le rencontrer personnellement en toute femme et tout homme rencontré sur notre chemin, ou vers lequel nous sommes appelés à aller... même en dehors de notre chemin! Jésus, cependant, nous a révélé d’une façon très claire, qu’il s’identifie d’une façon privilégiée avec ceux que l’Évangile appelle les "petits".

L’Évangile nous parle en effet de deux expériences complémentaires de la rencontre de Dieu. Il y a tout d’abord la rencontre du Père dans le secret de la prière contemplative, dont nous avons parlé au début. Mais il y a aussi la rencontre du Christ identifié au malade, au prisonnier, au réfugié, dont Jésus nous parle au Chapitre 25 de Matthieu. "J’ai eu faim et vous m’avez donné à manger; j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire; j’étais en prison et vous m’avez visité, etc. Ou bien vous n’avez rien fait de tout cela... Ce que vous avez fait -- ou n’avez pas fait -- à un des petits de ce monde, c’est à moi que vous l’avez fait -- ou c’est à moi que vous avez refusé de le faire (Mt 25, 35-45). Ces deux rencontres de Dieu sont complémentaires et inséparables. Nous pouvons être appelés par vocation à privilégier l’une des deux dans notre vie, mais nous ne pouvons négliger l’autre. La prière contemplative sans l’attention aux "petits" serait illusoire; et le service des "petits" sans attention à Dieu dans le silence du coeur serait vain activisme.

Cette communion à Dieu réalisée dans et à travers la communion avec les plus petits ne se trouve pas mentionnée seulement à la fin de l’Évangile -- dans ce chapitre 25 de Matthieu. Elle se trouve mentionnée dès le début de l’Évangile, avant même la mention de la prière dans le silence du coeur. Elle se trouve dans les Béatitudes avec lesquelles s’ouvre le Sermon sur la Montagne. Quand Jésus dit "Bienheureux les pauvres, bienheureux ceux qui pleurent, bienheureux les persécutés, etc." (Mt 5, 3-11), il n’offrent pas simplement une consolation spirituelle (un analgésique) permettant de supporter les misères de ce monde en attendant de jouir des biens du monde futur. Ils proclame au contraire les pauvres, les malades, les persécutés bienheureux parce qu’il est venu les libérer de ces maux. Il le dit très clairement dans sa réponse aux disciples de Jean, qui lui faisait demander: "Es-tu vraiment celui qui doit venir?" Sa réponse est: "Aller dire à Jean ce que vous avez vu: les aveugles voient, les boiteux marchent, les pauvres reçoivent la bonne nouvelle" (Mt 11, 2-6). C’est là le signe que le royaume de Dieu est arrivé. Ce que Jésus a commencé, ses disciples ont la mission de le continuer. Les Béatitudes sont donc non pas une consolation pour les tristesses des maux présents, mais une mission donnée à ses disciples de soulager l’humanité de ces maux.

Ici encore Jésus nous montre le chemin. Il est venu pour nous libérer de nos maux et de nos misères. Mais quel fut son premier mouvement? Ce fut de prendre sur lui toutes nos misères, de communier à tous nos maux, d’assumer toutes nos pauvretés. Nous pouvons trouver là le sens de notre troisième voeu, celui de pauvreté. Par ce voeu nous voulons communier avec le Christ qui s’est fait volontairement pauvre, qui a renoncé à tous ses privilèges, qui s’est dépouillé, vidé. Nous voulons aussi communier avec tous les pauvres de ce monde, ceux qui n’ont jamais eu le luxe de choisir d’être pauvre ou non. Nous avons eu ce luxe. Aussi longtemps que le royaume de Dieu ne sera pas encore totalement réalisé sur terre, aussi longtemps que les Chrétiens n’auront pas pleinement rempli leur mission, il y aura des pauvres. Et en choisissant un style de vie simple, par notre voeu de pauvreté, nous voulons exprimer notre solidarité et notre communion avec eux tous.

4) Témoins de la communion devant les divisions

Le dépouillement radical du Christ et son obéissance l’ont conduit à la mort et à la mort sur une croix. Il a vécu dans sa chair la division qui se trouve au coeur de chaque homme et entre les hommes. Cette division existe malheureusement à divers niveaux au sein même de l’Église, de la communauté de ceux qui se disent et se veulent disciples de Jésus-Christ.

Et ne pensons pas simplement à la division séculaire entre les Églises d’Orient et celles d’Occident, fruit de siècles d’incompréhension; ou encore de la division entre les diverses confessions chrétiennes occidentales, elles aussi fruits de compréhensions différentes du besoin de réforme au sein de l’Église. Pensons aussi à toutes les tensions, même au sein de l’Église catholique, entre diverses façons d’apprécier les apports de la modernité, entre une aile qui se veut ou est dite plus libérale et une aile qui se veut ou est considérée plus conservatrice.

En tant que religieux, consacrés d’une façon toute particulière à la communion, nous devrions être non seulement des acteurs efficaces au sein du mouvement oecuménique, mais aussi des agents de communion au sein même de notre Église catholique. Toute attitude de durcissement, que ce soit à l’égard de la hiérarchie ou à l’égard d’autres groupes ou d’autres mouvements au sein de l’Église est en opposition avec la nature même de notre vie consacrée. Et si nous sommes l’objet de critiques, ou de mépris, ou même de persécution, d’où qu’elle vienne, n’oublions pas la recommandation de Jésus de présenter l’autre joue. C’est là un geste qui fait plus pour la communion que toutes les campagnes et toutes les croisades.

Mais, encore une fois, l’Église n’existe pas pour elle-même. Elle est envoyée en mission dans le monde. Dans ce monde elle rencontre des fidèles d’autres traditions religieuses. Avec le développement vertigineux des moyens de communication au cours des dernières décennies, avec les mouvements de populations -- souvent causés par les guerres -- avec la rencontre massive des cultures qui s’ensuit, nous assistons de nos jours à une rencontre toujours plus fréquentes des religions dans toutes les parties du monde. Non seulement parce que nous sommes appelés d’une façon particulière à la communion, mais aussi parce que beaucoup de nos Instituts religieux sont répandus à travers tout le monde, notre communion avec Dieu doit s’exprimer dans un effort de dialogue et de communion avec tous ceux qui portent eux aussi en eux l’image de Dieu et qui, sous l’action de l’Esprit agissant au sein de leurs religions depuis des millénaires, s’efforcent eux aussi par divers moyens de restaurer cette image.

Certains d’entre nous sont appelés à un travail spécifiquement missionnaire. Tous nous sommes appelés à la communion qui consiste à contempler dans nos frères des autres religions les semina verbi dont parle Vatican II, à contempler en eux l’action mystérieuse de l’Esprit et à la respecter. Nous ne sommes pas tous appelés à une action spécifique au sein du dialogue inter-religieux, qui comporte ses grandes difficultés; mais tous nous sommes appelés à incarner notre amour de Dieu dans un dialogue sans frontières, le dialogue étant, selon l’expression de Paul VI (citée dans Vita Consacrata), le nouveau nom de la charité.

Et de nos jours, où beaucoup de nos communautés se recrutent surtout dans les Jeunes Églises, il est important que ce dialogue inter-religieux s’étende non seulement aux grandes religions universelles, comme l’hindouisme et le bouddhisme, mais aussi aux diverses traditions religieuses de l’Afrique et de l’Amérique comme des divers pays de l’Asie.

5) Communion avec le cosmos

Revenons pour un moment encore une fois à la deuxième icône que nous avons regardée: celle de la genèse, où nous avons contemplé l’Esprit de Dieu planant sur les eaux et les fécondant, et où nous avons vu tous les éléments du cosmos jaillir de la Parole de Dieu: "Dieu dit et..." La nature créée tout entière est donc un reflet de la beauté divine. La beauté de la création elle-même réside dans son harmonie, fruit de l’action de l’Esprit. Cette harmonie et cette beauté ont été détruites dès que l’action unifiante de l’Esprit a été troublée par l’intervention de l’exploitation, fruit des égoïsmes de l’homme.

Paul, dans le chapitre 8 aux Romains, que nous avons déjà entendu, et où il nous dit que nous ne savons pas prier mais que l’Esprit de Dieu prie en nous avec des gémissements qui ne peuvent être traduits en parole, nous parle aussi de la présence des mêmes gémissements au sein de la création. La création toute entière, dit-il, gémit dans les douleurs de l’enfantement attendant la pleine réalisation de la manifestation de la filiation divine (Rom. 8,22).

En nos jours où la nature créée est menacée par les interventions des hommes, mais où, par ailleurs, le souci écologique peut facilement devenir occasion de conflits et de luttes idéologiques, nous les religieux et religieuses, de par notre vocation à la communion, devons savoir vivre cette préoccupation écologique comme une communion avec la nature créée par Dieu, et donc comme une autre expression de notre communion avec Dieu lui-même. Comme Jésus qui savait rétablir la paix et calmer la tempête d’un mot en marchant sur les eaux, nous devons savoir vivre notre communion avec la nature créée d’une façon qui permette au Verbe que nous portons d’y pénétrer et de la rendre à la vie.

La communion avec l’Esprit qui gémit au sein de toute la nature créée est une dimension essentielle d’une spiritualité incarnée.

6) Communion à travers, et au-delà de la Croix

Revenons maintenant, en terminant, à l’icône de la Transfiguration. De quoi parlaient Jésus avec Élie et Moïse? -- De sa mort prochaine à Jérusalem (Luc 9,31). Jusqu’où Jésus a-t-il été obéissant? -- Jusqu’à la mort, et à la mort sur une croix. Jusqu’où nous a-t-il aimés? -- Il m’a aimé jusqu’à mourir pour moi, s’exclamait Paul.

Nous ne pouvons donc prétendre vivre une communion profonde avec le Christ sans accepter la communion à sa Croix. Jésus a promis à ceux qui abandonnaient tout pour le suivre le centuple... avec des persécutions (Mc 10, 30). Le disciple n’est pas plus grand que le maître a-t-il dit encore: Ce qu’ils ont fait au maître ils le feront au disciple également (Jean 15,20).

Depuis les débuts de l’ère chrétienne des chrétiens ont accepté de mourir pour témoigner du Christ. Parmi les nombreux martyrs du vingtième siècle, dont le Saint Père a voulu que l’on établisse le martyrologe, à côté de bien des laïcs et de bien des prêtres et des évêques, se trouvent un grand nombre de religieux. Ils ont accepté de vivre leur spiritualité de communion jusqu’au bout, jusqu’aux exigences les plus profondes de la communion avec Dieu, avec le Christ persécuté, avec les petits de ce monde, avec toutes les victimes sans nom et sans visage de nos guerres et de nos exploitations de l’homme par l’homme.

Ces martyrs sont pour nous des modèles. Il est probable que peu d’entre nous serons appelés à ce témoignage ultime de la communion. Mais tous nous sommes appelés à accepter la croix dans nos vies. Qu’elle nous vienne sous forme de persécution de la part du "monde" ou peut-être même de la part des nôtres, qu’elle se présente sous la forme de souffrances cachées, d’incompréhensions, ou de maladie. Elle est toujours ce même feu purifiant qui, faisant graduellement taire les besoins que, par nos voeux, nous renonçons de satisfaire, elle permet au "désir" de grandir en nous. Ce désir, qui est l’aspiration à la plénitude de vie, au plein rétablissement de l’image de Dieu. Ce désir qui est le gémissement de l’Esprit qui, à la fin est la seule prière qui reste lorsque tous nos mots se taisent et que nous sommes ramenés au silence primordial où s’engendre la vie.

Il s’est fait obéissant jusqu’à la mort... C’est pourquoi Dieu l’a exalté... Je veux que là où je suis vous soyez vous aussi...

Conclusion

Terminons en revenant à l’icône de la dernière Cène. Après avoir donné à ses disciples une fois de plus le commandement de l’Amour, Jésus leur promet la communion suprême. "Si vous observez mes commandements... (c’est-à-dire toutes les formes de communion auxquelles nous sommes appelés par lui), mon Père vous aimera. Nous viendrons en vous et nous ferons en vous notre demeure."

Dans nos moments vraiment spirituels nous aspirons profondément à vivre en Dieu. N’oublions pas qu’il aspire à vivre en nous. Permettrons-nous au Père au Fils et à l’Esprit d’établir en nous leur demeure?