Questions cisterciennes



(Dernière mise à jour le 10 juillet 2008)

 

 

 
 

Pour un Chapitre Général prophétique.

 

(Document préparé pour le Chapitre Général de 1971)

 

 

Lors de la dernière réunion du Consilium Generale, j’ai émis le désir que le prochain Chapitre Général soit un Chapitre « prophétique » plutôt qu’un chapitre à tonalité dominante législative. Cette suggestion semble avoir recueilli au Consilium même des réactions favorables, et depuis lors plusieurs personnes, Capitulants et autres, m’ont demandé de préciser ma pensée là-dessus. C’est ce que je veux essayer de faire dans les quelques pages qui vont suivre. Je suis très conscient de mon manque total d’expérience comme « capitulant » ; aussi j’espère que ceux qui ne partageraient pas mes vues auront la charité de me lire avec un brin d’humour.

 

Nos pères cisterciens ont conçu l’Ordre comme une communauté, comme une sorte de « Grand Cîteaux », vivant, dans la charité fraternelle, sa fidélité à un même idéal. Ils instituèrent le Chapitre Général comme un moyen de « revigorer le lien de paix et la charité mutuelle », y traitant en commun du « salut de leurs âmes » et y décidant au besoin « de ce qui doit être redressé ou ajouté dans l’observance de la sainte Règle et des prescriptions de l’Ordre ». il apparaît très clairement à la lecture de la Charte de Charité que l’objet premier du Chapitre était d’être une forme de communion fraternelle vécue concrètement, alors que l’aspect législatif y avait une importance réelle mais secondaire.

 

Il semble qu’un renversement se soit produit au cours des siècles, et que le Chapitre Général soit devenu surtout un organe de législation et de gouvernement. A notre époque où une révision de l’ensemble de notre législation est à faire, cette tendance risque de s’accentuer dangereusement. N’est-il pas symptomatique qu’on ait eu tendance au cours des dernières années à supprimer la lecture des « cartes de visites » alors que c’est surtout dans cet élément du Chapitre, -- sclérosé peut-être et devenu formaliste dans la plupart des cas, dit-on -- que s’était conservé l’aspect communionnel de l’assemblée capitulante.

 

Les nombreux problèmes que le Chapitre Général a désormais à affronter, ainsi que l’accroissement du nombre des participants, obligent à revoir le mode de fonctionnement et les méthodes de travail du Chapitre. Le danger est alors de penser cette adaptation – comme celle du gouvernement de l’Ordre en général – simplement en termes de fonctionnalité administrative. Or, pour un Chapitre Général, tout comme pour un Ordre ou une communauté locale, « bien fonctionner » ne saurait être un but. Il est trop facile de fonctionner à vide !

 

Les exigences de la tâche à accomplir nous ont obligés, au cours des dernières années, de développer considérablement les structures (commissions, sous-commissions, conseils, comités, etc.), tant au niveau de l’Ordre que dans les régions et les communautés locales. Cela aussi comporte un danger car on peut facilement en arriver à une sorte de régime totalitaire de renouveau, fondé sans doute sur la participation, mais qui aboutit souvent à tuer toute spontanéité et, à long terme, la participation elle-même. Car un déploiement d’initiatives institutionnelles en vue de stimuler le dynamisme de la base a souvent l’effet de provoquer des attitudes de passivité.

 

Si l’on poussait trop loin en ce sens, il est à craindre que les chances d’un véritable renouveau spirituel ne soient grandement restreintes.

Un Chapitre à tonalité dominante législative évolue en effet à l’intérieur d’un système donné, reconnu et accepté, dont les structures ne peuvent être remise en question. Et c’est une constatation courante dans toutes les sphères de la vie humaine, qu’un organisme trop bien structuré devient facilement intolérant à l’égard de ceux de ses membres qui sont jugés non-conformistes. Par sa forme même, un tel organisme tend à assimiler ou à écarter les « prophètes », ceux qui ont une conscience plus nette ou plus vive de certains besoins qui exigeraient des remaniements structurels, ou de certaines exigences trop compromettantes. Dans un petit article qui ne semble pas avoir été suffisamment remarqué, Thomas Merton a décrit avec un humour exquis -  joint à un sens prophétique pénétrant – comment on prend soin, dans nos institutions, de ne pas perdre le contrôle sur l’Esprit Saint ! (« Final Integration : toward a « Monastic Therapy », in Monastic Studies, n°6, 1968, 87-99, surtout 95-96). Et pourtant l’histoire de la vie religieuse nous montre bien que les vrais mouvements de renouveau spiritual ont été le fait de personnes et de communautés charismatiques (souvent non-conformistes) et non la fait de commissions “ad hoc”.

 

Au fond, les questions les plus fondamentales qui se posent à la vie monastique ne sont pas des questions qui doivent ou qui peuvent être résolues par voies législative. Il y a des tensions ou des antinomies qui sont essentielles à la vie monastique et qu’il serait illusoire de vouloir résoudre théoriquement par des lois. Elles ne trouvent leur solution que dans la vie concrète de la communauté locale. Je ne puis m’empêcher de citer ici un beau texte de Martin Buber :

 

«  la situation « religieuse de l’homme », son existence dans la présence est caractérisée par des antinomies essentielles et insolubles. C’est d’être insolubles qui fait l’essence de ces antinomies. En rejetant l’antithèse quand on admet la thèse, on altère le sens de cette situation. Chercher à représenter ces antinomies comme relatives, c’est détruire le sens de la situation. Vouloir résoudre les conflits de ces antinomies avec autre chose qu’avec la vie, c’est pécher contre le sens de la situation. Le sens de cette situation, c’est qu’elle doit être vécue et revécue, de façon toujours nouvelle et imprévisible, inimaginable d’emblée, et sans que l’on puisse lui prescrire de règles ». (Je et Tu, dans La vie en dialogue, éd. Aubier 1959, p. 71-72).

 

On a inscrit au programme du prochain Chapitre Général un bon nombre de ces antinomies qui caractérisent la vie de la communauté locale : séparation du monde et ouverture au monde ; épanouissement humain et ascèse monastique ; autorité et coresponsabilité, etc. il serait inutile d’essayer de tracer des lois, si générales soient-elles, dans ces domaines. Le Chapitre devra, à mon avis, aborder ces questions par un autre angle. Lequel ? – Pour répondre à cette question il me semble nécessaire de présenter d’abord quelques réflexions sur l’autorité du Chapitre Général en situant celle-ci dans le cadre plus général de la problématique de l’autorité dans la vie monastique, et tout d’abord dans la communauté locale.

 

Même si l’obéissance est, dans son essence, une réalité évangélique qui ne change pas, les modalités qu’elle a prises dans l’Eglise et dans la vie religieuse au cours des siècles ont toujours été tributaires des structures sociologiques de l’époque. Les conceptions que nous avions en ce domaine jusqu’à ces dernières décennies, étaient encore celles de la chrétienté médiévale. Le rôle du supérieur était extrêmement étendu, et la participation des frères était assez restreinte. Nous avons fait beaucoup de progrès en ce domaine, mais un progrès qui, à mon avis, est lourd d’équivoques. Il est à craindre en effet qu’on renonce à des structures médiévales simplement pour emprunter de nouvelles méthodes de gouvernement et d’administration à notre société industrielle, tout juste au moment où celle-ci est vivement remise en question et qu’une nouvelle civilisation postindustrielle est en train de naître. Ce serait une erreur de concevoir l’évolution  que doit faire la vie religieuse en ce domaine tout simplement comme un processus de démocratisation ; car de larges couches de notre société ne croient plus au sérieux d’une démocratie de participation, et Marcuse n’a probablement pas tort lorsqu’il affirme que la démocratie est la forme la plus efficace de domination et celle où la liberté individuelle est le plus facilement anesthésiée. Ici encore Martin Buber, avec son instinct prophétique, avait vu juste, dès 1923 :

 

« discoureur, ton discours vient trop tard. Naguère encore tu pouvais y croire ; à présent tu ne le peux plus…les contremaîtres te sourient d’un air supérieur, mais ils ont la mort dans l’âme. Ils te disent qu’ils adaptent leur machinerie aux circonstances ; mais tu t’aperçois qu’ils ne peuvent plus que s’adapter eux-mêmes à l’appareil tant qu’il le leur permet encore. » (Je et Tu, 1923, dans La Vie en dialogue, éd. Aubier 1959, p.39).

 

Dans les siècles passés, les moines ont fait figure de pionniers en ce domaine. On sait, par exemple, que la démocratie représentative est une invention monastique et que le Parlement britannique a emprunté  beaucoup de ses structures au modèle du Chapitre Général de Cîteaux.

(cf. Jean Jacques Walter, « l’abbé et les formes modernes de l’autorité », In Collectanea Cisterciensia 31 (1969), p. 161-163). Il serait triste qu’on adopte globalement aujourd’hui, avec quelques siècles de retard, une sorte de parlementarisme au moment où cette forme de gouvernement est en voie de disparaître…

 

Depuis le Concile on a senti un grand besoin de faire participer activement tout le monde à la vie des communautés. Fort bien ! Mais comme notre conception du gouvernement ou de l’autorité est restée inchangée, cela abouti à compliquer au maximum les rouages administratifs afin d’y faire pénétrer le plus de monde possible : ce qui conduit à une multiplication cancérigène de commissions, comités, etc. mais il n’est pas sûr qu’on ait réussi ainsi à intéresser beaucoup de gens ou gouvernement et même à la participation elle-même.

 

Je ne voudrais cependant pas qu’on se méprenne sur mon intention.

Mon opinion n’est pas qu’on est allé trop loin en ce domaine, mais qu’on n’est pas allé assez loin ; et j’entends ce pas-assez-loin dans un sens qualitatif et non quantitatif. Car je crois que la véritable communion évangélique se situe bien au-delà de la démocratie et de la participation au gouvernement. Aussi longtemps qu’on demeure lié à ces catégories, on conserve la vieille dichotomie entre la communauté d’une part et une autorité conçue – plus ou moins explicitement – comme extérieure à elle, d’autre part. or, le fait que l’autorité soit partagée entre un plus ou moins grand nombre de personnes ou d’organismes ne change au fond rien à ce système. A la limite, même si l’on tente des expériences de communautés sans supérieur, on demeure encore dans le même système si l’on considère l’assemblée délibérante des frères comme une autorité extérieure à chacune des personnes du groupe. On n’a pas encore nécessairement la Koinonia, et l’on sait comment la dictature d’une majorité peut être plus intraitable que celle d’une personne !

 

Une communauté, c’est essentiellement le rassemblement des frères ou de sœurs qui ont été appelés  - chacun personnellement – par Dieu. Ils se réunissent pour se prendre en charge mutuellement, pour mettre en commun leur idéal, leur recherche, leurs tâtonnements, leur expérience spirituelle, leur lecture de la Parole de Dieu dans les évènements, etc.

 

L’obéissance chrétienne consiste à faire sienne la volonté de Dieu. L’obéissance communautaire ou cénobitique consiste à accepter de lire la volonté de Dieu avec des Frères, à accepter d’être conditionné par une communauté de frères dans sa démarche spirituelle. La communauté idéale, celle où l’on serait vraiment « un cœur et un esprit » n’aurait évidemment pas besoin de supérieur, car elle vivrait son obéissance dans un consensus continuel. ( la soumission à l’autorité hiérarchique confiée par le Christ aux Apôtres et à leurs successeurs est une toute autre question.) Mais comme la communauté idéale n’existe pas, nos communautés religieuses ont besoin normalement d’avoir en leur sein – je dis bien en leur sein et non au-dessus d’elles – un frère entre les autres à qui on confie le rôle d’assister la communauté dans sa recherche de la volonté de Dieu et de la guider vers l’édification d’un consensus. Et, à l’opposé de la communauté idéale, il y aura la communauté (pas du tout imaginaire) où la réalité de la communion et la cohésion seront si peu vivantes que le consensus et même la recherche du consensus ou l’écoute en commun de la Parole de Dieu ne seront pas possibles. La seule solution sera alors de confier à quelqu’un le soin de prendre les décisions au nom de tous…ce qui correspond à peu près à une conception assez courante de l’autorité et de l’obéissance. Mais n’a-t-on pas alors établi en système un mode d’exercice de l’ »autorité » exigé par la situation anormale d’une vie de communauté dégradée ? – « vous savez que les chefs des nations leur commandent en maîtres, et que les grands leur font sentir leur pouvoir. Il n’en doit pas en être ainsi parmi vous… » (Mt. 20, 25-26).

 

Dans une communauté qui vit assez intensément la réalité de la communion, le rôle de lui qu’on appelle « supérieur » sera un rôle d’animation. L’animation est une forme de leadership qui consiste à susciter l’éveil et le développement des énergies latentes d’un groupe et à être un facteur d’unité et de cohésion dans le développement et l’auto-formation de ce groupe. L’animateur n’insuffle pas la vie « de l’extérieur », il suscite et anime la vie déjà existante ou en puissance à l’intérieur même du groupe. Il ne prend pas les décisions pour le groupe ; il aide le groupe à prendre ses décisions – non pas à la façon d’un président de conseil qui propose quelque chose au vote, mais à la façon d’un catalyseur  des énergies individuelles, qui assiste le groupe dans sa marche vers le consensus. Le groupe lui demandera aussi d’être sa « conscience » en étant la « mémoire » des options communes acceptées ou prises antérieurement. Ou encore, pour employer une belle formule de Claudel , il sera le « délégué à l’attention », chargé de rappeler aux frères leurs engagements, leur devoirs, leurs fautes, leurs responsabilités…ce qui correspond assez bien au rôle que la Bible nous montre être celui du « prophète ».

 

A mon avis, les images d’ « abbé-père » et d’ « abbé-docteur » sont dépendantes de tout un contexte sociologique appartenant à une autre époque, et essayer de les cultiver aujourd’hui peut concourir à engendrer ou à maintenir des ambiguïtés. Sans compter que ces images correspondent à des formes de relation qui, de leur nature, excluent la pleine mutualité.

(cf. Martin Buber, De la Fonction éducatrice.) J’ai dit plus haut comment la façon dont on a conçu l’autorité et l’obéissance aux diverses époques de la vie religieuse dépend des conditions sociologiques d’alors. La situation à l’époque de Benoît et à celle de Cîteaux correspond assez bien à cette description de la société ancienne que nous donne un de nos meilleurs sociologues contemporains, Andrew Greeley :

 

« Dans la tribu teutonique ou dans le manoir féodal, le chef était un homme qui, en vertu d’une sagesse ou d’une force supérieures, quelquefois des deux, était censé connaître toutes les réponses aux problèmes susceptibles de se poser à la communauté. Ses subordonnés n’avaient pas besoin de comprendre ces problèmes ni les questions ; il leur suffisait d’accepter sa sagesse ou sa force, Ou les deux, et de se conformer à ses instructions. Dans les sociétés simples où il n’y a pas de spécialisation compliquée et où il est relativement facile de s’informer, le chef « qui donne les réponses » est tout ce dont on a besoin » (Andrew Greeley, dans Concilium, n°58, octobre 1970, p.22).

 

Du point de vue sociologique, les monastères à l’époque de saint Benoît correspondaient assez bien à cette description. Ils avaient besoin à leur tête d’un tel chef : un père, un maître, un docteur, qui pose les questions et donne les réponses. Toujours du même point de vue sociologique, la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui est tout autre. J’en emprunte la description au même sociologue :

 

« Dans le monde d’aujourd’hui, prendre une décision est…une démarche collective et, très souvent, le chef ne fait que ratifier une décision prise de concert par ses subordonnés et ses conseillers techniques. Pour le chef, la véritable difficulté est donc tout autre. Tandis que dans une société simple le chef est là pour fournir des réponses, dans une société complexe, sa tâche est, au contraire, de poser des questions. Si on l’a choisi pour chef, c’est justement parce qu’on s’attend à ce qu’il ait une vue à la fois claire et profonde des valeurs que recherche l’entreprise ou le service, et le talent de poser des questions pénétrantes sur l’étendue du succès de l’organisation en ce qui concerne la recherche de ces valeurs. Le chef est un homme qui voit « l’ensemble du tableau », un homme qui a une « vision » intuitive des objectifs de l’organisation et qui s’appuie sur son intuition pour encourager ses subordonnés à regarder au-delà de leurs buts individuels, de leur train-train quotidien et à réfléchir à leur visées communes. La tâche d’un chef est donc de prophétiser, de lancer des défis, de poser des questions et de refuser de se contenter de complaisance, de vanité, de médiocrité et de stupidité. Il incarne les objectifs de l’organisation dans son pouvoir visionnaire et son enthousiasme, il symbolise ses valeurs. Il est aisé de trouver des réponses à des questions. Mais il est beaucoup plus difficile de poser des questions et de présider le conseil qui cherche les réponses à ces questions. Par un étrange paradoxe, le chef qui pose des questions et qui préside un conseil de ce genre a un pouvoir bien plus étendu dans l’entreprise ou le service que celui qui se contente de fournir des réponses, car celui celui-ci a des chances de découvrir que ceux qui lui posent des questions n’ont pas l’intention de prendre ses réponses au sérieux. »

(Andrew Greeley, ibid., p.23).

 

Concevoir ainsi l’exercice de l’autorité au sein d’une communauté monastique impliquerait-il une mésestime de la vertu d’obéissance ? – je ne le crois pas. Toute obéissance s’adresse en définitive à Dieu.

Les médiations auxquelles l’homme se lie dans sa recherche de la volonté de Dieu sont des structures humaines qu’il se donne pour arriver à la connaissance de cette volonté divine. Ces structures doivent donc être adaptées aux besoins psychologiques et sociologiques concrets des personnes pour lesquelles elles sont établies. Dans nos communautés d’aujourd’hui, où tous ont une instruction suffisante, où plusieurs peuvent enseigner et guider leurs frères beaucoup mieux que l’abbé en bien des domaines, et où tous sont appelés à réfléchir sur les orientations actuelles et futures de la vie religieuse et de l’Ordre, ce dont nous avons besoin, c’est de prophètes, de leaders qui savent poser les vraies questions, qui peuvent apporter à leur frères le service d’une vision intuitive et globale de l’idéal monastique et des exigences de l’heure, qui savent « inquiéter » les consciences de leurs frères et les pousser à lire la volonté de Dieu et à en accepter librement et communautairement les exigences. L’obéissance est-elle autre chose que cette « lecture » et cette acceptation de la volonté de Dieu ?

 

On voit donc que le rôle du supérieur ne peut se restreindre à être une machine à distribuer les permissions et les ordres, ni même à être un professeur de spiritualité monastique. Par ailleurs on voit aussi comment la fonction d’animateur dont j’ai parlé est capitale pour un renouveau de la vie monastique. Il serait dangereux et stérilisant d’élaborer des structures où toute la fonction de leadership serait dévolue à des commissions ou des organismes impersonnels.

 

Tout ceci peut sembler n’avoir aucune relation avec la question du Chapitre Général. Et pourtant oui ! car notre conception du rôle du Chapitre général sera fonction de notre notion d’autorité, tout comme notre notion d’Ordre dépendra de notre conception de la communauté locale.

 

Un ordre monastique, ce n’est pas une organisation, mais un organisme vivant. Ce n’est pas une société, mais une communauté de communautés. Ce qui unit ces communautés entre elles c’est l’orientation vers un même idéal ou un même projet, et la communion dans la poursuite et l’actuation de cet idéal commun. Cette communion suppose et postule des échanges de toutes sortes. De toute façon, c’est elle qui est la réalité première et fondamentale dans l’Ordre, et non l’existence d’un gouvernement central, lequel est plutôt au service de cette communion. Si la communion n’était pas vécue concrètement, les liens juridiques ne seraient que fiction. C’est pourquoi nos efforts de renouveau doivent consister à intensifier la communion entre les communautés beaucoup plus qu’à lubrifier les rouages de la machinerie administrative.

 

Le Chapitre Général doit donc être avant tout un organe de communion fraternelle. Mais par communion, j’entends beaucoup plus que le simple fait de se rencontrer pour fraterniser et se manifester de l’affection et de la sympathie. Il s’agit, pour ceux qui sont les « délégués à l’attention » dans leurs communautés respectives, de se réunir pour se mettre ensemble à l’écoute de l’esprit, pour confronter leur « vision » du projet monastique, pour mieux se sensibiliser mutuellement aux problèmes de la vie monastique et de l’Eglise en général, pour prendre le pouls de l’Ordre et arriver à une conscience commune plus vive des orientations et aspirations nouvelles qui se dessinent dans l’Ordre. A ce point de vue, le Chapitre aura aussi une orientation eschatologique, en ce sens qu’est eschatologique tout ce dont la fin est déjà dans le commencement ou bien ce dont le commencement implique déjà la fin. Un tel Chapitre sera un effort communautaire de conscientisation à l’échelle de l’ordre. Il considérera avec attention et sympathie tous les mouvements et toutes les orientations nouvelles qui se font jour aussi bien au sein de l’Ordre que la grande famille monastique en général, indépendamment de la question de savoir si ces nouvelles orientations peuvent être acceptées ou non dans l’Ordre. Des écrits prophétiques comme certains textes de Merton devraient être scrutés et médités en commun. On devrait se mettre humblement à l’écoute de tout ce qui, dans le monde et l’Eglise d’aujourd’hui, interpelle les moines : la multiplication rapide des communautés de base, le phénomène « hippy », la recherche d’expériences spirituelles par la drogue, la vie dans les « communes », l’attrait des spiritualités orientales chez les jeunes, etc. car c’est en fonction de tout ce contexte que la vie monastique doit être repensée aujourd’hui.

 

Un Chapitre Général est un groupe humain, et comme tel, il a besoin de certaines structures établies par des lois. Ainsi en est-il de l’Ordre comme tel. Mais il ne faut pas oublier que le but de telles lois et de telles structures est simplement de donner un caractère établi aux comportements accidentels afin de pouvoir accorder toute son attention aux questions de fond. Ce serait un renversement des valeurs si le Chapitre général consacrait une grande partie de ses forces vives à s’occuper de son propre fonctionnement et de ses propres rouages.

 

Il me semble que tout cela peut avoir des incidences sur la question des Constituions. Lors du dernier Chapitre Général, j’avais attiré l’attention sur le danger qu’il y aurait à canoniser dans des Constituions une sorte de « théologie officielle » de la vie monastique cistercienne. C’était un peu l’orientation de la « nouvelle Charte de Charité », et ce projet a d’ailleurs été abandonné. Mais dans les projets actuellement en circulation il me semble y avoir d’autres dangers : celui d’exprimer sous forme de prescriptions juridiques des valeurs fondamentales de la vie évangélique ou de la spiritualité cistercienne, et celui de vouloir résoudre par des lois les antinomies dont j’ai parlé plus haut et qui ne peuvent être résolues que dans la vie concrète. Je me demande aussi si l’on ne gaspille pas d’une certaine façon une dose considérable d’énergie précieuse en essayant de trouver une forme à des Constituions dont le contenu ne nous sera révélé qu’à travers l’expérience des années à venir.

 

Ceci me permet aussi d’apporter un mot d’explication concernant mon article sur « les moniales cisterciennes à la croisée des chemins ». si j’essayais alors de faire voir les avantages d’une autonomie juridique des moniales, c’est que je n’envisageais pas la possibilité concrète avant plusieurs années d’un changement d’orientation du Chapitre Général des moines. Il me semblait alors qu’instituer des Chapitres généraux mixtes, avec tout ce que cela comporte du point de vue juridique, c’était consacrer une dose considérable d’énergie à mettre sur pied des structures vouées à disparaître quelques années plus tard. Si le Chapitre Général prend, dès cette année, l’orientation que le Concilium Generale semble avoir désirée, c'est-à-dire s’il devient de plus en plus un organe de communion et un peu moins un organe de gouvernement, la question des relations entre les deux branches de l’Ordre se présentera sous un jour différent, comme vient de nous l’écrire dom Flavian, dans la lettre du 4 mars 1971.

 

Les conférences régionales ont été jusqu’ici, dans une très large mesure, ce qu’à mon avis, le Chapitre Général devrait devenir. Elles sont essentiellement un organe de communion et de conscientisation. Elles permettent aux représentants des diverses communautés de prendre conscience ensemble de ce qui se vit dans la région. Entre les Chapitres Généraux, le Consilium Generale pourra être, de son côté, un organe très utile de communion entre les régions. Il n’y a pas d’objection à ce que ce même Consilium Generale soit aussi conçu comme un moyen de faire participer les régions aux décisions concernant tout l’Ordre, qui pourraient devoir être prises entre les Chapitres. Mais il faudrait alors que cette fonction de « gouvernement » soit secondaire et subordonnée à la fonction de communion.

 

Si, comme on l’a proposé, ce Consilium Generale est composé des présidents des régions, ce rôle de président devrait prendre un relief nouveau. Il me semble que le Président de chaque région devrait alors avoir à cœur de se tenir au courant de tout ce qui se passe dans la région, des aspirations, des malaises, des expériences nouvelles, comme des mutations sociologiques et ecclésiales et des orientations de la vie religieuse en général, etc…et, après chaque réunion du Consilium Generale, il devrait faire participer toute la région à ce qu’il a appris et découvert lors de cette réunion, ainsi qu’à la vision nouvelle qu’il a ramenée de la vocation monastique et de ses exigences concrètes dans l’aujourd’hui de Dieu ;

 

Quant au rôle de l’Abbé général, sa fonction au sein de l’Ordre m’apparaît de plus en plus importante. Que l’on veuille le libérer au maximum des fonctions de caractère administratif, c’est sans doute très bien. Mais je crois qu’il est très important que nous conservions dans l’Ordre quelqu’un qui joue à l’égard de tout l’Ordre le rôle d’animateur que l’abbé local joue au sein de sa communauté. Et il me semble que c’est là la tache toute désignée de l’Abbé général. Il peut être extrêmement utile pour l’Ordre d’avoir un Abbé général qui visite les communautés, pas nécessairement pour y faire des visites régulières, mais pour prendre un contact personnel avec chaque personne de l’Ordre, servir de lien de communion fraternelle par la chaleur de ses relations humaines, créer par exemple des liens d’amitié en suscitant des contacts entre des personnes qui vivent sous diverses latitudes mais qui ont des préoccupations communes, il pourrait ainsi se sensibiliser aux problèmes et aux aspirations de chacun pour aider ensuite chacun à se sensibiliser aux problèmes et Aux aspirations de tous. Il s’agit là d’une fonction « prophétique » qui ne peut en aucune façon être confiée à une commission ou à un organisme quelconque.

 

*     *     *

 

Il y a deux genres de réformes dans l’histoire de l’Eglise. A certaines époques, comme au XIIème siècle par exemple, on assiste à une sorte de vague de fond, un mouvement irrésistible de l’Esprit qui crée une prise de conscience commune et universelle de certaines valeurs évangéliques et de besoins nouveaux dans l’Eglise. Ce mouvement charismatique suscite alors une vie nouvelle dont la vigueur même fait éclater les vieilles structures et en engendre de nouvelles. A d’autres époques, le besoin de réforme ou de rénovation n’est ressenti que par une élite plus intuitive et plus perspicace qui se sert de son influence pour transformer les structures et amener ainsi indirectement les autres à une prise de conscience nouvelle. C’est peut-être surtout à cette deuxième catégorie de réforme qu’appartient celle opérée dans L’Eglise et dans l’Ordre depuis Vatican II. Mais il pourrait être dangereux d’aller trop loin dans cette direction, car on détourne alors et les structures et la législation de leur véritable fin, pour en faire des instruments pédagogiques.

Il me semble plus important aujourd’hui de consacrer toutes nos forces à un effort de conscientisation. Il nous faut un renouveau charismatique et non une réforme de technocrates. C’est pourquoi nous avons besoin, à mon avis, d’un Chapitre prophétique beaucoup plus que d’un Chapitre législateur. Est-ce utopie de l’espérer.

 

 

Mistassini,                                                                                                   Armand Veilleux

19 mars 1971