Questions cisterciennes
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Pour un Chapitre Général prophétique. (Document préparé pour le Chapitre
Général de 1971) Lors de la dernière
réunion du Consilium Generale, j’ai émis le désir que le prochain
Chapitre Général soit un Chapitre « prophétique » plutôt
qu’un chapitre à tonalité dominante législative. Cette suggestion
semble avoir recueilli au Consilium même des réactions favorables,
et depuis lors plusieurs personnes, Capitulants et autres, m’ont
demandé de préciser ma pensée là-dessus. C’est ce que je veux
essayer de faire dans les quelques pages qui vont suivre. Je suis
très conscient de mon manque total d’expérience comme « capitulant » ;
aussi j’espère que ceux qui ne partageraient pas mes vues auront
la charité de me lire avec un brin d’humour. Nos pères cisterciens
ont conçu l’Ordre comme une communauté, comme une sorte de « Grand
Cîteaux », vivant, dans la charité fraternelle, sa fidélité
à un même idéal. Ils instituèrent le Chapitre Général comme un
moyen de « revigorer le lien de paix et la charité mutuelle »,
y traitant en commun du « salut de leurs âmes » et y
décidant au besoin « de ce qui doit être redressé ou ajouté
dans l’observance de la sainte Règle et des prescriptions de l’Ordre ».
il apparaît très clairement à la lecture
de la Charte de Charité que l’objet premier du Chapitre était
d’être une forme de communion fraternelle vécue concrètement,
alors que l’aspect législatif y avait une importance réelle mais
secondaire. Il semble qu’un
renversement se soit produit au cours des siècles, et que le Chapitre
Général soit devenu surtout un organe de législation et de gouvernement.
A notre époque où une révision de l’ensemble de notre législation
est à faire, cette tendance risque de s’accentuer dangereusement.
N’est-il pas symptomatique qu’on ait eu tendance au cours des
dernières années à supprimer la lecture des « cartes de visites »
alors que c’est surtout dans cet élément du Chapitre, -- sclérosé
peut-être et devenu formaliste dans la plupart des cas, dit-on
-- que s’était conservé l’aspect communionnel de l’assemblée capitulante. Les nombreux
problèmes que le Chapitre Général a désormais à affronter, ainsi
que l’accroissement du nombre des participants, obligent à revoir
le mode de fonctionnement et les méthodes de travail du Chapitre.
Le danger est alors de penser cette adaptation – comme celle du
gouvernement de l’Ordre en général – simplement en termes de fonctionnalité
administrative. Or, pour un Chapitre Général, tout comme pour
un Ordre ou une communauté locale, « bien fonctionner »
ne saurait être un but. Il est trop facile de fonctionner à vide ! Les exigences
de la tâche à accomplir nous ont obligés, au cours des dernières
années, de développer considérablement les structures (commissions,
sous-commissions, conseils, comités, etc.), tant au niveau de
l’Ordre que dans les régions et les communautés locales. Cela
aussi comporte un danger car on peut facilement en arriver à une
sorte de régime totalitaire de renouveau, fondé sans doute sur
la participation, mais qui aboutit souvent à tuer toute spontanéité
et, à long terme, la participation elle-même. Car un déploiement
d’initiatives institutionnelles en vue de stimuler le dynamisme
de la base a souvent l’effet de provoquer des attitudes de passivité. Si l’on poussait
trop loin en ce sens, il est à craindre que les chances d’un véritable
renouveau spirituel ne soient grandement restreintes. Un Chapitre à
tonalité dominante législative évolue en effet à l’intérieur d’un
système donné, reconnu et accepté, dont les structures ne peuvent
être remise en question. Et c’est une
constatation courante dans toutes les sphères de la vie humaine,
qu’un organisme trop bien structuré devient facilement intolérant
à l’égard de ceux de ses membres qui sont jugés non-conformistes.
Par sa forme même, un tel organisme tend à assimiler ou à écarter
les « prophètes », ceux qui ont une conscience plus
nette ou plus vive de certains besoins qui exigeraient des remaniements
structurels, ou de certaines exigences trop compromettantes. Dans
un petit article qui ne semble pas avoir été suffisamment remarqué,
Thomas Merton a décrit avec un humour exquis - joint à un sens prophétique pénétrant – comment
on prend soin, dans nos institutions, de ne pas perdre le contrôle
sur l’Esprit Saint ! (« Final Integration : toward
a « Monastic Therapy », in Monastic Studies,
n°6, 1968, 87-99, surtout 95-96). Et pourtant l’histoire de la
vie religieuse nous montre bien que les vrais mouvements de renouveau
spiritual ont été le fait de personnes et de communautés charismatiques
(souvent non-conformistes) et non la
fait de commissions “ad hoc”. Au fond, les
questions les plus fondamentales qui se posent à la vie monastique
ne sont pas des questions qui doivent ou qui peuvent être résolues
par voies législative. Il y a des tensions ou des antinomies qui
sont essentielles à la vie monastique et qu’il serait illusoire
de vouloir résoudre théoriquement par des lois. Elles ne trouvent
leur solution que dans la vie concrète de la communauté locale.
Je ne puis m’empêcher de citer ici un beau texte de Martin Buber :
«
la situation « religieuse de l’homme »,
son existence dans la présence est caractérisée par des antinomies
essentielles et insolubles. C’est d’être insolubles qui fait l’essence
de ces antinomies. En rejetant l’antithèse quand on admet la thèse,
on altère le sens de cette situation. Chercher à représenter ces
antinomies comme relatives, c’est détruire le sens de la situation.
Vouloir résoudre les conflits de ces antinomies avec autre chose
qu’avec la vie, c’est pécher contre le sens de la situation. Le
sens de cette situation, c’est qu’elle doit être vécue et revécue,
de façon toujours nouvelle et imprévisible, inimaginable d’emblée,
et sans que l’on puisse lui prescrire de règles ». (Je et
Tu, dans La vie en dialogue, éd. Aubier 1959, p. 71-72). On a inscrit
au programme du prochain Chapitre Général un bon nombre de ces
antinomies qui caractérisent la vie de la communauté locale :
séparation du monde et ouverture au monde ; épanouissement
humain et ascèse monastique ; autorité et coresponsabilité,
etc. il serait inutile d’essayer de tracer des lois, si générales
soient-elles, dans ces domaines. Le Chapitre devra, à mon avis,
aborder ces questions par un autre angle. Lequel ? – Pour
répondre à cette question il me semble nécessaire de présenter
d’abord quelques réflexions sur l’autorité du Chapitre Général
en situant celle-ci dans le cadre plus général de la problématique
de l’autorité dans la vie monastique, et tout d’abord dans la
communauté locale. Même si l’obéissance
est, dans son essence, une réalité évangélique qui ne change pas,
les modalités qu’elle a prises dans l’Eglise et dans la vie religieuse
au cours des siècles ont toujours été tributaires des structures
sociologiques de l’époque. Les conceptions que nous avions en
ce domaine jusqu’à ces dernières décennies, étaient encore celles
de la chrétienté médiévale. Le rôle du supérieur était extrêmement
étendu, et la participation des frères était assez restreinte.
Nous avons fait beaucoup de progrès en ce domaine, mais un progrès
qui, à mon avis, est lourd d’équivoques. Il est à craindre en
effet qu’on renonce à des structures médiévales simplement pour
emprunter de nouvelles méthodes de gouvernement et d’administration
à notre société industrielle, tout juste au moment où celle-ci
est vivement remise en question et qu’une nouvelle civilisation
postindustrielle est en train de naître. Ce serait une erreur
de concevoir l’évolution que
doit faire la vie religieuse en ce domaine tout simplement comme
un processus de démocratisation ; car de larges couches de
notre société ne croient plus au sérieux d’une démocratie de participation,
et Marcuse n’a probablement pas tort lorsqu’il affirme que la
démocratie est la forme la plus efficace de domination et celle
où la liberté individuelle est le plus facilement anesthésiée.
Ici encore Martin Buber, avec son instinct prophétique, avait
vu juste, dès 1923 : « discoureur, ton discours vient trop tard. Naguère encore tu
pouvais y croire ; à présent tu ne le peux plus…les contremaîtres
te sourient d’un air supérieur, mais ils ont la mort dans l’âme.
Ils te disent qu’ils adaptent leur machinerie aux circonstances ;
mais tu t’aperçois qu’ils ne peuvent plus que s’adapter eux-mêmes
à l’appareil tant qu’il le leur permet encore. » (Je et Tu,
1923, dans La Vie en dialogue, éd. Aubier 1959, p.39). Dans les siècles
passés, les moines ont fait figure de pionniers en ce domaine.
On sait, par exemple, que la démocratie représentative est une
invention monastique et que le Parlement britannique a emprunté
beaucoup de ses structures
au modèle du Chapitre Général de Cîteaux. (cf. Jean Jacques
Walter, « l’abbé et les formes modernes de l’autorité »,
In Collectanea Cisterciensia 31 (1969), p. 161-163). Il
serait triste qu’on adopte globalement aujourd’hui, avec quelques
siècles de retard, une sorte de parlementarisme au moment où cette
forme de gouvernement est en voie de disparaître… Depuis le Concile
on a senti un grand besoin de faire participer activement tout
le monde à la vie des communautés. Fort bien ! Mais comme
notre conception du gouvernement ou de l’autorité est restée inchangée,
cela abouti à compliquer au maximum les rouages administratifs
afin d’y faire pénétrer le plus de monde possible : ce qui
conduit à une multiplication cancérigène de commissions, comités,
etc. mais il n’est pas sûr qu’on ait réussi ainsi à intéresser
beaucoup de gens ou gouvernement et même à la participation elle-même. Je ne voudrais
cependant pas qu’on se méprenne sur mon intention. Mon opinion n’est
pas qu’on est allé trop loin en ce domaine, mais qu’on n’est pas
allé assez loin ; et j’entends ce pas-assez-loin dans un
sens qualitatif et non quantitatif. Car je crois que la véritable
communion évangélique se situe bien au-delà de la démocratie et
de la participation au gouvernement. Aussi longtemps qu’on demeure
lié à ces catégories, on conserve la vieille dichotomie entre
la communauté d’une part et une autorité conçue – plus ou moins
explicitement – comme extérieure à elle, d’autre part. or,
le fait que l’autorité soit partagée entre un plus ou moins grand
nombre de personnes ou d’organismes ne change au fond rien à ce
système. A la limite, même si l’on tente des expériences de communautés
sans supérieur, on demeure encore dans le même système si l’on
considère l’assemblée délibérante des frères comme une autorité
extérieure à chacune des personnes du groupe. On n’a pas encore
nécessairement la Koinonia, et l’on sait comment la dictature
d’une majorité peut être plus intraitable que celle d’une personne ! Une communauté,
c’est essentiellement le rassemblement des frères ou de sœurs
qui ont été appelés - chacun
personnellement – par Dieu. Ils se réunissent pour se prendre
en charge mutuellement, pour mettre en commun leur idéal, leur
recherche, leurs tâtonnements, leur expérience spirituelle, leur
lecture de la Parole de Dieu dans les évènements, etc. L’obéissance
chrétienne consiste à faire sienne la volonté de Dieu. L’obéissance
communautaire ou cénobitique consiste à accepter de lire la volonté
de Dieu avec des Frères, à accepter d’être conditionné par une
communauté de frères dans sa démarche spirituelle. La communauté
idéale, celle où l’on serait vraiment « un cœur et un esprit »
n’aurait évidemment pas besoin de supérieur, car elle vivrait
son obéissance dans un consensus continuel. (
la soumission à l’autorité hiérarchique confiée par le
Christ aux Apôtres et à leurs successeurs est une toute autre
question.) Mais comme la communauté idéale n’existe pas, nos communautés
religieuses ont besoin normalement d’avoir en leur sein – je dis
bien en leur sein et non au-dessus d’elles – un frère entre les
autres à qui on confie le rôle d’assister la communauté dans sa
recherche de la volonté de Dieu et de la guider vers l’édification
d’un consensus. Et, à l’opposé de la communauté idéale, il y aura
la communauté (pas du tout imaginaire) où la réalité de la communion
et la cohésion seront si peu vivantes que le consensus et même
la recherche du consensus ou l’écoute en commun de la Parole de
Dieu ne seront pas possibles. La seule solution sera alors de
confier à quelqu’un le soin de prendre les décisions au nom de
tous…ce qui correspond à peu près à une conception assez courante
de l’autorité et de l’obéissance. Mais n’a-t-on pas alors établi
en système un mode d’exercice de l’ »autorité » exigé
par la situation anormale d’une vie de communauté dégradée ?
– « vous savez que les chefs des nations leur commandent
en maîtres, et que les grands leur font sentir leur pouvoir. Il
n’en doit pas en être ainsi parmi vous… » (Mt. 20, 25-26). Dans une communauté
qui vit assez intensément la réalité de la communion, le rôle
de lui qu’on appelle « supérieur » sera un rôle d’animation.
L’animation est une forme de leadership qui consiste à susciter
l’éveil et le développement des énergies latentes d’un groupe
et à être un facteur d’unité et de cohésion dans le développement
et l’auto-formation de ce groupe. L’animateur n’insuffle pas la
vie « de l’extérieur », il suscite et anime la vie déjà
existante ou en puissance à l’intérieur même du groupe. Il ne
prend pas les décisions pour le groupe ; il aide le groupe
à prendre ses décisions – non pas à la façon d’un président de
conseil qui propose quelque chose au vote, mais à la façon d’un
catalyseur des énergies
individuelles, qui assiste le groupe dans sa marche vers le consensus.
Le groupe lui demandera aussi d’être sa « conscience »
en étant la « mémoire » des options communes acceptées
ou prises antérieurement. Ou encore, pour employer une belle formule
de Claudel , il sera le « délégué
à l’attention », chargé de rappeler aux frères leurs engagements,
leur devoirs, leurs fautes, leurs responsabilités…ce qui correspond
assez bien au rôle que la Bible nous montre être celui du « prophète ». A mon avis, les
images d’ « abbé-père » et d’ « abbé-docteur »
sont dépendantes de tout un contexte sociologique appartenant
à une autre époque, et essayer de les cultiver aujourd’hui peut
concourir à engendrer ou à maintenir des ambiguïtés. Sans compter
que ces images correspondent à des formes de relation qui, de
leur nature, excluent la pleine mutualité. (cf. Martin Buber,
De la Fonction éducatrice.) J’ai dit plus haut comment la façon
dont on a conçu l’autorité et l’obéissance aux diverses époques
de la vie religieuse dépend des conditions sociologiques d’alors.
La situation à l’époque de Benoît et à celle de Cîteaux correspond
assez bien à cette description de la société ancienne que nous
donne un de nos meilleurs sociologues contemporains, Andrew Greeley : « Dans
la tribu teutonique ou dans le manoir féodal, le chef était un
homme qui, en vertu d’une sagesse ou d’une force supérieures,
quelquefois des deux, était censé connaître toutes les réponses
aux problèmes susceptibles de se poser à la communauté. Ses subordonnés
n’avaient pas besoin de comprendre ces problèmes ni les questions ;
il leur suffisait d’accepter sa sagesse ou sa force, Ou les deux,
et de se conformer à ses instructions. Dans les sociétés simples
où il n’y a pas de spécialisation compliquée et où il est relativement
facile de s’informer, le chef « qui donne les réponses »
est tout ce dont on a besoin » (Andrew Greeley, dans Concilium,
n°58, octobre 1970, p.22). Du point de vue
sociologique, les monastères à l’époque de saint Benoît correspondaient
assez bien à cette description. Ils avaient besoin à leur tête
d’un tel chef : un père, un maître, un docteur, qui pose
les questions et donne les réponses. Toujours du même point de
vue sociologique, la situation dans laquelle nous nous trouvons
aujourd’hui est tout autre. J’en emprunte la description au même
sociologue : « Dans
le monde d’aujourd’hui, prendre une décision est…une démarche
collective et, très souvent, le chef ne fait que ratifier une
décision prise de concert par ses subordonnés et ses conseillers
techniques. Pour le chef, la véritable difficulté est donc tout
autre. Tandis que dans une société simple le chef est là pour
fournir des réponses, dans une société complexe, sa tâche est,
au contraire, de poser des questions. Si on l’a choisi pour chef,
c’est justement parce qu’on s’attend à ce qu’il ait une vue à
la fois claire et profonde des valeurs que recherche l’entreprise
ou le service, et le talent de poser des questions pénétrantes
sur l’étendue du succès de l’organisation en ce qui concerne la
recherche de ces valeurs. Le chef est un homme qui voit « l’ensemble
du tableau », un homme qui a une « vision » intuitive
des objectifs de l’organisation et qui s’appuie sur son intuition
pour encourager ses subordonnés à regarder au-delà de leurs buts
individuels, de leur train-train quotidien et à réfléchir à leur
visées communes. La tâche d’un chef est donc de prophétiser, de
lancer des défis, de poser des questions et de refuser de se contenter
de complaisance, de vanité, de médiocrité et de stupidité. Il
incarne les objectifs de l’organisation dans son pouvoir visionnaire
et son enthousiasme, il symbolise ses valeurs. Il est aisé de
trouver des réponses à des questions. Mais il est beaucoup plus
difficile de poser des questions et de présider le conseil qui
cherche les réponses à ces questions. Par un étrange paradoxe,
le chef qui pose des questions et qui préside un conseil de ce
genre a un pouvoir bien plus étendu dans l’entreprise ou le service
que celui qui se contente de fournir des réponses, car celui celui-ci
a des chances de découvrir que ceux qui
lui posent des questions n’ont pas l’intention de prendre ses
réponses au sérieux. » (Andrew
Greeley, ibid., p.23). Concevoir ainsi
l’exercice de l’autorité au sein d’une communauté monastique impliquerait-il
une mésestime de la vertu d’obéissance ? – je ne le crois
pas. Toute obéissance s’adresse en définitive à Dieu. Les médiations
auxquelles l’homme se lie dans sa recherche de la volonté de Dieu
sont des structures humaines qu’il se donne pour arriver à la
connaissance de cette volonté divine. Ces structures doivent donc
être adaptées aux besoins psychologiques et sociologiques concrets
des personnes pour lesquelles elles sont établies. Dans nos communautés
d’aujourd’hui, où tous ont une instruction suffisante, où plusieurs
peuvent enseigner et guider leurs frères beaucoup mieux que l’abbé
en bien des domaines, et où tous sont appelés à réfléchir sur
les orientations actuelles et futures de la vie religieuse et
de l’Ordre, ce dont nous avons besoin, c’est de prophètes, de
leaders qui savent poser les vraies questions, qui peuvent apporter
à leur frères le service d’une vision intuitive et globale de
l’idéal monastique et des exigences de l’heure, qui savent « inquiéter »
les consciences de leurs frères et les pousser à lire la volonté
de Dieu et à en accepter librement et communautairement les exigences.
L’obéissance est-elle autre chose que cette « lecture »
et cette acceptation de la volonté de Dieu ? On voit donc
que le rôle du supérieur ne peut se restreindre à être une machine
à distribuer les permissions et les ordres, ni même à être un
professeur de spiritualité monastique. Par ailleurs on voit aussi
comment la fonction d’animateur dont j’ai parlé est capitale
pour un renouveau de la vie monastique. Il serait dangereux et
stérilisant d’élaborer des structures où toute la fonction de
leadership serait dévolue à des commissions ou des organismes
impersonnels. Tout ceci peut
sembler n’avoir aucune relation avec la question du Chapitre Général.
Et pourtant oui ! car notre conception
du rôle du Chapitre général sera fonction de notre notion d’autorité,
tout comme notre notion d’Ordre dépendra de notre conception de
la communauté locale. Un ordre monastique,
ce n’est pas une organisation, mais un organisme vivant. Ce n’est
pas une société, mais une communauté de communautés. Ce qui unit
ces communautés entre elles c’est l’orientation vers un même idéal
ou un même projet, et la communion dans la poursuite et l’actuation
de cet idéal commun. Cette communion suppose et postule des échanges
de toutes sortes. De toute façon, c’est elle qui est la réalité
première et fondamentale dans l’Ordre, et non l’existence d’un
gouvernement central, lequel est plutôt au service de cette communion.
Si la communion n’était pas vécue concrètement, les liens juridiques
ne seraient que fiction. C’est pourquoi nos efforts de renouveau
doivent consister à intensifier la communion entre les communautés
beaucoup plus qu’à lubrifier les rouages de la machinerie administrative. Le Chapitre Général
doit donc être avant tout un organe de communion fraternelle.
Mais par communion, j’entends beaucoup plus que le simple fait
de se rencontrer pour fraterniser et se manifester de l’affection
et de la sympathie. Il s’agit, pour ceux qui sont les « délégués
à l’attention » dans leurs communautés respectives, de se
réunir pour se mettre ensemble à l’écoute de l’esprit, pour confronter
leur « vision » du projet monastique, pour mieux se
sensibiliser mutuellement aux problèmes de la vie monastique et
de l’Eglise en général, pour prendre le pouls de l’Ordre et arriver
à une conscience commune plus vive des orientations et aspirations
nouvelles qui se dessinent dans l’Ordre. A ce point de vue, le
Chapitre aura aussi une orientation eschatologique, en ce sens
qu’est eschatologique tout ce dont la fin est déjà dans le commencement
ou bien ce dont le commencement implique déjà la fin. Un tel Chapitre
sera un effort communautaire de conscientisation à l’échelle de
l’ordre. Il considérera avec attention et sympathie tous les mouvements
et toutes les orientations nouvelles qui se font jour aussi bien
au sein de l’Ordre que la grande famille monastique en général,
indépendamment de la question de savoir si ces nouvelles orientations
peuvent être acceptées ou non dans l’Ordre. Des écrits prophétiques
comme certains textes de Merton devraient être scrutés et médités
en commun. On devrait se mettre humblement à l’écoute de tout
ce qui, dans le monde et l’Eglise d’aujourd’hui, interpelle les
moines : la multiplication rapide des communautés de base,
le phénomène « hippy », la recherche d’expériences spirituelles
par la drogue, la vie dans les « communes », l’attrait
des spiritualités orientales chez les jeunes, etc. car c’est en
fonction de tout ce contexte que la vie monastique doit être repensée
aujourd’hui. Un Chapitre Général
est un groupe humain, et comme tel, il a besoin de certaines structures
établies par des lois. Ainsi en est-il de l’Ordre comme tel. Mais
il ne faut pas oublier que le but de telles lois et de telles
structures est simplement de donner un caractère établi aux comportements
accidentels afin de pouvoir accorder toute son attention aux questions
de fond. Ce serait un renversement des valeurs si le Chapitre
général consacrait une grande partie de ses forces vives à s’occuper
de son propre fonctionnement et de ses propres rouages. Il me semble
que tout cela peut avoir des incidences sur la question des Constituions.
Lors du dernier Chapitre Général, j’avais attiré l’attention sur
le danger qu’il y aurait à canoniser dans des Constituions une
sorte de « théologie officielle » de la vie monastique
cistercienne. C’était un peu l’orientation de la « nouvelle
Charte de Charité », et ce projet a d’ailleurs été abandonné.
Mais dans les projets actuellement en circulation il me semble
y avoir d’autres dangers : celui d’exprimer sous forme de
prescriptions juridiques des valeurs fondamentales de la vie évangélique
ou de la spiritualité cistercienne, et celui de vouloir résoudre
par des lois les antinomies dont j’ai parlé plus haut et qui ne
peuvent être résolues que dans la vie concrète. Je me demande
aussi si l’on ne gaspille pas d’une certaine façon une dose considérable
d’énergie précieuse en essayant de trouver une forme à des Constituions
dont le contenu ne nous sera révélé qu’à travers l’expérience
des années à venir. Ceci me permet
aussi d’apporter un mot d’explication concernant mon article sur
« les moniales cisterciennes à la croisée des chemins ».
si j’essayais alors de faire voir les
avantages d’une autonomie juridique des moniales, c’est que je
n’envisageais pas la possibilité concrète avant plusieurs années
d’un changement d’orientation du Chapitre Général des moines.
Il me semblait alors qu’instituer des Chapitres généraux mixtes,
avec tout ce que cela comporte du point de vue juridique, c’était
consacrer une dose considérable d’énergie à mettre sur pied des
structures vouées à disparaître quelques années plus tard. Si
le Chapitre Général prend, dès cette année, l’orientation que
le Concilium Generale semble avoir désirée, c'est-à-dire s’il
devient de plus en plus un organe de communion et un peu moins
un organe de gouvernement, la question des relations entre les
deux branches de l’Ordre se présentera sous un jour différent,
comme vient de nous l’écrire dom Flavian, dans la lettre du 4
mars 1971. Les conférences
régionales ont été jusqu’ici, dans une très large mesure, ce qu’à
mon avis, le Chapitre Général devrait devenir. Elles sont essentiellement
un organe de communion et de conscientisation. Elles permettent
aux représentants des diverses communautés de prendre conscience
ensemble de ce qui se vit dans la région. Entre les Chapitres
Généraux, le Consilium Generale pourra être, de son côté, un organe
très utile de communion entre les régions. Il n’y a pas d’objection
à ce que ce même Consilium Generale soit aussi conçu comme un
moyen de faire participer les régions aux décisions concernant
tout l’Ordre, qui pourraient devoir être prises entre les Chapitres.
Mais il faudrait alors que cette fonction de « gouvernement »
soit secondaire et subordonnée à la fonction de communion. Si, comme on
l’a proposé, ce Consilium Generale est composé des présidents
des régions, ce rôle de président devrait prendre un relief nouveau.
Il me semble que le Président de chaque région devrait alors avoir
à cœur de se tenir au courant de tout ce qui se passe dans la
région, des aspirations, des malaises, des expériences nouvelles,
comme des mutations sociologiques et ecclésiales et des orientations
de la vie religieuse en général, etc…et, après chaque réunion
du Consilium Generale, il devrait faire participer toute la région
à ce qu’il a appris et découvert lors de cette réunion, ainsi
qu’à la vision nouvelle qu’il a ramenée de la vocation monastique
et de ses exigences concrètes dans l’aujourd’hui de Dieu ; Quant au rôle
de l’Abbé général, sa fonction au sein de l’Ordre m’apparaît de
plus en plus importante. Que l’on veuille le libérer au maximum
des fonctions de caractère administratif, c’est sans doute très
bien. Mais je crois qu’il est très important que nous conservions
dans l’Ordre quelqu’un qui joue à l’égard de tout l’Ordre le rôle
d’animateur que l’abbé local joue au sein de sa communauté.
Et il me semble que c’est là la tache toute désignée de l’Abbé
général. Il peut être extrêmement utile pour l’Ordre d’avoir un
Abbé général qui visite les communautés, pas nécessairement pour
y faire des visites régulières, mais pour prendre un contact personnel
avec chaque personne de l’Ordre, servir de lien de communion fraternelle
par la chaleur de ses relations humaines, créer par exemple des
liens d’amitié en suscitant des contacts entre des personnes qui
vivent sous diverses latitudes mais qui ont des préoccupations
communes, il pourrait ainsi se sensibiliser aux problèmes et aux
aspirations de chacun pour aider ensuite chacun à se sensibiliser
aux problèmes et Aux aspirations de tous. Il s’agit là d’une fonction
« prophétique » qui ne peut en aucune façon être confiée
à une commission ou à un organisme quelconque. * * * Il y a deux genres
de réformes dans l’histoire de l’Eglise. A certaines époques,
comme au XIIème siècle par exemple, on assiste à une sorte de
vague de fond, un mouvement irrésistible de l’Esprit qui crée
une prise de conscience commune et universelle de certaines valeurs
évangéliques et de besoins nouveaux dans l’Eglise. Ce mouvement
charismatique suscite alors une vie nouvelle dont la vigueur même
fait éclater les vieilles structures et en engendre de nouvelles.
A d’autres époques, le besoin de réforme ou de rénovation n’est
ressenti que par une élite plus intuitive et plus perspicace qui
se sert de son influence pour transformer les structures et amener
ainsi indirectement les autres à une prise de conscience nouvelle.
C’est peut-être surtout à cette deuxième catégorie de réforme
qu’appartient celle opérée dans L’Eglise et dans l’Ordre depuis
Vatican II. Mais il pourrait être dangereux d’aller trop loin
dans cette direction, car on détourne alors et les structures
et la législation de leur véritable fin, pour en faire des instruments
pédagogiques. Il me semble
plus important aujourd’hui de consacrer toutes nos forces à un
effort de conscientisation. Il nous faut un renouveau charismatique
et non une réforme de technocrates. C’est pourquoi nous avons
besoin, à mon avis, d’un Chapitre prophétique beaucoup plus que
d’un Chapitre législateur. Est-ce utopie de l’espérer. Mistassini,
19 mars 1971
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