Écrits et conférences d'intérêt général
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De la faim de vivre au désir de la vie Du besoin au désir (Conférence donnée dans le cadre
d’un conférence-débat organisée par le Comité d’éthique
hospitalière de l’hôpital de Chimay, Belgique le 13 avril 2005) Introduction : Le
thème qu’il m’a été demandé de traiter – comme d’ailleurs aux
autres intervenants, (La Faim de Vie) comporte un jeu de mots (entre « faim » et « fin »),
qui contient une certaine ambiguïté, que j’ai cru délibérée. J’ai
donc fait le choix de traiter de la « faim » de vie
plutôt que de la « fin » de la vie.
Et j’ai donc donné comme titre à ma contribution :
« De la faim de vivre au désir de la vie ».
Je traiterai donc de ce passage important dans toute vie
humaine du besoin au désir. Évidemment,
cela n’est pas étranger à la « fin » de la vie, puisque
la façon dont un homme ou une femme vit la dernière période de
sa vie dépend en très grande partie de la façon dont cette personne
a vécu ce passage. La vie humaine est un cheminement
– normalement un long cheminement – qui va de la naissance à la
mort. Ce cheminement connaît
normalement des étapes – l’enfance, l’adolescence, l’âge adulte
– marquées dans toutes les grandes cultures de l’humanité par
des rites de passage (Cette expression « rites de passage »
vient du sociologue Arnold van Gennep, mais l’étude de ces rites
a été reprise en particulier par l’ethnologue Victor Turner. Et
tout le monde connaît les études de Mircea Eliade sur ces rites
à travers de toutes les grandes religions de l’humanité). Quand un enfant naît, il entreprend ce cheminement
qui le mènera – au moins on l’espère – vers une humanisation de plus en plus grande de
son être et de son existence.
Ce processus de maturation ou d’humanisation sera normalement
le passage de l’ordre des besoins
à l’ordre du désir.
L’être humain connaît en effet un grand nombre de besoins,
qu’il a en général en commun avec les autres êtres, surtout ceux
de l’ordre animal ; mais ce qui lui est propre comme être
humain c’est le désir. C’est pourquoi je parle
ici d’un processus d’humanisation. Cette dimension du désir est présente tout au long de l’oeuvre
de Jacques Lacan, sur les pas de Freud. Et la psychologue Julia Kristeva, connue pour
ses études d’analyse sémiotique, lui a consacré plus d’un ouvrage. Le besoin est la tension vers un bien que je puis accaparer, prendre,
dont je puis disposer. Quant
au désir, il est pure ouverture, pure attente.
Le besoin et son objet se détruisent souvent mutuellement.
Si j’ai faim et que je prenne un morceau de pain et le
mange, il n’y a plus ni faim ni pain.
La faim détruit son objet et la destruction de cet objet
fait disparaître la faim. À l’opposé, le désir de l’autre est ouverture,
attente -- ouverture à une réponse qui doit être libre, qui peut
venir ou ne pas venir. À
l’égard d’un autre être humain, le désir – de quelque ordre qu’il
soit – qu’il soit de l’ordre social, sexuel, intellectuel, ou
politique, est une pure attente, respectueuse, à l’égard d’un
désir parallèle chez l’autre.
Dans l’ordre sexuel, la simple satisfaction instinctuelle
du besoin est utilisation de l’autre, un viol – une forme de destruction
de l’autre. Ce n’est que lorsqu’il y a désir,
c’est-à-dire lorsqu’il y a non pas négation du besoin, mais transformation
de celui-ci en désir, que peut se développer une relation entre
personnes ; une relation qui peut s’exprimer à chacun des
niveaux que je viens de mentionner. C’est alors que nous sommes
dans l’ordre de l’humain. Le mot « désir » évoque nécessairement
l’humain ; c’est pourquoi il est lié à la parole ; car
le désir doit se dire. Revenons à la faim. L’être humain connaît la faim, ou plutôt est
soumis à la faim. La faim
est quelque chose de profondément enraciné dans notre être.
Elle est de diverse nature.
Il y la faim de
la nourriture, sans laquelle l’être humain ne peut vivre.
Il y a la faim de l’activité sexuelle qui assure la reproduction
et la continuation de l’espèce humaine.
Il y a aussi la faim des honneurs, des richesses et du
pouvoir, la faim d’être estimé, aimé, reconnu, et beaucoup d’autres
formes de faim. Encore une fois, la plupart
de ces faims, l’être humain les a en commun avec les animaux. Mais l’homme et la femme ont une chose qui leur
est propre, comme êtres raisonnables, c’est le désir. Il y a une différence radicale entre le besoin et le désir ;
et cette réalité du désir est une dimension essentielle de l’être
humain. Le propre de l’adulte
humain est de vivre non pas au niveau de ses besoins, mais à celui
des désirs. Cela ne veut
pas dire ignorer ses besoins, ce qui serait la meilleure façon
d’en devenir les esclaves ; mais cela veut dire reconnaître
chaque besoin pour ce qu’il est et l’humaniser en le transformant
en désir. Un désir que
je dois gérer avec tout mon être, mon affectivité aussi bien que
mon intelligence, et que je dois gérer également dans le plein
respect de toutes les autres personnes impliquées dans la satisfaction
ou non satisfaction de ce besoin, – il s’agit alors d’un authentique
désir. L’enfant naît avec tout
un ensemble de besoins qui doivent être satisfaits presque sans
attente. Il a besoin du lait maternel, il a besoin de
chaleur, et très rapidement il a besoin d’attention. Non seulement il a « faim de vivre »,
mais il est tout entier faim de vivre. L’éducation l’amènera très rapidement à confronter
ses besoins avec ceux des autres, à accepter que tous ses besoins
ne soient pas satisfaits immédiatement.
On l’habituera à demander et, au besoin, à attendre la
réponse. On l’habituera à la dimension de la demande
attendant réponse, qui est de l’ordre du désir. L’adolescent et l’adolescente
– et, dans une mesure un peu différente, le jeune homme et la
jeune femme, ont faim de vivre.
Ils croquent dans la vie comme dans une pomme, à belles
dents. Le passage à la maturité et à l’âge adulte consistera
à passer graduellement du stade des besoins à ceux du désir. Ils devront reconnaître que tous leurs besoins
ne sont pas essentiels au même point, que tous ne peuvent pas
être satisfaits en toutes circonstances, et surtout que la satisfaction
de leurs besoins peut souvent entrer en conflit avec la satisfaction
des besoins des autres personnes.
S’ils vivent positivement ce passage de l’ordre des besoins
à l’ordre du désir, leur faim de vivre se transformera graduellement
en désir de la vie. Le désir est le ressort qui permet à l’être
humain de prendre en charge son existence. L’adulte, particulièrement
lorsqu’il approche de la vieillesse, et encore plus si celle-ci
est marquée par la maladie, surtout si celle maladie est incurable
et conduira à plus ou moins brève échéance à la mort, découvre
soudain qu’il ne peut plus satisfaire un bon nombre de ses besoins
S’il n’a vécu qu’au niveau de ses besoins il est facilement
pris de panique ou même découragé à la perspective de ne plus
pouvoir satisfaire sa « faim de vivre ». Mais s’il est graduellement devenu un véritable
adulte humain – ce qui n’est pas nécessairement une question d’âge
-- il découvre que la vie
est une réalité d’une richesse inouïe et qu’il peut la vivre pleinement
même sans la satisfaction de plusieurs de ses besoins – ou encore
même s’il a « besoin » de l’aide d’autres personnes
pour satisfaire ses besoins les plus essentiels
La faim de vivre chez lui se transforme alors
graduellement en désir de
la vie. Et s’il a la foi chrétienne – ou celle de n’importe
laquelle des grandes religions de l’humanité -- il sait que cette
vie ne se terminera pas avec la désintégration de son corps. Si je me suis attardé
sur ces réflexions que vous trouverez peut-être trop philosophique
ou psychologiques, c’est qu’elles me semblent avoir un intérêt
très grand lorsqu’on aborde la question de la « fin
de la vie ». Cette « fin de la
vie » se vit de façon très différente selon que la personne
concernée – en tout cas s’il s’agit d’un adulte – a vécu sa vie
au niveau de besoins à satisfaire ou au niveau des désirs et ultimement
au niveau du désir. Évidemment, dans le cas
d’un adolescent ou d’un (d’une) jeune adulte encore tout accaparé
par la satisfaction de sa faim
de la vie, de ses besoins, la manifestation brutale d’une maladie
incurable ou d’un décès à brève échéance à la suite d’un accident,
la crise sera différente de celle d’un vieillard.
Ou bien aucune ouverture nouvelle ne se fera et la fin
de vie sera vécue dans l’amertume, la tristesse ou le découragement,
peut-être même dans le suicide. Mais il se peut aussi qu’une croissance particulièrement
rapide vers une plus grande maturité humaine se fasse et qu’une
transformation se réalise en cette jeune personne, que nous la
comprenions ou non. Si
un désir de vie se manifeste subitement chez cette personne qui soit
ouverture à une dimension de la Vie à laquelle nous ne croyons
peut-être pas personnellement, ne concluons pas trop facilement
à du délire mystique ou à de l’illusion.
La vie comme telle est une réalité supérieure qui échappe
à nos appareils de mesure. Pour les personnes plus
âgées qui ont pu s’investir dans le besoin du travail ou même
dans le besoin de servir les autres, que ce soit dans la famille,
dans le travail professionnel ou en politique, ne plus être en
état de se satisfaire soi-même en rendant tous ces services aux
autres peut provoquer une profonde crise de la personne, et même
de sa personnalité. C’est
peut-être alors pour cette personne sa chance unique dans la vie
de découvrir qui elle est, quelle est la personne qui faisait
toutes ces choses et ne peut plus les faire – mais qui demeure
la même personne. En d’autres
mots c’est sa chance unique de cesser d`être l’objet des attentes
des autres et de cesser de traiter les autres comme les objets
de sa générosité, pour finalement en cette dernière étape de sa
vie s’ouvrir comme jamais elle n’avait pensé pouvoir le faire
à une relation vraiment personnelle qui est de l’ordre du désir
mutuel et de l’amour. Quiconque a assisté des
personnes dans les derniers mois ou les dernières années de leur
vie (fin de vie), sait qu’il y a pratiquement toujours à ce moment-là
chez elles un réalignement des valeurs.
Que la personne concernée aie des convictions religieuses
ou non, elle s’ouvre graduellement – souvent après avoir passé
par une vallée de peur – au désir tout court,
qui n’est plus le désir de telle ou telle chose.
Même chez ceux qui sont convaincus qu’il n’y a rien après
la mort, même chez eux,
la plupart du temps, se manifeste une ouverture qui prend en général
la forme d’une incertitude face à l’au-delà. Pour celui qui a la foi
et qui s’est efforcé durant toute sa vie – avec un succès évidemment
toujours inégal – de vivre au niveau des désirs plutôt qu’au niveau
des besoins, ces derniers moments sont l’occasion d’arriver à
une liberté plus grande en laissant croître dans son coeur et
dans son psychisme un espace toujours plus grand au désir. Il me semble opportun
dans ce contexte de faire allusion à la mort récente du pape Jean-Paul
II. Bien sûr, on peut avoir des opinions différentes
concernant le fait qu’il est demeuré en fonction jusqu’au bout ;
et on peut légitimement penser qu’il aurait été préférable soit
pour lui, soit pour l’Église qu’il démissionne lorsque ses maladies
se sont aggravées et que ses forces l’ont graduellement abandonnées.
Mais dans la perspective qui nous intéresse ici, il me
semble que Jean-Paul II nous a donné l’exemple de quelqu’un chez
qui le désir de la vie a finalement pris toute la place.
D’une constitution athlétique et grand sportif par goût,
la maladie de Parkinson l’a graduellement réduit à l’impuissance
et finalement à l’immobilité. Le grand communicateur qu’il était, avec un
talent exceptionnel pour séduire les foules, fut graduellement
réduit à la difficulté extrême de parler et même au silence –
son dernier effort pour parler à la foule de son balcon a été
un cri silencieux. Il a malgré tout poursuivi ce qu’il percevait
comme sa mission, sans aucune gêne et sans aucune hésitation à
se montrer dans sa faiblesse et son impuissante envahissante.
Alors que tout ce qui semblait avoir fait sa force le lâchait,
il restait serein, parce que le sens ultime de sa vie était ailleurs. Il était visiblement passé, en fin de route
de l’étape des besoins à celle du désir de plus en plus envahissant. Et fort de sa foi dans l’épanouissement de la
vie au-delà de la mort, il est passé à l’autre rive dans la plus
grande sérénité. Y a-t-il quelque conclusion
pratique que l’on puisse tirer de ces quelques réflexions ?
Je dirais que quelle que soit notre profession – par exemple celle
des parents et des éducateurs ayant
la responsabilité de guider les enfants et les adolescents à passer
à leur nouvelle étape de croissance, ou celle des professionnels
du monde médical, ayant la responsabilité d’aider leur patients
à vivre le moment de passage qu’implique souvent la maladie surtout
si elle est sérieuse ou encore la vieillesse et l’approche de
la mort, ou que nous soyons des conseillers psychologiques ou
spirituels, la même attitude est requise de nous tous. Je dirais que ce qui est
exigé de nous tous c’est, tout d’abord, ne pas empêcher par nos
interventions intempestives que la personne que nous assistons
passe à une étape nouvelle de croissance humaine en humanisant
ses besoins et en s’ouvrant à la dimension pacifiante du désir
de la vie. Lorsque la « fin »
de la vie approche un sursaut irraisonnée et parfois irraisonnable
de la faim de vivre peut se manifester. Tabler sur ce sursaut pour nourrir les illusions
de ces personnes, peut leur nuire plutôt que les aider, en les
empêchant de se préparer à bien vivre l’ultime grand passage. Il faut plutôt leur permettre de s’ouvrir au
désir de l’autre, des autres – c’est-à-dire désirer et se laisser
désirer.... aimer et se laisser aimer. Il faut aussi, me semble-t-il
avoir l’humilité de reconnaître que la situation de ces personnes
les a amenées à un stade de croissance humaine que nous n’avons
pas probablement pas encore atteint (malgré toutes nos études
scientifiques dans quelque domaine que ce soit) et que ces peuvent
être ouvertes soudainement ou ouvertes de nouveau, à des formes
et à des qualités du désir que nous pouvons à peine soupçonner.
Que leur attitude corresponde ou non à nos conceptions
philosophiques sur la vie et sur la mort et sur l’existence ou
non d’une vie au-delà de la mort, nous devons être très respectueux
de ce qu’ils vivent et des horizons auxquels les ouvrent leur
désir de la vie. Surtout
ne pas faire en sorte que notre propre faim de vivre – ne fût-ce
qu’à travers nos succès médicaux ou psychologiques ou spirituels
– soit un obstacle à leur propre transcendance de ce niveau de
l’objet vers celui du désir. Armand Veilleux |
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