Vie religieuse en général



(Dernière mise à jour le 22 juillet 2008)

 

 

 
 

 

ÉVOLUTION DE LA VIE RELIGIEUSE DANS SON

CONTEXTE HISTORICO – SPIRITUEL

 

Cet article est la version française du premier chapitre d'un ouvrage en collaboration publié en italien : Per una presenza viva dei religiosi nella Chiesa e nel mondo a cura di Agostino Favale, Éditions LDC, Rome 1970.

 

Enracinée dans le monde, pour qui elle doit être un signe de la grâce salvifique du Christ, l'Église, tout en vivant de son dynamisme propre, a une histoire intimement liée à celle de l'humanité en général. Sa propre évolution est toujours conditionnée par les facteurs d'ordre sociologique, spirituel et culturel qui influent sur la marche de l'humanité. La vie religieuse n'est, de ce point de vue qu'une des nombreuses expressions de l'Église en son devenir historique. Son histoire est donc indissociable de celle de l'Église en général, qui lui donne son sens.

Cette histoire est soumise aux grandes lois de la vie des groupes ; les périodes d'essor y alternent avec celles de déclin. Il ne suffit pas de constater la juxtaposition de ces périodes, il faut essayer de saisir le sens de leur mouvement. L'histoire est une symphonie qui ne révèle son secret qu'à ceux qui en découvrent le rythme interne.

Il n'est pas question, dans les pages qui suivent, de tracer, même schématiquement, l'histoire de la vie religieuse. La supposant connue, nous en rappellerons simplement les grandes lignes, et nous nous efforcerons surtout de saisir son rythme vital. Nous espérons y découvrir des lumières qui, nous permettant de mieux comprendre la situation actuelle de la vie religieuse, nous aideront à mieux voir comment elle doit s'insérer dans l'Église et le monde d'aujourd'hui.

 

 

I -- ORIGINE ET PREMIERS DÉVELOPPEMENTS DE LA VIE RELIGIEUSE (I-VIII S.).

 

La vie religieuse chrétienne ne trouve sa source nulle part ailleurs que dans l'Évangile. Elle répond toutefois à des tendances profondes de l'âme humaine. Aussi trouvons-nous certaines formes semblables de vie dans les civilisations anciennes, chaque fois que celles-ci atteignent un degré suffisant de spiritualisation.

Ainsi, dans le monde grec, au VIe siècle avant notre ère, lors du passage de l'explication mythique du monde à l'explication philosophique et théologique, Pythagore de Samos initiait à Crotone un groupe de disciples à la recherche de Dieu et à la contemplation de ses mystères, dans une vie fraternelle d'ascèse et de contemplation qui annonce déjà celle des ascètes chrétiens[1]. De même, dans le peuple juif, les fraternités ou habûroth pharisiennes apparurent lorsque, sous l'influence de la prédication spiritualisante des prophètes et sous le stimulant de la domination étrangère et de la déportation, l'âme juive se fut tournée, dans une attitude religieuse, vers l'attente du Messie[2]. Mais c'est évidemment surtout dans les communautés esséniennes, où toute la vie spirituelle était centrée sur la fidélité au Dieu de l'Alliance, que l'on trouve la forme de vie la plus rapprochée de celle des premières communautés chrétiennes[3]. Beaucoup plus que par d'hypothétiques influences directes, ces ressemblances s'expliquent par le fait que tant l'ascétisme chrétien que l'essénisme sont nés dans le même terreau spirituel judéo-chrétien.

Chaque vocation chrétienne est un appel personnel du Christ. Dès le début de sa vie publique, le Seigneur appelle à sa suite des disciples, pour qui il trace des exigences de vie parfaite très radicales. Il serait cependant illusoire de vouloir trouver dans tel ou tel texte du Nouveau Testament une sorte d'institution de la vie religieuse par le Christ lui-même. La vie religieuse ne se fonde pas sur tel ou tel texte de l'Évangile; elle jaillit plutôt de la totalité du message évangélique.

Nous sommes habitués à une théologie de la vie religieuse fondée sur une distinction rigide entre les préceptes et les conseils. Bien que cette notion des « conseils » évangéliques soit encore courante et qu'elle ait des appuis sérieux dans la Tradition, l'exégèse biblique des dernières années nous amène cependant à la réévaluer. Il est clair en effet, que cette notion ne jaillit pas directement et immédiatement de l'Évangile, mais qu'elle est plutôt le fruit d'un effort d'intelligence de la vie chrétienne parfaite[4].

D'abord, comme le rappelle Vatican II (L.G., n. 40 et n. 42, § 1 et 5), le Christ a appelé tous les chrétiens sans exception à la perfection de la charité, sans établir des degrés dans cet idéal. De plus, ce que l'Évangile nous présente, ce ne sont pas des théories sur la vie chrétienne, mais plutôt des cas concrets où apparaissent clairement les exigences radicales de la sequela Christi. L'appel du Christ est toujours un appel qui engage l'homme tout entier et qui demande une obéissance radicale. Chaque fois que, d'une façon ou d'une autre, l'unité profonde du chrétien risque d'être brisée, que son coeur risque d'être partagé, des gestes radicaux sont exigés de lui (et non seulement conseillés) : arrache ton œil, coupe ta main, vends tous tes biens. Peu â peu, non à travers une réflexion abstraite, mais à travers son expérience spirituelle, l'Église a dégagé de l'ensemble de la doctrine évangélique les grands traits d'une forme de vie chrétienne où ces attitudes radicales sont librement adoptées comme une situation permanente. En ce sens, et en ce sens seulement, il est possible de parler de « conseils » évangéliques.

Une telle vie radicale avait été exigée par le Christ de ses Apôtres[5]. Les sommaires du Livre des Actes nous montrent comment les premiers chrétiens, à Jérusalem, au lendemain de la Pentecôte, s'efforcèrent de transposer dans leur situation nouvelle la vie de Koinonia qui avait été celle des Apôtres avec le Maître, et qui impliquait une vie de communion fraternelle, la participation â la même table du Seigneur et une mise en commun des biens. On sait maintenant que ces descriptions manifestent plutôt un idéal qu'une description historique exacte de la réalité, qui était certainement un peu plus nuancée. Mais le fait qu'on ait vu l'idéal de toute la communauté dans cette façon radicale de vivre l'Évangile est significatif. C'est donc avec raison que, chaque fois que la vie religieuse a surgi ou qu'elle s'est réformée, elle s'est référée â cet exemple.

Dès la première génération chrétienne, on peut constater au sein des Églises locales l'existence de vierges et d'ascètes. Act. XXI, 8-9 nous parle, par exemple, des quatre filles de « Philippe l'évangéliste », vierges et prophétesses, qui habitaient la maison de leur père. On sait avec quelle rapidité étonnante, profitant de la Pax romana et des moyens de communication que lui fournit l'Empire, le christianisme se répand alors à travers tout l'Empire romain, et en déborde même les limites, vers la Syrie orientale, le royaume d'Édesse ou Osrhoène, et vers la Perse. Or, on retrouve partout l'existence de ces parthenoi des deux sexes, qui vivent au sein de la communauté ecclésiale, pratiquant non seulement le célibat, mais aussi une ascèse rigoureuse. Ils montrent une égale assiduité à la célébration du culte qu'à la visite des pauvres, des malades et des orphelins. A travers les nombreux écrits du deuxième et du troisième siècle qui les mentionnent, on constate qu'ils appartiennent à toutes les classes de la société et à toutes les professions. En ces siècles de corruption générale des mœurs, ils sont la gloire des Églises, qui les considèrent comme un groupement à part, et ils jouissent d'égards spéciaux dans les assemblées chrétiennes. Leur propos de vivre dans la continence est reconnu par l'Église, et, même avant qu'il ne soit question de promesse explicite, ce propos est normalement considéré comme irréformable.

Une certaine tendance ascétique et rigoriste fut durant les premiers siècles une caractéristique des Églises judéo-chrétiennes[6]. De telles tendances se manifestent dans plusieurs écrits comme, par exemple, le Liber Graduum et les Évangiles apocryphes. On a l'impression que ces communautés ecclésiales vivaient, dans leur ensemble, une vie que nous appellerions aujourd'hui « monastique ». De toute façon, c'est au sein de ces communautés et dans ce terreau judéo-chrétien que sont nés les premiers groupements de vierges et d'ascètes, les Fils et Filles du Pacte, dont nous parlent, un peu plus tard, saint Éphrem à Nisibe et â Édesse et saint Aphraat en Perse. C'est dans la même ligne, et par suite d'une évolution homogène de ces groupements d'ascètes qu'est né, à la fin du troisième siècle, ce grand mouvement si varié, si divers, si déconcertant par la bigarrure de ses manifestations, que l'on a désigné du nom qui fut toujours équivoque : le monachisme.

Cet essor du monachisme avait été préparé par la rapide croissance de l'Église tout au long du troisième siècle. Alors que l'Empire romain, devenu une sorte de dictature militaire, perdait sa vitalité et manifestait une grande décadence tant dans le domaine des arts, de la morale et de la littérature qu'en politique, l'Église ne cessait de croître et de se fortifier à travers les persécutions. Rapidement, elle s'était propagée et installée dans les contrées les plus éloignées de l'Empire : l'Égypte, l'Espagne, l'Italie, la Gaule, les pays danubiens. Lorsque l'édit de Milan vint confirmer ce triomphe, le monachisme était déjà vivant un peu partout.

Le phénomène monastique, loin d'être un produit exporté d'Égypte dans tous les autres pays, est né un peu partout à la fois, de la vitalité propre de chaque Église. C'est d'ailleurs ce qui explique l'extrême variété de ses formes.

En Égypte, lorsqu'Antoine se retira dans sa première solitude, vers 271, une communauté de vierges existait déjà dans son village, puisqu'il y conduisit sa soeur Athanase a d'ailleurs écrit un De Virginitate à l'adresse des vierges d'Alexandrie, et divers documents, en particulier les Vies de saint Pachôme, témoignent de l'existence de communautés de moines clercs à Alexandrie. Dans le désert proprement dit, des moines avaient précédé Antoine et des légions allaient l'y suivre. Au moment où, à Pispir, il formait ses disciples, d'autres anachorètes se réunissaient autour d'Amoun et des deux Macaires, pour former les grands centres semi-anachorétiques de Nitrie, de Scété et des Cellules, au sud d'Alexandrie. A l'autre extrémité de l'Égypte, à la bouche du Nil, Pachôme jetait les bases de sa grande Congrégation cénobitique.

Peu après, en Cappadoce, Basile organisait une forme semblable de cénobitisme, mais au coeur même de la grande Césarée. Il avait déjà fait partie, sous la direction de d'Eustathe de Sébaste, d'un groupe d'ascètes rigoristes fort apparentés, quant à l'inspiration fondamentale, aux Fils du Pacte de Syrie et de Perse. Devenu évêque et formé par un voyage dans les grands centres monastiques de Basse Égypte, de Palestine, de Syrie et de Mésopotamie, Basile canalisa les énergies de ce mouvement, organisa ses ascètes en fraternités qui allaient devenir la forme de monachisme la plus répandue à travers tout l'Orient. Ces fraternités consacrées à la recherche de Dieu et à la prière contemplative, vivaient au sein de l'Église locale, tout en s'assurant une bonne dose de solitude. Dans la grande Basiliade, sorte de Cité de la charité instituée par Basile, les moines et les moniales se dévouaient au soin des malades, des pauvres et des pèlerins. Ils étaient aussi en quelque sorte les animateurs de la vie liturgique de la communauté locale.

Même si Basile, contrairement à Pachôme, ne fonda pas de Congrégation, sa forme de vie monastique se répandit non seulement dans ses fondations du Pont, de Cappadoce et de l'Arménie romaine, mais même en Syrie du Nord, dans les pays du Caucase et dans l'Asie mineure occidentale. Sous l'influence de Grégoire de Nysse, qui fut le grand théologien du monachisme basilien, la doctrine de Basile se répandra dans tous le monde monastique, même d'Occident, à travers le Pseudo-Macaire, Évagre le Pontique, Cassien, Jean Climaque, le pseudo-Denys, Maxime le Confesseur, etc...

Le même mouvement monastique parcourait toute la Palestine et la Syrie tant orientale qu'occidentale. En Palestine, sans compter le monachisme latin qui s'était installé à Jérusalem et à Bethléem, Hilarion et Chariton avaient solidement établi leur système de laures dès le début du IVe siècle. A la fin du même siècle, Sabas, disciple du grand Euthyme, y avait fondé plusieurs laures, coenobia, hospices, etc. Les ermites - qui s'y permettaient toutes les excentricités -, y étaient légion. En Haute Syrie, la plaine de Dana était couverte de monastères, et à la bouche de l'Euphrate, autour d'Édesse, julien Sabas et Jacques d'Édesse multipliaient les laures et les monastères. Plus loin encore, â Ninive et en Perse, les moines étaient tout aussi nombreux. L'Arménie, la Géorgie, Constantinople avaient aussi leurs traditions monastiques.

En Occident, où l'on constate très tôt une influence de l'Orient, le phénomène monastique présente la même spontanéité et la même vitalité. En Gaule, dés le deuxième quart du IVe siècle, la vie monastique se propage dans toutes les classes de la société, mais surtout dans les campagnes. Après un léger fléchissement au Ve siècle, lors des invasions des Vandales, des Huns et des Wisigoths, elle fleurit à nouveau au VIe siècle. Les saints mérovingiens ont souvent des carrières fort mouvementées, étant tour à tour ermites, cénobites, prédicateurs, évêques... Parmi les grands centres qui émergent, il faut citer Marmoutiers, Lérins, Marseille. L'une des plus originales de ces fondations est sans doute Marmoutiers, où toutes les formes de monachisme cohabitent, depuis le moine clerc engagé dans le service pastoral avec son évêque jusqu'au moine laïc occupé à la copie des manuscrits.

En Italie, saint Athanase, au cours de son exil, avait éveillé dans les âmes la tendance ascétique propre à toute vie chrétienne, et saint Jérôme aviva cet idéal. Déjà vers 340, à Rome, Constantine, la fille du grand Constantin, avait installé une communauté de vierges près de la basilique de sainte Agnès, et au temps de Jérôme, les patriciennes romaines mènent dans leurs palais de l'Aventin une vie de prière, de retraite et de pénitence toute monastique. A Verceil, en 363, l'évêque Eusèbe organise en communauté monastique les clercs de son église cathédrale. Ainsi fait Ambroise à Milan. Un peu plus tard; au VIe siècle, dans une Italie épuisée par la lutte contre les Barbares et au moment où, à Rome même, la papauté passe par une crise sérieuse, saint Benoît jette les bases d'une tradition monastique qui est appelée à dominer tout l'Occident monastique jusqu'à nos jours.

En Afrique, Augustin fonde un monastère laïc près de sa cathédrale, organise ses clercs en communauté monastique, et groupe les vierges en communauté. Parallèlement aux groupements d'ascètes qui y existaient dès avant Augustin, ce monachisme demeurera vivant en Afrique jusqu'à ce que l'invasion arabe y détruise pratiquement toute vie chrétienne.

Même spectacle au lointain pays des Celtes. Bien sympathiques, ces moines celtes, â la fois épris de solitude et éternels pèlerins de Dieu, tantôt réfugiés sur une île déserte, tantôt parcourant le monde pour évangéliser les païens I Ils seront rejoints dans leurs lointains pays du nord par saint Augustin et ses moines, dont ils ne priseront d'ailleurs pas les visées romanisantes. De ces pays nordiques partira le fougueux et infatigable Colomban, à la fin du VI' siècle, pour semer le christianisme et le monachisme à travers toute la Gaule du nord et de l'est, comme un peu plus tard Willibrord en Frise et Boniface en Germanie.

C'est vraiment une épopée extraordinaire que cette expansion rapide du monachisme à travers tout le monde chrétien. Seul un souffle de l'Esprit peut expliquer un mouvement si général, si fort, si spontané, qui jaillit partout à la fois et se répand comme une traînée de poudre.

Ainsi donc, au cours des six ou sept premiers siècles de l'histoire de l'Église, on trouve, tant en Orient qu'en Occident, la vie chrétienne vécue dans toutes ses exigences radicales, selon les conseils évangéliques, par des gens de tous milieux et de toutes conditions, de l'un et l'autre sexe. Au sein des Églises locales, il y a des vierges et des ascètes, qui embrassent la vie de célibat et d'ascèse sans pour autant renoncer à leur situation sociale normale. D'autres se consacrent à des oeuvres de miséricorde. Certains se groupent en communautés tout en continuant de vivre au sein de l'Église locale. Mais il y en a aussi qui se retirent à l'écart, dans le désert, soit pour y constituer des fraternités d'ascètes, soit pour y vivre dans la solitude absolue. Des évêques exhortent leurs clercs à vivre avec eux cette vie de communauté et d'ascèse. Les « conseils évangéliques » sont donc vécus sous des formes si variées qu'on peut dire que dès ce moment on trouve dans l'Église toutes les formes de vie religieuse que nous connaissons aujourd'hui.

Cependant, à partir de la fin du III' siècle, ce mouvement ascétique s'est développé surtout dans une direction déterminée, celle que l'on nomma ensuite la vie monastique proprement dite. Encore que la terminologie soit très floue, car dès le début du quatrième siècle, le mot moine, nonobstant son sens étymologique, est déjà employé pour désigner toutes les formes de la vie selon les conseils évangéliques. C'est dire que le mot moine a alors un sens tout aussi large que le mot « religieux » de nos jours. L'équivoque est sans doute malheureuse, mais elle existe de fait. Et encore de nos jours, même si le mot a repris un sens plus précis, plus conforme à son contenu étymologique, qui peut se targuer de posséder un critère sûr pour dire quelles formes de vie consacrée peuvent être considérées comme « monastiques » et quelles ne le peuvent pas ?

L'expansion extraordinaire du mouvement de vie strictement monastique allait avoir indirectement des répercussions très importantes sur toute l'histoire de la vie religieuse. Jusqu'alors en effet, les ascètes, quelle que soit leur forme de vie, dépendaient de leurs évêques locaux, comme tous les autres chrétiens, et au même titre. Les évêques n'intervenaient pas dans la vie intérieure des communautés, à moins que le bien de l'ensemble des fidèles n'y soit en cause, A mesure toutefois que le mouvement monastique se développa, il dut évidemment se structurer, et c'est alors que l'autorité hiérarchique intervint de plus en plus pour préciser ces structures, et au besoin pour réformer les abus. C'est ainsi que la législation « religieuse » naissante ne s'occupa pratiquement que des moines proprement dits. La législation se développant et faisant abstraction des autres formes de vie consacrée, celles-ci n'étant pas reconnues, sont graduellement poussées vers la périphérie, jusqu’a point où, lors de la réforme carolingienne, du moins en Occident, une seule forme de vie « religieuse » sera reconnue au sein de l'Église, la vie monastique menée au sein d'un cloître, dans la solitude. Même les vierges, qui avaient traditionnellement vécu au sein des Églises locales, seront de plus en plus poussées à se cloîtrer.

N'anticipons pas sur les faits cependant. Remarquons encore qu'une tendance semblable se manifesta en Orient. Déjà le Concile de Chalcédoine avait légiféré au sujet des moines, pour les mettre explicitement sous la juridiction des évêques locaux (canon 3). Un peu plus tard, l'empereur théocrate Justinien, dans ses Novelles (5, 123, 133) s'occupa lui aussi des moines : seuls étaient reconnus les coenobia où l'an menait une vie commune totale, sous un higoumène, qui possédait d'ailleurs un pouvoir presque absolu. Les solitaires ne jouissaient que d'une tolérance et ils devaient demeurer en petit nombre, Le contrôle des monastères et de leur observance était confié à des fonctionnaires du patriarche.

 

 

Il - DE LA RÉFORME CAROLINGIENNE AU CONCILE DE TRENTE.

 

Ce qu'il y a de merveilleux dans tout le grand mouvement monastique que nous avons décrit plus haut, c'est qu'il s'est réalisé à un moment où l'Europe entrait dans une ère de ténèbres et de barbarie. A partir du début du Ve siècle, on assista en effet à un recul inquiétant de la civilisation, qui se manifesta dans la dégradation des mœurs et une baisse effarante de la culture. Dans l'Église même, on constatait une certaine contamination de la foi et des mœurs par les coutumes païennes. 5i les moines firent beaucoup pour la conservation de la culture et le maintien des valeurs morales, ils finirent par être touchés eux aussi. Les monastères se remplissant de barbares tout récemment revêtus d'un léger vernis chrétien, la ferveur et les mœurs monastiques, tout comme les mœurs cléricales se détériorèrent progressivement.

Si la décadence de la vie des clercs avait été plus rapide, leur réforme vint plus vite. On se souvient que des évêques -- un Augustin à Hippone et un Eusèbe à Verceil, par exemple - avaient essayé de faire mener à leur clergé une réelle vie monastique. Si cela ne put évidemment être imposé partout, l'idéal de vie commune pure et simple était plus accessible à la plupart des clercs. Au VIII' siècle, saint Chrodegang (+ 766) fut le promoteur de ce renouveau de vie commune (vita canonica) chez les clercs. Il s'agissait d'une simple vie commune où chacun conservait ses propriétés privées, et non pas d'une pratique intégrale des conseils évangéliques. Chrodegang rédigea pour ses « chanoines » une Règle fortement influencée par celle de saint Benoît et à laquelle la réforme carolingienne allait donner une assez grande importance.

Comme Justinien l'avait fait en Orient, Charlemagne entreprit de réformer toute l'organisation ecclésiastique de son royaume, ce qui s'intégrait d'ailleurs fort bien à ses vues politiques. Il prit un soin tout particulier des chanoines et des moines. Auprès des églises vivaient des clercs qui pratiquaient ou bien une vie proprement monastique, ou bien une simple vie commune. Charlemagne ordonna que l'on fasse terminer cette équivoque et que l'on adopte ou bien la vie monastique derrière les murs d'un cloître et selon la Règle de saint Benoît, ou bien la vie commune des chanoines selon la Règle de saint Chrodegang.

Cette décision allait avoir de grandes conséquences pour l'avenir de la vie religieuse. D'abord, la seule forme de vie religieuse désormais admise, c'est-à-dire la seule façon reconnue de pratiquer les conseils évangéliques, est la vie monastique proprement dite. Les chanoines d'alors (qu'il ne faut pas confondre avec les chanoines réguliers d'une époque plus tardive) ne sont pas à proprement parler des c« religieux » ; ils correspondent plutôt à nos communautés de vie commune sans voeux. Mais la vie monastique se trouve elle-même nivelée. Jusqu'alors elle avait connu une grande variété de formes. Certaines grandes Règles s'étaient sans doute imposées dans la pratique, en particulier celle de saint Benoît et celle de saint Colomban ; mais il n'y avait en cela rien de rigide. On les appliquait avec liberté, et le monachisme ne cessait d'évoluer et de s'adapter aux circonstances de lieu et de temps. Mais à partir de la réforme carolingienne, une certaine rigidité s'instaure, et un nouveau concept de « Règle » se manifeste. Jusque là une Règle monastique était considérée plutôt comme un document spirituel dont on retenait l'inspiration profonde. Toutes les grandes Règles étaient le bien commun des monastères, de sorte qu'une même communauté pouvait considérer deux ou trois Règles à la fois comme la base de sa vie spirituelle. Il n'était pas question d'appliquer à la lettre l'organisation matérielle prévue par une Règle écrite pour un autre siècle. Mais désormais, la règle monastique, celle de saint Benoît, est considérée non plus simplement comme un document spirituel devant donner l'inspiration fondamentale de la vie, mais comme un code juridique décrivant jusqu'en ses détails ce qu'est la vie monastique. Par là, la tradition religieuse occidentale fut entachée d'un certain juridisme dont elle n'arriva jamais à se défaire complètement[7].

Muni de l'appui de Charlemagne et de son successeur, Louis le Pieux, Benoît d'Aniane s'employa à promouvoir cette réforme. Un capitulare monasticum destiné à préciser l'interprétation et l'application de la Règle de saint Benoît fut rédigé au synode d'Aix-la-Chapelle en 817. Une sorte de monastère modèle (Indem) fut même fondé. Au besoin, les fonctionnaires impériaux veillaient à l'application des décrets réformateurs dans les monastères. Après avoir connu un certain succès du vivant de l'énergique Benoît d'Aniane, cette réforme croula cependant après sa mort. La preuve était faite une fois pour toutes qu'une réforme de la vie religieuse fondée d'abord sur la réforme des institutions était vouée â l'échec. Cette réforme de la vie monastique eut le même sort que la « renaissance carolingienne » dans son ensemble. En effet, cette première tentative d'établir la paix, la prospérité et la civilisation sur les ruines de l'Empire romain échoua, et l'Empire de Charlemagne se désagrégea. De nouvelles hordes de Barbares déferlèrent bientôt sur l'Europe : les Vikings provenant du nord, les Sarrasins du sud et les Hongrois de l'est. Une autre période sombre commença pour l'Occident.

En Orient, le cénobitisme, un peu affaibli par la crise iconoclaste, connut un grand essor à la fin du VIII' et au début du IXe siècle, avec la réforme suscitée par Théodore Studite, dans la ligne de l'idéal monastique de Basile et de Dorothée de Gaza.

Heureusement pour l'Occident, le souffle spirituel qui avait manqué à la réforme carolingienne suscita, près d'un siècle après le Synode d'Air-la­-Chapelle, une grande réforme monastique, celle de Cluny[8]. A l'intérieur des cadres juridiques établis par Benoît d'Aniane, cette réforme allait être un retour aux exigences monastiques fondamentales : silence, travail, stabilité, prière. Les monastères clunisiens furent et demeurèrent fort longtemps des centres de vie de prière intense et d'union à. Dieu, au milieu d'un monde livré plus que jamais à la violence, à. la débauche, à l'injustice. La centralisation à outrance de Cluny avait pour but de libérer les maisons individuelles de leur dépendance envers les seigneurs féodaux, dans un monde où le système féodal, dont la politique carolingienne avait posé les bases, devenait de plus en plus fort. Paradoxalement la « Congrégation» de Cluny devint ainsi un rouage important de ce monde féodal et se trouva largement impliquée dans la vie politique et sociale de toute l'Europe[9].

Au onzième siècle, au moment où les institutions féodales atteignaient leur plus haut sommet de développement, et où on assistait, au sein du nouvel empire ottonien, à une compénétration de plus en plus grande de l'Église et de l'État, un grand mouvement commença à se manifester au sein de l'Église vers une réforme fondamentale qui allait établir la Chrétienté sur de nouvelles bases. Cette réforme qui se manifesta d'abord par la querelle des Investitures et par la lutte contre la Simonie et le Nicolaïsme trouva sort sommet durant le pontificat de Grégoire VII (1073-1085), de sorte que c'est à très juste titre qu'on parle de réforme grégorienne, Avec elle commencent pour l'Église d'Occident trois siècles grandioses dont l'art gothique est une pure expression. Période extraordinairement riche en grands hommes et en sève créatrice, où abondent les saints et les mystiques. C'est malheureusement à ce moment que la grande Byzance tombe sous les coups des Croisés Mais en 961, donc peu après la réforme occidentale de Cluny, le moine Athanase, s'inspirant de la réforme studite, avait posé la première pierre du monastère de Lavra, au mont Athos, commençant ainsi une tradition qui, à travers un millénaire marqué par des périodes tantôt de grandeur, tantôt de décadence, parviendrait jusqu'à nous.

Au sein du grand mouvement de la réforme grégorienne se manifesta bientôt la nécessité d'une réforme de la vie monastique[10]. Elle n'était pas rendue nécessaire par le relâchement des monastères ; au contraire, la réforme de Cluny avait produit d'excellents fruits. C'est tout simplement que, dans un monde en mutation, où l'Église s'établissait sur de nouvelles bases par rapport à la société profane, tous les éléments de la vie de l'Église étaient radicalement remis en cause, et la vie monastique en premier lieu. En face des grands monastères traditionnels possédant de vastes propriétés terriennes, et profondément impliqués dans tous les rouages de la vie économique, politique et ecclésiastique, un mouvement très fort se manifesta vers la pauvreté, la solitude et l'idéal de vie fraternelle de la communauté primitive de Jérusalem. En 1012 saint Romuald fonde Camaldoli, jean Gualbert fonde Vallom­breuse vers 1013. Puis c'est Étienne de Muret à Grandmont en 1076, Robert d'Arbrissel à Fontevrault en 1096, saint Bruno à la Chartreuse en 1084 et Robert de Molesme qui fonde Cîteaux en 1098.

Cette réforme grégorienne marque comme un important point de transition dans l'histoire de la vie religieuse. Au neuvième siècle, en effet, on était arrivé, avec la réforme carolingienne, à un nivellement total de la vie religieuse. A partir de la réforme grégorienne et des nombreuses fondations qu'elle suscite, on assiste, jusqu'à nos jours, à une sorte de « reconquête ». Graduellement, les diverses façons de vivre les conseils évangéliques reconquièrent leur droit de cité. Et la première reconquête consiste précisément à faire reconnaître à nouveau le caractère charismatique du monachisme qui retrouve ainsi une certaine spontanéité et une certaine capacité de créer. Rompant les cadres juridiques, il s'épanouit sous toutes sortes de formes : monachisme urbain et monachisme du désert, cénobitisme et érémitisme, dosages divers de solitude et de vie communautaire,

Parallèlement à cette première reconquête du pluralisme monastique, les clercs consacrés au ministère pastoral recouvraient eux aussi le droit de vivre les Conseils évangéliques d'une façon publique et reconnue par l'Église. C'est alors l'apparition des chanoines réguliers. Le mot canonicus qui, aux premiers siècles, avait servi à désigner les clercs qui figuraient aux registres ou au canon d'une Église, tendait vers la fin du VIe siècle à être plutôt réservé aux clercs menant la vie commune. On a déjà vu comment cette vie commune avait été ou bien une réelle vie monastique, ou bien - surtout depuis saint Chrodegang - une vie commune sans désappropriation et mise en commun des biens. Depuis la réforme carolingienne, les chanoines menant cette simple vie commune étaient clairement distingués des moines. Au dixième siècle apparaît déjà l'expression canonicus regularis, mais pas encore avec le sens que nous lui connaissons. C'est qu'on distingue le canonicus saecularis (qui vit de façon indépendante, dans le monde) du canonicus regularis (qui reste fidèle à l'antique idéal de vie communautaire de la Règle de saint Chrodegang). Au XIe siècle, plus d'un réformateur, saint Pierre Damien en particulier, essayera de faire mener la vie commune à tous les chanoines, mais les deux formes subsisteront.

Au même moment toutefois, un nouveau mouvement se discerne dans le clergé et une nouvelle forme de vie cléricale apparaît. Se rattachant tous à la Règle attribuée à saint Augustin, surgissent alors plusieurs groupement de chanoines réguliers (au sens strict) menant de façon intégrale, bien que n'étant pas moines, la vie selon les conseils évangéliques, pratiquant non seulement le célibat et la vie commune, mais aussi la désappropriation complète des biens matériels. Dés 1039, dans la petite église du quartier St-Ruf, à Avignon, quatre chanoines de la cathédrale fondent ce qui deviendra l'Ordre de saint-Ruf, appelé à un très grand développement (il comptera 1100 maisons en 1151). Parmi les nombreuses fondations semblables, il convient de mentionner au moins les chanoines de St-Victor (117.3) et ceux de Prémontré (1120).

La vie selon les conseils évangéliques est donc de nouveau possible, non seulement pour les diverses catégories de moines vivant à l'écart du monde, mais aussi pour les clercs desservant les Églises locales. Sera-t-elle possible pour les laïcs vivant dans le monde ? - Ceux-ci semblent quelque peu délaissés en ce contexte religieux où la religion tend à devenir l'affaire des clercs et des moines.

Le cas des « vierges » est caractéristique. Nombreuses avaient été, au début de l'Église, les vierges qui vivaient au milieu des communautés ecclésiales, où elles étaient reconnues et respectées. Lors de la grande expansion du monachisme, cependant, elles avaient été absorbées dans le mouvement partout où se développait le monachisme masculin, la vie monastique féminine s'établissait à son ombre. Les Églises locales ne furent cependant pas complètement dépouillées de la parure de leurs vierges, et certaines de celles-ci continuèrent à vivre dans le monde, ce qui amena assez tôt à distinguer les virgines velatae (menant la vie monastique) des virgines non velatae (demeurant dans le monde). Ces dernières faisaient toutefois la préoccupation des autorités tant ecclésiastiques qu'impériales ; les Conciles, les Papes et les évêques cherchèrent à réunir ces dévotes femmes en groupes de vie commune, en leur imposant la même règle qu'aux chanoines, et en les appelant chanoinesses. Au dixième siècle, à la suite de la décadence de l'institution canoniale, la même distinction s'appliqua à elles qu'aux chanoines : on distingua les chanoinesses régulières des chanoinesses séculières. Celles-ci, simples groupements de pieuses femmes provenant généralement de la noblesse, disparurent complètement avec la Révolution française ; quant aux premières, devenues de véritables religieuses, elles ont subsisté jusqu'à notre époque. Chaque grand Ordre monastique connut aussi, au Moyen Age, l'affiliation de groupements de moniales.

En pratique, à partir du Xe et du XIe siècle, il n'est plus guère possible à une femme d'embrasser la vie de célibat pour le Royaume sans se murer d'une façon ou d'une autre derrière la clôture d'un monastère. Il faudra attendre encore plusieurs siècles avant qu'on accepte qu'une femme puisse être religieuse sans se cloîtrer. En ces siècles de mœurs rudes, on imaginait difficilement qu'une femme puisse conserver des mœurs honnêtes sans être protégée ou bien par un mari ou bien par un mur : aut maritus aut murus ! Au début du treizième siècle, un élément nouveau d'une très grande portée intervient dans l'évolution de la vie religieuse. Dans toute l'histoire de la vie religieuse, il n'y a rien de plus poétique, rien de plus charmant et mystique à la fois que l'origine des Frères mineurs. On venait d'assister, au siècle précédent, à de graves réformes de la vie monastique et à l'institution de graves communautés de chanoines réguliers. Or voici qu'un gamin d'Assise, mû par la grâce de Dieu et soulevé par une parole de l'Évangile, décide d'abandonner gaîment toutes ses richesses et de se consacrer à dame pauvreté et au soin des pauvres, sans pour autant --- et là était la nouveauté - songer à s'enfermer dans un monastère! Quelle clôture pourrait d'ailleurs retenir ce vagabond de Dieu et quelles limites saurait-on mettre à la liberté des enfants de Dieu si pleinement assumée ? Quelques années plus tard, en février 1209, une autre parole de l'Évangile le touche au coeur

« Allez et prêchez ! Dites : le royaume des Cieux est proche 1 » Sans problèmes, sans penser le moins du monde à se faire clerc, sans songer pour autant à « fonder » quelque chose de nouveau, François, simple laïc, entreprend tout bonnement de prêcher, et de quelle façon sublime 1 Bientôt douze jeunes gens le suivent et partagent son originale vie d'apôtre. Le grand Pape réformateur Innocent III les encourage. La même année, en 1210, Claire, une charmante jeune fille d'Assise, s'enfonce dans la solitude et s'installe près du couvent où François et ses frères vivent dans la fraternité ; elle devient bientôt la fondatrice des Pauvres Dames. Par ailleurs des hommes et des femmes qui vivent dans le monde où les retiennent leurs devoirs, mus par la prédication et l'exemple des Frères mineurs, se groupent pour rénover et vivre en profondeur leur vie chrétienne. C'est la formule des Tiers-Ordres, qui sera un si important élément dans le lent effort en vue de décléricaliser la religion chrétienne, aux siècles suivants.

François avait voulu que ses disciples soient de simples laïcs, vivant au milieu du monde et pour les chrétiens du monde, la vie du Christ pauvre, dans la pénitence, la prière et la prédication. En s'institutionnalisant, sa communauté devint rapidement un ordre clérical. Sa fondation tient quand même une place d'extrême importance dans la dynamique de la vie religieuse, car de nouveau la pratique des conseils évangéliques était apparue hors des murs des monastères et des couvents de chanoines, sur les grandes routes, dans la pleine liberté des enfants de Dieu. Lorsqu'en 1215 le Concile de Latran, ému de la prolifération quelque peu anarchique des Ordres religieux, arrêta qu'aucune congrégation nouvelle ne serait autorisée et que quiconque voudrait fonder une association religieuse devrait adopter une règle déjà approuvée, cette loi malheureuse qui, à nouveau, figeait l'évolution de la vie religieuse ne s'appliqua pas aux Frères mineurs, de par la volonté d'Innocent III lui-même.

Au moment où le Poverello entreprenait sa vie de troubadour de Dieu, Dominique, un jeune chanoine régulier vivant comme un Prémontré, entreprenait, avec son évêque, une carrière de prédication dans le Languedoc chrétien ravagé par l'hérésie albigeoise. De cette expérience allait naître la constitution d'un groupement qui voulait allier le témoignage de la fraternité et d'une vie pauvre et pénitente à une consécration totale à l'enseignement et à la prédication sous toutes les latitudes du globe. N'ayant pas l'ultime chance qu'eut François de faire approuver sa Règle de vie avant la décision restrictive de 1215, Dominique dut adopter une Règle existante, et choisit celle des chanoines réguliers, attribuée à saint Augustin. Un nouvel ordre était né, semblable en plusieurs points à celui de François, qui était une heureuse synthèse d'une vie d'apôtre retenant l'austérité et le dépouillement d'une vie monastique, et organisée selon les règles de la vie des chanoines réguliers.

D'autres communautés de Mendiants furent créées dans la deuxième moitié du même siècle, en particulier les Carmes et les Ermites de saint Augustin. Cette fondation des Ordres mendiants est importante, parce qu'avec elle se trouve reconnu le principe d'une vie consacrée, où l'on intègre la pratique intégrale des conseils évangéliques à une vie soit de laïcs soit de clercs engagés par vocation dans l'apostolat actif au sein du monde. La création des Tiers Ordres a aussi son importance dans l'histoire de la promotion lente du laïcat dans l'Église. La décision de 1215 allait cependant bloquer considérablement l'évolution subséquente, obligeant les nouvelles fondations suscitées par l'Esprit à se couler dans des cadres qui les empêcheraient d'épanouir pleinement leur charisme propre.

Le douzième siècle avait cependant connu la fondation de quelques autres Ordres d'un genre un peu spécial qui, eux aussi et à leur façon, concouraient à la reconquête du pluralisme des formes de la vie religieuse. Inutile de s'attarder sur le cas typiquement médiéval des Ordres militaires et chevaleresques. Plus conformes à l'idéal de la vie religieuse sont certainement les Ordres hospitaliers : les Antonins, les Frères du Saint-Esprit, les Frères de Saint-Lazare, les Croisiers, etc. Ils s'assimilèrent en général, ou furent assimilés par la suite, aux Chanoines réguliers : tels les Antonins, fondés en 1095, qui furent réorganisés par Boniface VIII en 1297 en congrégation de chanoines réguliers. A côté d'eux, une autre initiative peu commune fut celle des Ordres rédempteurs : les Trinitaires fondés en 1198 et les Mercédaires fondés en 1223. Ces fondations, tout en ayant à se couler dans des cadres qui leur conviennent assez peu, anticipent ce que seront nos communautés religieuses vouées à une œuvre concrète de miséricorde corporelle.

Si en Orient il n'y a pas eu de floraison d'Ordres nouveaux, c'est que l'Orient n'ayant pas connu le nivellement imposé à la vie religieuse occidentale par la réforme carolingienne, le monachisme y est demeuré plus souple, marqué de pluralisme. Des « moines » savent au besoin y accomplir tous les services (prédication, service des malades, enseignement) pour lesquels de nouvelles institutions sont fondés en Occident.

Les XIIe et XIIIe siècles sont des « époques d'or » tant pour les grands Ordres traditionnels que pour les Ordres nouveaux, en occident. Partout la sève vitale est abondante. Les Ordres monastiques multiplient leurs monastères et se maintiennent dans la ferveur ; les Ordres mendiants portent la Parole de Dieu non seulement à travers toute l'Europe, mais dans les terres de mission les plus éloignées,

Ce grand mouvement d'expansion provoqua un effort de réflexion théologique et une certaine systématisation de la vie religieuse. Cette systématisation, en soi nécessaire et utile, eut cependant ses inconvénients. Jusque là, l'engagement -dans la vie religieuse comportait une certaine promesse, une « professio », par laquelle on s'engageait à un mode de vie. L'engagement au célibat, ou le « vœu de virginité » était souvent mentionné explicitement. Dans les nouveaux Ordres, et d'abord chez les Franciscains, la formule de profession explicite les trois voeux devenus traditionnels, ceux de pauvreté, de chasteté et d'obéissance. Au même moment la distinction déjà connue auparavant entre le « simple vécu » --- ou voeu simple - de chasteté (sans reconnaissance officielle par l'Église) et le vœu solennel (c'est-à-dire celui reconnu et consacré par l'Église dans un geste rituel) s'accentue. Cette distinction s'étend ensuite aux deux autres voeux Comme tous les grands Ordres monastiques avaient la profession solennelle, l'opinion s'accrédita bientôt que sans les trois voeux solennels (dont certains pouvaient d'ailleurs être exprimés implicitement) il n'y avait pas de consécration religieuse, et que ces trois voeux qu'on appela désormais les trois « voeux essentiels » de l'état religieux étaient une condition sine qua non de cet « état ». Pour les religieuses, la situation fut encore plus restrictive à partir du XIIIe siècle, car les voeux solennels (constitutifs de l'état religieux) furent indissolublement liés à l'obligation de la clôture papale stricte,

Cette systématisation et les cadres législatifs rigides qu'elle engendra ne doivent pas surprendre si l'on se souvient que ce nouvel essor de la vie religieuse s'enracine dans la réforme grégorienne qui fut pour l'Église une période d'institutionnalisation et de centralisation, et qui fut marquée par un développement très poussé du droit canon. Sur la nouvelle conception juridique des voeux se greffa une nouvelle théologie de la vie religieuse fondée sur la notion des « trois conseils évangéliques », qui a prévalu jusqu'à nos jours. Elle commence toutefois à céder le pas à une vision plus globale du donné évangélique sur la vie parfaite.

La vie religieuse est désormais considérée beaucoup plus comme un état que comme une vie, ce qui trahit une préoccupation toute médiévale. Seuls sont reconnus comme religieux ceux qui remplissent les exigences requises pour faire partie de cet « état » ; et la possibilité de vivre les conseils évangéliques hors de ces cadres rigides n'est pas reconnue. Cependant, la vie, lorsqu'elle est assez forte, sait rompre les cadres trop rigides et se créer ses lois. A côté de la vie religieuse officielle se développe tout un mouvement qui annonce les formes de vie de nos nombreuses congrégations modernes. Ce mouvement est mis en branle d'abord par les Tertiaires de saint François et de saint Dominique. Un nombre de plus en plus considérable d'entre eux ne tardèrent pas à adopter la vie commune, avec des liens juridiques plus ou moins étroits. Il arrivait qu'ils se vouent au célibat. L'organisation de ces mouvements fut grandement favorisée par l'approbation donnée en 1289 par Nicolas IV à la Règle des Tertiaires de l'Ordre de saint François. Ces communautés pratiquèrent souvent les « trois voeux » même si ceux-ci n'étaient pas « solennellement reconnus ».

Un peu plus tard, surtout au XVe et XVIe siècle apparaissent et se multiplient les sociétés de « sueurs grises » ou de « soeurs noires », dans le nord de la France et de la Belgique. Ce sont des congrégations hospitalières dont les membres vont même soigner les malades à domicile. Leurs membres font, et même publiquement, les trois voeux de religion. Elles ne sont toutefois pas considérées comme « religieuses », n'ayant pas la solennité des voeux et la clôture papale. Ce qui d'ailleurs les préserve des exigences des canonistes !

Depuis la fin du XIIIe siècle, une crise s'annonçait, une grave crise de civilisation, au cours de laquelle l'Europe allait se disloquer et la « chrétienté » s'écrouler. Pour comble de malheur, en cet automne du moyen âge, la peste noire s'ajoute au fléau des guerres, et, à elle seule, fait mourir le tiers de la population européenne. Remuée et bouleversée par ces malheurs, l'Église, tout comme l'État, sombre dans une nouvelle période de décadence.

 

 

III -- Du XVIe Au XXe SIÈCLE.

 

Au début du XVIe siècle, de toute part, les mystiques et les prophètes crient le besoin de réforme, jusqu'à ce que, la Réforme officielle ne venant pas, Luther entreprenne la sienne propre. Mais même au sein de l'Église, en beaucoup de milieux, longtemps avant la réforme officielle de Trente, des âmes ferventes ont, non seulement senti et proclamé le besoin de réforme, mais se sont même attelées â la tâche, Au début du siècle, à l'heure même où se préparait la Réforme protestante, des sursauts de ferveur secouaient ici et là l'Église. Un fait très significatif est que se groupèrent un peu partout de pieux chrétiens qui lisaient ensemble l'Écriture, discutaient théologie et mystique et s'attaquaient â tous les problèmes de l'Église. Le plus célèbre de ces groupements fut l'Oratoire de l'Amour divin, qui se créa vers 1510­-1520 dans une petite église du Transtévère â Rome, et d'où sortiront plusieurs fondations religieuses proprement dites. Au même moment un premier mouvement de réforme venait soulever la plupart des Ordres anciens, qui avaient passablement déchu de leur ferveur. Un peu partout cette réforme suit alors le même processus. Les immenses corps que sont ces grands Ordres n'ont plus la sève vitale suffisante pour se rénover. Alors Dieu suscite des hommes charismatiques qui réforment une communauté, une maison, puis groupent autour de cette cellule initiale quelques autres maisons, pour former graduellement une congrégation. Un exemple frappant est celui de la réforme des Camaldules par le bienheureux Giustiniani. Ailleurs, comme chez les fils de saint François, la réforme fut plus mouvementée et aboutit à la création de plusieurs branches au sein du même ordre.

Dès avant le Concile ce vent de réforme s'accompagna de la fondation de nouvelles communautés, en particulier de la création de clercs réguliers. Aussi bien les Ordres mendiants que les chanoines réguliers, tout en se lançant dans l'apostolat actif, avaient gardé un genre de vie assez proche de celui des moines. Le clergé séculier, celui des paroisses, avait donc toujours été laissé un peu de côté dans ces mouvements de réforme de la vie cléricale. Les nouvelles communautés de clercs réguliers groupaient en fraternité ces prêtres consacrés au ministère ordinaire, qui voulaient vivre les conseils évangéliques tout en demeurant au sein du clergé paroissial et en partageant sa vie. Ce furent tour â tour les Théatins de saint Gaétan de Thiène et de Jean-Pierre Carafa, les Barnabites de saint Antoine-Marie Zaccaria, les Somasques de Jérôme Émilien, et d'autres encore. Plusieurs de ces nouvelles congrégations eurent une fondation féminine parallèle à la leur. Ces communautés féminines réalisaient déjà ce que saint François de Sales ne réussirait pas à faire réaliser â ses Visitandines ; vivre non pas une existence enfermée dans un cloître, comme cela avait toujours été le cas pour les religieuses, mais s'engager, à côté du clergé, dans les œuvres de charité, d'enseignement et d'apostolat. Il faut dire cependant que celles de ces communautés qui acquirent une certaine importance durent bientôt accepter le genre de vie des Ordres anciens, à commencer par la clôture papale, comme cela arriva en France aux Ursulines.

La plus importante des fondations de cette époque fut évidemment celle de la Compagnie de Jésus. Avec sa milice qu'il mettait au service du Pape pour travailler dans toute l'Église, avec ses religieux que rien ne distinguait extérieurement des prêtres séculiers, avec la grande liberté d'action laissée à chaque membre au sein d'un Ordre puissamment structuré, la vie religieuse se dégageait totalement pour la première fois des structures monastiques, dans lesquelles elle se mouvait depuis que la réforme carolingienne avait restreint la pratique reconnue des conseils évangéliques à sa seule forme monastique. Comme toutes les grandes fondations de ce genre, la fondation d'Ignace de Loyola était le fruit d'une longue évolution. Elle était préparée par tout le mouvement de réforme qui animait l'Église depuis déjà quelques décades.

Le Concile de Trente, dans sa Session XXVe ne traita que de ceux qui étaient considérés comme religieux par le droit: de Regularibus et Monialibus, c'est-à-dire des religieux et religieuses â voeux solennels, il élabora tout un arsenal de règlements, de prescriptions et de sanctions pour réformer la vie religieuse. Même si le grand Pape réformateur Pie V s'attacha lui-même â cette tâche, cette réforme de caractère juridique et institutionnel, semblable à celle d'Aix-la-Chapelle, ne semble pas avoir eu, par elle-même, de grands résultats. Si la réforme de la vie religieuse eut lieu, effectivement, c'est que les Ordres religieux avaient déjà été soulevés, dès avant le Concile, par un souffle de renouveau et que ce souffle s'intensifiait de lui-même. La plus retentissante des réformes fut sans doute celle du Carmel effectuée par l'infatigable et active mystique Thérèse d'Avila et par son fidèle ami et collaborateur Jean de la Croix.

On assiste, à la même période, encore â quelques nouvelles fondations. Notons, entre bien d'autres, celle de l'Oratorio du si sympathique, si joyeux et si déconcertant Philippe Néri. Cet Oratorio est la première réalisation de ce que nous appellerions aujourd'hui une Société de vie commune sans voeux, Clercs et pieux laïcs, également soumis â une règle très simple, y vivent en union de prières et d'action, sans discipline extérieure imposée, sans rigide réglementation, sans autre lien que celui qui naît de l'affection réciproque et du commerce quotidien.

La réforme de Pie V eut pour effet de centraliser encore plus la vie religieuse qui dépendit désormais de plus en plus de l'autorité ecclésiastique et tout spécialement de la Congrégation des Évêques et Réguliers, dont l'action allait tendre à niveler de plus en plus les Congrégations et Ordres religieux. Cette réforme rendit de nouveau très précaire la vie des communautés de Tertiaires ou de religieuses « séculières » qui s'étaient créées au cours des siècles précédents à côté de la vie religieuse proprement dite. A cause de certains abus, le Pape prit une mesure radicale et, par la Constitution Circa Pastoralis de 1566, ordonna d'abord d'urger strictement la clôture dans tous les monastères. Puis il fit inviter les Tertiaires ou autres communautés semblables qui n'avaient pas les voeux solennels, à les prononcer et donc à adopter la clôture papale. Les évêques étaient autorisés en certains cas à laisser de telles communautés continuer leur genre de vie, mais il était interdit à celles-ci de recevoir des novices... Heureusement cette mesure ne fut pas appliquée à la lettre, et de telles communautés persévérèrent toujours, quoique en petit nombre. Mais les réticences furent longues et nombreuses. Grégoire XIII, en 1572, confirmait les mesures prises au sujet des religieuses par Pie V, et en 1592 la Congrégation des Évêques et Réguliers permettait aux évêques d'interdire même la vie commune aux Tertiaires qui ne voulaient pas accepter la clôture papale.

Par ailleurs, la fondation de la Compagnie de jésus avait introduit une nouveauté importante dans cet ordre de choses[11]. Non seulement les scolastiques et les frères coadjuteurs, pendant une probation assez longue, ne pouvaient faire que des voeux simples, mais la Compagnie se composait de deux classes de profès, les uns liés par la profession solennelle des quatre voeux, les autres par une profession de voeux simples. Une déclaration solennelle de Grégoire XIII en 1584 fit tomber l'objection générale selon laquelle tous ces profès à voeux simples n'étaient pas de « vrais » religieux ; mais pendant près de trois siècles les canonistes continueront à n'y voir qu'un privilège très spécial.

Lorsqu'au début du XVIIe siècle saint François de Sales eut l'idée d'une communauté de religieuses qui ne vivraient pas derrière les murs d'un cloître mais se dévoueraient au milieu du monde dans l'exercice de la charité, l'opposition à l'apostolat des religieuses hors clôture et sans voeux solennels était encore si vivace que ses Visitandines durent se muer en moniales cloîtrées. Ce que n'avait pas réussi saint François de Sales, saint Vincent de Paul et Louise de Marillac le réussirent, avec la fondation des Filles de la Charité. Ils trouvèrent la véritable solution : ignorant les distinctions des canonistes, acceptant facilement d'être privées du nom de « religieuses », elles ne firent que des voeux privés et ainsi, sous la forme d'une Société de pieuses femmes sans voeux publics, purent jouir de la liberté des enfants de Dieu et joindre une authentique pratique des conseils évangéliques au service des pauvres. Le mouvement était donné, et tant en France qu'en Allemagne de nombreuses congrégations semblables assurèrent, surtout dans l'enseignement et le soin des malades, l'exercice de la charité chrétienne, â la plus grande gloire de l'Église... et de l'état religieux dont elles étaient officiellement écartées.

Tout au long du XVIIe siècle, les communautés tant d'hommes que de femmes se multiplient, au point qu'il serait téméraire d'essayer de les énumérer. S'ils ne sont pas, pour la plupart, religieux ou religieuses an sens strict, ils sont approuvés par les évêques et souvent même leurs Statuts sont approuvés par le Saint Siège qui, pour autant, n'approuve pas les Instituts eux-mêmes... ce qui serait aller contre la décision de Pie V !

Avec la Révolution française l'Europe allait toutefois s'enfoncer dans une nouvelle nuit, et on assisterait, du moins en France, à la disparition de presque toute vie religieuse organisée. C'est dans cette situation toute spéciale que fut mise sur pied une fondation originale, qui est dans le passé le meilleur exemple de ce que sont de nos jours les instituts séculiers[12]. Le Père de Clorivière, à cause des circonstances qui rendaient la vie religieuse ordinaire impossible en France, imagina la fondation de communautés dont les membres ne porteraient aucun signe distinctif, aucun habit, vivraient dans leurs familles, accompliraient leur rôle ordinaire au sein de la société, mais feraient ainsi, sans être connus de personne, le râle des religieux et religieuses expulsés.

Après la Révolution, les évêques et les papes durent se rendre à l'évidence et reconnaître l'utilité et la nécessité des communautés sans clôture qui, avec une réelle ferveur, s'adonnaient aux oeuvres de miséricorde et d'enseignement. Le mouvement de renaissance religieuse qui suivit la Révolution amena d'ailleurs leur multiplication. Alors que le droit ne reconnaissait comme religieux que les ordres à voeux solennels et avec clôture, les évêques et le Saint Siège, tout au long du XIXe siècle approuvent par douzaines des Congrégations religieuses â voeux simples dont on a toujours soin de dire qu'elles ne sont pas u religieuses proprement dites ». Enfin la Constitution Conditae a Christo de Léon XIII en 1900 et les Normae de la Congrégation des Evêques et Réguliers de 1901 vinrent conformer le droit â la vie en reconnaissant comme religieuses les Congrégations à voeux simples.

Ces Normae, par ailleurs, systématisaient â outrance le concept de vie religieuse ; elles entraient dans le détail de l'organisation des Congrégations et des Ordres, et donnaient un modèle précis de Constitutions. Dans les révisions des Constitutions qui furent alors exécutées, plusieurs Ordres et Congrégations perdirent presque totalement l'originalité de leur charisme.

Au même moment, le laïcat prenait toujours plus conscience de lui-même et de sa vocation au sein du Peuple de Dieu. Le catholicisme social se développa conjointement â l'Action catholique. Cette pénétration de l'esprit évangélique dans toutes les classes de la société prépare la reconnaissance officielle d'une forme de vie évangélique qui existait depuis longtemps et qui s'organisait lentement : les Instituts séculiers. Il y a toujours eu dans l'Église des fidèles qui désiraient vivre intégralement les exigences les plus radicales de la vie évangélique, mais qui, par suite de circonstances spéciales ou d'un appel personnel du Seigneur, devaient rester dans le monde et continuer à jouer leur rôle au sein de la société. Ils ont toujours eu la tendance bien compréhensible à se grouper en pieuses associations ou sociétés. Plusieurs de ces sociétés cherchèrent, à partir du XIXe siècle, à obtenir de Rome une approbation qui reconnût leur valeur morale et religieuse et qui fût une garantie à ceux et celles qui voulaient s'y joindre. Malheureusement, leur genre de vie ne cadrait ni avec les notions canoniques de la vie religieuse ni même avec la nouvelle notion que la vie s'efforçait péniblement d'imposer aux canonistes de la Curie, celle de « Congrégation à voeux simples », Un décret de 1889, de la Congrégation des Évêques et Réguliers, se contente de louer le but de telles associations et de déclarer qu'on pourra tout au plus leur donner le titre de « pieuses associations ». Ce n'est qu'en 1947 que Pie XII, par la Constitution Provida Mater Ecclesia, reconnaîtra officiellement les instituts séculiers comme état de perfection et leur donnera un statut juridique,

Les théologiens ont longuement discuté pour savoir si les membres de ces Instituts séculiers étaient des « religieux » ou des « laïcs ». Les membres eux-mêmes tinrent beaucoup à préserver leur caractère laïc et réussirent de justesse à faire introduire â l'article 11 du décret Perfectae Caritatis de Vatican II une incise qui affirme explicitement qu'ils ne sont pas des Instituts religieux, mais comportent cependant une authentique et complète profession des conseils évangéliques dans le monde, reconnue par l'Église[13].

 

 

IV -- ENSEIGNEMENT DE L'HISTOIRE ET TACHE ACTUELLE.

 

En jetant un coup d'œil d'ensemble sur l'évolution de la vie religieuse, on y discerne facilement deux grandes périodes, l'une qui va des origines jusqu'au dixième siècle et l'autre, qui va de la réforme grégorienne jusqu'à nos jours.

La première période, après un moment de rapide et vaste expansion, est caractérisée par un rétrécissement de l'éventail des formes de la vie religieuse. Aux premiers siècles, des chrétiens de toutes les classes de la société entreprennent de vivre radicalement leur vie chrétienne selon les conseils évangéliques. Ils demeurent au sein de la société ou se retirent dans la solitude ; ils se groupent en fraternités ou vivent en ermites ; ils sont clercs ou laïcs. La vie religieuse n'est absente d'aucune forme de la vie sociale ; elle revêt elle-même toutes les formes. Peu à peu cependant le monachisme se développe d'une façon extraordinaire et ce développement suscite un effort de législation qui fait graduellement de la vie religieuse un « état de vie » officiellement reconnu, et qui finit par refuser cette reconnaissance aux formes non-monastiques de vie religieuse. Finalement, avec la réforme carolingienne, le monachisme lui-même, du moins en Occident, est ramené à un commun dénominateur.

Ce mouvement de « rétrécissement » n'est pas dû au simple fait du développement extraordinaire du monachisme. Il est d'abord dû à un refroidissement du charisme, qui, lui, W est certes pas étranger à un développement numérique trop vaste et trop rapide. La législation ne fut pas non plus, en elle-même, source ni de ce refroidissement du charisme, ni du rétrécissement de l'éventail des formes de vie religieuse. Car les grands mouvements monastiques, comme ceux de Pachôme et de Basile, avaient su se structurer sagement pour favoriser l'expansion et la survie de leur charisme. La sclérose est provoquée lorsque, la vitalité spirituelle faisant défaut et l'institution se dégradant, une législation doit être imposée de l'extérieur en vue de sauvegarder ce que saint Benoît appelle une certaine « honestas morum » (RB, c, 73).

A partir du onzième siècle, un mouvement en sens inverse apparaît, qui se poursuit jusqu'à nos jours. De nouveau, par suite d'exigence internes, et dans le cadre de la grande réforme grégorienne, le monachisme se diversifie. Puis, à côté de lui, de nouvelles formes de vie religieuse réapparaissent, de sorte que, jusqu'à nos jours, on assiste à une sorte de « reconquête » graduelle du droit de cité dans l'Église institutionnelle pour chacune des formes de vie consacrée. Ce sont d'abord les chanoines réguliers, qui unissent la pratique des conseils évangéliques au service d'une Église locale ; puis ce sont les Ordres mendiants, qui l'unissent à un apostolat aux dimensions de l'Église entière ; enfin ce sont les innombrables formes de vie religieuse non-cloîtrée qui, peu à peu s'établissent de fait dans le giron de l'Église, pour finalement être reconnues de droit par celle-ci au bout de plusieurs siècles. C'est enfin, avec les Instituts séculiers, la reconnaissance officielle d'un état de perfection évangélique au sein du monde, sans les cadres de la vie religieuse canonique.

Cette seconde période a pris ses débuts avec les réformes monastiques du XIe siècle, qui s'enracinent elles-mêmes dans la grande réforme grégorienne. Or, l'on sait la forte tendance de cette réforme vers la centralisation et l'institutionnalisation. Au sein d'un État civil accaparant, l'Église ne pouvait conserver sa liberté -- ou la recouvrer - qu'en s'institutionnalisant elle-même fortement. La vie religieuse fut, elle aussi, coulée dans les cadres rigides de l'état religieux. Ce qui eut comme première conséquence de la priver de sa spontanéité charismatique. Cette notion d'état religieux et ces cadres se sont conservés jusqu'à nos jours, alors même que la reconquête du pluralisme des formes obligea périodiquement à créer de nouvelles « demeures » dans cet édifice, et à créer de nouvelles espèces â l'intérieur du genre, par dissection du concept. Après avoir distingué l'état de vie contemplative de l'état de vie active, (et l'état de vie mixte, pour ceux qui n'entraient ni dans l'une ni dans l'autre catégorie), on distingua les ordres des Congrégations, celles-ci étant à leur tour distinguées entre elles d'après la diversité de leurs fins « secondaires ». Il a fallu une véritable gymnastique des canonistes, chaque fois qu'une nouvelle forme de vie religieuse était imposée par la vie, pour lui trouver une place à l'intérieur de ces structures. Et comme la souplesse n’est pas le charisme propre des hommes de loi, cette gymnastique s'est toujours avérée laborieuse et lente.

Les théologiens eurent facilement tendance à considérer ces cadres comme constitutifs de l'état religieux. La même tendance médiévale voulant que tout donné historique soit considéré comme acquis une fois pour toutes, il se fit que toute évolution de la vie religieuse était vouée à ne faire qu'ajouter de nouvelles formes aux formes anciennes. En effet, qui aurait osé remettre en questions des formes déjà officiellement approuvées par la plus haute autorité ecclésiastique ? De même, si l'on exclut le cas de la répression d'abus évi­dents, toute réforme courait le risque d'aboutir à scinder un Ordre en deux ou plusieurs observances : ancienne ou nouvelle observance, chaussés ou déchaussés, barbus ou rasés, etc.

Nous voyons donc que c'est dans la vie religieuse que l'Église a vécu le plus intensément la tension - normale en son sein - entre le charisme et l'institution. Le charisme de la vie religieuse, comme tout charisme, devait s'institutionnaliser pour survivre. L'harmonie parfaite entre le charisme et l'institution ne pouvant exister ici-bas, on assiste donc dans l'histoire à une sorte de va et vient, une sorte d'alternance entre l'étouffement du charisme par des institutions devenues trop lourdes, et l'éclatement des institutions sous la poussée vitale du charisme, pour aboutir à de nouvelles institutions - le tout étant entrecoupé de périodes de relatif équilibre.

Le caractère charismatique de la vie religieuse apparaît très clairement à travers cette évolution. Jamais l'autorité hiérarchique n'a créé une forme de vie religieuse, et jamais une réforme décrétée par voie d'autorité n'a fait plus que d'empêcher le pire. Chaque fois que la vie religieuse surgit ou se réforme dans l'Église, on trouve à la source de cette naissance ou de cette rénovation une personne charismatique ou des personnes charismatiques mues irrésistiblement par l'Esprit. Les vraies réformes, celles qui portent des fruits et ouvrent de nouvelles voies sont les réformes spirituelles. Le cœur de la réforme c'est la réforme du cœur.

La tâche qui s'offre aux religieux aujourd'hui est immense. Les Ordres ou Congrégations qui, s'étant hâté de réviser le texte de leurs Constitutions et de leurs coutumiers se donnent bonne conscience d'avoir accompli leur effort de renouveau risquent bien d'avoir fait long feu. Ce qu'il faut, c'est d'abord susciter un renouveau spirituel qui, peu à peu, engendrera les structures nécessaires à la vie. Commencer par la réforme des structures, sans se soucier assez de la réforme spirituelle, c'est mettre la charrue devant les bœufs.

Tout comme au temps de Grégoire VII, nous nous trouvons à un important tournant dans l'histoire de la civilisation. La société a changé d'assises, et l'Église depuis Vatican II a entrepris de s'interroger sur sa propre identité, afin de se créer elle aussi de nouvelles assises dans ce monde en mutation. La même recherche de leur identité s'impose aux Ordres religieux. Il ne s'agit plus de continuer à multiplier les formes de vie religieuse et les « observances » au sein d'un même Ordre, L'imagination humaine ayant tout de même des limites, les nouvelles fondations seraient d'ailleurs vouées à copier des communautés existantes. Il faudrait plutôt tendre à refermer la boucle de la grande évolution que nous avons décrite, en revenant à une plus grande unité au sein d'un pluralisme consciemment redécouvert. On en arrivera nécessairement à se demander s'il y a place pour plusieurs Ordres juridiquement distincts au sein de la grande famille monastique ; s'il est opportun de maintenir tant d'instituts d'hospitalières ou d'enseignantes ayant exactement la même forme de vie et des Constitutions pratiquement interchangeables, et qui doivent pourtant assurer chacune le maintien d'une importante curie généralice, etc.

Des canonistes d'aujourd'hui on n'attend plus qu'ils adaptent tardivement la situation juridique à l'état de fait imposé par la vie, mais qu'ils élaborent plutôt des cadres assez souples pour permettre â la vie de s'y développer librement sous la direction de l'Esprit. Car, en fin de compte, l'état religieux n'est qu'un concept. Ce qui existe, concrètement, ce sont les religieux, des hommes et des femmes qui ont été personnellement appelés par le Christ et qui doivent donner à cet appel une réponse personnelle. L'Esprit ne parle pas aux institutions, mais aux hommes. La préoccupation doit être moins celle d'un état â conserver ou à adapter que d'une vie â promouvoir.

Sous le pontificat de Paul III, la « Commission de Réforme », chargée de préparer le Concile de Trente, proposa la suppression pure et simple de tous les Ordres existants ! Mesure radicale qui ne fut pas retenue par le Concile - et avec raison sans doute, car toute évolution réelle doit réaliser la synthèse d'une continuation et d'une rupture. Il reste que quelque chose doit toujours mourir pour que la vie surgisse à nouveau. A moins que le grain ne meure... Le drame et les souffrances de plus d'un Ordre religieux, de nos jours, laissent percevoir les germes d'une vie nouvelle.

 

Armand VEILLEUX, ocso

 

Abbaye de Mistassini,

PQ, Canada.

 



[1] Cf. P. JORDAN, Pythagoras and Monachism, dans Traditio 1961, p. 432-441.

[2] Cf. J. NEUSNER The fellowship (chabourah) in the second Jewish Commonwealth, dans The Harvard Theol. Review 1960, p. 125-142.

[3] Cf. J. CARMIGNAC et P. GUILBERT, Les textes de Qumrân traduits et annotés, T. I, La Règle de la Communauté, la Règle de la guerre, les hymnes, Paris 1961.

[4] Cf. K. Vl. TRUHLAR, Laïcs et conseils, dans Laïcs et vie chrétienne parfaite, T. 1, Rome 1963, p. 163-195 ; et surtout S. LEGASSE, L'appel du riche, contribution à l'étude des fon­dements scripturaires de l'état religieux, Paris 1966.

[5] H. SCHURMANN, Le groupe des disciples de Jésus, signe pour Israël et prototype de la vie selon les conseils, dans Christus no. 50, 1966, p. 184-209.

[6] J. GRIBOMONT, Le monachisme au sein de l'Église en Syrie et en Cappadoce, dans Studia Monastica 7 (1965), p. 7-24.

[7] Cf. A. VEILLEUX, The Interpretation of a Monastic Rule, dans The Cistercian Spirit r A Symposium in Memory of Thomas Merton, (Cistercian Studies Series - 3), Spencer 1969. De l'interprétation d'une règle monastique, dans Collectanea Cisterciensia 31 (1969), p. 195-209.

[8] Cf. R. MORGHEN, Riforma monastica e spiritualità cluniacense, dans Spiritualità. Convegni del centro di studi sulla spiritualità medievale, Il, Todi 1964, p. 31-56.

[9] Cf. C. VIOLANTE, Il monachesimo cluniacense di fronte al mondo politico ed ecclesia­stico (secoli X et XI), Ibidem, p. 153-242.

[10] L.J. LEKAI, Motives and ideals of the Eleventh Century Monastic Renewal, dans The Cistercian Spirit : A Symposium in Meniory of Thomas Merton, (Cistercian Studies Series - 3), Spencer 1969.

[11] Voir l'étude récente de E. OLIVARES, Les vœux des premiers étudiants jésuites, dans Vie consacrée 41 (1969), p. 233-238.

[12] Cf. M. PARODI, Le charisme du Père de Clorivière, dans Vie consacrée 41 (1969), p. 95-112.

[13] Cf. J. BEYER, Les instituts séculiers, dans L'adaptation et la rénovation de la vie religieuse, (Unam Sanctam - 62), Paris 1967, p. 375-384.