Écrits et conférences d'intérêt général



 

 

 
 

Être ou ne pas être martyr

 

 

            Le Père Jerzy Popieluszko sera béatifié le 6 juin prochain à Varsovie.  Le pape Benoit XVI a signé le 19 décembre dernier le décret de reconnaissance comme martyr de ce prêtre polonais, enlevé et assassiné par la police secrète du régime communiste le 19 octobre 1984, à l’âge de 37 ans. 

 

            Jerzy Popieluszko est une figure marquante de la résistance polonaise au régime communiste.  Ami de Lech Walesa, et aumônier des aciéries de Huta Warszawa, il devint un partisan ardent de Solidarność. Chaque mois, il célébrait dans l’église Saint-Stanislas-Kostka, à Varsovie, des « messes pour la patrie » au cours desquelles il prononçait des sermons enflammés contre le régime, dénonçant la répression policière, la censure et la persécution des opposants du régime.   Cette intense activité de caractère nettement politique menée avec courage au nom de sa foi chrétienne lui vaut la couronne du martyre.

 

            La notion de « martyre » a évolué au cours des dernières décennies. Durant les premiers siècles de l’Église, les Chrétiens étaient mis à mort en tant qu’ennemis de la religion officielle de l’Empire romain. Ils étaient martyrisés en haine de la foi (in odium fidei). Ce fut très souvent le cas au cours des âges.  Même assez près de nous, les martyrs ougandais furent clairement suppliciés en haine de leur foi chrétienne.

 

            Au cours du 20ème siècle les choses ont changé considérablement.  De très nombreux témoins de la foi chrétienne sont morts simplement parce qu’ils ont vécu une charité héroïque jusqu’à partager le sort des plus pauvres et des exclus de ce monde, comme le Père Damien, ou parce qu’ils ont courageusement, au nom de leur foi chrétienne, défendu le droit des pauvres et des opprimés devant des régimes oppresseurs.  Un grand nombre de laïcs, de prêtres et de religieux ont été éliminés au 20ème siècle par les pouvoirs totalitaires du Chili, d’Argentine, d’El Salvador et d’autres pays d’Amérique Latine. Les dictateurs de ces pays ne haïssaient pas la foi chrétienne, puisque la plupart d’entre eux se prétendaient chrétiens – et avaient même parfois le support d’une partie de la hiérarchie.  Mais ce qui a amené tous ces héroïques témoins de la foi à la mort c’est qu’ils ont vécu jusqu’à l’extrême l’amour de leurs frères et de leurs soeurs en humanité.

 

            Le plus emblématique de tous ces témoins du 20ème siècle est sans doute Oscar Arnulfo Romero, évêque de San Salvador, qui s’était fait le défenseur des petits et des opprimés devant une cruelle dictature militaire . Il fut assassiné au moment où il célébrait la Messe le 23 mars 1980.  Il n’avait rien d’un activiste et tout d’un pasteur. Il a été très rapidement « canonisé » dans la mémoire et la conscience des peuples d’Amérique Latine.  Sa cause de béatification fut ouverte en 1997 avec hésitation, mais semble avoir été mise sur la voie d’évitement depuis 2005  La raison en serait, selon la Congrégation pour les Causes des Saints, qu’il est difficile de démontrer qu’il a été assassiné in odium fidei.  Son action a toujours eu un caractère explicitement pastoral et nullement politique.  Celle de Jerzy Popieluszko au contraire a été explicitement politique, tout en étant mue par la même charité chrétienne héroïque. Il faudrait une gymnastique mentale assez invraisemblable pour affirmer que Popieluszko a été assassiné « en haine de la foi », mais pas Romero. Évidemment, il est difficile de ne pas penser que la sympathie personnelle qu’avait Romero pour certains représentants de la Théologie de la Libération, comme Ignacio Ellacuría (lui aussi mort martyr, en 1989), est ce qui fait difficulté.

 

            À quand saint Oscar Romero ?

  

Armand Veilleux

dans L'Appel, février 2010, nº 324, p. 24.