Questions cisterciennes
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ENTREPRISE
ET
DÉCENTRALISATION
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Le
modèle
cistercien
est-il
d’actualité ? Saint Benoît avait écrit une Règle
pour
les
moines
d’un
monastère.
Il
n’avait
prévu
aucun
lien
entre
les
monastères
qui
pourraient
suivre
cette
Règle
ou
s’en
inspirer.
Presque
deux
siècles
avant
Cîteaux
la
réforme
de
Cluny,
qui
s’insérait
dans
le
premier
âge
de
la
société
féodale
avait
opéré
un
important
regroupement
d’abbayes,
mais
dans
la
ligne
d’une
centralisation
qui
enlevait
toute
autonomie
aux
communautés
locales. Cîteaux, né durant le grand mouvement de renouveau
spirituel
connu
sous
le
nom
de
Réforme
Grégorienne,
fut
le
premier
Ordre
monastique
à
trouver
l’équilibre
entre
l’autonomie
des
abbayes
et
leur
regroupement
en
une
communauté
de
communautés
reliées
par
des
liens
de
charité.
Ces
liens
s’incarnaient
dans
des
structures
bien
précises,
décrites
dans
la
Charte
fondamentale
de
l’Ordre,
la
Carta
Caritatis.
Cette Carta Caritatis
étant
due
tout
spécialement
au
génie
législatif
d’un
Anglais,
Étienne
Harding,
il
n’est
pas
surprenant
qu’elle
ait
influencé,
un
peu
plus
d’un siècle plus tard, la Carta Magna anglaise, qui influença à son tour au moins indirectement
la
plupart
des
formes
de
parlement
et
de
démocratie
en
Europe
et
ailleurs
dans
le
monde.
La
Carta
Caritatis
de
Cîteaux
pourrait
sans
doute
servir
encore
d’inspiration
de
nos
jours
à
ceux
qui
cherchent
des
structures
adaptées
pour
une
Europe
nouvelle
encore
en
gestation.
Elle
peut
certainement
aussi
offrir
quelques
suggestions
aux
dirigeants
d’entreprises
qui
cherchent
un
équilibre
entre
autonomie
de
gestion
des
unités
de
production
et
communion
dans
le
partage
des
mêmes
valeurs.
Je vais essayer de vous présenter de façon synthétique le
modèle
cistercien
de
relation
entre
les
abbayes,
laissant
à
Messieurs
Bertrand
Collomb
et
Vincent
Pinot
le
soin
de
nous
dire
comment
ce
modèle
peut
être
encore
d’actualité.
La vie cistercienne est essentiellement cénobitique, Pour saint Benoît, le cénobite est quelqu’un
qui
vit
en
communauté,
sous
une
règle
commune
et
un
abbé
qui
est
responsable
de
la
qualité
de
la
communion
entre
les
frères.
Les
premiers
Cisterciens
ont
conçu
de
la
même
façon
les
liens
entre
leurs
communautés.
Dans l’Ordre, tel que conçu par eux, il n’y a aucune autorité
personnelle
au-dessus
de
la
communauté
locale
et
de
son
abbé,
mais
bien
une
autorité
collégiale :
celle
du
Chapitre
Général
qui
est
la
réunion
des
abbés
de
toutes
les
communautés
de
l’Ordre,
chacun
d’entre
eux
exerçant,
en
communion
avec
tous
les
autres,
une
responsabilité
pastorale
collégiale
sur
l’ensemble
de
l’Ordre.
Lorsqu’une communauté en fonde une autre, elle lui transmet
son
esprit
et
sa
vie.
Elle
devient
la
maison-mère
--
au
sens
de
celle
qui
donne
la
vie --
et
l’abbé
de la maison-mère est appelé le pater immediatus de
la
fondation.
Les
liens
spéciaux
qui
s’établissent
entre
une
communauté
fondatrice
et
les
communautés
de
sa
« filiation »
s’expriment
surtout
à
travers
la
responsabilité
du
Père
Immédiat
de
veiller
pastoralement
sur
les
besoins
de
sa
maison
fille,
tant
au
spirituel
qu’au
temporel,
sans
avoir
pour
autant
le
droit
d’intervenir
dans
la
gestion
interne
de
ses
maisons
filles. Spirituellement, ce système a permis à chaque communauté,
et
aussi
à
chacune
des
grandes
filiations
de
Cîteaux,
c’est-à-dire
celles
issues
des
quatre
premières
fondations
(La
Ferté,
Pontigny,
Clairvaux
et
Morimond)
de
développer
chacune
sa
personnalité
propre,
tout
en
s’entraidant
en
beaucoup
de
domaines,
y
compris
à
travers
l’exercice
de
la
correction
fraternelle
au
moment
des
Chapitres
Généraux.
Cette grande autonomie a permis a
l’abbé
d’un
monastère,
comme
un
Bernard
de
Clairvaux,
par
exemple,
d’avoir
une
influence
prépondérante
sur
tout
l’Ordre
sans
avoir
pour
autant
aucune
autorité
juridique
en
dehors
de
ses
maisons
filles.
Aux époques de moindre ferveur ou aux époques
de
décadence,
l’autonomie
dont
jouissait
chaque
maison
a
permis
à
de
grands
abbés
de
réformer
leur
propre
abbaye,
et
de
partager
ce
vent
de
réforme
avec
d’autres
abbayes
à
l’intérieur
de
Congrégations.
Sans
cette
autonomie
locale
un
abbé
de
Rancé
n’aurait
pas
pu
réaliser
sa
réforme
à
La
Trappe.
Par
ailleurs
le
caractère
collégial
de
l’Ordre
a
permis
à
cette
réforme
de
se
communiquer
par
la
suite
à
une
grande
partie
de
l’Ordre. Dans l’ordre intellectuel également ce système a
eu
ses
avantages
et
parfois
ses
inconvénients.
La
première
expansion
de
l’Ordre
de
Cîteaux
coïncida
avec
les
débuts
de
la
scholastique.
Bernard
et
ses
compagnons,
ainsi
que
les
foules
d’étudiants
que
Bernard
arracha
à
l’Université
pour
les
amener
au
monastère,
pouvaient
tourner
le
dos
à
la
science
théologique
pour
se
donner
tout
entiers
à
la
mystique,
parce
qu’ils
avaient
déjà
reçu,
avant
leur
arrivée
au
monastère,
une
excellente
formation
humaine. Mais ce ne fut pas le cas des générations qui
suivirent
et
environ
un
siècle
plus
tard
on
pouvait
constater
au
niveau
de
l’ensemble
de
l’Ordre
un
manque
criant
de
la
formation
intellectuelle
et
théologique
nécessaire.
L’Ordre,
dans
son
ensemble,
ne
pouvait
réagir,
la
grande
majorité
des
abbés
étant
issus
de
ce
système ;
mais
l’autonomie
des
monastères
permit
à
des
abbés
locaux,
à
la
tête
d’une
importante
filiation,
de
réagir
–
et
ce fut l’origine de ce splendide Collège des Bernardins où nous sommes
actuellement
réunis. Le Chapitre Général ne voyait certes pas d’un très bon œil
la
fondation
d’un
collège
dans
la
grande
ville
de
Paris,
auprès
de
l’université ;
mais
il
était
difficile
d’empêcher
le
très
ardent
Étienne
de
Lexington,
devenu
abbé
de
Clairvaux
(après
avoir
été
abbé
de
Stanley
en
Angleterre
puis
de
Savigny)
de
le
faire,
d’autant
plus
qu’il
avait
l’appui
du
Pape
Innocent
IV.
Par
la
suite
le
mouvement
se
généralisa
et
d’autres
collèges
furent
fondés
auprès
d’autres
universités
(Montpellier,
Toulouse,
Würzburg
et
Cologne,
et
d’autres
plus
tard)
et
le
Chapitre
Général
établit
même
une
législation
obligeant
chaque
communauté
à
envoyer
quelques
étudiants
à
ces
collèges.
Par
ailleurs,
lorsque
la
conduite
des
étudiants
ne
fut
pas
entièrement
édifiante,
le
Chapitre
Général
sut
prendre
les
mesures
punitives
nécessaires
contre
les
délinquants.
Ce n’est là qu’un exemple entre beaucoup d’autres qu’on
aurait
pu
choisir
de
la
façon
dont
l’Ordre
tout
entier
sait
assumer
une
pratique
issue
d’une
initiative
locale,
mais
sait
aussi
intervenir
par
une
législation
appropriée
soit
pour
empêcher
les
dérapages,
soit
pour
les
corriger
lorsqu’ils
se
produisent. Dans le domaine matériel, cet équilibre entre l’autonomie
locale
et
une
vision
commune
a
permis
aux
monastères
de
l’Ordre,
tout
au
long
de
son
histoire,
depuis
le
douzième
siècle
jusqu’à
nos
jours
de
donner
des
réponses
fort
différentes
à
des
situations
changeantes,
tout
en
conservant
une
même
orientation
et,
au
besoin,
une
entraide
efficace.
L’Ordre s’est développé rapidement au 12ème siècle,
dans
un
contexte
social
et
économique
en
rapide
évolution,
alors
que
se
dessinait
le
2ème
âge
féodal.
C’était
une
époque
de
grande
croissance
démographique
s’accompagnant
d’une
mutation
de
l’agriculture,
de
la
déforestation
de
parties
importantes
de
l’Europe
et
d’une
urbanisation
croissante. Les vocations s’étant multipliées rapidement, il fallut,
pour
nourrir
de
grandes
communautés,
acquérir
des
propriétés
étendues. Les Cisterciens eurent ainsi un rôle important
dans
la
reconfiguration
de
la
propriété
terrienne. Mais ce rôle fut très différent selon les pays.
La
situation
des
Cisterciens
dans
l’Italie
méridionale
ou
en
Bourgogne
était
très
différence
de
celle
des
fondations
en
Espagne
ou
dans
les
Iles
britanniques. Les Chapitres Généraux n’intervenaient pas pour déterminer
la
façon
dont
chaque
communauté
devait
se
débrouiller
pour
gagner
sa
vie
–
soit
par
l’élevage
de
troupeaux,
soit
par
la
plantation
de
vignes,
par
exemple,
mais
intervenait
constamment
pour
mettre
en
garde
toutes
les
communautés
contre
les
dangers
toujours
réels
de
dévier
de
l’intuition
primitive
et
de
s’enrichir
en
pratiquant
la
pauvreté,
ou
de
contracter
des
dettes
trop
importantes.
Qu’en est-il de nos jours ? Comment les Cisterciens vivent-ils cette tradition
reçue
de
leurs
ancêtres.
Il
faut
tout
d’abord
remarquer
que
la
famille
cistercienne
se
compose
aujourd’hui
de
deux
grandes
branches :
Celle
qui
s’appelait
jusqu’à
récemment
la
Commune
Observance
(et
qui
préfère
désormais
s’appeler
tout
simplement
l’Ordre
Cistercien)
d’une
part,
et,
d’autre
part,
l’Ordre
Cistercien
de
la
Stricte
Observance,
souvent
appelé
l’Ordre
des
Trappistes.
La
famille
cistercienne
comporte
aussi
d’autres
rameaux,
comme,
par
exemple,
les
Bernardines
d’Esquermes,
celles
d’Oudenaarde
et
des
monastères
n’appartenant
à
aucune
congrégation
ou
fédération.
Bien
qu’il
y
ait
eu
à
certaines
époques
des
tensions
entre
ces
divers
groupes,
il
y
a
de
nos
jours
un
désir
très
fort
de
communier
dans
la
même
grâce
cistercienne
tout
en
reconnaissant
la
légitimité
et
la
richesses
des
différences
héritées
souvent
de
circonstances
historiques.
C’est
là
aussi
une
expression
de
la
diversité
dans
l’unité.
Ainsi, en 1998, toutes ces branches du grand
tronc
cistercien,
ont
su
tenir
à
l’abbaye
de
Cîteaux
une
Synaxe
à
l’occasion
du
9ème
centenaire
de
l’Ordre
et
envoyer
à
tous
les
Cisterciens
et
Cisterciennes,
un
message
commun. Ceci dit, je ne puis parler en connaissance de cause que
de
mon
Ordre,
celui
des
Cisterciens
de
la
Stricte
Observance,
ou
Trappistes.
Comme
je
l’ai
dit
plus
haut,
c’est
l’autonomie
des
maisons
locales
qui
a
permis
à
un
Armand
Jean
Le
Bouthillier
de
Rancé
d’opérer
la
réforme
de
sa
maison
à
une
époque
où
une
réforme
était
nécessaire
à
tout
l’Ordre,
mais
où
l’Ordre
comme
tel
n’avait
plus
la
capacité
de
la
faire,
mais
dont
il
profita
tout
entier.
Plus
tard,
c’est
cette
même
autonomie
qui
permit
à
un
Augustin
de
l’Estrange
de
quitter
La
Trappe
au
début
de
la
Révolution,
de
s’embarquer
avec
une
poignée
de
moines
pour
une
Odyssée
au
cours
de
laquelle
il
sema
des
fondations
de
moines
et
de
moniales
un
peu
partout
à
travers
l’Europe
et
l’Amérique,
pour
revenir
en
France
après
la
Révolution
et
y
rétablir
la
vie
cistercienne. À l’invitation de Pie XII d’envoyer des moines et des moniales
fonder
au
Tiers-Monde,
l’Ordre,
dans
son
ensemble,
réagit
avec
enthousiasme,
mais
chaque
fondation
fut
faite
par
un
monastère
autonome
et
d’une
façon
autonome.
Une
fondation
ne
peut
toutefois
être
considérée
« cistercienne »
sans
être
approuvée
par
le
Chapitre
Général.
Cette
approbation
signifie
d’une
part
que
l’ensemble
de
l’Ordre
reconnait
à
la
communauté
fondatrice
la
capacité
de
faire
cette
fondation
et
de
transmettre
un
authentique
esprit
cistercien ;
de
plus
l’ensemble
des
abbés
–
ou
des
abbesses
–
au
nom
de
leurs
communautés
respectives,
assument
ainsi
une
responsabilité
collégiale
sur
cette
fondation
nouvelle
de
sorte
qu’ils
s’engagent
déjà
à
intervenir
selon
leur
capacité
si
cette
fondation
rencontre
un
jour
des
besoins
soit
en
personnel
soit
dans
l’ordre
matériel,
auxquels
la
maison
fondatrice
ne
pourrait
plus
faire
face. Cette complémentarité joue de nos jours aussi dans le domaine
de
la
formation.
Puisqu’on
devient
moine
en
s’intégrant
dans
une
communauté
particulière,
l’Ordre
n’a
pas
de
noviciat
central
ni
de
noviciats
régionaux.
Chaque
monastère
forme
ses
propres
novices.
De
même
la
formation
intellectuelle
après
le
noviciat
se
donne
normalement
dans
le
monastère.
Mais
les
communautés
n’ayant
pas
toujours
toutes
les
ressources
en
personnel
nécessaires
en
ce
domaine,
elles
s’entraident
librement.
L’Ordre
a
aussi
créé
à
Rome
au
début
des
années
’60
du
20ème
siècle
un
Collège
international
appelé
Monte
Cistello
(un
autre
« Collège
des
Bernardins »),
conçu
non
pas
comme
un
organe
central
de
formation,
mais
comme
une
aide
offerte
aux
monastères
individuels
qui
décideraient
d’envoyer
l’un
ou
l’autre
de
leurs
étudiants
à
Rome
pour
des
études
spécialisées.
Cette
maison
d’étude,
où
les
étudiants
ont
été
nombreux
à
l’époque
de
Vatican
II
a
concouru
énormément
à
créer
des
liens
entre
moines
de
diverses
communautés
et
à
créer
un
esprit
commun
au
sein
de
l’Ordre. En ce qui concerne la gestion matérielle des communautés,
c’est
peut-être
le
domaine
où
l’on
a
maintenu
le
plus
strictement
l’autonomie
totale
de
chaque
communauté.
On
n’a
jamais
pensé
à
créer
une
source
de
revenus
commune
pour
l’Ordre,
ni
même
pour
plusieurs
monastères
de
l’Ordre.
Dans
le
passé
presque
tous
nos
monastères
vivaient
de
l’agriculture.
Une
évolution
s’est
faite
graduellement
vers
diverses
formes
soit
d’artisanat
soit
de
petites
industries,
soit,
particulièrement
en
France,
de
magasins
de
produits
monastiques.
Par
ailleurs
la
réflexion
sur
ces
situations
au
sein
de
Conférences
régionales
et
des
Chapitres
Généraux
permet
de
veiller
collégialement
à
ce
que
cette
évolution
continue
de
s’inspirer
des
idéaux
de
la
grande
tradition
cistercienne,
appliquant
celle-ci
à
des
situations
nouvelles. Beaucoup d’autres aspects de ce sain équilibre entre autonomie
et
communion
pourraient
être
étudiés.
Qu’il
suffise
de
mentionner
le
fait
que
tous
les
monastères
de
l’Ordre,
aussi
bien
de
moniales
que
de
moines
forment
un
seul
Ordre,
la
communion
s’exprimant
à
travers
deux
chapitres
généraux
interdépendants
se
réunissant
presque
toujours
en
Réunion
Générale
Mixte.
Mais
cela
serait
l’objet
d’un
débat
en
lui-même. Permettez-moi de conclure simplement que cette complémentarité
entre
autonomie
et
communion
est
un
élément
essentiel
du
patrimoine
cistercien.
Et
nous,
les
Cisterciens
sommes
très
heureux
si
ce
modèle
peut
inspirer
des
expériences
semblables
dans
l’Église
ou
dans
la
Société. Armand Veilleux [1] Conférence donnée au Collège des Bernardins à Paris, le 17 janvier 2009, dans le cadre d’une “conférence débat” dans la série “Entreprise” des “Mardis des Bernardins. Les répondants étaient M. Bernard Collomb, président honoraire du groupe Lafarge et M. Vincent Pinot, directeur d’unité à Arjowiggins ; le débat était animé par Pierre Tapie, directeur général de l’ESSEC. |
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