Questions cisterciennes



 

 

 
 

 

ENTREPRISE ET DÉCENTRALISATION [1]

Le modèle cistercien est-il d’actualité ?

 

            Saint Benoît avait écrit une Règle pour les moines d’un monastère.  Il n’avait prévu aucun lien entre les monastères qui pourraient suivre cette Règle ou s’en inspirer.  Presque deux siècles avant Cîteaux la réforme de Cluny, qui s’insérait dans le premier âge de la société féodale avait opéré un important regroupement d’abbayes, mais dans la ligne d’une centralisation qui enlevait toute autonomie aux communautés locales.  Cîteaux, né durant le grand mouvement de renouveau spirituel connu sous le nom de Réforme Grégorienne, fut le premier Ordre monastique à trouver l’équilibre entre l’autonomie des abbayes et leur regroupement en une communauté de communautés reliées par des liens de charité. Ces liens s’incarnaient dans des structures bien précises, décrites dans la Charte fondamentale de l’Ordre, la Carta Caritatis.

 

            Cette Carta Caritatis étant due tout spécialement au génie législatif d’un Anglais, Étienne Harding, il n’est pas surprenant qu’elle ait influencé, un peu plus d’un siècle plus tard, la Carta Magna anglaise, qui influença à son tour au moins indirectement la plupart des formes de parlement et de démocratie en Europe et ailleurs dans le monde. La Carta Caritatis de Cîteaux pourrait sans doute servir encore d’inspiration de nos jours à ceux qui cherchent des structures adaptées pour  une Europe nouvelle encore en gestation.  Elle peut certainement aussi offrir quelques suggestions aux dirigeants d’entreprises qui cherchent un équilibre entre autonomie de gestion des unités de production et communion dans le partage des mêmes valeurs. 

 

            Je vais essayer de vous présenter de façon synthétique le modèle cistercien de relation entre les abbayes, laissant à Messieurs Bertrand Collomb et Vincent Pinot le soin de nous dire comment ce modèle peut être encore d’actualité.

 

            La vie cistercienne est essentiellement cénobitique,  Pour saint Benoît, le cénobite est quelqu’un qui vit en communauté, sous une règle commune et un abbé qui est responsable de la qualité de la communion entre les frères.  Les premiers Cisterciens ont conçu de la même façon les liens entre leurs communautés.

 

            Dans l’Ordre, tel que conçu par eux, il n’y a aucune autorité personnelle au-dessus de la communauté locale et de son abbé,  mais bien une autorité collégiale : celle du Chapitre Général qui est la réunion des abbés de toutes les communautés de l’Ordre, chacun d’entre eux exerçant, en communion avec tous les autres, une responsabilité pastorale collégiale sur l’ensemble de l’Ordre. 

 

            Lorsqu’une communauté en fonde une autre, elle lui transmet son esprit et sa vie.  Elle devient la maison-mère -- au sens de celle qui donne la vie -- et l’abbé de la maison-mère est appelé le pater immediatus de la fondation.  Les liens spéciaux qui s’établissent entre une communauté fondatrice et les communautés de sa « filiation » s’expriment surtout à travers la responsabilité du Père Immédiat de veiller pastoralement sur les besoins de sa maison fille, tant au spirituel qu’au temporel, sans avoir pour autant le droit d’intervenir dans la gestion interne de ses maisons filles.

 

            Spirituellement, ce système a permis à chaque communauté, et aussi à chacune des grandes filiations de Cîteaux, c’est-à-dire celles issues des quatre premières fondations (La Ferté, Pontigny, Clairvaux et Morimond) de développer chacune sa personnalité propre, tout en s’entraidant en beaucoup de domaines, y compris à travers l’exercice de la correction fraternelle au moment des Chapitres Généraux. 

 

            Cette grande autonomie a permis a l’abbé d’un monastère, comme un Bernard de Clairvaux, par exemple, d’avoir une influence prépondérante sur tout l’Ordre sans avoir pour autant aucune autorité juridique en dehors de ses maisons filles.  Aux époques de moindre ferveur ou aux époques de décadence, l’autonomie dont jouissait chaque maison a permis à de grands abbés de réformer leur propre abbaye, et de partager ce vent de réforme avec d’autres abbayes à l’intérieur de Congrégations. Sans cette autonomie locale un abbé de Rancé n’aurait pas pu réaliser sa réforme à La Trappe. Par ailleurs le caractère collégial de l’Ordre a permis à cette réforme de se communiquer par la suite à une grande partie de l’Ordre.

 

            Dans l’ordre intellectuel également ce système a eu ses avantages et parfois ses inconvénients.  La première expansion de l’Ordre de Cîteaux coïncida avec les débuts de la scholastique.  Bernard et ses compagnons, ainsi que les foules d’étudiants que Bernard arracha à l’Université pour les amener au monastère, pouvaient tourner le dos à la science théologique pour se donner tout entiers à la mystique, parce qu’ils avaient déjà reçu, avant leur arrivée au monastère, une excellente formation humaine.  Mais ce ne fut pas le cas des générations qui suivirent et environ un siècle plus tard on pouvait constater au niveau de l’ensemble de l’Ordre un manque criant de la formation intellectuelle et théologique nécessaire.  L’Ordre, dans son ensemble, ne pouvait réagir, la grande majorité des abbés étant issus de ce système ; mais l’autonomie des monastères permit à des abbés locaux, à la tête d’une importante filiation, de réagir – et ce fut l’origine de ce splendide Collège des Bernardins où nous sommes actuellement réunis.

 

            Le Chapitre Général ne voyait certes pas d’un très bon œil la fondation d’un collège dans la grande ville de Paris, auprès de l’université ; mais il était difficile d’empêcher le très ardent Étienne de Lexington, devenu abbé de Clairvaux (après avoir été abbé de Stanley en Angleterre puis de Savigny) de le faire, d’autant plus qu’il avait l’appui du Pape Innocent IV. Par la suite le mouvement se généralisa et d’autres collèges furent fondés auprès d’autres universités (Montpellier, Toulouse, Würzburg et Cologne, et d’autres plus tard) et le Chapitre Général établit même une législation obligeant chaque communauté à envoyer quelques étudiants à ces collèges. Par ailleurs, lorsque la conduite des étudiants ne fut pas entièrement édifiante, le Chapitre Général sut prendre les mesures punitives nécessaires contre les délinquants.

 

            Ce n’est là qu’un exemple entre beaucoup d’autres qu’on aurait pu choisir de la façon dont l’Ordre tout entier sait assumer une pratique issue d’une initiative locale, mais sait aussi intervenir par une législation appropriée soit pour empêcher les dérapages, soit pour les corriger lorsqu’ils se produisent.

 

 

            Dans le domaine matériel, cet équilibre entre l’autonomie locale et une vision commune a permis aux monastères de l’Ordre, tout au long de son histoire, depuis le douzième siècle jusqu’à nos jours de donner des réponses fort différentes à des situations changeantes, tout en conservant une même orientation et, au besoin, une entraide efficace.

 

            L’Ordre s’est développé rapidement au 12ème siècle, dans un contexte social et économique en rapide évolution, alors que se dessinait le 2ème âge féodal. C’était une époque de grande croissance démographique s’accompagnant d’une mutation de l’agriculture, de la déforestation de parties importantes de l’Europe et d’une urbanisation croissante.

 

            Les vocations s’étant multipliées rapidement, il fallut, pour nourrir de grandes communautés, acquérir des propriétés étendues.  Les Cisterciens eurent ainsi un rôle important dans la reconfiguration de la propriété terrienne.  Mais ce rôle fut très différent selon les pays.  La situation des Cisterciens dans l’Italie méridionale ou en Bourgogne était très différence de celle des fondations en Espagne ou dans les Iles britanniques.

 

            Les Chapitres Généraux n’intervenaient pas pour déterminer la façon dont chaque communauté devait se débrouiller pour gagner sa vie – soit par l’élevage de troupeaux, soit par la plantation de vignes, par exemple, mais intervenait constamment pour mettre en garde toutes les communautés contre les dangers toujours réels de dévier de l’intuition primitive et de s’enrichir en pratiquant la pauvreté, ou de contracter des dettes trop importantes.

 

Qu’en est-il de nos jours ?  Comment les Cisterciens vivent-ils cette tradition reçue de leurs ancêtres.  Il faut tout d’abord remarquer que la famille cistercienne se compose aujourd’hui de deux grandes branches : Celle qui s’appelait jusqu’à récemment la Commune Observance (et qui préfère désormais s’appeler tout simplement l’Ordre Cistercien) d’une part, et, d’autre part, l’Ordre Cistercien de la Stricte Observance, souvent appelé l’Ordre des Trappistes. La famille cistercienne comporte aussi d’autres rameaux, comme, par exemple, les Bernardines d’Esquermes, celles d’Oudenaarde et des monastères n’appartenant à aucune congrégation ou fédération.  Bien qu’il y ait eu à certaines époques des tensions entre ces divers groupes, il y a de nos jours un désir très fort de communier dans la même grâce cistercienne tout en reconnaissant la légitimité et la richesses des différences héritées souvent de circonstances historiques. C’est là aussi une expression de la diversité dans l’unité.  Ainsi, en 1998, toutes ces branches du grand tronc cistercien, ont su tenir à l’abbaye de Cîteaux une Synaxe à l’occasion du 9ème centenaire de l’Ordre et envoyer à tous les Cisterciens et Cisterciennes, un message commun.

 

            Ceci dit, je ne puis parler en connaissance de cause que de mon Ordre, celui des Cisterciens de la Stricte Observance, ou Trappistes. Comme je l’ai dit plus haut, c’est l’autonomie des maisons locales qui a permis à un Armand Jean Le Bouthillier de Rancé d’opérer la réforme de sa maison à une époque où une réforme était nécessaire à tout l’Ordre, mais où l’Ordre comme tel n’avait plus la capacité de la faire, mais dont il profita tout entier.  Plus tard, c’est cette même autonomie qui permit à un Augustin de l’Estrange de quitter La Trappe au début de la Révolution, de s’embarquer avec une poignée de moines pour une Odyssée au cours de laquelle il sema des fondations de moines et de moniales un peu partout à travers l’Europe et l’Amérique, pour revenir en France après la Révolution et y rétablir la vie cistercienne.

 

            À l’invitation de Pie XII d’envoyer des moines et des moniales fonder au Tiers-Monde, l’Ordre, dans son ensemble, réagit avec enthousiasme, mais chaque fondation fut faite par un monastère autonome et d’une façon autonome. Une  fondation ne peut toutefois être considérée « cistercienne » sans être approuvée par le Chapitre Général.  Cette approbation signifie d’une part que l’ensemble de l’Ordre reconnait à la communauté fondatrice la capacité de faire cette fondation et de transmettre un authentique esprit cistercien ; de plus l’ensemble des abbés – ou des abbesses – au nom de leurs communautés respectives, assument ainsi une responsabilité collégiale sur cette fondation nouvelle de sorte qu’ils s’engagent déjà à intervenir selon leur capacité si cette fondation rencontre un jour des besoins soit en personnel soit dans l’ordre matériel, auxquels la maison fondatrice ne pourrait plus faire face.

 

            Cette complémentarité joue de nos jours aussi dans le domaine de la formation.  Puisqu’on devient moine en s’intégrant dans une communauté particulière, l’Ordre n’a pas de noviciat central ni de noviciats régionaux.  Chaque monastère forme ses propres novices. De même la formation intellectuelle après le noviciat se donne normalement dans le monastère. Mais les communautés n’ayant pas toujours toutes les ressources en personnel nécessaires en ce domaine, elles s’entraident librement. L’Ordre a aussi créé à Rome au début des années ’60 du 20ème siècle un Collège international appelé Monte Cistello (un autre « Collège des Bernardins »), conçu non pas comme un organe central de formation, mais comme une aide offerte aux monastères individuels qui décideraient d’envoyer l’un ou l’autre de leurs étudiants à Rome pour des études spécialisées. Cette maison d’étude, où les étudiants ont été nombreux à l’époque de Vatican II a concouru énormément à créer des liens entre moines de diverses communautés et à créer un esprit commun au sein de l’Ordre.

 

            En ce qui concerne la gestion matérielle des communautés, c’est peut-être le domaine où l’on a maintenu le plus strictement l’autonomie totale de chaque communauté.  On n’a jamais pensé à créer une source de revenus commune pour l’Ordre, ni même pour plusieurs monastères de l’Ordre. Dans le passé presque tous nos monastères vivaient de l’agriculture.  Une évolution s’est faite graduellement vers diverses formes soit d’artisanat soit de petites industries, soit, particulièrement en France, de magasins de produits monastiques. Par ailleurs la réflexion sur ces situations au sein de Conférences régionales et des Chapitres Généraux permet de veiller collégialement à ce que cette évolution continue de s’inspirer des idéaux de la grande tradition cistercienne, appliquant celle-ci à des situations nouvelles.

 

            Beaucoup d’autres aspects de ce sain équilibre entre autonomie et communion pourraient être étudiés. Qu’il suffise de mentionner le fait que tous les monastères de l’Ordre, aussi bien de moniales que de moines forment un seul Ordre, la communion s’exprimant à travers deux chapitres généraux interdépendants se réunissant presque toujours en Réunion Générale Mixte.  Mais cela serait l’objet d’un débat en lui-même.

 

            Permettez-moi de conclure simplement que cette complémentarité entre autonomie et communion est un élément essentiel du patrimoine cistercien. Et nous, les Cisterciens sommes très heureux si ce modèle peut inspirer des expériences semblables dans l’Église ou dans la Société.

 

Armand Veilleux

 



[1] Conférence donnée au Collège des Bernardins à Paris, le 17 janvier 2009, dans le cadre d’une “conférence débat” dans la série “Entreprise” des “Mardis des Bernardins.  Les répondants étaient M. Bernard Collomb, président honoraire du groupe Lafarge et M. Vincent Pinot, directeur d’unité à Arjowiggins ; le débat était animé par Pierre Tapie, directeur général de l’ESSEC.