On s’y attendait
Le documentaire de France 3 sur Tibhirine
Voici quelques réflexions à chaud après avoir vu ce
documentaire :
1 – Diffuser,
l’un après l’autre le film de Xavier Beauvois et ce
documentaire d’une tout autre nature est déjà assez surprenant. Évidemment cela
tend à donner au documentaire une crédibilité à laquelle il ne pourrait guère
prétendre autrement. Mais cette
juxtaposition est tout à fait incongrue. Le film de Xavier Beauvois
est extrêmement respectueux des personnes et de l’auditoire. Le documentaire de
Malik Aït Aoudia et Séverine Labat, qui sera très dur
à voir pour les membres des familles des moines, manque totalement de ce
respect, surtout dans la deuxième partie, permettant à des criminels soi-disant
repentis de raconter sans état d’âme le traitement des moines, y compris leur
égorgement (sans qu’il n’y ait aucune preuve de la véracité de ces
descriptions).
2 -- Il y a
d’ailleurs le même problème au sein même du documentaire, où, des témoignages de
personnages très crédibles comme Mgr. Teissier, Thierry Becker et Père Amédée,
qui racontent ce qu’ont vécu les moines à Tibhirine, on passe graduellement aux
témoignages invérifiables de personnes peu crédibles sur les circonstances de
leur enlèvement et de leur mort. La juxtaposition des témoignages est parfois
trompeuse. Ainsi, le témoignage de
Thierry Becker disant qu’il est allé avertir les autorités, le matin suivant
l’enlèvement des moines, est suivi immédiatement de celui d’un certain général Maïza (jamais mentionné auparavant dans aucun récit) qui dit que
« des recherches furent lancées immédiatement » et son témoignage est
accompagné d’un montage vidéo de soldats en camouflage (qui ressemble
d’ailleurs plutôt à un exercice de jeunes recrues). Or Thierry Becker, dans un
rapport détaillé des événements, rédigé le 3 juin 1996 et remis aux autorités
de l’Ordre cistercien, écrivait au contraire : «De toute la journée, nous n’avons vu aucun mouvement de
troupe dans la région. Les voisins n’ont pas été interrogés ».
3 – Le
montage du documentaire est très bien fait ; mais il n’est nulle part
indiqué à quelle date furent enregistrés ces témoignages. Celui de Père Amédée fut certainement fait
quelques années avant son décès survenu en 2008. Celui de Benhadjar
est aussi d’un Benhadjar plus jeune qu’il n’est
actuellement.
4 –
Autre remarque de fond : il
est vraiment triste, que dix-sept ans après la tragédie, on en soit encore à
devoir subir de temps à autre un nouveau livre ou un nouveau documentaire où
des journalistes prétendent nous convaincre qu’ils ont finalement fait toute la
vérité et qu’il n’y a plus à chercher ailleurs.
Quant à la justice, elle a refusé durant de très nombreuses années de
faire son travail ; et maintenant que, du côté français, un juge
d’instruction honnête et compétent s’efforce de faire son métier d’une façon
professionnelle, on ne cesse de lui mettre des bâtons dans les roues aussi bien
du côté français, que du côté algérien. Le juge d’instruction Marc Trévédic a demandé, il y a de nombreux mois, de pouvoir
aller en Algérie pour entendre une série de témoins et faire l’autopsie des
restes des sept moines assassinés ; mais jusqu’ici il n’a aucune assurance
qu’il sera autorisé de le faire. Dans le
même temps, un journaliste de Marianne
peut sans difficulté interroger des témoins qui, par hasard, lui donnent tous
la même version des faits.
5 -- Il
y a d’ailleurs là une confusion totale des rôles de la presse et de la
justice. Le rôle des journalistes est de
découvrir des faits et de les rendre publics.
Le rôle du juge d’instruction est de vérifier la véracité de chacun de
ces témoignages, les confrontant les uns
aux autres, puis de chercher les informations qu’on ne possède pas encore, afin
de s’approcher graduellement de la vérité et pouvoir faire éventuellement des
mises en accusation. Lorsque le
journaliste prétend avoir fait toute la vérité, il dépasse les limites de sa
compétence et perd sa crédibilité.
6 – Il
est d’ailleurs inquiétant que des personnes reconnaissant avoir de nombreux
crimes sur les mains – crimes, au moins en certains cas, pour lesquels ne s’applique
aucune loi d’amnistie – puissent témoigner à visage découvert et,
confortablement assis dans leur fauteuil, raconter sans état d’âme les crimes
dont ils ont été complices ou témoins.
Certains d’entre eux devraient se retrouver devant une cour pénale
internationale pour crimes contre l’humanité, mais n’ont jamais fait l’objet
d’aucun procès en Algérie.
7 – Au
cours des dix-sept dernières années, plusieurs témoins, dont plusieurs sont des
membres des services secrets algériens ou de l’armée algérienne ayant fait défection
ont livré une version des faits toute différente. Plusieurs d’entre eux ont parlé non seulement
à la presse, mais ont donné leur version des faits sous serment devant le juge
d’instruction. Aucun de ces témoins n’a
été interrogé par Aït-Aoudia et Labat.
8 – Le
nom de Djamel Zitouni revient sans cesse dans tous
ces témoignages. Il n’y a pas de doute que
ce triste personnage soit intervenu dans l’enlèvement des moines, ainsi que dans
au moins une partie de leur captivité et peut-être (mais probablement pas) dans
leur exécution. Mais la question la plus
importante, celle que ne posent même pas les auteurs du documentaire,
est : « pour qui travaillait Zitouni ? »
ou « quels étaient ses commanditaires ? » Or, depuis 1995, des témoignages très
nombreux et concordants, venant aussi bien de France que d’Algérie, ne laissent
guère de doute sur le fait que Zitouni était utilisé
par les services secrets algériens.
9 – Que
Jean-Charles Marchiani soit intervenu pour essayer de
faire libérer les moines est certain, même si tous les détails de son récit
n’ont probablement pas le même niveau de véracité. Mais, chose certaine, il n’a jamais eu de
contacts directs avec Zitouni. Il était sans doute de bonne foi ; mais, compte tenu de ce qu’ont livré les
quelques documents soustraits, au compte-gouttes, au secret
défense, du côté français, en particulier ceux provenant du général Rondot, on est en droit de penser que l’interlocuteur réel
de Marciani était le général Smaïl
Lamari, commanditaire de Zitouni.
L’ensemble des documents versés à date au dossier de l’enquête judiciaire
permettent de penser que c’est précisément ce Smaïl Lamari qui fut l’architecte de l’enlèvement des moines et
de leur exécution. Les témoignages du
général Rondot déposés à l’enquête du juge Trévédic montrent l’insistance absolue de Lamari pour que toute négociation se fasse entre lui et la
DST française et que ni la DGSE ni aucune autre autorité française (y compris
l’ambassadeur) ne soit au courant.
10 – Le grand absent de ce documentaire est Abderezzak
el para, fondateur du GPSC
avec Hassan Hattab qui, lui, donne son
témoignage. Il y a bien Fethi Boukabous qui raconte « avoir vu les passeports des
moines ». Or, dans un témoignage sur cassette vidéo enregistré dans le
contexte de la commission rogatoire faite en Algérie à la demande du juge
Bruguière, ce même témoin dit qu’il a vu les passeports des moines
« apportés par Abderrezzak el para ». Cette déposition est faite en arabe. Or,
chose curieuse, dans la transcription française communiquée au juge Brugière par les autorités algériennes, le nom d’Abderrezzak a disparu. Il a fallu le flair de limier et le
sens professionnel du juge Trévédic pour faire
traduire à nouveau cette cassette, comme beaucoup d’autres que le juge
Bruguière avait laissées dans un coffre-fort sans les verser au dossier. Il
était sans doute trop embarrassant pour les autorités algériennes de laisser le
nom d’Abderrezzak el para apparaître dans ce dossier,
étant donné qu’il est désormais assez évident qu’il est au moins un « protégé »
du système. On comprend dès lors que Hassan Hattab ait été
interviewé par Aït Aoudia, mais pas Abderrezzak el para.
11 – Le documentaire que nous a fourni France 3, le 23 mai 2013, est la
défense bien orchestrée d’une thèse. Pas
surprenant que la presse algérienne liée au régime n’a cessé, durant les deux
semaines précédant sa parution, de démontrer à quel point le régime s’en
trouvait soulagé. Si le pouvoir algérien
n’a rien à cacher, on ne voit pas pourquoi il continuerait de tergiverser et ne
permettrait pas au juge Marc Trévédic d’interroger
lui-même en Algérie les témoins dont il leur a communiqué la liste, et dont
quatre ont été mentionnés par des témoins crédibles, déposant sous serment,
comme ayant constitué le commando chargé de l’élimination physique des
moines. On ne voit pas non plus pourquoi
il refuserait aussi que le juge d’instruction fasse examiner par des experts
français en médecine légale les têtes des moines enterrées à Tibhirine. Non seulement cette autopsie, dans l’état
actuel de cette science, pourrait révéler les conditions de l’exécution mais
elle pourrait aussi nous assurer que ces têtes sont, toutes les sept, celles
des moines.
Je
laisse à d’autres connaisseurs de ce dossier complexe d’analyser plus en
détails les divers témoignages que contient ce documentaire et d’en démontrer,
dans plusieurs cas le caractère fallacieux.
Pas plus qu’un
livre qui, il y a environ deux ans, prétendait la même chose, ce documentaire
n’a réussi à faire « toute la vérité » comme le voudrait la pub de la
revue Marianne. Laissons ce travail au juge d’instruction et
aux professionnels en la matière.
Armand VEILLEUX
24 mai 2013