Questions cisterciennes
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Les défis du chrétien
dans notre monde
multiculturel
(Conférence donnée pour la rentrée académique de l'École Supérieure de Catéchèse "Lumen Vitae" à Bruxelles, le 18 septembre 2013)
[ Introduction ]
Toute l’histoire de l’humanité est marquée par la rencontre des cultures et
le choc des civilisations. Ce n’est pas une chose nouvelle. Cela a été très
bien étudié par Arnold Toynbee, le philosophe de l’histoire, à qui on doit une
approche nouvelle au 20ème siècle de l’étude des grands cycles de
l’histoire universelle, marquée par l’essor et la chute des civilisations. Transcendant
les États-nations et même les groupes ethniques, Toynbee identifie les
civilisations selon des critères culturels plutôt que nationaux.
Les
grandes civilisations de l’Asie, plusieurs fois millénaires, sont toutes nées
de la rencontre avec d’autres civilisations dont elles ont su absorber des
éléments pour former une réalité culturelle nouvelle. La civilisation chinoise,
la plus ancienne du monde selon plusieurs historiens, maintes fois conquise et
réunifiée au cours de cinq millénaires a su combiner de nombreuses influences
diverses comme le confucianisme et le taoïsme. La culture coréenne doit
beaucoup à la Chine, et la civilisation japonaise, a elle aussi absorbé
d’importants éléments des cultures coréenne et chinoise, à commencer par
l’écriture de cette dernière.
Plusieurs
siècles plus tard, dans le monde gréco-romain, la petite ville de Rome par sa
conquête de toutes la péninsule, puis par ses conquêtes vers le Nord, jusqu’à
ce qui est maintenant la Belgique et l’Angleterre, puis vers l’Orient, jusqu’en
Grèce et en Asie, conquit militairement plusieurs peuples mais se laissa
souvent conquérir par leur culture, en particulier par la culture grecque
quelle assimila.
Pour les
Romains, tout ce qui n’était pas romain était barbare. Et, précisément, depuis l’arrivée
des Huns dans l’Europe de l’Est, la fin du 4ème siècle avec jusqu’à
celle des Lombards en Italie à la fin du 6ème, des vagues
successives de barbares venus des steppes de l’Asie envahirent tout l’Occident
– les Goths en Gaule, les Wisigoths en Espagne et les Vandales en Afrique du
Nord. Et tout ce mélange de cultures, assimilées par la culture romaine donna
cette ensemble de cultures que Toynbee appelle globalement la « civilisation
occidentale ».
La rencontre
des cultures est une chose encore tout aussi vivante de nos jours, mais, compte
tenu des nouveaux modes de communication, cette rencontre se fait à une vitesse
immensément plus grande que par le passé. De même le choc des civilisations est aussi un fait contemporain, mais
il arrive que, de nos jours, ce choc ne soit pas simplement la conséquence
d’événements historiques, mais soit voulu et même parfois provoqué en fonction
de visées géopolitiques.
En 1997 un
universitaire américain, Samuel Huntington, s’inspirant évidemment des théories
de Toynbee, publiait en France son livre intitulé « Le choc des civilisations ». Pour lui, la fin de la guerre froide marquait le début d’une
nouvelle phase de l’humanité où les conflits ne seraient plus de caractère ni
économique ni idéologique, mais culturel. Il distinguait de nos jours huit grandes
cultures, mais ce qui l’intéressait était essentiellement le conflit entre
l’Islam et l’Occident.
Il faut savoir que, même si Huntington
fut professeur de la célèbre université de Harvard durant plus d’un
demi-siècle, ses théories n’ont pas été élaborées dans un contexte purement
académique. Il fut un expert en
contre-insurrection sous l’administration Lyndon Johnson durant la guerre du
Vietnam ; et, avant de paraître sous forme de livre en 1997, son étude
avait d’abord été publiée an anglais sous forme d’article dans la revue Foreign
Affairs, publication très influente dans les milieux politiques
conservateurs américains. On peut y voir
davantage un programme d’instauration et du maintien de la suprématie de
l’Occident qu’une analyse objective des civilisations en cause.
Ses idées
ont infecté la pensée de plusieurs stratèges de l’ère Bush aux États-Unis et elles
continuent d’influencer les visées géopolitiques nord-américaines jusqu’à nos
jours. Nous assistons en effet depuis quinze ans à un effort concerté de
déstabilisation du monde arabe dans un projet titanesque de reconfiguration de
tout le Grand Moyen Orient. Ce qui nous a valu la destruction de l’Irak,
l’invasion de l’Afghanistan et de la Lybie, et a alimenté depuis trois ans une
guerre civile en Syrie.
* * *
À ce
point, vous vous demandez peut-être la raison cette longue
introduction et ce qu’elle peut avoir en commun avec le thème de mon
entretien intitulé : « Les défis du chrétien dans notre monde
multiculturel » ? – À cela je répondrai que « notre monde
multiculturel » (dont il est en question dans le titre) c’est celui-là –
celui que je viens de décrire à grands traits. Il serait trop facile, et
d’ailleurs ennuyeux, de traiter ce sujet en me limitant à faire de pieuses
réflexions sur la gentillesse que doit avoir un bon chrétien belge de nos jours
à l’égard d’un collègue d’origine africaine ou à l’égard de sa voisine musulmane
qui porte le voile.
J’ajouterai
aussi que le premier défi du chrétien dans cette situation me semble être celui
de l’analyse. Pour savoir comment se
situer face à n’importe quelle situation – ou plutôt dans n’importe
quelle situation -- la première chose à faire est de bien l’analyser. Il fut un
temps – assez récent – où quiconque dans l’Église faisait un tel effort
d’analyse était facilement qualifié de « marxiste ». Les théologiens
de la Libération en savent quelque chose. Heureusement le pape François, par exemple dans ses interventions face
aux projets d’agression contre la Syrie, a démontré une capacité d’analyse
déconcertante par sa simplicité et sa rigueur.
Avant d’aller plus loin, j’aimerais, revenir maintenant sur quelques mots du
titre de cette conférence. Je soulignerais d’abord le mot
« dans ». Il ne s’agit pas, en
effet, de se situer « face » au monde, mais bien « dans »
le monde. C’est en effet là que nous rencontrons nos vrais défis. J’ai été
impressionné, il y a quelques semaines, par une remarque du nouveau Secrétaire
d’État du Vatican, Pietro Parolin, à qui on demandait, précisément le jour de
l’annonce de sa nomination, ce qui était changé avec le pape François, et qui
répondit qu’avec François on était passé d’une Église « assiégée » à
une Église « engagée ». En effet nous ne devons pas nous voir mis au
défi par un monde hostile devant nous, mais bien mis au défi parce que nous
sommes à l’intérieur de ce monde, parce que nous faisons partie d’un monde qui
est secoué par des tensions qui peuvent être aussi bien la source de vie
nouvelle que de mort. Et ce monde, c’est « notre » monde. C’est le
nôtre, et nous n’en avons pas d’autre dans lequel nous réfugier, sinon des
mondes artificiels et illusoires.
Situation européenne
De nos
jours, dans Bruxelles, la capitale de l’Europe, comme dans toutes les grandes
villes d’Europe et d’Amérique, se côtoient des hommes et des femmes provenant
de plusieurs parties du monde et donc appartenant à des cultures très diverses.
Cependant, dire que nous vivons dans un monde multiculturel ne peut se résumer
à cela. En réalité cette situation n’est
qu’un épiphénomène relié à une situation globale beaucoup plus importante dont
je viens de mentionner quelques aspects. Ce phénomène est relié à celui
beaucoup plus général des mouvements de populations provoqués par la disparité
entre les pays riches et les pays pauvres entre les grandes puissances et les
pays émergents (pour autant qu’ils émergent vraiment) et qui poussent beaucoup
d’individus à tenter leur chance là où il semble y avoir vraiment une chance.
Et tout cela est relié aussi au problème encore plus grave de mouvements de
populations chassés de leur pays par les guerres, qui sont presque toujours des
guerres d’agressions même lorsqu’elles prennent l’aspect de guerres civiles ou
de guerres de libération essayant d’imposer la démocratie par les armes. Les
dernières statistiques des Nations Unies parlaient de 232 millions de personnes
déplacées de nos jours.
Les défis
du chrétien dans ce monde multiculturel, consistent à savoir comment se situer dans
à une telle situation. Et il s’agit bien – pour notre propos -- de chaque
chrétien, dans sa confrontation personnelle à ces situations et non pas de déterminer
quelle pourrait être ou devrait être la position officielle de l’institution
ecclésiastique sur le sujet.
Pacem in terris
Nous avons
célébré il y a près d’un an le cinquantième anniversaire de l’ouverture du
Concile voulu par Jean XXIII comme un moment donné à l’Église de se situer dans
le monde à laquelle elle a été envoyée par le Christ. Durant plusieurs
générations de contre-réforme débilitante l’Église s’était située face au monde, sinon contre le monde. Jean XXIII la voulait « dans » le monde. Un monde
qu’elle doit aimer comme Dieu lui-même l’a aimé au point de lui envoyer son
Fils. Et ce n’est pas par hasard si,
quelques mois après la première session du Concile, et quelques mois avant sa
propre mort, le bon pape Jean publiait son admirable encyclique sur la Paix dans le monde « Pacem in terris ». D’emblée, dès les premiers mots
de cette encyclique, le pape se situe et nous amène à nous situer « in
terris » dans le monde à l’intérieur des divers pays et des diverses
cultures qui peuplent la terre. Dans ce beau texte, le pape ne parle pas de
l’Église, mais bien du monde auquel l’Église est envoyée.
Au moment
où il écrivait ce texte, on était à l’un des moments les plus tendus de la
longue guerre froide depuis la Deuxième Guerre mondiale. La crise des missiles
russes à Cuba avait été vécue par toute l’humanité comme un moment de suspense dramatique qui aurait pu déboucher, tous les savaient, sur un conflit
nucléaire. Cette crise avait connu son sommet durant les premières semaines de
la première session du Concile. Et pourtant, un des passages merveilleux de cette
encyclique est la section où le pape voit les signes des temps ; et ce
qu’il entend comme signe des temps, sont les signes de vie nouvelle. Et les trois principaux signes de vie
nouvelle qu’il signale sont : a) la promotion économique et sociale des
classes laborieuses ; b) l'entrée de la femme dans la vie publique et c)
l’indépendance acquise par la plupart des peuples auparavant dominés,
c’est-à-dire la fin de l’ère de la colonisation.
Le
chrétien est appelé à avoir un tel regard positif sur la société
multiculturelle qui l’entoure et dont il fait partie. L’historien Toynbee, dont
j’ai parlé au début, se démarquait du philosophe allemand un peu antérieur à
lui, Oswald Spengler, dont le livre Le Déclin de l’Occident, rédigé
avant la Première Guerre mondiale mais publiée en 1918, avait fait école en son
temps. Spengler embrassait une forme de déterminisme selon lequel les
civilisations naissaient et mouraient selon un rythme naturel. Toynbee a au contraire cette remarque que je
trouve savoureuse : « les civilisations, dit-il, meurent par suicide
et non par meurtre ». Il y a, en toute société, en toute culture, des
tendances suicidaires, mais aussi des germes de vie nouvelle. Les chrétiens,
qui se doivent d’être des contemplatifs, comme Jean XXIII, savent sans doute percevoir
les tendances suicidaires, cette « culture de la mort » dont parlait
Jean Paul II, dans la dernière phase, plus pessimiste, de sa vie. Ils
consacrent cependant le meilleur de leur énergie à nourrir et à faire croître
les semences de vie nouvelle.
La vision judéo-chrétienne
Le
Chrétien d’aujourd’hui s’enracine dans une longue tradition judéo-chrétienne
qui remonte jusqu’aux premiers livres de la Genèse. Or, dans cette tradition, la diversité est
vue non seulement comme positive, mais comme une manifestation de Dieu dans sa
création.
La beauté
propre de la création est précisément d’être créée, d’être distincte de
Dieu, de sortir de ses mains et de son amour. Selon le récit mythique du Livre de la Genèse, au début – c’est-à-dire au
début de l’univers créé, car Dieu, Lui, n’a pas de début – au début, donc, il y
avait le non-être, le vide, un tohu-bohu en hébreu. Et lorsque l’Esprit de Dieu plane au-dessus
de ce non être, il y introduit la diversité. Il sépare l’être du non-être, la lumière des ténèbres, l’eau de la
terre, l’être humain des autres êtres vivants, et pour faire cet être humain à
son image et à sa ressemblance, il y introduit la diversité, il le fait homme
et femme.
Le Père
Christian de Chergé, prieur des moines de Tibhirine en Algérie, assassinés en
1996, a un très beau passage dans son Testament, où, inspiré par l’autre récit
de la création dans la Genèse, où Dieu crée l’homme de l’argile, comme un
enfant qui joue dans le sable, il s’imagine Dieu reconstituant la ressemblance,
c’est-à-dire l’unité primordiale, en jouant avec nos différences.
Babel
Il y a un
autre récit dans la Genèse, qui exprime la même conviction. C’est le récit de la tour de Babel, qu’on
détourne souvent de son sens premier, me semble-t-il. Il s’agit évidemment non
pas de la description d’un événement historique, mais d’un récit symbolique
dont il faut découvrir le sens. Le récit se situe à une époque de grands
développements. Les peuples de ce que
nous appelons le Moyen Orient étaient passés du nomadisme à la vie sédentaire.
Des villes de plus en plus grandes s’étaient développées avec chacune sa
culture. Babylone en était l’une des plus avancées. C’est là qu’étaient nés les
premiers tribunaux connus. Cette culture, plus avancée que les cultures
environnantes, voulait s’imposer comme l’unique culture avec l’ambition d’écraser
les autres. Dieu, ne veut pas de cette suprématie et vient déjouer cette
ambition en multipliant les langues. On
conçoit souvent cette multiplication des langues comme une punition de Dieu
contre l’orgueil des hommes qui voulaient atteindre les cieux. En réalité le sens du récit est que la
multiplication des langues et donc des cultures est une bénédiction de Dieu
contre l’ambition du Mauvais qui veut tout niveler dans un effort diabolique de
nivellement vers le haut.
Culture
La multiplication des langues et donc aussi des cultures est une
bénédiction. Mais qu’est-ce qu’une culture ? Une culture est l’ensemble de
coutumes, de traditions, de rites, de codes moraux et de mémoire collective par
lesquels un groupe humain exprime sa conception – ou sa perception – du sens de
la vie et de l’existence humaine. C’est cette conception du sens de la vie qui
constitue le cœur d’une culture. Le reste est secondaire par rapport à cette
vision centrale.
Supposons que j’arrive dans un pays étranger,
d’une culture tout autre que la mienne. On pourra me faire assister à des rites
propres à ce groupe humain, par exemple des rites de passage à la maturité, des
rites de mariage ou de funérailles. Je constaterai des façons différentes de
manger, de se vêtir, de parler, de se saluer. Quelqu’un connaissant ma langue pourra alors m’expliquer la
signification de ces façons d’agir. Si j’apprends la langue du groupe, je
pourrai lire ou me faire raconter, leur histoire, leurs mythes. On m’initiera à
leurs habitudes et à leurs règles de conduite. Tous ces éléments du mode de vie
du groupe ont leur importance. Mais la culture est autre chose de plus profond.
Tous ces éléments sont l’expression de la compréhension de la vie humaine
propre à ce groupe et lui donnant sa cohésion.
Il y a des
cultures plus anciennes que d’autres ; les unes plus raffinées que les
autres. Et chacune tend à se croire supérieure et à donner le nom de
« barbares » à toutes les autres. J’aime bien un mot qu’on attribue à
Gandhi. Il se trouvait en Angleterre où il négociait l’indépendance de l’Inde.
Un journaliste lui demanda ce qu’il pensait de la culture occidentale. Après un
moment de réflexion il répondit « Ce serait une bonne idée ! »
Pour quelqu’un d’une culture raffinée plusieurs fois millénaire, nos cultures
occidentales apparaissaient évidemment comme de la barbarie. D’ailleurs, si nos
cultures occidentales ont fini par dominer une grande partie du monde, elles ne
le doivent peut-être pas tant à leur supériorité intrinsèque, qu’à une
invention qu’elles ont reçue de la Chine, c’est-à-dire la poudre à canon !
Il importe
aussi de souligner le fait qu’une culture n’est pas une chose statique. C’est une réalité vivante sans cesse en
mouvement et sans cesse soumise à des transformations. Il y a des
transformations superficielles qui sont des modifications dans les habitudes,
dans les modes, qui ne changent pas le coeur même de la culture, c’est-à-dire
de sa conception de l’existence. Mais il peut y avoir des changements plus
profonds, de ce coeur de la culture, et il s’agit alors d’une transformation
beaucoup plus lente. Il y a surtout le fait que toute culture est sans cesse en
transformation, parfois plus lentement, parfois beaucoup plus rapidement. Il y a donc en toute culture, à tous les
moments de son histoire, des éléments de morts et des éléments de vie nouvelle.
Une culture est vouée à la sclérose
et même à la mort lorsqu’elle se referme sur elle-même et se transforme en
ghetto. Elle s’ouvre à une vie nouvelle
chaque fois qu’elle se laisse féconder par le contact avec d’autres cultures.
On parle
parfois de culture chrétienne. En
réalité il n’existe pas une culture chrétienne. Ce qui existe ce sont des cultures, très diverses, qui ont été en
contact avec l’Évangile et qui ont été christianisées. En réalité aucune ne l’a
jamais été à 100%. L’évangélisation consiste alors à mettre une culture en
contact avec le message de l’Évangile. Lorsque, dans ce contact, l’Évangile acquiert une nouvelle forme
d’expression et la culture acquiert une nouvelle dimension de sens, il y a
cette rencontre prégnante qu’on appelle inculturation. Et comme une culture est en constante
transformation, elle a besoin, dans chacune de ses étapes d’évolution, d’être mise
de nouveau en contact avec l’Évangile. C’est ce que nous appelons maintenant la Nouvelle Évangélisation.
Origines de la situation actuelle
Venons-en
à notre situation contemporaine. De nos
jours, en Europe de l’Ouest, tout langage sur la multiculturalité évoque la
présence de plus en plus grande au sein de nos sociétés européennes, de
personnes venant d’ailleurs, tout spécialement des anciennes colonies. On
perçoit actuellement un peu partout un rejet de l’étranger, un rejet de l’autre
et même une peur de l’autre, qui marque certains partis politiques en
particulier. L’étranger fait peur, simplement parce qu’il est étranger, parce qu’il
est différent. Nous ne sommes pas loin de l’attitude des Romains qui
considéraient comme « barbare » quiconque n’était pas citoyen
romain. Dans une période de crise
économique, d’austérité et de chômage, l’étranger est perçu aussi comme celui
qui vient nous prendre nos emplois ou qu’on devra supporter
économiquement. Sur ce point les choses
sont assez semblables en Amérique, particulièrement à l’égard des latinos
venant du sud ou des asiatiques, dont l’immigration est d’ailleurs une
conséquence des aventures guerrières menées de ce côté-là.
Pour le
citoyen ordinaire, l’obligation première face à cette situation est celle
d’avoir un coeur et un esprit ouverts ; d’aller vers l’autre, tout d’abord
pour le connaître dans son individualité et son altérité, puis pour entrer en
dialogue avec lui et enfin pour l’aider dans ses besoins de toutes sortes. C’est d’ailleurs là une obligation de
justice, même indépendamment de toute motivation religieuse, puisque les
politiques présentes et passées de nos pays, y compris nos aventures coloniales
et guerrières, sont souvent à l’origine de la situation de besoin de ces
immigrants.
Cette situation multiculturelle qui
est la nôtre actuellement en Europe a une longue histoire qui implique, par
certains aspects notre responsabilité collective, et qu’il faut tenir présente
à l’esprit. Il importe de l’analyser quelque peu.
J’ai
mentionné plus haut comment les diverses nations de l’Europe étaient nées d’un
grand mouvement de migrations. Après quoi il y eut la longue période de Moyen
Âge, qui fut en Occident la période dite de Chrétienté. Au sortir de cette
longue période l’Occident était constitué de divers empires qui sont allés dans
toutes les directions, dans le but d’apporter aux peuples du reste du monde ce
qu’elle considérait la civilisation et la religion chrétienne, mais aussi
d’aller chercher des richesses matérielles. Il n’y a pas lieu de faire ici
l’histoire de la colonisation ni de s’arrêter sur la Conférence de Berlin en
1884-1885 où les puissances européennes se sont partagées l’Afrique à grands
traits de crayon sur des cartes coloniales. Ni de faire l’histoire des nombreux
protectorats confiés après la Première Guerre mondiale à divers pays et en
particulier celui sur la Palestine confié aux Britanniques.
En Europe,
jusqu’au début du 20ème siècle la très grande majorité des gens
passaient toute leur vie dans leur patelin, leur ville, leur pays. Ce
renfermement sur soi a conduit indirectement à beaucoup de tensions et de
guerres, en particulier aux deux Grandes Guerres mondiales. Les conséquences
tragiques de ces tensions entre les nouveaux états-nations conduisirent
quelques grands politiciens, un Adenauer, un De Gasperi, un Schuman, souvent
inspirés par le penseur Jean Monnet, à développer l'idée d'une Europe nouvelle
qui serait une communauté. Paul VI, qui
avait été un diplomate avant d'être Pape, était très sensible à cette
aspiration à une communauté européenne, et c'est évidemment une des raisons
pour laquelle il nomma saint Benoît patron de l'Europe le 24 octobre 1964. Une culture européenne est en train de
naître, lentement, qui ne gomme pas les cultures particulières, mais au
contraire fait ressortir ce qui est vraiment propre à chacun.
Au même
moment où ce processus se dessinait, soufflait sur les colonies d’Afrique et les protectorats du Moyen Orient
un vent d’indépendance. La fin du protectorat britannique sur la Palestine
allait permettre la constitution de l’Etat d’Israël, pour les Juifs qui avaient
tant souffert de la Shoah, mais en même temps une situation d’injustice était
créée à l’égard des Palestiniens à qui avait été promis aussi un état qui n’est
toujours pas encore une réalité. Une injustice à laquelle les Nations Unies
n’ont encore trouvé aucune solution.
Les
Etats-Unis vivaient alors leur propre évolution. Ils étaient nés d’une ouverture vers la périphérie,
qu’on retrouve dans la culture de l’au-delà des frontières immortalisée dans de
nombreux films de cowboys. Ceux parmi nous d’un certain âge se rappelleront par
exemple ceux où apparaissait Ronald Reagan avant qu’il n’aille faire du théâtre
à la Maison Blanche ! Mais il y avait un ver dans le fruit : le fait
que l’Amérique devait une bonne partie de son développement initial à
l’esclavage, qui impliquait le mépris de l’autre, qui était différent par la
couleur et la culture. L’action d’un
Martin Luther King, entre beaucoup d’autres et son fameux discours « I
have a dream », prononcé il y a 50 ans allait initier un changement non
encore achevé…
L’indépendance
des colonies, spécialement celles d’Afrique est loin de leur avoir apporté
richesse et prospérité. Il y a à cela de nombreuses raisons ; et il serait
injuste d’attribuer la situation simplement à l’incompétence et, en certain
cas, à la corruption des dirigeants locaux. Une part importante du problème réside dans un système économique
international nettement injuste et générateur d’injustice. La poussée actuelle
dans tous ces pays, d’une économie de type ultralibéral, qui ne fait
qu’accentuer toujours plus les inégalités entre les pays riches et pays pauvres
et entre les riches et les pauvres en chaque pays, ne peut que rendre intenable
pour beaucoup la situation. Il est donc
normal que beaucoup cherchent le succès ou tout simplement la survie en
émigrant vers les pays riches, ou qu’ils croient riches. D’où le brassage de
cultures que nous connaissons.
Quel est le
défi du Chrétien dans cette situation ? C’est avant tout de cultiver une
attitude de respect à l’égard de toutes les cultures autres que la sienne. Un
respect qui conduise au dialogue, et donc qui amène à se rencontrer, se
connaître, se comprendre pour s’enrichir mutuellement. Évidemment ce défi n’est pas propre au chrétien.
C’est le défi de toute personne. Mais le
chrétien est appelé d’une façon toute particulière à répondre à ce défi, parce
que l’Évangile, le message de Jésus de Nazareth, lui en fait une obligation
particulière.
Pour Jean
XXIII, dans son encyclique sur la Paix dans le Monde, parmi les conditions pour
qu’il y ait la paix entre les hommes, les deux premières sont la vérité et la
justice. J’ai mentionné au début comment
les idées de Samuel Huntington sur le choc de civilisation entre l’Occident
(catholique pour la circonstance) et l’Islam, globalement identifié au monde
arabe, étaient un programme d’action plutôt qu’une analyse scientifique de la
réalité sur le terrain. Ce programme a
été mis en action par divers gouvernements et a provoqué un bon nombre de
guerres. Il a surtout contribué à radicaliser une frange – une frange
importante, mais une simple frange quand même – du monde arabe. Cet islamisme radical, qui se dit musulman et
qui assassine facilement au cri de « Allah Akbar », est de moins en
moins religieux, la dimension islamique n’étant souvent qu’un vernis. Malheureusement, plus d’un politicien de nos
pays européens utilise facilement la peur qu’engendre ce radicalisme pour
radicaliser le rejet de l’étranger chez nous.
Ce
radicalisme, qui se veut rattaché à l’Islam, aussi bien qu’un durcissement occidental,
qui se veut parfois la défense de valeurs chrétiennes ou dites chrétienne, ont
contribué également à une tension probablement plus grande qu’auparavant entre
la culture dite-laïque et la culture dite-chrétienne. Le défi non seulement du chrétien mais de
tout homme de bonne volonté est d’empêcher que ne se creuse davantage ce fossé,
non seulement en jetant des passerelles et en bâtissant des ponts, mais en
allant vers l’autre dans un esprit de respect, de compréhension et de
fraternité.
Benoît XVI
en a donné quelques exemples, par exemple dans les dialogues qu’il eut avec Marcello
Pera alors qu’il était encore le cardinal Ratzinger, dont il a préfacé un
livre, alors qu’il était déjà pape. C’est sans doute un cas exceptionnel, qu’un
pape préface un livre d’un auteur qui n’est pas croyant. Le bémol que je
mettrais dans ce cas serait que Marcello Pera et Benoît XVI partageaient une
certaine crainte de voir se diluer la culture européenne de source chrétienne
au contact d’une immigration trop importante de personnes venant d’autres
cultures, spécialement de l’Islam. Il y avait de toutes façons un désir de
dialogue. Mais nous avons le cas plus récent du Pape François répondant par une
lettre personnelle à Eugenio Scalfari, rédacteur du journal socialiste La
Reppublica, qui lui avait posé, dans un éditorial, un certain nombre de
questions à la suite de la publication de l’encyclique sur la foi. La réponse de François n’a rien d’un traité
ou d’une démonstration, mais ressemble plutôt à une conversation privée pleine
d’empathie. Cela est tout à fait dans la
ligne de l’appel souvent répété de François d’aller vers les périphéries. Tout
comme François d’Assise qui était allé rencontrer le Sultan Al-Kamel près de
Damiette, au nord de l’Égypte.
Le règne de Mammon
J’ai dit
plus haut que toute culture comporte des éléments de mort ou éléments
suicidaires à côté des germes de vie nouvelle, et que c’est l’un des défis du
citoyen, encore plus s’il est disciple de Jésus, qui est venu pour que tous
aient la vie et l’aient en abondance, de discerner ces germes de mort et ces
germes de vie.
Jésus a dit qu’on ne peut servir à la fois
Dieu et l’argent – Dieu, à qui il donne le nom de Père, et l’argent qu’il
personnalise en lui donnant le nom de Mammon. Or, l’un des germes de mort dans
notre monde multiculturel, c’est la place prépondérante qu’a pris le pouvoir de
l’argent, balayant toutes les autres valeurs humaines. Cette suprématie de la finance a engendré la
crise économique de 2008 dont les grandes institutions financières se sont
assez bien remises mais dont souffre encore et souffriront longtemps des
tranches importantes de la population de tous les pays occidentaux. Cette suprématie est aussi à l’origine de
toutes les guerres des dernières décennies engendrées dans le mensonge et
l’injustice. Un symbole en est, par exemple, le rôle omniprésent qu’a pris le
très minuscule état du Qatar dans toutes les crises et les guerres du monde
arabe, en complicité avec les pouvoirs occidentaux.
Que doit
faire le chrétien devant cette suprématie de l’argent sur toutes les valeurs
humaines ? -- La réponse se trouve dans les Béatitudes de Jésus :
Bienheureux ceux qui ont assez faim et soif de justice et s’en font les
défenseurs et les propagateurs. Le pape
François veut une Église pauvre pour les pauvres. Dans l’un de ses discours
pour empêcher l’agression contre la Syrie il a parlé des guerres engendrées
pour vendre des armes.
Jésus nous
a dit qu’il était la Voie, la Vérité et la Vie. Le défi de celui qui est son
disciple est de démasquer les mensonges qui conduisent à la guerre et à la mort
et de développer les rencontres vraies qui conduisent à l’amitié et à la vie.
Le respect de la religion de l’autre
Si l’on
maintient la distinction importante entre foi et religion, la foi étant de
l’ordre de l’expérience spirituelle et la religion étant de l’ordre de la
mémoire collective et de l’expression sociale de cette foi, il faut reconnaître
que la religion est un élément constitutif de presque toutes les cultures. Le
multiculturalisme implique donc une diversité d’expressions religieuses. Le
respect des cultures, c’est-à-dire le respect des façons de concevoir le sens
ultime de l’existence propre à divers groupes humains, implique nécessairement
le respect de toutes les dimensions de ces cultures, y compris, pour pratiquement
toutes les cultures, leur dimension religieuse. Même du point de vue proprement
sociologique, dire que la religion doit être reléguée dans l’ordre privé est
une aberration, car la religion est de sa nature publique et sociale.
Pour certains groupes culturels,
telle façon de se vêtir a essentiellement un aspect culturel, même s’il
implique une connotation religieuse de leur culture. Chaque fois que je vais en Grande Bretagne,
j’admire l’ouverture d’esprit des Britanniques qui n’ont aucun problème à ce
que des officiers des douanes ou de l’administration des aéroports et des gares
arborent de superbes turbans qui les font clairement reconnaître comme
appartenant à la religion sikh. Et je me demande toujours comment il se fait
que certains continentaux peuvent être si paniqués à la vue d’un voile sur la
tête d’une musulmane, ou d’une croix au cou d’une étudiante !
Encore une
fois, le chrétien, de par sa vocation, est appelé à vivre la communion :
une communion avec Dieu qui n’est réelle et vraie que si elle ne s’incarne dans
une communion avec tous ses frères et soeurs en humanité. Pour un chrétien, s’efforcer de vivre en
communion avec les personnes de toutes les cultures avec lesquelles il entre en
contact est l’une de ses premières façons d’évangéliser. On parle beaucoup de nos jours de
« nouvelle évangélisation », ce qui est d’ailleurs une tautologie,
puisque l’évangélisation comporte la notion même de bonne « nouvelle ».
Pour évangéliser dans le monde d’aujourd’hui il n’est pas besoin d’avoir été
suivre un cours dans un de ces groupes identitaires qui délivrent des
certificats de « nouveaux évangélisateurs ».
Il suffit de vivre sa foi là où on
se trouve. Et vivre sa foi dans un
milieu multiculturel implique le respect de chaque personne, de quelque culture
qu’elle soit, et quelle que soit la religion qu’elle professe. Cette
évangélisation est aussi une l’inculturation de la foi dans notre monde
multiculturel.
Armand VEILLEUX
Lumen Vitae, Bruxelles, 18 septembre 2013
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