Questions monastiques en général
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Monachisme
et Culture (Conférence
au Club Lions de Chimay, 29 octobre 2003) Le titre de cette conférence
comporte trois mots, et je voudrais porter une attention spéciale
au deuxième mot, la particule « et ».
En effet, je n’ai pas l’intention de parler simplement
d’une part du monachisme (ou de la vie monastique) et, d’autre
part, de la culture, mais bien plutôt de la relation et de l’interaction
entre les deux. Il est quand même important, au point de départ,
de définir les termes, pour savoir de quoi nous parlons. Tout d’abord disons un
mot du « monachisme ».
Qu’est-ce que c’est ?
Je suis un moine chrétien.
Ce qui m’intéresse, dans ma vie comme dans cet entretien,
c’est donc évidemment le monachisme chrétien.
Mais il faut être conscient du fait que la vie monastique
n’est pas un phénomène uniquement chrétien.
On retrouve une forme de vie monastique dans toutes les
grandes cultures, tout au long de l’histoire humaine.
La vie monastique apparaît chaque fois qu’une culture atteint
un certain degré de spiritualisation. C’est ainsi qu’elle apparaît en Inde, à l’époque
pré-védique, près de 2000 ans avant le Christ, à peu près au même
moment où, en Israël Abraham entend l’appel à quitter son pays,
Harân – l’actuel Irak – qui était alors le berceau de la civilisation,
l’endroit où sont nées les premières formes de gouvernement, d’administration
de la justice et d’agriculture rationnelle.
Environ mille ans plus tard, une grande réforme spirituelle,
au sein de l’hindouisme, donnait naissance à une religion qui
est essentiellement monastique, le bouddhisme, à la même époque
où, dans le peuple de la Bible, les grands prophètes Jérémie,
Isaïe, Amos, etc. appelaient le peuple à une renouveau spirituel. On peut dire que la vie
monastique est tout d’abord une forme d’existence humaine, et
qu’elle prend une dimension nouvelle, radicalement différente,
dans chaque environnement religieux où elle se développe.
On peut donc dire que la vie monastique est un archétype
humain, c’est-à-dire qu’elle est une dimension de l’existence
humaine comme telle. Autrement dit, il y a une dimension monastique,
contemplative, en tout être humain ; et ceux que, dans les diverses cultures, on
appelle moines ou moniales, sont ceux et celles qui organisent
toute leur vie autour de cette dimension. (Il est évident qu’ils
ne sont pas les seuls à vivre cette dimension). Le monachisme chrétien
a donc quelque chose de commun avec les autres formes de vie monastique,
mais en même temps il en est radicalement différent, parce qu’il
est une façon de vivre la vie chrétienne, d’incarner dans la vie
de tous les jours le message du Christ qu’on trouve dans l’Évangile. On demande parfois qui
est le fondateur de la vie monastique chrétienne. Est-ce saint Bernard, ou saint Benoît, ou saint
Pachôme ou saint Antoine ?
-- Une première réponse est que la vie monastique n’a pas
de fondateur ! En tout cas elle n’a pas de fondateur au sens
où les instituts religieux plus récents en ont un. À l’origine de ces communautés telles que, par
exemple, les dominicains, les franciscains ou les jésuites, il
y a une personne qui, dans un contexte précis, pour répondre à
des besoins concrets de l’humanité et de l’Église à son époque
a assumé un service, une mission et a adopté un style de vie correspondant.
D’autres sont venus se joindre à lui et ont formé une communauté ;
et puis cette communauté s’est développée et a persisté, dans
certains cas depuis de nombreux siècles, évoluant selon l’évolution
des situations et surtout des besoins auxquels elle veut répondre. La vie monastique chrétienne
ne suit pas ce schéma. C’est
une forme de vie chrétienne qui est née, dès les premières générations
chrétiennes, à peu près simultanément, dans les diverses Églises
locales, de la vitalité même de chaque Église locale, en Orient
comme en Occident. La vie monastique chrétienne
est donc une longue tradition, qui se transmet à travers les âges,
de génération à génération, depuis maintenant deux mille ans. Au long de cette tradition il y a des personnes
qui l’ont marquée d’une façon spéciale, aussi bien par leur génie
d’organisation que par leur sainteté.
Ils sont à l’origine de nouveaux courants spirituels particuliers
au sein de cette tradition, comme la grande famille bénédictine,
qui se rattache à saint Benoît, la famille cistercienne qui se
rattache au petit groupe de fondateurs de la communauté de Cîteaux
(et à saint Bernard, qui appartient à la deuxième génération de
Cisterciens). En réalité le fondateur
de la vie monastique chrétienne c’est Jésus-Christ. Cette affirmation n’est pas une simple réflexion
pieuse, mais a un réel
fondement historique. Pour
expliquer cela, je dois faire appel à une réalité que, dans le
langage théologique actuel, on appelle l’inculturation. Permettez-moi de vous
dire en quelques mots ce qu’est l’inculturation... avant même
de circonscrire le concept de « culture ». Dans le langage populaire
on emploie souvent le mot « inculturation » dans un
sens très général, pour désigner le fait de s’adapter à une culture
étrangère. Si je vis au Japon durant un certain temps,
j’adopterai des habitudes nouvelles :
je mangerai avec des baguettes, je saluerai les gens d’une
certaine façons, etc. Il
serait illogique de vivre dans une culture étrangère sans faire
au moins un minimum de telles adaptations. (Il s’agit du simple
respect pour les personnes qui me reçoivent). L’inculturation est une réalité beaucoup plus
profonde. Dans le langage
théologique chrétien on appelle inculturation le phénomène qui
se produit lorsque l’Évangile (ou un aspect de la vie chrétienne)
rencontre une culture où elle n’avait pas encore pénétré, ou un
élément culturel particulier. Les deux réalités qui se rencontrent sont affectées :
l’Évangile acquiert une nouvelle forme d’expression et
d’incarnation et, d’autre part, la culture touchée par l’Évangile
acquiert une nouvelle dimension et une nouvelle « signification ». J’ai dit, au début de
mon entretien, que la vie monastique existait avant le Christ
et qu’elle est un archétype humain fondamental.
Il existait donc au temps du Christ, dans tout le Moyen-Orient,
un fort courant ascétique – c’est-à-dire une forme de vie structurée
en vue de favoriser au maximum la dimension contemplative de l’existence
et la recherche d’une expérience de Dieu.
C’est à ce courant ascétique que se rattache Jean-Baptiste,
qui vivait d’ailleurs dans la région de Qumrân, près de Jéricho,
où il y avait une telle communauté monastique (avec laquelle il
n’est pas impossible qu’il ait appartenu). Lorsque Jésus, au début
de sa vie publique, se fait baptiser par Jean-Baptiste, il assume
tout ce courant, et en l’assumant, il lui donne une orientation
tout à fait nouvelle. Au cours de son ministère,
Jésus appelle les disciples qui veulent le suivre à des renoncements
radicaux : « va,
vends tout ce que tu as, donnes-le aux pauvres et viens, suis-moi ». Au cours des premières générations chrétiennes,
lorsque certaines personnes voulaient adopter comme mode permanent
de vie ces renoncements, ils trouvaient dans tout le courant ascétique
du temps un mode de vie permettant de l’exprimer.
Il y a donc eu une réelle inculturation, c’est-à-dire la
rencontre du message évangélique avec un élément culturel, un
mode de vie humaine. Le monachisme chrétien qui prend graduellement
forme au coeur de l’Église est donc authentiquement chrétien,
car il est une façon de vivre l’Évangile de Jésus-Christ, mais
il s’enracine aussi dans une tradition humaine déjà vielle de
près de deux mille ans. À partir de ce moment-là,
le monachisme chrétien sera, jusqu’à aujourd’hui, en continuelle
interaction avec la culture. Il
a connu, sous toutes ses formes, des périodes de lente croissance,
des périodes de développement numérique extraordinaire, des périodes
de quasi-extinction, des périodes de décadence et de réforme.
Mais, après deux mille ans d’histoire chrétienne il est
toujours là, toujours en interaction avec la culture, plus vivant
dans certaines parties du monde, beaucoup plus faible en d’autres
parties. (Cela nous permet de relativiser la « précarité »
actuelle en certaines parties du monde et de l’Église). ***** Dans la deuxième partie
de mon entretien, je voudrais maintenant vous décrire au moins
quelques moments privilégiés de cette interaction entre monachisme
chrétien et culture. On dit parfois que le rôle des
moines est d’être « contre-culturels » ; c’est-à-dire de réagir contre la culture de
leur temps. Cela est tout
à fait faux. C’est là une vision qui remonte tout au plus
à l’année 68 du vingtième siècle.
Avant de venir à Scourmont, j’ai donné durant huit ans,
dans une université romaine, un cours sur « Monachisme et
culture », et plus j’ai étudié les relations entre les deux,
tout au long de l’histoire, plus je me suis rendu compte que chaque
fois qu’au cours de l’histoire on assiste à la fondation d’une
nouvel institut monastique, à un nouveau développement ou à une
croissance numérique exceptionnelle, c’est lorsqu’un groupe de
moines (parfois un tout petit groupe) s’est trouvé tout à fait
en communion avec la culture de leur temps, avec les aspirations
et les attentes des hommes et des femmes de leur temps et ont
donné dans leur vie même à ces aspirations et à ces attentes une
réponse – une réponse qui valait non seulement pour eux, mais
aussi pour tous les autres hommes et femmes de leur époque. Mais avant d’aller plus
loin je voudrais expliquer un peu plus ce que j’entends par « culture ».
Il existe d’ailleurs des centaines de définition de la
culture. J’emploie le mot dans son sens sociologique et non pas dans son sens esthétique.
En Occident, de nos jours, lorsqu'on parle de culture,
la plupart des gens pensent immédiatement à ce qu'on pourrait
appeler la culture humaniste,
qui s'identifie avec vaste formation intellectuelle et une grande
érudition, en particulier dans les domaines littéraire et artistique.
Dans ce sens, on considère comme une personne cultivée quelqu'un
qui peut parler de façon intelligente et intéressante de Cicéron
ou de Virgile, qui peut citer Dante, Shakespeare, ou Goethe et
beaucoup d'écrivains ou d'artistes contemporains. C’est là l’approche esthétique. C’est là une première notion de « culture »,
mais, de nos jours, s'est de plus en plus imposé un autre concept
de la culture, qu'on appelle sociologique. En ce sens, le mot "culture" désigne
un ensemble de concepts, de coutumes, de rites et de traditions
dans lequel un groupe déterminé exprime sa façon de percevoir
le sens ultime de la vie humaine.
Dans ce sens on peut parler de la culture européenne ou
de la culture africaine, par exemple. Évidemment, il y a à l'intérieur de chacune
de ces grandes cultures, des sous-cultures, ou des cultures particulières. Ainsi on peut parler de la culture belge, de
la culture du monde des affaires ou de celle du monde ouvrier
ou du monde étudiant. Ce qui est l'élément essentiel d'une
culture est la notion de sens (ou de signification) -- du sens
qu'un groupe humain donne à la vie.
Ainsi, supposons que je vais dans un pays très différent
du mien, où je ne suis pas encore allé.
Dans un premier moment, je perçois des façons diverses
de se vêtir, de manger, de parler, de se saluer. Je puis assister à des rites d'initiation, de
mariage, de funérailles. Tous
ces rites sont remplis de gestes ayant des significations symboliques
qu'il m'est impossible de deviner.
Une personne de ce groupe culturel -- ou quelqu'un qui
y vit depuis longtemps -- pourra m'expliquer le sens de chacun
de ces gestes. Nous avons
là déjà deux niveaux de réalité : le niveau des gestes et celui
de leur valeur symbolique. Mais au-delà de tout cela il y a un autre niveau,
immensément plus important, qui est celui du sens, de la compréhension
que ce groupe humain a de la vie et de l'existence humaine. C'est cette perception du sens ultime de la
vie qui est propre à un groupe humain, qui se maintient et se
transmet à travers les coutumes, les traditions, les mythes et
les gestes symboliques, qu’on appelle « culture ». Dans cette perspective, on peut parler
d'une culture chrétienne,
c'est-à-dire d'un mode cohérent de vie comprenant un ensemble
de façons de penser, d'agir et de vivre fondé sur
une vision chrétienne du sens de la vie et exprimant cette vision. (En réalité, si on voulait être plus précis,
on devait dire qu'il n'existe pas une "culture chrétienne"
parallèle à toutes les autres; mais bien des cultures multiples
(orientales, occidentales, européennes ou américaines, etc. qui
ont été christianisées par leur contact avec l'Évangile -- qui
ne l'ont jamais été pleinement et doivent toujours l'être à nouveau). C'est dans le même sens qu'on peut
parler d'une culture monastique:
c'est-à-dire d'une conception de l'existence humaine qu'on
retrouve dans toutes les grandes civilisations mais qui, pour
nous, moines chrétiens, s'enracine dans l'Évangile et s'exprime
dans des traditions, des coutumes, des principes moraux, et aussi
une façon d'organiser la vie de tous les jours, y compris le travail. Ce qui donne sa cohésion à une communauté
monastique, et aussi sa force -- que la communauté soit composée,
de cent, de cinquante ou de dix moines -- c'est le fait d'avoir
une culture monastique bien définie:
c'est-à-dire d'avoir non seulement une vision commune du
sens de la vie; mais une vision qui affecte d'une manière cohérente
tous les aspects de la vie : la façon de prier, de recevoir les visiteurs,
de travailler, d'organiser
les relations entre les personnes et de faire les décisions communautaires,
etc. Récemment je donnais un entretien au
personnel des sociétés reliées à l’abbaye de Scourmont sur le
sens tu travail dans la culture monastique et j’expliquais comment,
dans une communauté monastique comme celle de Scourmont, le travail
est un élément important, mais un élément qui fait partie d'un ensemble cohérent,
d'une vision et d'une culture et qu'il ne saurait se comprendre
hors de cet ensemble. Et
cela vaut pour n’importe quel autre aspect de notre vie. La vie monastique est essentiellement
une vie de communion. Le mot "moine", qui vient du grec
"monachos",
veut dire "seul". Or,
on pense souvent, à cause de cela, que le mot moine veut dire
quelqu'un qui vit seul ou dans la solitude.
Mais ce n'est pas le sens premier du mot.
Le sens premier est que le moine ou est quelqu’un qui n'a
qu'un but, qu'une fin dans sa vie, et qui organiser toute sa vie
autour de cette fin. Cette fin est la communion avec Dieu -- une communion d'amour
-- un but toujours partiellement atteint et toujours encore à
atteindre. On peut donc
dire que la réalité de communion est au coeur de la vie du moine. Or, la communion qu'il s'efforce de vivre avec
Dieu n'est pas une réalité abstraite;
elle doit s'incarner dans une communion avec ses frères
au sein de la communauté. Elle
doit aussi s'incarner dans ses relations avec les voisins et avec
tous ceux avec qui il se trouve en contact (avec vous tous) ainsi
qu'avec la société en général. Je disais plus haut qu’on constate
un développement plus significatif du monachisme chaque fois qu’un
groupe de moines est particulièrement en syntonie avec la culture
de son temps. On constate que cela se produit toujours à des
époques de grandes transformations culturelles -- les moines étant
d'une part influencés par ces changements et en étant en même
temps des acteurs décisifs. Nous n’avons évidemment pas le temps
de couvrir deux mille ans d’histoire, mais je voudrais vous donner
quelques exemples pris de périodes très diverses. Le premier exemple est celui de l’Égypte
du troisième siècle. On
constate à ce moment-là un développement extraordinaire du monachisme
en Égypte. Des milliers
de moines s’enfoncent dans les déserts d’Égypte, les uns pour
vivre comme solitaires, d’autres pour former de grandes communautés
monastiques. Saint Pachôme,
par exemple, fonde sa première communauté en 326. Lorsqu’il meurt, vingt ans plus tard, il y a
cinq mille moines qui vivent dans les communautés qu’il a fondés.
Un tel développement a tout d’abord une dimension spirituelle,
mais il a été rendu possible par un contexte socio-culturel, et
aussi un contexte politique et économique particulier.
En retour, ce mouvement aura une influence culturelle sur
toute l’histoire de l’Égypte, et même sur toutes les cultures
d’Orient et d’Occident jusqu’à nos jours. Dans l’Égypte ancienne, disons, en
gros, durant les trois siècles avant l'ère chrétienne, il y avait
une distinction très nette entre la capitale, Alexandrie, une
grande ville cosmopolite, et le reste du pays habité par des paysans
pauvres et illettrés, sans aucune organisation sociale.
Or, durant les premiers siècles de notre ère, donc durant
la période d'occupation romaine, l'Égypte connut deux grandes
réformes politiques et agraires, réalisées bien sûr par deux empereurs
païens, mais qui eurent une grande influence sur le développement
phénoménal que connut alors la vie monastique en Égypte. Il y eut tout d'abord la réforme de
Septime Sévère, au début du 3ème siècle.
Alors que jusque là tout le pays était administré directement
d'Alexandrie, à travers un préfet, Septime Sévère établit une
administration locale dans une trentaine de métropoles, tout le
long du Nil. Les Égyptiens (quoique toujours occupés par
un empire étranger) y retrouvèrent un sens national et un sens
d'unité du pays. Un peu
plus tard, une très intelligente réforme agraire réalisée par
Dioclétien permit pour la première fois aux paysans égyptiens
de posséder les parcelles de terre sur lesquelles ils vivaient.
Or, ce qui se produisit, c’est que plusieurs de ces tout
petits propriétaires terriens vendirent leurs parcelles pour migrer
vers les nouvelles métropoles, ce qui permet pour la première
fois la création de grandes propriétés pouvant nourrir un grand
nombre de personnes et donc permit aussi la création de grandes
communautés monastiques dont l'existence aurait été impossible
sans cette réforme agraire. Par
ailleurs le développement agricole de ces communautés monastiques
et leur commerce avec les nouvelles métropoles (qui dépendaient
d’elles pour leur nourriture) transformèrent positivement toute
la configuration sociale de la Haute-Égypte. De plus les moines incarnèrent le sens retrouvé
de la vieille culture égyptienne, sa dignité et sa fierté, et ce sont eux qui ont gardé vivante ce sens
de l’identité proprement égyptienne, dans l'Église copte, tout
au long de l'occupation arabe, et jusqu'à nos jours.
Mais passons à l'Europe. On peut dire que le mouvement historique qui
conduisit à l'Europe commence avec les débuts du démantèlement
de l'empire romain d'Occident, et donc avec les premières invasions
barbares au 5ème siècle.
C'est un peu après, au 6ème siècle, que saint
Benoît fonde un monastère (le Mont Cassin) et écrit une Règle
qui seront à l'origine d'une immense tradition monastique qui,
de bien des façons, configurera toute la culture européenne jusqu'à
nos jours, qu'on le veuille ou non.
Au moment où tout l’Occident bascule sous l’invasion des
Vandales, des Goths, des Ostrogoth, Rome est pour un bref moment
sous le pouvoir de Théodoric, roi des Ostrogoths, qui, ayant vécu
comme otage à Constantinople durant sa jeunesse, avait un verni
de culture grecque. Son
règne fut une petite fenêtre ouverte sur la civilisation dans
un empire romain qui croulait sur la barbarie.
C’est dans cette petite fenêtre que se situe la fondation
du Mont Cassin et le début de la longue tradition monastique bénédictine,
qui sera en fait le trait d’union entre les civilisations classiques
anciennes et l’Europe nouvelle qui jaillira de tous ces peuples
nouveaux qu’on appelait alors les « barbares ». Durant des siècles pratiquement toute l’éducation
à travers l’Europe, sera assurée à peu près uniquement par les
moines bénédictins. Deux réformes monastiques du Moyen-Âge
sont pleines d'enseignements, celle de Cluny au 10ème
siècle et celle de Cîteaux à la fin du 11ème. Ce sont deux beaux exemples de l'interaction
entre les institutions de la société civile et la vie monastique,
au sommet du développement du monde féodal.
La première se situe à l’époque du premier âge féodal et
la seconde à l’époque du deuxième âge féodal. Comme on le sait
le premier âge de la société féodale se forma graduellement au
cours du 9ème et du 10ème siècle sur les
ruines de l'empire carolingien.
La féodalité reposait sur des liens de dépendance entre
des seigneurs et leurs vassaux, les seconds se mettant sous la
protection des premiers. Dans ce contexte les monastères devinrent graduellement
dépendants de ces seigneurs féodaux ; et la réforme de Cluny
consista à se libérer de cette tutelle.
Cette réforme qui conta plus de mille monastères fut très
florissante, et, en ces temps de guerres continuelles et d'insécurité,
ces abbayes, en plus d'être des lieux de prière, étaient souvent
les seules structures ayant suffisamment de solidité et de continuité
pour assurer l'enseignement (à tous les niveaux), les soins médicaux,
l'hospitalité aux voyageurs et le soin des pauvres.
Ils étaient les CPAS du monde féodal. Mais voilà, l'histoire est faite de
mouvements de balanciers. Les
grands monastères clunisiens avec leur autonomie mais aussi leur
puissance, étaient devenus un rouage important du monde féodal.
Au même moment, le désir de plus en plus fort se développait,
non seulement dans les monastères, mais dans tout le peuple, d'un
retour à plus de simplicité et de pauvreté.
La fondation du monastère de Cîteaux fut la réponse à cette
aspiration. C'est d'ailleurs
une période de fraîcheur et de créativité extraordinaire dans
tous les domaines de la société. Le paradoxe de l’Ordre cistercien,
c’est qu’il est né d’une aspiration à une plus grande simplicité
et une plus grande pauvreté, mais que ses débuts coïncident avec
un développement exceptionnel de la société à travers l’Europe.
La période d'environ un siècle au milieu de laquelle naît Cîteaux,
c'est-à-dire la période allant de 1050 à 1150, en est une de profondes
transformations sociales. C'est tout d'abord un moment de très grande
croissance démographique. Même
s'il est difficile de déterminer quelles sont les causes et quels
sont les effets, cette croissance démographique s'accompagne d'une
mutation de l'agriculture, de la déforestation de parties importantes
de l'Europe, de l'augmentation de l'étendue des terres arables,
de nouvelles formes plus efficaces de culture agraire, de déplacement
des populations et d'une urbanisation croissante. Ce qui provoque par contrecoup des mutations
dans les relations entre les classes de la société. Les monastères cisterciens décidèrent
dès le point de départ de renoncer à agir comme des seigneurs
féodaux. Ils refusèrent de vivre de rentes foncières,
du travail de serfs. Ils
posséderont des terres qu’ils cultiveront eux-mêmes.
Pour nourrir les nombreuses recrues monastiques
qui ne cessent d’affluer il faut de grandes étendues de terrain.
Ces grandes étendues sont exigées en particulier par la
rotation triennale des cultures. On était alors à l’époque où les pratiques domaniales
du système féodal étaient arrivées à une sorte de cul de sac. Les domaines ayant été divisés par les seigneurs
entre leurs enfants qui les divisaient entre les leurs, les droits de servage faisaient que souvent
plusieurs personnes à titres divers avaient des droits sur la
même parcelle de terre. L’activité
des Cisterciens s’inséra dans un mouvement déjà commencé d’achat
de ces parcelles pour reconstituer de grandes étendues.
Plus que personne d’autre ils furent efficaces en ce domaine
Il y a eu, entre la
société et l’Ordre cistercien une interaction très complexe. D’une part une transformation de l’agriculture
était en cours et une réorganisation de la propriété terrienne
était déjà commencée. Sans
cela les grandes communautés cisterciennes autosuffisantes n’auraient
pas pu se développer (on voit ici le parallèle avec le développement
des communautés égyptiennes). Cîteaux a profité du développement
des techniques agricoles ; les méthodes
d’agriculture ayant déjà commencé à se modifier.
Cîteaux profita de tout cela mais, à cause de la qualité
de la vie de ses travailleurs, Cîteaux développa à son tour ces
techniques d’une façon admirable. Les exploitations cisterciennes, avec leur système
de granges devinrent vite à la pointe du développement agricole.
Qu’on pense à l’usage des ressources hydrauliques en particulier. Cîteaux contribua
donc à la transformation rapide du monde rural, et eut, par le
fait même un impact considérable sur l’évolution de la société
et des relations entre les classes.
Au fur et à mesure que se rationalisait l’agriculture,
une bonne part de la population des villages et des communes migrait
vers les villes qui croissaient au même rythme. Non seulement ces villes constituaient un marché
de plus en plus grand pour les campagnes, mais les relations humaines
se modifiaient. La classe
nouvelle des marchands se développait et il devenait de plus en
plus facile de passer, au moins dans la pratique, d’un « ordre
» à l’autre de la société, ce qui était impensable un peu auparavant.
Encore une fois les
moines ont été amenés par les circonstances à jouer toute une
série de rôles de suppléances.
Beaucoup d'événements -- pestes, guerres -- et, pas le
moindre, la Révolution Française, les en dépouillèrent.
Ils furent encore une fois ramenés à l'essentiel.
Au cours de la Révolution Française, tous les monastères
de France et la plupart de ceux des pays voisins furent supprimés.
Mais dans une des abbayes cisterciennes, celle de La Trappe,
dès avant la Révolution française, une réforme avait été opérée
par l’Abbé de Rancé. Cette réforme était d’une grande sévérité qui,
selon nos normes actuelles, était sans doute exagérée et quelque
peu déséquilibrée ; mais
elle correspondait au contexte culturel du temps – ce qui assura
son succès. Lorsque la Révolution commença, un petit groupe
de moines de la Trappe partit en exil (Suisse, Russie, Angleterre,
Amérique du Nord). Partis
une poignée ils revenaient en France et en Belgique après la Révolution
pour y restaurer la vie monastique, après avoir fondé des monastères
un peu partout dans le monde. L'Ordre
resurgit de ses cendres et les monastères fondés ou refondés au
cours du 19ème, puis du 20ème siècle adoptèrent
en général une économie fort simple, presque toujours de type
agricole, en tout cas dans les premiers temps. Les monastères belges firent exception avec leurs
brasseries. Depuis lors l’impact avec la culture est beaucoup
plus humble et limité que durant les grands développements du
Moyen Âge. Il s’agit avant tout d’une proximité avec les
besoins de tous les jours des populations entourant le monastère
– aussi bien les besoins immédiats des plus pauvres que les besoins
liés à un développement économique régional. Vous connaissez la situation de Scourmont ;
et je crois que tout ce que je vous ai raconté sur les
monastères du Moyen-Âge vous aidera à comprendre ce qui s'est
passé à Scourmont depuis cent cinquante ans. Durant les cent premières années de son existence,
Scourmont vécut essentiellement de l'agriculture, la brasserie
n'étant pas très importante. À
la même époque, la communauté alors beaucoup plus nombreuse, investissait
énormément dans le développement intellectuel scientifique de
ses membres. Scourmont comptait alors dans l'Ordre un grand
nombre des meilleurs spécialistes dans le domaine de la théologie,
du droit canon, de la liturgie, etc. Après la seconde guerre mondiale la
communauté connaissait une grande pauvreté, comme toute la région
d'ailleurs. Pour vivre,
aussi bien que pour aider au développement de la région, la communauté
de Scourmont développa de nouveau non seulement sa ferme mais
diverses autres industries que vous connaissez.
Tout cela lui permit de vivre, donna du travail à un nombre
important de personnes à une époque où d'autres sources de création
d'emploi n'existaient guère. La communauté a pu également remplir
divers rôles de suppléance en concourrant par exemple à la mise
sur pied du Centre de Santé des Fagnes (hôpital de Chimay), en
aidant à la fondation de nombreux autres services, surtout dans
le domaine de l'éducation spécialisée. De tels rôles sont toujours considérés
par les moines comme des rôles de suppléance, dont il leur faut
se retirer en temps voulu. On
ne vient pas au monastère pour gérer un empire industriel et financier,
ni même pour gérer un ensemble de services sociaux.
Si on avait voulu faire cela on serait resté dans la société
civile. On vient au monastère pour mener une vie de
prière et de communion avec Dieu.
Mais comme cette communion avec Dieu implique une communion
avec la population qui nous entoure, lorsque cette population
fait l'expérience de besoins auxquels personne d'autre ne répond,
il y a une obligation d'intervenir et la communauté est intervenue. Par ailleurs, lorsque la population concernée
peut se prendre en main ou que d'autres organismes peuvent offrir
les services requis, on se retire. C’est
ainsi que, depuis une dizaine d’années la communauté s’est retirée
graduellement d’un bon nombre de ses activités matérielles et
de ses engagements sociaux, sans pourtant renoncer aux responsabilités
qu’elle avait assumées. C’est pour répondre à ces responsabilités qu’elle
a créé, d’une part l’ASBL Solidarité cistercienne pour continuer
son travail caritatif et, d’autre part, la Fondation Chimay Wartoise
pour continuer son travail en faveur du développement de la région. (Je ne m’attarderai pas là-dessus) La
communauté de Scourmont, de nos jours, est beaucoup plus réduite
en nombre qu’elle ne l’a été dans le passé, et la moyenne d’âge
de ses membres est assez élevée.
Cela constitue évidemment une certaine précarité.
D’une part cette précarité est moins angoissante qu’elle
ne pourrait l’être, si on la resitue dans le contexte général
historique et géographique du phénomène monastique. Par ailleurs cette précarité est peut-être aussi
une façon de communier avec le reste de l’Église et de la société
contemporaine. Beaucoup
de nos contemporains sont affrontés à de grandes précarités dans
tous les domaines (santé, emploi, éducation, etc.).
L’une des vocations de nos monastères est peut-être d’être
des laboratoires où l’on puisse vivre sereinement la précarité.
De même, dans une société qui, dans son ensemble, devient
de plus en plus âgée (du à la prolongation de la vie en même temps
qu’une réduction de la natalité), les monastères sont peut-être
des laboratoires où l’on apprend à bien vieillir.
Bien vieillir n’est pas du tout évident.
Je pense que ceux d’entre vous qui connaissez un peu mieux
l’abbaye de Scourmont, savent qu’on y trouve plusieurs personnes
d’un grand âge, Dom Guerric par exemple, qui vieillissent admirablement
bien. Il
n’est pas du tout certain que toutes les communautés monastiques
qui se trouvent actuellement en Belgique et ailleurs en Europe
continueront d’exister ;
mais on peut être certain que le monachisme continuera
de jouer le même rôle qu’il joue depuis deux mille ans dans son
interaction avec la culture et que, dans la période de profondes
mutations culturelles qui est en cours, ce rôle pourra être significatif. Armand Veilleux Abbaye de Scourmont 29 octobre 2003 |
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