CHRYSOGONUS WADDELL, MOINE ET AMI
Armand Veilleux
Chrysogonus était un moine atypique. Comme tous les vrais moines. Homme de prière il savait mener en même temps
une activité débordante. Profondément attaché à son Église, son Ordre, sa
communauté et ses frères, il savait porter sur les comportements de tous un regard critique d’une lucidité déconcertante
accompagnée d’une authentique charité. Impatient et intransigeant à l’égard de
ceux qui s’attribuaient des compétences qu’ils n’avaient pas, il était d’une
patience d’ange avec les chercheurs sincères qui tentaient timidement leurs
premiers pas, que ce soit dans la vie monastique ou dans la recherche
scientifique. Ayant acquis une
connaissance encyclopédique de tout ce qui concernait l’histoire des débuts de
l’Ordre de Cîteaux, il n’a jamais considéré cette connaissance comme sienne et
partageait sa documentation avec tout chercheur sérieux. N’hésitant pas à parcourir le monde à la
recherche de nouveaux manuscrits, le sens de la pauvreté lui faisait pratiquer
au cours de ses déplacements une ascèse alimentaire à faire frémir. Homme de
communauté au fond du cœur il ne lui a jamais été facile d’harmoniser ses
talents et son ardeur avec le rythme communautaire, et ce ne fut sans doute
jamais facile pour ses supérieurs non plus.
Avec tout cela, et au-delà de tout cela il aimait tout le monde et tout
le monde l’aimait. Ou presque.
Ce fut une grâce d’avoir Chrysogonus comme ami. Durant près
d’un demi-siècle. Nous sommes arrivés en
même temps à Rome comme étudiants, à Monte Cistello, à l’automne de 1962 ;
et, si ma mémoire est bonne, nous étions ensemble sur la Place Saint-Pierre
lors de l’ouverture de Vatican II. Ce
sera d’ailleurs essentiellement dans les efforts déployés au sein de l’Ordre,
avec un très grand nombre d’amis communs, pour mettre en œuvre l’aggiornamento de la vie monastique et
surtout de la liturgie monastique, que se développa et se scella notre amitié.
Chrysogonus étudia à l’Institut Liturgique de Sant’Anselmo,
à Rome, durant les deux premières années de Vatican II, avec de grands maîtres,
comme Cipriano Vaggaggini, qui eurent un rôle important dans la réforme
liturgique postconciliaire.
Sant’Anselmo, comme d’ailleurs Monte Cistello, la maison généralice de
notre Ordre, où se retrouvaient alors plus de quatre-vingt étudiants trappistes
de toutes les parties du monde, était un foyer de réflexion sur le renouveau de
la vie monastique. Les recherches historiques et les nombreuses publications de
Chrysogonus n’ont jamais été pour lui des activités purement académiques. Sa véritable passion était le renouveau de la
vie et de la liturgie monastiques.
Pendant les deux ans où Chrysogonus étudiait la liturgie à
Sant’Anselmo, je complétais ma licence en théologie au même endroit, en vue
d’aller faire ensuite mes études à l’Institut Biblique, ce qui était le but
pour lequel j’avais été envoyé à Rome. Or, presqu’à mon insu, Chrysogonus
convainquit le Maître des étudiants de Monte Cistello, le père Basil Morison,
qui, à son tour, convainquit mon abbé, que l’Ordre aurait besoin de liturgistes
pour réaliser la réforme liturgique votée durant la première session du
Concile, et que je devrais m’inscrire à l’Institut liturgique. C’est donc de sa faute si mes études
s’orientèrent vers un doctorat en liturgie plutôt que vers les études
bibliques. Au moment où je m’inscrivais en liturgie, Chrysogonus s’inscrivait
pour une année supplémentaire en théologie en vue de la présentation de sa
thèse de doctorat.
Je ne me souviens pas que nous ayons eu beaucoup de
contacts directs au cours de ces années, bien qu’il y avait alors à Monte
Cistello un fort contingent de Gethsemanites avec qui j’avais des relations
très étroites, si bien que Dom James Fox m’avait en quelque sorte adopté comme
un de ses moines honoraires. C’est lorsque Chrysogonus retourna à Gethsemani,
après l’année scolaire 1964-65, et que le renouveau de la vie monastique et de
la liturgie démarra au sein de notre Ordre, concrètement à partir du Chapitre
Général de 1965, que commença entre nous une correspondance constante et
volumineuse. Même si Chrysogonus avait la mauvaise habitude de rarement dater
ses lettres, relire cette correspondance aujourd’hui me fait revivre, non sans
émotion, toute l’énergie déployée par tant de moniales et de moines de l’Ordre
durant quelques décennies pour mettre en œuvre les grandes intuitions de
Vatican II.
Les questions liturgiques après le Chapitre Général de
1965
On considère généralement que c’est au Chapitre Général de
1965, qui se tint à l’Abbaye de Cîteaux, du 29 avril au 12 mai, que débuta la
phase postconciliaire du renouveau de l’Ordre, même si la dernière session du
Concile n’avait pas encore eu lieu. Elle
se tiendra en décembre de la même année. Même si les normes d’application du
décret conciliaire sur la vie consacrée n’avaient pas encore été publiées, le
Chapitre prit quelques décisions importantes, dont quelques-unes touchaient la
liturgie.
Il y avait depuis fort longtemps dans notre Ordre une
Commission de Liturgie illustrée par de grands abbés de Scourmont, Dom Anselme Le
Bail et Dom Guerric Baudet. Elle fut
renouvelée au Chapitre Général de 1965. Même si Dom Guerric en demeurait le
président, c’était vraiment une nouvelle Commission, dont faisaient partie père
Chrysogonus, ainsi que père Marie-Gérard du Mont-des-Cats, qui en devenait le
secrétaire. Dom Ignace Gillet s’était opposé à ce que j’en fasse partie,
craignant que j’aie des idées trop avant-gardistes, mais, grâce au doigté de
père Marie-Gérard, je fus coopté à la Commission lors de la réunion de l’année
suivante et en devins officiellement membre au Chapitre suivant, en 1967. Mais
dès 1965 Chrysogonus m’impliqua dans tous les travaux et les négociations de
cette Commission. On pourrait dire que
j’étais en quelque sorte son agent à Rome, après son retour à Gethsemani. Ce furent en effet des années mouvementées.
Pour comprendre cette situation il faut remonter au
Chapitre Général de 1964, qui avait été essentiellement un Chapitre d’élection,
à la suite du décès de Dom Gabriel Sortais, mais qui avait traité de quelques
questions urgentes et qui avait en particulier autorisé, sous certaines
conditions, des « fondations monastiques simplifiées ». Après la clôture du Chapitre, l’abbé d’Achel,
Dom Gabriel van de Moosdijk avait soumis au nouvel Abbé Général, Dom Ignace
Gillet, le projet qu’avaient développé six de ses moines d’une fondation
monastique simplifiée. Dom Edouard Wellens de Westmalle avait aussi mentionné
des aspirations semblables chez certains de ses jeunes moines. Dom Ignace ne
voulut pas prendre la responsabilité de traiter lui-même cette question et
convoqua un petit groupe d’abbés à qui il donna le mandat de l’étudier. En faisaient partie, outre les abbés de
Westmalle et d’Achel, celui de Tilburg qui connaissait des difficultés semblables
ainsi que Dom Jean Chanut de Cîteaux, Père Immédiat de Westmalle et Dom André Louf
du Mont-des-Cats, Père Immédiat de Tilburg. Afin d’avoir aussi l’avis d’abbés
d’autres nationalités, Dom Ignace y joignit Dom Ambrose Southey de Mount Saint
Bernard qui avait été élu Abbé Vicaire au Chapitre précédent et Dom André Schmidt
de Mariawald. Il désigna Dom Ambrose, en tant qu’Abbé Vicaire, comme président
de la commission et lui confia de fixer en accord avec les autres abbés les
détails d’organisation de cette réunion (dates, lieu, etc.) et d’en établir le
programme. La réunion se tint à Westmalle du 12 au 16 avril 1964.
Cette
réunion fut une sorte de petit « coup d’état ». Les abbés participants, considérant que le
problème n’était pas propre à Achel mais concernait les aspirations de nombreux
jeunes moines et moniales de l’Ordre, traitèrent d’un large éventail de
questions, dont quelques-unes concernaient la liturgie, et qui devraient être
soumises au prochain Chapitre Général.
Ils proposèrent même de se réunir de nouveau pour préparer le Chapitre
Général. Dom Ignace fut pris de court
par l’allure qu’avait prise cette réunion, dont le rapport lui fut communiqué
par Dom André Louf. Il accepta quand même, après consultation de tout l’Ordre,
qu’il y ait une deuxième réunion de préparation, à laquelle devraient
participer, cette fois, des supérieurs de toutes les régions de l’Ordre.
C’était d’ailleurs la première fois que l’existence des Régions était plus ou
moins officiellement reconnue. Cette réunion, qui se tint à Monte Cistello en
décembre 1964, avait ceci de particulier que ni l’Abbé Général ni les
Définiteurs, présents dans la maison n’y participèrent, sauf à la fin.
Chrysogonus et moi étions informés des discussions, surtout celles concernant
la liturgie par les deux abbés des USA, Dom Emmanuel Spillane de Holy Trinity
et Dom Eusebius Wagner de New Clairvaux.
Les
Capitulants de 1965, heureux d’avoir eu un Chapitre mieux préparé que tous les
précédents, décidèrent de créer de nouveau une commission semblable, à laquelle
ils donnèrent le nom de Commission
Centrale, pour préparer le Chapitre suivant. La commission tint deux
sessions à Monte Cistello en février 1966 et en octobre 1966. Dom James Fox fut
membre de la première de ces deux commissions et, à travers lui, Chrysogonus
contribua indirectement à la préparation des points du programme qui avaient
trait à la liturgie. La grande question
était celle de l’usage de langue vernaculaire dans la liturgie, un point qui
tenait à cœur aux abbés américains, mais à l’égard duquel on savait que Paul VI
avait de grandes réticences, et donc Dom Ignace Gillet également.
À
l’époque, les abbés américains trouvaient que les grandes options, au niveau de
la Commission Centrale, étaient déterminées par un tout petit groupe d’abbés,
c’est-à-dire, Dom Ambrose Southey, Dom André Louf et Dom Guerric Baudet. À travers Dom James Fox, Chrysogonus poussait
les abbés américains à s’y investir davantage, ce qu’ils feront amplement au
cours des années suivantes. Il fallait aussi rédiger de nouveaux statuts pour
la Commission de Liturgie. Dom James et Chrysogonus proposèrent alors que
la Commission soit constituée de six Supérieurs élus et d’un certain nombre de
consulteurs ; ce qui ne sera jamais accepté comme tel. Il est clair que Dom Guerric, avec ses
opinions très claires sur certains aspects, n’était pas le président idéal aux
yeux de l’Abbé Général et des Définiteurs.
Chrysogonus proposait que Dom Emmanuel Coutant, homme de conciliation et
aucunement menaçant pour personne devienne le président. Ce qui sera fait l’année suivante. Il
proposait aussi que Père Placide Vernet de Cîteaux, qui s’intéressait depuis
fort longtemps à la liturgie, et qui avait été élu membre de la Commission de
Liturgie au Chapitre Général de 1965 ait la possibilité d’étudier un certain
temps à l’Institut Liturgique de Sant’Anselmo.
Ce qui sera fait dès l’année académique suivante (1966-67).
Dom James, comme le feront les abbés successifs de Gethsemani,
insistait pour que Chrysogonus finisse sa thèse. L’automne 1966 le voit donc en
Europe pour un rapide parcours des bibliothèques de Paris, Metz, Troyes et
Montpellier. Au début d’octobre il est à Rome. Il y rencontre, à titre privé,
tous les personnages importants alors dans la réforme liturgique de l’Église
romaine : Le père Annibal Bugnini, secrétaire du Consilium, le Père Frederick R. McManus de la Commission de
Liturgie de la Conférence épiscopale américaine qui s’occupe des traductions
des textes liturgiques en anglais, et surtout le Chanoine Martimort qui lui dit
que Paul VI serait ouvert à faire de larges concessions concernant
l’utilisation des langues vivantes dans la liturgie si l’Abbé Général soulevait
la question dans une audience privée.
Mais, justement, l’Abbé Général y était lui-même tout à fait opposé.
Cette permission sera quand même donnée en décembre 1967.
À la fin de septembre 1966 nous nous étions retrouvés au
Mont-des-Cats pour une réunion de la Commission de Liturgie. Quelques semaines
plus tard a lieu, à Monte Cistello, la deuxième
réunion de la Commission Centrale de 1966. Cette fois Dom James retenu par les
besoins de la fondation du Chili faite par Spencer en 1960 mais dont Gethsemani
vient d’accepter la responsabilité, n’en fait pas partie. Chrysogonus me charge
de voir à ce que « nos projets », comme il dit, c’est-à-dire tout ce
qui concerne la liturgie soit pris en considération. Il a d’ailleurs communiqué toute la
documentation nécessaire aux deux représentants de la région USA à la réunion,
Dom Emmanuel Spillane de Holy Trinity et Dom Jerome Burke de Genesee, et
ceux-ci font appel à moi chaque fois qu’ils ont besoin d’information. Je fus
alors amené à rédiger un mémo sur la place de l’Office divin dans la vie
monastique.
À cette époque Chrysogonus a déjà entrepris un énorme
travail de préparation de livres liturgiques en anglais, aussi bien pour l’Office
divin que pour la Messe et tous les autres rites liturgiques. Il compose toutes les mélodies, s’inspirant
largement du grégorien. Un travail
gigantesque qui permit à la Communauté de Gethsemani et aussi à plusieurs
autres de faire le passage de la liturgie latine à la liturgie en langue
vivante. Ces mélodies faites rapidement
n’étaient pas toutes des chefs d’œuvre, mais elles avaient l’avantage de
pouvoir être apprises facilement par tous.
Il était normal qu’elles soient graduellement remplacées par la suite
par un répertoire plus diversifié, et Chrysogonus en était bien conscient. Il me confiait un jour dans une lettre, qu’à
travers tout ce travail, il ne trouvait parfois le temps pour faire sa lectio que le soir au dortoir, sous les
couvertures de lit avec une lampe de poche.
La réunion de la Commission de Liturgie de l’Ordre de 1966,
mentionnée plus haut, fut la première d’une longue série de réunions auxquelles
nous participâmes ensemble durant une dizaine d’années et au cours desquelles
furent revus dans la ligne de Vatican II tous les aspects de notre
liturgie : Office divin, célébration eucharistique, rituel de la
profession monastique, rituel de la bénédiction abbatiale, calendrier, etc.
Tout ce travail occasionna une correspondance suivie au cours de laquelle
Chrysogonus manifestait constamment son grand intérêt pour tout ce qui se
vivait dans l’Ordre, même en dehors de la liturgie, mais surtout son grand
amour pour ses frères et son attention à ceux qui souffraient.
De cette volumineuse correspondance je ne citerai qu’un
passage plus personnel qui me concerne. En 1968 devait se tenir à Scourmont une
brève réunion de la Commission de Liturgie de l’Ordre. Nous étions d’accord, lui et moi, qu’il était
difficilement justifiable que deux personnes viennent d’Amérique pour cette
brève réunion. Je considérais que
c’était lui qui devait venir, et il pensait l’inverse. Voici ce qu’il m’écrivit, en post scriptum à l’une de ses
lettres :
We know and love each other
enough so that there have to be no polite protestations about arranging for one
of us to go to Scourmont. If I thought
that I’d be the better choice, I would insist on going, if only one could
go. In the circumstances, you’ll be able
to contribute very much more. So we’re
agreed. One of the great joys of being
able to work together is the experience of the fact that we’re really sharing
in the same thing. If you go, it’s just
the same as if I go.
Le Bulletin de Liturgie
À la réunion de la Commission de Liturgie de l’Ordre au
Mont-des-Cats, en 1966, il fut décidé de publier un Bulletin de Liturgie qui paraîtrait en français et en anglais. Il
ne s’agissait pas d’une revue à parution périodique régulière, mais d’une
publication officieuse qui permettrait à la Commission de faire connaître aux
supérieurs et autres membres de l’Ordre l’état de l’avancement des travaux en
cours concernant la réforme liturgique demandée par le Concile. Je fus chargé
de la publication de ce bulletin dans les deux langues ; mais, évidemment,
je comptai surtout sur la collaboration de Chrysogonus pour le Bulletin de
langue anglaise. Durant les premières
années, les deux éditions contenaient les mêmes articles, ce qui supposait une
somme importante de traductions.
Chrysogonus réalisait lui-même une grande partie des traductions du
français à l’anglais.
Après mon élection comme abbé de Mistassini en 1969 il me
devint plus difficile d’assumer cette tâche. Le père Marie-Gérard Dubois du
Mont-des-Cats assuma la direction de l’édition française à partir de 1972.
Cette édition française, sous le titre Liturgie,
existe toujours, actuellement sous la direction de sœur Marie-Pierre Faure de
Chambarand. Quant à l’édition anglaise,
Chrysogonus en assuma graduellement toute la responsabilité à partir du début
des années ’70, et sa parution se poursuivit jusqu’en 1995.
Les Commissions cisterciennes nationales de Liturgie
Comme je l’ai dit plus haut, le Chapitre Général de 1965
avait renouvelé la Commission de Liturgie de l’Ordre. Celle-ci devait se donner de nouveaux Statuts. Dans les deux années qui suivirent,
Chrysogonus travailla activement avec diverses autres personnes de la
Commission et avec des abbés de l’Ordre à la rédaction de ces Statuts, qui
furent approuvés au Chapitre de 1967, où la composition de la Commission fut de
nouveau amendée. C’est alors que je fus
officiellement nommé membre de la Commission à laquelle je participais
activement depuis l’année précédente. Le
Chapitre prévoyait que les diverses régions de l’Ordre pourraient se donner des
Commissions régionales ou nationales pour promouvoir le renouveau liturgique
chez-elles. C’est à ce moment que
naquirent la Commission de Liturgie des monastères américains et celle des
monastères canadiens. Je fus invité par
les abbés américains, à l’instigation de Chrysogonus, à faire partie de la
commission américaine ; et les abbés canadiens, à mon instigation,
invitèrent Chrysogonus à participer à la commission canadienne. Ce fut pour
nous une nouvelle phase d’étroite collaboration sur divers projets que nous
jugions importants pour nos communautés.
Je fus d’abord invité à l’automne de 1967, peu après la fin
de mes études à Rome et mon retour à Mistassini, à participer à la réunion de
la Conférence Régionale des abbés américains à New Melleray en tant que liturgical advisor. Ce fut l’occasion de ma première visite à
Gethsemani, où Chrysogonus arrangea ma première – et ma seule – brève rencontre
avec Thomas Merton. Chrysogonus me
présenta comme un expert du cénobitisme
pachômien, ce qui n’impressionna aucunement père Louis, qui était, dit-il avec
un sourire, plutôt intéressé à l’érémitisme ! Cette collaboration fut
aussi l’occasion d’une visite de Chrysogonus à Mistassini au cours de l’année
1968.
La Loi-cadre
Le travail de la Commission de Liturgie de la Région
américaine allait nous introduire à notre insu au cœur d’une tempête qui agita
l’Ordre au début de la réforme postconciliaire. Il est sans doute trop tôt pour
faire l’histoire de cette tempête, qui fut d’ailleurs fort bien surmontée, mais
Dom Marie-Gérard Dubois en a donné une description bien équilibrée dans
l’ouvrage récent sur l’histoire de l’Ordre à notre époque : L’Ordre cistercien de la Stricte Observance
au vingtième siècle. Du Concile Vatican
II à la fin du siècle, Rome, 2008 p. 27-38)
Deux autres membres de la Commission de Liturgie des USA
étaient Mère Myriam Dardenne de Redwoods et Dom Edward McCorkell de
Berryville. Nous tînmes une réunion à
Redwoods à l’automne de 1968, au cours de laquelle nous préparâmes un projet de
Loi-cadre pour la célébration
liturgique de l’Office divin dans les monastères de notre Région. Cette Loi-cadre donnait une grande liberté
pour le choix des textes et l’agencement des parties de l’Office. Elle impliquait la suppression de l’Office de
Prime et permettait en certains cas de ne célébrer au chœur que les quatre
Offices de Vigiles, Laudes, une Heure médiane et les Vêpres, si l’équilibre de
la vie communautaire l’exigeait ou pouvait en être favorisé, les autres Offices
étant célébrés en privé. Les abbés
américains acceptèrent de demander au Saint-Siège l’application de cette Loi-cadre
et les abbés canadiens décidèrent de se joindre à cette demande. La requête qui
était dans la ligne de ce que le Chapitre Général avait prévu, fut présentée au
Consilium pour l’application de la réforme liturgique
postconciliaire selon tous les canaux officiels prévus et fut accordée.
L’Abbé Général, qui n’avait pas empêché que la demande soit
formulée, sans doute parce qu’il était certain qu’elle ne serait pas acceptée,
fut choqué par le fait que l’indult soit accordé, jugeant qu’elle allait contre
certaines décisions conciliaires prévoyant que les moines conserveraient
l’intégralité de l’Office divin traditionnel. Par de nombreuses interventions
auprès du Saint Siège il obtint que l’indult soit partiellement révoqué. L’un des arguments apportés fut que le Consilium n’avait pas l’autorité pour
accorder cet indult sans avoir d’abord consulté la Congrégation des Religieux.
La nouvelle communiquée à l’Ordre fut d’abord que l’indult était révoqué. On apprit par la suite que la seule chose à
laquelle le Pape s’était opposé et qui était révoquée était la possibilité de
réduire le nombre des Petites Heures au chœur. Le reste de l’indult était
validé.
Toutes ces manœuvres dégoûtèrent profondément Chrysogonus
qui, en janvier 1969, présenta sa démission comme membre de la Commission de
l’Ordre, dans une lettre circonstanciée adressée au président de la Commission.
Copie était envoyée aux autres membres de la Commission ainsi qu’à l’Abbé
Général, aux Définiteurs et aux Supérieurs des monastères américains. Heureusement la démission ne fut pas
acceptée.
La Loi-cadre fut
appliquée dans les monastères des États-Unis et du Canada, et une enquête faite
peu avant le Chapitre Général de 1969 démontra qu’elle y était vécue de façon
positive et avec beaucoup de fruits. La
Commission de Liturgie aurait voulu que Chrysogonus vienne au Chapitre Général
de 1969 pour présenter cette expérience, mais il fut décidé que, puisque je
serais moi-même au Chapitre Général à un autre titre, je ferais cette
présentation. Après les premiers jours
du Chapitre, qui furent assez houleux, non seulement la Loi-cadre
américano-canadienne ne fut pas révoquée mais le Chapitre décida de demander
une Loi-cadre semblable pour l’ensemble de l’Ordre. La requête fut acceptée par le Saint-Siège et
cette mesure fut l’un des principaux éléments de toute notre réforme
liturgique.
Les Commissions de Liturgie régionales, en particulier la
CFC en France (qui regroupait Cisterciens et Bénédictins) et la Commission
espagnole, œuvrèrent sur cette base au cours des années suivantes et firent un
excellent travail, si bien que le Chapitre Général de 1977 dans un vote sans
doute trop hâtif, décida de supprimer la Commission de Liturgie de l’Ordre et
de la remplacer par un simple « Secrétaire de l’Ordre pour la
liturgie ». En réalité il aurait été nécessaire de maintenir une
Commission de Liturgie pour l’ensemble de l’Ordre comme par le passé.
Heureusement le choix de la personne
pour remplir la tâche de secrétaire fut excellent. Dom Marie-Gérard
Dubois remplit ce rôle avec doigté et compétence jusqu’en 2010.
Chrysogonus et sa communauté
Mon passage à Gethsemani en 1968, et mes nombreuses visites
par la suite en diverses circonstances, me permirent de voir l’énorme travail
fait par Chrysogonus pour aider sa communauté à célébrer dignement la liturgie.
Dès les années 1966 et 1967 il avait préparé des livres liturgiques complets en
anglais, avec textes et musique, permettant à une communauté nombreuse de
passer sans trop de problèmes techniques de l’office latin à l’office en langue
vivante. C’était une situation très
différente de celle de la plupart des autres communautés qui se débrouillaient
souvent difficilement au travers d’une quantité parfois effarante de feuilles
séparées plus ou moins bien polycopiées.
La deuxième étape, qui devait consister à diversifier le
répertoire et à affiner diverses parties de l’Office réalisées de façon
nécessairement assez rapide fut un peu difficile pour Chrysogonus et sans doute
aussi pour certains de ses frères. Ce
sera à ceux-ci plutôt qu’à moi de raconter cette histoire.
L’un des fondements de toute la réforme liturgique, pour
Chrysogonus aussi bien que pour moi, était que l’Office divin devait exprimer
et refléter l’expérience spirituelle de la Communauté locale. C’était
d’ailleurs l’une des raisons pour demander la Loi-cadre. Mais cela pouvait conduire à des situations
cocasses. Je me souviens que lors d’un
passage à Gethsemani je trouvai Chrysogonus un peu triste. Il venait de préparer un nouvel Office de
Complies, qui, selon lui, devait mieux exprimer l’expérience spirituelle
monastique de la Communauté de Gethsemani, mais dont l’idée ne plaisait pas
outre mesure à celle-ci ou en tout cas à ses membres influents. J’ai pu lui
faire remarquer amicalement et avec humour qu’il était un peu contradictoire
que quelqu’un qui vivait alors en semi-ermite puisse exprimer l’expérience
spirituelle de la communauté ! Il était d’ailleurs tout à fait conscient
de l’ambiguïté de la situation.
Chrysogonus n’avait rien d’un ermite et ne prétendit jamais
l’être. Son occupation de l’ancien ermitage de Dom James et plus tard du studio
de frère Lavrans répondit au besoin de créer une situation pratique où il
pourrait continuer à travailler pour la communauté et pour le monde monastique,
tout en maintenant une certaine distance qui semblait alors opportune aussi
bien pour lui que pour certains de ses frères.
Le moment difficile pour Chrysogonus fut certainement
l’élection de Dom Flavian, d’une orientation spirituelle plutôt érémitique,
tout à l’opposé de la sienne.
Chrysogonus avait toujours trouvé chez Dom James un appui et beaucoup de
confiance et d’encouragement. Il vécut
difficilement le passage à un autre abbé.
Il ne m’appartient évidemment pas de répartir les torts ni même de dire
s’il y eut tort d’un côté ou de l’autre.
Mais ce ne fut pas facile pour Chrysogonus, et ce ne le fut sans doute
pas non plus pour Dom Flavian, comme pour ses successeurs d’ailleurs. Il n’est
jamais facile de gérer un génie. En général un modus vivendi fut toujours trouvé permettant à Chrysogonus de
continuer de servir sa communauté, qu’il aimait profondément, tout en
permettant aux diverses personnes responsables de la liturgie et du chant au
sein de la communauté de travailler en toute autonomie. Un moment critique fut atteint à la fin des
années 1990 par la décision d’un Visiteur -- décision qu’il ne comprit jamais
et qui était d’ailleurs objectivement incompréhensible -- qui l’excluait
pratiquement de la célébration communautaire.
Il en souffrit beaucoup. J’eus l’occasion de recevoir ses
confidences à ce sujet dans un bistrot de Paris, à l’occasion d’une réunion de
l’AIM ; mais son amour de sa communauté n’en fut pas diminué.
À partir du 1975 nous fûmes de moins en moins impliqués
dans des travaux liturgiques communs, mais les occasions d’échanger sur tous
les événements importants de l’Ordre ne manquèrent pas. Nos échanges de lettres devinrent cependant
de moins en moins fréquents, le « Dear Armand » habituel étant
parfois remplacé par « Reverend and dear Schnooks ».
Les études cisterciennes
Les abbés successifs de Chrysogonus l’exhortèrent à
terminer la thèse de doctorat qu’il avait commencée durant ses trois années à
Rome en 1962-1965. Je ne m’hasarderai
pas à dire quel en était l’objet précis, mais elle traitait de la réforme du
chant cistercien à l’époque de saint Bernard, en particulier celle de
l’antiphonaire. Ses recherches
l’emmenèrent dans toutes les grandes bibliothèques d’Europe et lui firent
consulter et souvent recopier à la main des centaines de manuscrits. Finalement il n’écrivit jamais sa
thèse ; mais le fruit de ses recherches, qu’il publia sous diverses
formes, représente facilement quelques milliers de pages. Surtout, ces recherches
lui donnèrent une connaissance encyclopédique de tout ce qui concerne
l’histoire des débuts de Cîteaux.
Étant très sensible aux exigences de rigueur scientifique
dans l’analyse des manuscrits, il était plus que réticent au projet de
publication de textes cisterciens lancé par père Basil Pennington au premier
Symposium cistercien à Spencer, en 1969, d’où est sortie la collection Cistercian Publications. Il avait peur qu’avec le motif louable
d’offrir aux moines et moniales, de même qu’à un public plus étendu, un large
éventail d’ouvrages cisterciens en traduction anglaise, on ne veille pas
suffisamment au caractère scientifique de l’édition des sources à traduire et à
la rigueur de leurs traductions. Il ne
bouda cependant pas la série et participa de façon très active durant de
nombreuses années à la rencontre cistercienne annuelle de Kalamazoo.
La connaissance approfondie qu’il avait acquise des sources
cisterciennes le désignait comme la personne tout indiquée pour assurer une
nouvelle édition critique de celles-ci.
Lors d’une rencontre avec Dom Polikarp Zakar à Rome, à l’époque où
celui-ci était Abbé Général de l'Ordre Cistercien, il me confirma qu’il ne
voyait pas d’autre personne que Chrysogonus pouvant faire ce travail et insista
pour que notre Ordre lui demande de le faire.
Cela aboutit à l’opus magnum
de Chrysogonus, qu’est son Narrative and
Legislative Texts from Early Cîteaux, publié par Cîteaux – Commentarii cistercienses en 1999. Cet ouvrage présente
tous les Documents Primitifs de Cîteaux, en latin et en traduction anglaise,
avec de nombreux apparats critiques et une description détaillée de la
tradition manuscrite. Ce n’est certes pas un ouvrage de consultation facile,
mais il demeurera longtemps le document fondamental de référence pour les
études sur les débuts de l’Ordre.
Cet ouvrage colossal fut suivi, l’année suivante, par
l’édition des Statuts des frères convers du 12ème siècle : Cistercian Lay Brothers. Twelfth-Century Usages with Related Texts
(2000), et surtout, en 2002, celle du nom moins colossal Twelfth-Century Statutes from the Cistercian General Chapter,
remplaçant, à la lumière des découvertes des dernières décennies, le premier
volume des Statuta Capitulorum Generalium
de Canivez.
Il manquait un dernier fleuron à l’œuvre de
Chrysogonus : quelque chose d’encore plus proche du sujet de sa thèse
doctorale. C’était la publication du
plus ancien manuscrit connu du Bréviaire cistercien primitif. Le manuscrit en
question avait connu une histoire incroyable, se promenant de monastère en
monastère durant le Moyen-Âge et de bibliothèque en bibliothèque à notre
époque. La préparation de son édition critique avait connu une aventure presque
aussi colorée, les travaux des éditeurs successifs—tous de l’Ordre de Cîteaux
-- étant interrompus, les uns après les autres, soit par la maladie soit par
l’appel des éditeurs à d’autres responsabilités. C’est ainsi que, finalement, on ne voyait
plus qu’une personne pouvant faire ce travail gigantesque : Chrysogonus
Waddell. Il s’y appliqua et, en 2007,
apparut son The Primitive Cistercian Breviary
(Staatsbibliothek zu Berlin, Preussischer Kulturbesitz, Ms. Lat. Oct. 402) with
variants from the « Bernardine » Cistercian Breviary publié
dans le Spicilegium Friburgense, nº
44. Ce fut en quelque sorte son chant du
cygne, un retour à ses études liturgiques primitives et une pierre importante
dans l’édifice de la collaboration entre les deux Ordres cisterciens.
Ayant été appelé, à titre d’abbé de Scourmont, à participer
aux frais de publication de cet ouvrage, ce fut l’occasion, lorsque Chrysogonus
l’apprit, d’un dernier échange épistolaire – sorte de point d’orgue à une
longue amitié.
Abbaye Notre-Dame de Scourmont Armand Veilleux
B - 6464 Forges-Chimay