Questions monastiques en général
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Chénouté ou les écueils du monachisme
[i]
La Vie de Chénouté n'est pas une des plus belles
pages de l'histoire du monachisme. Elle mérite cependant d'être
connue, car au sein de la tradition monastique la figure trouble
et troublante du grand Chénouté constitue un phénomène tragique
qui nous oblige à considérer sérieusement certains écueils inhérents
à l'institution monastique elle-même. Comment s'expliquer qu'un homme que tous s'accordent
à décrire comme autoritaire, dur et violent, et dont la spiritualité
sans aucune dimension mystique doit être qualifiée, au dire de
son meilleur connaisseur (J. Leipoldt), de « spiritualité sans
Christ » (christlose Frömmigkeit), ait pu faire peser son autorité
durant plus de 80 ans (il est mort à l'âge de 118 ans) sur une
foule de disciples qui semblent avoir atteint à une époque les
chiffres effarants de 2200 moines et de 1800 moniales ? Quels
mobiles peuvent bien avoir attiré à lui ces masses de disciples
chez qui, par ailleurs, les mouvements de révolte contre l'autoritarisme
du maître semblent avoir été, du moins à certaines époques, à
l'état endémique ? Les motivations de caractère socio-économique
ont sans doute joué un rôle, mais elles ne furent certainement
pas les seules. Nous croyons qu'une explication plus profonde
est à chercher du côté de l'histoire même du phénomène religieux
à travers les âges. Essayons donc de situer Chénouté dans ce contexte
beaucoup plus étendu que celui de son Égypte monastique des IV,
et Ve siècles. Les cultures primitives sont enveloppantes.
Les grands archétypes où s'exprime le subconscient collectif ont
une emprise très forte sur la collectivité, dont les prêtres,
les devins, les sorciers, etc. veillent à maintenir la cohésion
et l'unité par un système bien structuré de mythes, de rites et
de codes moraux. Aussi longtemps que la survie collective n'est
pas solidement assurée, il n'y a guère de place pour l'élaboration
d'une expérience individuelle et l'éclosion de la conscience personnelle.
Tout effort d'un individu pour poursuivre un cheminement personnel
au-delà du cadre que lui offre la culture ambiante est exclu.
Aux origines, un tel effort aurait été simplement impossible et
donc impensable, lorsqu'il devient possible il est interdit; enfin,
lorsqu'il devient une tentation pour un grand nombre il est sévèrement
réprimé. Une fois enclenchée cependant, cette évolution
est irréversible. Un jour vient où la survie collective est suffisamment
assurée pour qu'un certain degré de marginalité créatrice soit
toléré. Alors la personne émerge. L'individu se situe non seulement
face au groupe mais face à chaque membre du groupe. Des liens
se créent entre les personnes, et le mariage, par exemple, devient
une relation entre deux personnes et non plus seulement entre
des clans. Certains individus vivent alors personnellement et
consciemment le rapport avec le Transcendant, qui avait été jusque-là
retenu dans l'inconscient collectif. Des vocations personnelles
sont perçues et des expériences mystiques sont vécues. C'est à
un tel tournant culturel et religieux qu'Abraham entendit l'appel
à quitter toutes les sécurités (matérielle, psychologique, religieuse,
etc.) que lui offrait son environnement immédiat pour se lancer
dans un cheminement personnel dont il ne pouvait prévoir ni les
étapes ni le point d'arrivée. C'est à la même époque que déjà
dans l'Inde pré-aryenne les munis s'enfonçaient dans les forêts
à l'écoute de leur Atman et à la rencontre de Brahman,
le principe de l'Être. De telles expériences individuelles rejaillissant
sur l'âme collective, un mouvement religieux se dessine alors.
Le nombre de ceux qui entendent l'appel et qui y répondent croît.
C'est l'époque des rishis de l'ère védique en Inde, des patriarches
et de Moïse en Israël. Une mystique religieuse se développe dont
la mémoire collective s'inscrira dans des traditions, des croyances
et des rites. Une religion est née, le mouvement religieux est
devenu système en assumant un rôle fonctionnel. A ce moment, dans
la tension entre le collectif et l'individuel, dans le mouvement
de balancier entre l'esprit de groupe et la créativité personnelle,
un plateau est atteint, un équilibre qui durera en général quelques
siècles. Après quelques siècles de ce qui devient graduellement
une respectable médiocrité, le mouvement vers une religion plus
personnelle s'exprime à nouveau à travers des expériences personnelles
d'une intensité particulière, comme celle d'un Siddharta Gautama
en Inde, par exemple, et des grands prophètes en Israël. Ce sont
des chercheurs solitaires qui n'essayent pas de réunir des disciples
mais qui sont soucieux de transmettre à toute leur société l'expérience
spirituelle profonde qu'ils vivent. Si des communautés se forment
autour de leur expérience et de leur enseignement, ce sera par
le regroupement en quelque sorte naturel de ceux qui partagent
la même expérience sous leur inspiration. Ainsi naîtra la sangha
bouddhiste; ainsi naîtront, dans l'Israël de l'exil, les confréries
de pauvres de Yahvé, et un peu plus tard les groupements de hassîdîm
où mûrira une attitude spirituelle tout imprégnée de mysticisme
qui servira de terreau à l'ascèse chrétienne primitive. Sur ce mouvement spirituel des hassîdîm
(ou Hassidéens) poussera quelques siècles avant le Christ une
sorte d'excroissance, l'essénisme, qui s'exprimera entre autres
dans le type de monachisme de Qumrân et les communautés de Thérapeutes
dans la diaspora. Ce mouvement est plus une involution qu'une
évolution. Face aux compromis politiques et religieux de la dynastie
hasmonéenne, mais aussi face à l'insécurité provoquée par l'ouverture
du judaïsme tardif à divers courants ésotériques, l'essénisme
est une recherche apeurée de sécurité. On se coupe du reste de
la société pour se réfugier dans la chaude sécurité d'un système
religieux aussi envahissant que celui des cultures primitives,
sous la personnalité omniprésente du Maître de Justice. Le gnosticisme, qui fut un très grand mouvement
de pensée à travers tout le monde oriental à la même époque, et
qui connut son apogée aux premiers siècles de l'ère chrétienne,
était également un mouvement de repli vers un collectivisme à
tendance plus individualiste que personnelle. Les fresques mythologiques
et les constructions philosophiques et théologiques des systèmes
gnostiques ne manquent pas de grandeur et de beauté. Les maîtres
de ces diverses écoles, les Marcion, les Basilide ou les Valentin,
sont des personnalités géniales et puissantes, souvent plus attachantes
que les hérésiologues qui les ont combattues. Il n'est pas surprenant
qu'ils aient attiré de nombreux disciples en mal de sécurité.
A l'époque où l'humanité, surtout depuis la révélation en Jésus
d'un Dieu personnel, s'ouvrait à une conscience nouvelle de la
dignité et de la responsabilité inaliénable de la personne humaine,
le gnosticisme apparaît comme une fuite en arrière, la recherche
de la sécurité dans des systèmes bien organisés, où tous les problèmes
humains reçoivent une formulation simple et une réponse sûre,
garanties par l'autorité d'un maître investi de pouvoirs venus
d'en haut. Le message de Jésus de Nazareth était beaucoup
plus dérangeant. Il n'avait pas enseigné de nouvelle synthèse
doctrinale ni élaboré de nouvelle mythologie, ni même un nouveau
code moral. Il avait essentiellement témoigné de sa propre expérience
humaine et spirituelle: il avait dit qu'il avait un Père avec
qui il avait une relation personnelle d'amour, de qui il avait
reçu une mission personnelle, et dont il accomplissait toute la
volonté. Lui et son Père étaient un. Et il avait enseigné que
nous étions tous appelés à vivre la même expérience: si nous l'aimions
et observions ses commandements son Père nous aimerait, lui et
son Père viendraient faire en nous leur demeure, et nous serions,
nous aussi, un avec son Père et lui-même. Et chacun était appelé
à tirer, dans sa vie personnelle, toutes les conséquences et les
exigences d'une telle expérience. Le monachisme chrétien primitif, malgré des
ressemblances extérieures marquées avec le monachisme de Qumrân,
est aux antipodes de celui-ci. Et malgré certaines conceptions
qu'il peut avoir en commun avec le gnosticisme, il révèle un autre
univers de pensée et une attitude spirituelle radicalement différente.
Les premières grandes figures du monachisme chrétien en Égypte,
un Antoine, un Macaire, un Amoun, par exemple, nous apparaissent
comme des êtres éminemment libres, profondément en contact avec
leur coeur et avec Dieu. Par fidélité à un appel clairement perçu,
ils ont décidé d'aller, dans leur cheminement spirituel, au-delà
de tout ce que l'environnement religieux et culturel de l'Église
et de la Société de leur temps leur offrait. Ils sont aussi libres
et intransigeants dans la poursuite de leur pèlerinage au-delà
de tous les sentiers battus qu'ils demeurent profondément solidaires
des hommes et des femmes de leur temps. Ils n'aspirent à rien
moins qu'à une rencontre personnelle avec Dieu, au-delà de toutes
les médiations humaines. Ils ne restent pas longtemps seuls. Leur exemple
débloque en beaucoup d'autres un appel identique. Ils deviendront
presque malgré eux des guides dans cette voie de l'aventure spirituelle
solitaire. Ils ne traceront à personne des voies toutes faites;
ils aideront les autres à inventer leur voie propre. Avec Pachôme quelque chose de différent intervient,
quoique toujours dans la même ligne. Pachôme crée une communauté
et il établit une règle de vie. Il a perçu que si la réalisation
d'un cheminement solitaire vers la découverte de la volonté de
Dieu et la réalisation du « nom » propre et inaliénable qu'il
a donné à chacun peut se faire dans une solitude anachorétique,
elle peut aussi se faire au sein d'une communauté de frères qui
respectent et supportent cette maturation. Par rapport à la «
culture » religieuse ambiante, la communauté cénobitique constitue
une sorte de « sous-culture » où un type particulier d'expérience
de Dieu est favorisé et supporté. La règle qui structure la vie
de ce groupe est conçue comme une voie et non comme une limite.
Les divers préceptes de cette règle sont autant de balises le
long de la route. Le moine se doit d'être constamment à l'écoute
de l'Esprit et de son coeur. Chaque forme de monachisme comporte ses avantages
et ses richesses, mais aussi ses limites et ses écueils. Le principal
écueil du cénobitisme est que la pression de la collectivité peut
facilement devenir envahissante et paralysante, au risque de freiner
ou même d'arrêter la croissance de ses membres au lieu de la favoriser.
La communauté cénobitique remplit son rôle de milieu de croissance
dans la mesure où elle maintient l'équilibre voulu entre ses divers
éléments constituants. C'est à ce point de l'évolution du monachisme
chrétien en Égypte que se situe Chénouté. Le grand Monastère
Blanc près de la ville d'Akhmîm, où il passa environ un siècle
de vie monastique, ne fut jamais un monastère pachômien. Le fondateur
de ce monastère, Pjol, qui était l'oncle de Chénouté, avait simplement
adopté la règle des monastères pachômiens, à laquelle il avait
apporté bien des modifications, surtout dans le sens d'une plus
grande austérité. Chénouté surenchérit sur cette tendance à l'exagération.
Nous sommes très loin alors de la spiritualité pachômienne. Comme à Qumrân et dans le gnosticisme, nous
assistons dans le cas de Chénouté et du mouvement monastique qu'il
dirige et qui le porte, à une sorte de repli. Devant le développement
de l'esprit communautaire d'une part et de l'importance donnée
à la vocation personnelle et à ses exigences d'autre part, se
produit alors un soubresaut du vieux collectivisme bien structuré,
qui demeurera toujours une tentation pour l'être humain. Dans
une société profondément marquée par l'insécurité, le monachisme
hautement structuré du Monastère Blanc et la très forte personnalité
du « prophète » Chénouté (car c'est ainsi qu'on l'appelle) offrent
à des milliers de fellahîn égyptiens la dose de sécurité
dont ils avaient besoin pour tranquilliser leur angoisse existentielle
et religieuse. ils ne viennent pas chercher (et Chénouté ne leur
offre pas) une direction et un support qui leur permettent d'avancer
avec confiance sur la voie d'une réalisation plus plénière de
leur être spirituel personnel et de leur identification au Christ,
mais bien une autorité forte et une règle minutieuse et rigoureuse
qui leur assurent d'éviter la perdition et de gagner le salut
éternel. Pachôme avait connu le christianisme à travers
l'expérience de la charité active de chrétiens; et il se nourrissait
de l'Évangile qu'il savait par coeur, C'est dans le Nouveau Testament
qu'il avait découvert son sens de la communauté. Même sans le
jargon philosophique de l'École d'Alexandrie, il était profondément
mystique. C'était un père spirituel exigeant, certes, et appelant
sans cesse ses disciples au dépassement, mais également compréhensif
des faiblesses humaines et attentif aux lois de la croissance
spirituelle. Chénouté, quant à lui, est une force de la nature,
un volcan sans cesse en état d'éruption, sachant sans doute s'oublier
et être doux parfois, mais menant généralement ses troupes au
bout du bâton. (D'après le témoignage d'une de ses propres lettres,
on sait qu'un de ses moines mourut un jour à la suite des coups
qu'il lui porta !) Il se présente comme un prophète inspiré et
fonde son enseignement sur une inspiration reçue directement d'en
haut. Sans culture théologique, il s'instaure pourfendeur d'hérétiques,
en plus, bien sûr, de se mettre à la tête d'expéditions armées
qui vont renverser idoles et temples païens. Rien de mystique
en lui, mais une approche profondément volontariste de la vie
spirituelle. Il était également ennemi des études et de la science,
bien qu'il ait lui-même reçu une bonne formation intellectuelle
(ce qui est en général le cas de tous ceux qui, au long de la
tradition monastique, se sont opposés aux études des moines, un
Rancé par exemple). Le monachisme de Chénouté, comme sa religion,
était un monachisme fonctionnel: un certain nombre de conditions
à poser pour que tel résultat s'ensuive. On sait que la religion
fonctionnelle ne conduit jamais à une expérience personnelle de
Dieu, et l'histoire a prouvé à plusieurs reprises que c'est là
la meilleure façon d'engendrer la médiocrité. Croire qu'on est
moine parce qu'on vit dans un monastère, qu'on observe tous les
préceptes de la Règle et qu'on s'est bien moulé dans le cadre
« monastique » est la meilleure façon de ne jamais le devenir
réellement. Benoit de Nursie en était bien conscient, lui qui
fait remarquer à la fin de sa Règle que celle-ci ne fait que tracer
un minimum permettant de s'assurer une respectable médiocrité;
quant à ceux qui veulent poursuivre la route et aller au-delà
du support des structures collectives, il les renvoie à l'exemple
et à l'enseignement des Anciens, S'il est intéressant et utile d'analyser le
« cas » de Chénouté et de son Monastère Blanc, c'est que c'est
loin d'être un cas isolé. Bien sûr, peu d'abbés ont été à la tête
de leur communauté durant plus de 80 ans, peu ont utilisé la violence
comme Chénouté l'a fait, et peu de monastères ont été aussi peuplés
que le Monastère Blanc ! Mais il n'en reste pas moins vrai que
si l'on s'en tient à l'aspect formel, au type de supériorat exercé
par Chénouté, les Chénoutés sont nombreux à travers l'histoire,
et pas totalement absents de la scène contemporaine. Ce sont en
général des hommes supérieurs et très attachants à plus d'un égard.
Au Moyen Age, un Bernard de Clairvaux, la rudesse en moins, a
beaucoup en commun avec Chénouté. Qu'on pense aux foules de disciples
ramenés à Clairvaux après chaque razzia dans les capitales de
l'Europe, contrairement à la tradition des Anciens et à la Règle
de Benoît qui insistent sur la nécessité de bien éprouver la rectitude
d'intention des candidats. Qu'on pense surtout à son zèle anti-hérétique.
Avec des méthodes différentes, son acharnement contre Abélard
est tout aussi violent que celui de Chénouté contre Nestorius. Grandement sécurisants par leur habileté à formuler
simplement et à résoudre radicalement toutes les questions, les
Chénoutés sont toujours très influents dans les assemblées délibérantes.
D'ailleurs les disciples souvent nombreux qu'ils attirent au cloître
semblent prouver la justesse de leur approche. Mais outre le travail
de la grâce, le recrutement d'une communauté peut répondre à divers
autres facteurs, entre autres à l'équilibre établi entre les divers
éléments de la vie communautaire. Saint Benoit définit les cénobites comme des
moines qui ont choisi de vivre au sein d'une communauté, sous
une règle et un abbé. L'équilibre communautaire implique une saine
tension entre ces trois pôles: communauté, règle et abbé. Cet
équilibre est difficile à maintenir; la tension est exigeante
et attire rarement les foules. Dès que cette tension est rompue
en faveur d'un des pôles, tout devient plus facile et les preneurs
sont en général plus nombreux. Il y a quelques décennies, au sein d'une vague
de tendance démocratisante, un monastère où l'aspect communionnel
et dialogal était fortement accentué avait des chances d'attirer
beaucoup de candidats. Cette étape semble révolue. De nos jours,
les jeunes générations qui ont grandi dans un univers de grande
insécurité (du point de vue politique, économique, social, scolaire
et souvent familial) s'amassent plus facilement là où un accent
très fort est mis soit sur la règle (i.e. un style de vie fortement
structuré), soit sur le rôle charismatique du père ou de la mère.
Cela correspond assez bien à la tendance fondamentaliste qu'on
retrouve présentement à tous les niveaux de la société en Occident.
Cette tendance est inquiétante, car la ligne de démarcation entre
fondamentalisme et fanatisme est ténue et très facilement franchie
- en général au nom de très hauts idéaux. Pour beaucoup de candidats de nos jours le monastère
est un port d'arrivée où se termine un voyage difficile et parfois
tourmenté sur la mer orageuse du monde. Ils comptent passer leur
vie au port, comme dans une sorte de camp de réfugiés spirituels.
Ils ont besoin d'un Monastère Blanc; et tout Monastère Blanc a
besoin de son Chénouté. Pour d'autres, le monastère est non un
point d'arrivée, mais un port d'attache pour l'expédition constante
en haute mer. C'est le lieu qu'ils ont choisi pour la poursuite
d'un cheminement toujours neuf, de la quête au-delà de toutes
les médiations institutionnelles, à la rencontre de Dieu qui est
au-delà de tout ce qu'on peut en dire et tout autre que ce que
peuvent en dire ceux qui pensent pouvoir en parler. Ces pèlerins
de l'absolu ont besoin de vivre en communion avec d'autres passeurs
de frontières, sous la direction d'un « higoumène » selon le beau
nom donné par la tradition ancienne à l'abbé, c'est-à-dire quelqu'un
qui guide sur la route. Ni un Monastère Blanc ni un Chénouté
ne sauraient répondre aux besoins spirituels de ces derniers.
A toutes les époques, des mouvements religieux
naissent, dont la plupart n'ont qu'une existence éphémère de quelques
décennies ou de quelques siècles. Le monachisme, lui, est un phénomène
transculturel qui existe depuis des millénaires. Il a su survivre
non seulement à toutes les crises de la Société et de l'Église,
mais à ses propres périodes de décadence. Comme l'aigle il se
renouvelle. Périodiquement, après des phases parfois longues d'existence
larvée, il retrouve la fraîcheur et le dynamisme du papillon sortant
de son cocon. Mais il faut beaucoup de discernement collectif
pour savoir reconnaître dans la chrysalide d'aujourd'hui le papillon
de demain, car il ne suffit pas de rentrer dans son cocon pour
qu'une vie nouvelle naisse. De par le monde, en toutes les cultures, dans
toutes les religions et dans tous les états de vie, il y a aujourd'hui
comme à chaque époque - et probablement plus qu'à n'importe quelle
époque du passé - des femmes et des hommes assoiffés d'Absolu
ouverts au Souffle de Vie en eux dont parle Paul au chapitre 8
de l'Épître aux Romains, et tendus vers ce surplus d'être imprévisible
et inimaginable qui leur est toujours offert de là-haut. Ils vivent
sous la tente, nomades de l'Absolu, passeurs de frontières, toujours
prêts à recevoir sous une nouvelle forme le Nom qui les engendre
à leur être propre, acceptant les diverses médiations institutionnelles,
mais refusant de s'y laisser enfermer. En eux, à mon avis, se
perpétue le charisme du monachisme, plus peut-être que dans toutes
les formes institutionnelles officielles, même « retapées » à
la Vatican Il. Et lorsque l'institution monastique elle-même réalisera
une nouvelle étape de croissance, comme elle l'a fait quelquefois
dans le passé, ce sera, je crois, non par une réforme si « adaptée
» soit-elle de ses structures existantes, mais par le regroupement,
sous une forme ou sous une autre, en une sorte de grand ordre
monastique universel, de tous ces pèlerins solitaires. Ce réseau
existe déjà; il lui reste à inventer son mode d'expression visible.
On ne peut qu'espérer que quelques-uns de ses éléments se retrouvent
en chaque Monastère Blanc.
Armand VEILLEUX Mistassini
Abbaye cistercienne 201,
route 169 Qué, GOW 2 CO, Canada [i] Ce texte est la version française réalisée par l'auteur lui-même d'une préface composée pour l'édition de la traduction anglaise de la Vie de Chénouté traduite par David Bell et qui paraîtra bientôt aux Cistercian Publications à Kalamazoo |
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