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Célébrer la vie
« Nous les
vivants, bénissons Dieu »
Dans le
Prologue de sa Règle Benoît imagine Dieu cherchant son ouvrier dans la foule et
demandant : « Quel est l’homme
qui désire la vie et désire des jours heureux ? » La Règle sera
écrite pour ceux qui répondent « c’est moi ! » à cette
invitation. On entre au monastère pour vivre en plénitude et pour être heureux.
Une fois que nous y sommes entrés, commence un long cheminement non sans
obstacles, fait en commun avec des frères, vers cette plénitude de la vie et du
bonheur. Ce mystère de la vie, reçue et partagée, est l’objet ultime de toute
célébration – liturgique ou autre – au sein de la communauté monastique.
Une parabole de
l’Évangile, celle dite de l’enfant prodigue, peut nous aider à percevoir divers
aspects de la victoire de la vie sur notre mort, tout au long de notre existence
au monastère.
Un père avait deux fils.
C’était une famille où la vie semblait jusque-là sans histoire. Une famille aisée, puisqu’il y avait une
fortune à partager, des champs, des troupeaux et des serviteurs. Il y avait évidemment aussi une mère, même si
elle n’est pas mentionnée et sans doute aussi des sœurs et peut-être
d’autres frères. Mais ce qui compte pour
le narrateur c’est de décrire l’attitude différente de trois personnes :
le père et chacun des deux fils. Et
cette attitude de chacun est, en fin de compte, une attitude face à la vie. En chacun des deux frères nous
pouvons reconnaître diverses attitudes possibles au sein d’une communauté
monastique. Dans le père de la parabole nous pouvons reconnaître la communauté
dans son ensemble aussi bien que l’abbé qui, en son sein, agit comme vicaire du
Christ.
L’un des fils en a assez
de cette vie familiale, même si elle était sans doute aisée, harmonieuse et agréable. Il veut faire sa vie à lui. La vie qu’il partage avec son père, son frère et
leurs serviteurs ne lui dit plus rien, ou en tout cas ne lui suffit plus. En demandant sa part d’héritage, il tue en
quelque sorte son père, car il le considère comme déjà mort. Il veut jouir de la vie. De nos jours, on
dirait qu’il veut se « réaliser ». Il veut être quelqu’un. Il veut
exister par lui-même, et pour lui-même, et non plus comme un élément d’un tout
plus grand que lui.
N’entendons-nous pas des réclamations identiques parfois
au sein de nos communautés : « Je veux me réaliser ; je veux être moi-même ; je
veux utiliser mes talents ; j’ai le droit de faire ma vie ». C’est le
moment critique, dans la période de formation initiale, où quelqu’un accepte de
devenir lui-même en assumant pleinement et librement l’identité communautaire,
ou décide d’affirmer son moi en se séparant de plus en plus de la communauté –
sans nécessairement la quitter géographiquement.
Que fait le
père ? Il n’oppose aucune objection. Il a sans doute fait ses propres erreurs
quand il était jeune ; il reconnait à son fils le droit de faire les
siennes. Ce qui est important pour lui est
que son fils vive ; les conditions dans lesquelles il réalisera sa vie ne sont
certes pas sans importance mais elles restent secondaires. Le fils prodigue se plonge dans les plaisirs
de la vie – qui sont de vrais plaisirs, mais qui ne sont pas la vie. Il
reste à la superficie de celle-ci. Graduellement il gaspille tout son avoir et se dépouille de tout ce qui,
pour un certain temps a rendu sa vie agréable. Il peut arriver, en communauté,
qu’un frère adopte des comportements qui le dépouillent graduellement de la
vraie vie. Ses frères assistent parfois impuissants à ce refus de la vie que le
frère était pourtant venu chercher au monastère.
Le fils prodigue de la
parabole devient de plus en plus malheureux. La vie qu’il cherchait lui
échappe. C’est sa façon de connaître un dépouillement radical que d’autres
vivent autrement. Alors, avec la grâce de Dieu, selon la très belle expression
de la parabole (Luc 15,17) « il rentre en lui-même ». Cette formule
est très proche de celle de Grégoire disant que Benoît habitavit secum, pour décrire son passage à la
solitude.
À travers sa triste expérience, ce fils de la parabole
-- ou ce moine -- est arrivé à l’identité et à une certaine maturité. Il se découvre lui-même, et il peut rentrer
en lui-même. Il y a donc quelqu’un qui
vivait, auprès de son père qu’il a quitté, quelqu’un qui a reçu son héritage et
l’a gaspillé, qui a joui des plaisirs de la vie jusqu’à ne plus avoir de quoi
se les procurer. Ce quelqu’un est capable de conversion et de retour à son père.
Ayant tout perdu, il n’a plus rien à perdre. Il est libre. Il est assez libre pour retourner à son père
sans craindre d’être déshérité, puisqu’il a déjà gaspillé son héritage. Il ne craint pas d’être rejeté comme fils,
puisqu’il ne se considère plus digne d’être fils. Il va tout simplement demander de vivre comme
serviteur.
Il faut voir cette parabole
en filigrane derrière tous les chapitres de la Règle de saint Benoît sur
l’attitude à l’égard des frères difficiles ou rebelles. Lorsque le père de la
parabole voit son fils revenir, il court vers lui et l’embrasse. Pourquoi ? Parce que son fils est vivant. Il ne voit pas le
fils ingrat ; il ne voit pas le fugitif ; il ne voit pas le
débauché. Il voit celui qui vit de sa propre vie, la vie que lui, le
père, lui a transmise. « Vite,
apportez la plus belle robe, et habillez-le ; mettez-lui un anneau au doigt, des sandales
aux pieds. Amenez le veau gras, tuez-le,
mangeons et festoyons, car mon fils
que voici était mort et il est revenu à la vie.
La vie d’une communauté
monastique est une fête continuelle dans la mesure où elle est une conversion continuelle,
individuelle et collective.
Le père de la parabole peut célébrer la vie chez son
fils, parce qu’il est libre. Malheureusement il se peut que, dans une
communauté, tous ne soient pas capables de célébrer la vie, surtout la vie chez
les autres. Il y a, en effet, dans la parabole, l’autre fils. C’est le personnage le plus pathétique du
récit. Il est un peu comme le bon moine,
toujours fidèle à toutes ses obligations, mais qui n’a rien compris du sens de
la vie, et surtout n’a rien compris à l’amour et donc n’a rien compris non plus
à la miséricorde. Il est incapable de
célébrer ; car, en fait, il n’a rien à célébrer.
Lorsqu’il revient des
champs, ce frère ainé de la parabole entend la musique et les danses et il
demande quel est le sens de toute cette festivité. Et lorsqu’on lui explique ce qui se passe, il
est furieux. Il rappelle alors à son
père ses longues années de service et d’obéissance, sans jamais avoir fait
l’objet d’une telle fête. Ce pauvre
homme, avec toute sa vertu et sa fidélité, n’a pas fait le cheminement vers la
maturité qu’a fait son frère cadet à travers ses esclandres. C’est encore un
adolescent qui s’identifie à ce qu’il fait. Il n’est pas encore lui-même ; il ne vit pas pleinement. Il est donc incapable de célébrer.
Or, le père est compréhensif avec lui aussi et
s’efforce de lui faire comprendre le sens de la fête et, éventuellement, de
l’amener lui aussi à la liberté. « Mon fils, lui dit-il -- et
il est beau de voir comment le père l’appelle ‘ mon fils ’ -- tout ce qui
est à moi est à toi ». Les choses
non importantes de la vie, les possessions matérielles, nous les avons en
commun. Pour le moment il y a quelque
chose de plus important. Ton frère est vivant. Il était mort et il est revenu à la vie. Il
importe de festoyer.
L’enseignement
de cette parabole du Nouveau Testament n’est pas tellement différent de celui
d’une parabole de l’Ancien Testament, celle du Livre de Job, qui a elle aussi
beaucoup à nous apprendre sur la façon de se laisser graduellement former par
l’expérience monastique.
Job avait une vie fort bien remplie. Il
possédait tout ce qui rend une vie agréable et signifiante. Il avait un statut social enviable, une bonne
renommée dans le peuple d’Israël ; il avait une femme et plusieurs enfants
(sept fils et trois filles) ainsi que de nombreuses possessions – des milliers
de moutons, de chameaux, de bœuf et d’ânesses, sans oublier tous les serviteurs
et servantes pour s’occuper de tout cela. Il avait aussi une bonne santé et des amis. Donc, il possédait non seulement tout ce qui
sert ordinairement à rendre quelqu’un heureux, mais aussi tout ce en quoi un
homme trouve normalement son identité et sa sécurité. Puis, il perd tout cela. Il perd ses
possessions matérielles, ses enfants, l’amour de sa femme, sa santé et même la
compréhension de ses amis.
Job fait alors une
découverte extraordinaire. C’est que même après avoir tout perdu, il lui reste
l’essentiel. Il vit. Sa vie est maintenant
privée de tout ce qui la remplissait, mais elle est toujours là. Le Job qui ne possède plus rien est le même
Job qui possédait tout. N’ayant plus rien à perdre, il se découvre une
extraordinaire liberté. Il peut se tenir
debout devant Dieu et lui parler très fortement. Personne, peut-être, dans la Bible, ne parle
à Dieu avec une telle force. Cette
liberté, qui n’est aucunement de l’arrogance (mais bien de la parrhesia), est
celle des personnes qui n’ont rien à perdre. À la fin Job pourra retrouver tout ce qu’il avait perdu, mais cela
n’affectera pas qui il est. Il est un
vivant. Il est libre.
Dans nos communautés, il nous arrive de célébrer des
noces d’argent et des noces d’or ou de diamant. On célèbre alors le fait que
quelqu’un a persévéré – ou en tout cas duré – durant toutes ces années. Ces
célébrations épisodiques ne sont pas sans signification. Elles sont surtout le
souvenir des grâces de Dieu tout au long de ces années. Mais ce qui est encore plus important, c’est
de célébrer la vie, chaque jour reçue en plénitude. C’est cette vie que nous
célébrons dans tous nos Offices liturgiques comme dans toutes les autres
rencontres et activités communautaires.
La vie est non seulement
un don de Dieu, mais elle est participation à la nature divine, car Dieu est
non seulement Le Vivant ; il est la
Vie. Et donc toute vie a une dimension
divine, qu’elle soit comblée ou démunie qu’elle semble forte ou fragile,
qu’elle semble en excellente santé ou menacée par la maladie, qu’elle soit
remplie de circonstances agréables ou de conditions lourdes et difficiles. Et cela vaut pour la vie d’une communauté ou
d’une Église, comme cela vaut pour notre vie personnelle à chacun de nous.
Célébrer la vie ce n’est
pas festoyer parce que tout nous sourit ; c’est s’émerveiller chaque jour du don de la vie, quelles que soient les
circonstances dans lesquelles nous avons à la vivre. On ne peut vivre que si on est libre ;
et on ne peut vivre en plénitude que si l’on est pleinement libre. Or Jésus nous a bien dit qu’Il est venu pour
que nous ayons la vie et que nous l’ayons en plénitude. Le mystère de la
liberté humaine est que nous sommes libres de recevoir cette vie ou de la
refuser. Libres de célébrer.
Armand Veilleux
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