Vie religieuse en général



(Dernière mise à jour le 22 juillet 2008)

 

 

 
 

Célébrer la vie

 

« Nous les vivants, bénissons Dieu »

 

 

            Lorsque j’ai un entretien à préparer, il y a souvent un passage biblique qui me vient à l’esprit.  C’est là, tout d’abord, que je trouve mon inspiration.  Cette fois-ci, dès que je me suis arrêté à réfléchir un peu sur le thème « célébrer la vie », deux paraboles me sont d’abord venues à l’esprit – l’une de l’Ancien Testament et l’autre du Nouveau Testament.  Celle de l’Ancien Testament est le livre de Job. Cela peut vous surprendre, mais je vois dans ce livre une authentique célébration de la vie.

 

            Job a une vie fort bien remplie.  Il possède tout ce qui rend une vie agréable et signifiante.  Il a un statut social enviable, une bonne renommée dans le peuple d’Israël ; il a une femme et plusieurs enfants (sept fils et trois filles) ainsi que de nombreuses possessions – des milliers de moutons, de chameaux, de bœuf et d’ânesses, sans oublier tous les serviteurs et servantes pour s’occuper de tout cela.  Il a aussi une bonne santé et des amis.  Donc, il possède non seulement tout ce qui sert ordinairement à rendre quelqu’un heureux, mais aussi tout ce en quoi un homme trouve normalement son identité et sa sécurité.  Puis – vous connaissez l’histoire -- il perd tout cela. Il perd ses possessions matérielles, ses enfants, l’amour de sa femme, sa santé et même la compréhension de ses amis. 

 

            Job fait alors une découverte extraordinaire. C’est que même après avoir tout perdu, il lui reste l’essentiel.  Il vit.  Sa vie est maintenant privée de tout ce qui la remplissait, mais elle est toujours là.  Le Job qui ne possède plus rien est le même Job qui possédait tout. N’ayant plus rien à perdre, il se découvre une extraordinaire liberté.  Il peut se tenir debout devant Dieu et lui parler très fortement.  Personne, peut-être, dans la Bible, ne parle à Dieu avec une telle force.  Cette liberté, qui n’est aucunement de l’arrogance (mais bien de la parrhesia), est celle des personnes qui n’ont rien à perdre.  À la fin Job pourra retrouver tout ce qu’il avait perdu, mais cela n’affectera pas qui il est.  Il est un vivant.  Il est libre.

 

            La vie est non seulement un don de Dieu, mais elle est participation à la nature divine, car Dieu est non seulement Le Vivant ;  il est la Vie.  Et donc toute vie a une dimension divine, qu’elle soit comblée ou démunie qu’elle semble forte ou fragile, qu’elle semble en excellente santé ou menacée par la maladie, qu’elle soit remplie de circonstances agréables ou de conditions lourdes et difficiles.  Et cela, je crois, vaut pour la vie d’une communauté ou d’une Église, comme cela vaut pour notre vie personnelle à chacun de nous.

 

            Célébrer la vie ce n’est pas festoyer parce que tout nous sourit ; c’est s’émerveiller chaque jour du don de la vie, quelles que soient les circonstances dans lesquelles nous avons à la vivre.  Job ne semble pas avoir été tenté par le suicide.  Sa vie avait finalement autant de sens lorsqu’il était malade, isolé de tous, sur son tas de fumier, que lorsqu’il était au sommet de sa richesse, de sa gloire et au cœur de l’harmonie de ses relations sociales, matrimoniales et familiales.

 

           

            Ce cheminement spirituel de Job correspond assez bien aux grandes étapes de la croissance humaine dont nous parlent les psychologues de nos jours.  Pour Karl Jung, par exemple, la maturité humaine se caractérise pas le passage de l’étape de l’identification à celle de l’identité.

 

            La période d’identification est celle où on s’identifie à quelque chose – ou quelqu’un -- à l’extérieur de soi.  Ainsi l’enfant s’identifie à sa mère ou à son père (avec l’inversion au moment de la manifestation du complexe d’Œdipe).  L’adolescent s’identifie facilement à un héro – soit du monde du sport ou du cinéma ; ou à une personne qu’il admire et qu’il aime (grands-parents, éducateur, oncle ou tante, etc.) Le jeune homme et la jeune femme trouvent leur identité sociale dans ce qu’ils font ou qu’ils ont et surtout ce qu’ils réussissent (spécialement réussites matérielles pour le jeune homme ; plutôt conquêtes affectives pour la jeune femme).  Celui ou celle qui arrive à la maturité (ce qui ne vient pas nécessairement avec le nombre des années), découvre graduellement qui il/elle est vraiment : la personne qui a toutes ces choses, mais qui pourrait bien ne pas les avoir ; la personne qui réussit tout mais qui pourrait bien connaître des échecs ; la personne comblée de relations gratifiantes mais qui pourrait bien connaître la solitude et l’isolement.  Pourtant toujours la même personne.  Cette étape se caractérise par l’acquisition de la liberté.  Une liberté intérieure, toujours en croissance mais jamais totalement achevée ici-bas, qui se traduit par une paix extérieure. Un vieillard qui a réussi cette transition est une personne pacifiée.

 

            On pourrait trouver en cela le fondement d’une approche de la formation religieuse ou monastique.  La formation ne consiste pas à amener quelqu’un à adopter les bons comportements mais consiste à lui apprendre à vivre – vivre en plénitude et avec une grande liberté intérieure. 

 

            Je suppose que nous avons tous connu des novices pleins de bonne volonté et en un certain sens admirables par leurs vertus – ou en tout cas par leur observance des règles, mais qui sont restés à l’étape de l’identification.  Ils ont choisi de s’identifier à un modèle de vie religieuse ou monastique, de s’identifier à un idéal, ou peut-être de copier une personne qu’ils ont prise comme un héro à imiter.  Ils se sont rendus esclaves et n’ont pas atteint la liberté intérieure qui leur permettrait de faire toutes ces choses librement ; et ils sont plutôt mal équipés alors pour faire face aux difficultés de la vie.  Il est important de les aider à découvrir qui ils sont vraiment devant Dieu, indépendamment de l’image qu’eux-mêmes ou les autres ont d’eux.

 

            La réussite du passage de l’identification à l’identité, de l’adolescence à la maturité, se manifeste en général dans la façon dont quelqu’un réagit lorsqu’il reçoit ses premières responsabilités au sein de la communauté, et encore plus dans la façon dont quelqu’un accepte d’en être dépouillé, soit pour des raisons indépendantes de lui-même, soit pas suite d’un échec, soit simplement à cause de l’âge.  Certaines personnes ne sont plus les mêmes dès qu’elles ont la moindre responsabilité.  Ils ont remplacé une identification par une autre.  D’autres restent eux-mêmes ou elles-mêmes tout en assumant de grandes responsabilités ou après en avoir été déchargés.  Dans le dernier cas c’est Joséphine, qui reste Joséphine lorsqu’elle est élue prieure et qui est toujours la même Joséphine lorsqu’elle doit démissionner ou arrive à la fin de son mandat.  Dans l’autre cas c’est par exemple LE prieur ou LE père-maître, qui s’appelle par hasard Pierre, ou Jacques ou Philippe, et qui n’est plus rien lorsqu’il perd sa fonction et qui fait alors une dépression nerveuse.

 

            On ne peut vivre que si on est libre ; et on ne peut vivre en plénitude que si l’on est pleinement libre.  Et pourtant Jésus nous a bien dit qu’Il est venu pour que nous ayons la vie et que nous l’ayons en plénitude.

 

*   *   *

 

            Passons maintenant à une parabole du Nouveau Testament.  Et celle qui a retenu tout de suite mon attention est celle de « l’enfant prodigue », que je préfère appeler la parabole du « père prodigue ».  Car c’est vraiment le père qui est prodigue --  en amour et en compréhension. Et il vaudra la peine de l’étudier encore un peu plus en détail que celle du livre de Job, car elle nous offre plusieurs attitudes à l’égard de la vie.

 

            Il s’agit d’une famille où la vie semble jusque là sans histoire.  C’est une famille aisée, puisqu’il y a des une fortune à partager, des champs, des troupeaux et des serviteurs.  Il y a évidemment aussi une mère, même si elle n’est pas nommée et sans doute aussi des sœurs et peut-être d’autres frères.  Mais ce qui compte pour le narrateur c’est décrire l’attitude différente de trois personnes : le père et chacun des deux fils.  Et cette attitude de chacun est, en fin de compte, une attitude face à la vie.

 

            L’un des fils en a assez de cette vie familiale, même si elle était sans doute aisée, harmonieuse et agréable.  Il veut faire sa vie à lui. La vie qu’il partage avec son père, son frère, leurs serviteurs ne lui dit plus rien, ou en tout cas ne lui suffit plus.  En demandant sa part d’héritage, il tue en quelque sorte son père, car il le considère comme déjà mort.  Il veut jouir de la vie. De nos jours, on dirait qu’il veut se « réaliser ».  Il veut être quelqu’un.  Il veut exister par lui-même, et pour lui-même, et non plus comme un élément d’un tout plus grand que lui.  N’entendons-nous pas des réclamations identiques parfois au sein de nos communautés :  « Je veux me réaliser ; je veux être moi-même ; je veux utiliser mes talents ; j’ai le droit de faire ma vie ;  etc. etc. » La même chose se produit aussi aussi au sein de couples ou de familles, et est la source de plus d’un divorce. 

 

            Que fait le père ?  Il n’oppose aucune objection.  Il a sans doute fait ses propres erreurs quand il était jeune ; il reconnait à son fils le droit de faire les siennes.  Ce qui est important pour lui est que son fils vive ; les conditions dans lesquelles il réalisera sa vie ne sont certes pas sans importance mais elles restent secondaires.  Le fils prodigue se plonge dans les plaisirs de la vie – qui sont de vrais plaisirs, mais qui ne sont pas la vie. Il reste à la superficie de celle-ci.  Graduellement il gaspille tout son avoir et se dépouille de tout ce qui, pour un certain temps a rendu sa vie agréable. Au fond, il connaît le même dépouillement que Job, même si, en son cas, il en est lui-même la cause.  Alors, « rentrant en lui-même » (Luc 15,17), Il fait en quelque sorte la même découverte que Job.  Cette expression « rentrant en lui-même » est très belle (tout l’opposé de « être hors de soi » -- cf. Les Dialogues de saint Grégoire : habitavit secum).  À travers sa triste expérience il est arrivé à l’identité et à la maturité.  « Lui-même…… » Il y a donc quelqu’un qui vivait, auprès de son père, qui l’a quitté, qui a reçu son héritage et l’a gaspillé, qui a joui des plaisirs de la vie jusqu’à ne plus avoir de quoi se les procurer. Ce quelqu’un est capable de conversion et de retour à son Père. Ayant tout perdu, il n’a plus rien à perdre. (cf. Job)  Il est libre.  Il est assez libre pour retourner à son père sans craindre d’être déshérité, puisqu’il a déjà gaspillé son héritage.  Il ne craint pas d’être rejeté comme fils, puisqu’il ne se considère plus digne d’être fils.  Il va tout simplement demander de vivre comme serviteur.  Ainsi il aura le minimum de nourriture qui lui permettra de poursuivre sa vie.

 

            Lorsque le père l’apparaît revenir, il court vers lui et l’embrasse.  Pourquoi ?  Parce que son fils est vivant.  Il ne voit pas le fils ingrat ; il ne voit pas le fugitif ; il ne voit pas le débauché.  Il voit celui qui vit de sa propre vie, la vie que lui, le père, lui a transmise.  « Vite, apportez la plus belle robe, et habillez-le ;  mettez-lui un anneau au doigt, des sandales aux pieds.  Amenez le veau gras, tuez-le, mangeons et festoyons, car mon fils que voici était mort et il est revenu à la vie. Le père peut célébrer la vie chez son fils, parce qu’il est libre.  Tous ne sont pas capables de célébrer la vie, surtout la vie chez les autres.

 

            Il y a, en effet, l’autre fils.  C’est le personnage le plus pathétique de la parabole.  Il est un peu comme le bon chrétien, le bon religieux, toujours fidèle à toutes ses obligations, mais qui n’a rien compris du sens de la vie, et surtout n’a rien compris à l’amour et donc n’a rien compris non plus à la miséricorde.  Il est incapable de célébrer ; car, en fait, il n’a rien à célébrer.

 

            Lorsqu’il revient des champs, il entend la musique et les danses et il demande quel est le sens de toute cette célébration.  Et lorsqu’on lui explique ce qui se passe, il est furieux.  Il rappelle alors à son père ses longues années de service et d’obéissance, sans jamais avoir fait l’objet d’une telle fête.  Ce pauvre homme, avec toute sa vertu et sa fidélité, n’a pas fait le cheminement vers la maturité qu’a fait son fils cadet à travers ses esclandres. C’est encore un adolescent ou un jeune homme qui s’identifie à ce qu’il fait.  Il n’est pas encore lui-même ; il ne vit pas pleinement.  Il est donc incapable de célébrer.

 

Or, le père est compréhensif avec lui aussi et s’efforce de le faire comprendre et, éventuellement, de l’amener lui aussi à la liberté.  « Mon fils, lui dit-il --  et il est beau de voir comment le père l’appelle « mon fils » -- tout ce qui est à moi est à toi.  Les choses non importantes de la vie, les possessions matérielles, nous les avons en commun.  Pour le moment il y a quelque chose de plus important. Ton frère est vivant. 

 

Ce qu’il est important de célébrer ce n’est pas le fait qu’on a été fidèle durant tant d’années  -- un peu comme on célèbre des noces d’argent ou des noces d’or de profession !  Ce qu’il est important de célébrer, c’est la VIE. 

 

 

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Le récit du jeune homme riche (Mt 19, 16-30 ; Mc 10, 17-31 ; Lc 18, 18-30)

 

            Après avoir considéré deux paraboles, une de l’AT et l’autre du NT, on pourrait maintenant considérer un passage de l’Évangile où Jésus donne son enseignement sur la vie à quelqu’un qui lui demandait précisément quoi faire pour avoir la vie éternelle. Il s’agit évidemment de la rencontre de Jésus avec le jeune homme riche (Matthieu est cependant le seul à dire qu’il était jeune).

 

            La question que pose cet homme est très nette et importante : « Que dois-je faire pour avoir en partage la vie éternelle ? »  Cet homme veut vivre, mais pas de n’importe quelle vie.  Il veut la vie éternelle.  Il sait que pour l’avoir il doit la recevoir et la recevoir en partage ou en héritage. (Cf. l’enfant prodigue qui voulait tout de suite sa part d’héritage). Mais il sait qu’il ne l’aura pas à n’importe quelle condition.  Il sait qu’il doit faire quelque chose. « Que dois-je faire », dit-il.  Et Jésus de lui répondre en lui citant les commandements les plus fondamentaux de la Loi.

 

            Le jeune homme répond, sans doute en toute vérité : « Maître, j’ai fait tout cela depuis ma jeunesse ».  Il n’est probablement pas faux de penser que, dans son fort intérieur, il en concluait : « Donc, j’aurai en partage la vie éternelle ».  Ne trouvez-vous pas qu’il ressemble beaucoup au fils aîné de la parabole de l’Enfant prodigue ? Il a toujours observé toutes les règles, mais il n’a pas atteint la liberté.  Il est esclave de son observance.  Lui aussi il est pathétique.  Jésus le regarde et l’aime. (Cf. Zachée ou la femme adultère).

 

            Le regard de Jésus est toujours un regard d’amour, qui appelle à la conversion et à la croissance.  Jamais une condamnation. Toujours un appel.  Jésus veut le libérer, le rendre libre.  Il lui dit : « Une chose te manque ».  Qu’est-ce qui lui manque ? Précisément cette liberté qui lui permette d’être vraiment lui-même.  Cette liberté qu’on ne peut atteindre d’une façon ou de l’autre, que par un dépouillement total. (Dans le cas de Job, ce dépouillement lui fut imposé de façon brutale ; dans le cas de l’enfant prodigue, il se l’est imposé à lui-même par sa vie dissolue ; ce jeune homme est appelé à le faire volontairement. »

 

            Il ne faut surtout pas voir dans ce texte, comme on l’a fait trop souvent dans le passé, l’affirmation de deux degrés dans l’appel de Jésus, comme si les uns étaient invités simplement au salut (basic) et les autres – évidemment, nous les religieux – seraient appelés à la perfection. Le texte de Marc, certainement le plus original, n’a pas l’expression « si tu veux être parfait ». Il a simplement « une chose te manque » -- tout court.  Matthieu et Luc ont : « si tu veux être parfait » ; mais cette expression est appelée par les règles du parallélisme hébraïque, où la même idée est reprise deux ou trois fois sous des formes différentes.  « Entrer dans la vie » et « être parfait » sont absolument synonymes, puisque Jésus a bien dit ailleurs : « Si vous n’êtes pas parfaits comme votre Père céleste est parfait, vous n’entrerez pas dans la vie ».  Donc, en Matthieu et Luc, au jeune homme qui voulait savoir quoi faire pour « avoir en partage la vie éternelle » ou « entrer dans la vie », Jésus répond d’abord en rappelant l’ensemble de la Loi.  Après la réponse du jeune homme, disant qu’il a été fidèle à tout cela, Jésus reprend sa réponse sous une forme différente, en la lui appliquant directement.  Il dit « Si tu veux être parfait », c’est-à-dire si tu veux « avoir en partage la vie », dans ton cas, tu dois te dépouiller de tout ce que tu as et me suivre, pour arriver à la liberté nécessaire, pour arriver à ta véritable identité dépouillée de tout ce qui l’habille et la cache pour le moment.

 

            Jésus appelle.  Il ne force pas.  Précisément parce qu’il appelle à devenir libre. Or il en coûte d’être libre.  On ne l’accepte pas facilement.  Et ce jeune homme, loin de « célébrer la vie », s’en va tout triste.  Mystère de la liberté humaine. Il a tout compris, mais il n’arrive pas à dire oui.

 

            Si nous jetons un coup d’œil sur nos vies et si nous regardons un peu au fond de nos cœurs, nous verrons probablement que les moments où nous avons ressenti une grande joie intérieure, où nous avons eu envie de « célébrer », sont les moments où nous avons accepté des dépouillements qui nous rendaient libres et léges ; et les moments où nous avons connu la tristesse sont probablement ceux où nous n’avons pas su dire un « oui » qui nous aurait rendus libres.

 

 

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            Je voudrais maintenant m’arrêter à un mot dans la question du jeune homme riche.  « Que dois-je faire pour avoir en partage la vie éternelle ? »  C’est le mot faire que je trouve important.

 

            De nos jours, on entend assez souvent dire qu’il est plus important d’être que de faire.  Je considère cette façon de parler comme de la pure foutaise ou, pour le dire d’une façon plus polie, un sophisme. Pour nous, créatures, notre mode d’être est le faire.  Jésus nous dit que Lui il est la vérité, mais il nous invite, nous,  à faire la vérité.  

 

            Nous sommes encore beaucoup trop dépendants d’une vision platonicienne de la vie contemplative, comme si nous étions contemplatifs lorsque nous ne faisons rien et comme si le travail était un mal nécessaire que nous devrions quitter dès que possible pour retourner à notre contemplation.

 

Les Pères du monachisme considéraient la « vie active » et la « vie contemplative » non pas comme deux états de vie, mais comme deux aspects de la vie humaine et de la vie spirituelle. Aspects complémentaires : l’un ne peut exister sans l’autre.

 

Il y a une parole de Jésus dans l’Évangile que j’aime beaucoup et qui m’a toujours inspiré : « Mon Père travaille toujours et je fais de même ».

 

Le travail doit être une rencontre de Dieu.  Quelle que soit sa nature. Il est une participation à l’activité créatrice de Dieu.

 

Si je ne suis pas un contemplatif dans mon travail, je ne le serai pas plus ni durant l’office divin, ni lorsque je me tiendrai à genoux devant le S. Sacrement ou en position de lotus sur un petit tapis dans ma cellule devant une bougie et un bâton d’encens.

 

Mais attention : il ne s’agit pas de « prier durant le travail », ni de « penser » à Dieu durant le travail ; mais d’être totalement présent à la Présence qui m’habite.  Et le meilleur moyen est d’être totalement présent à ce que je fais.  De le faire sérieusement, professionnellement et de façon responsable.

 

Opus Dei : Benoît considère l’Office comme un travail : c’est une action liturgique.

 

            Bien sûr, il doit y avoir dans nos vies un équilibre (qui n’est d’ailleurs pas le même pour tous, ni le même pour chacun d’entre nous aux diverses saisons de nos vies). Il doit y avoir un temps pour travailler et un temps pour le repos, un temps pour lire et méditer et un temps pour étudier et réfléchir.  Chaque moment doit être une rencontre de Dieu.  Et je rencontrerai Dieu dans la mesure où je serai présent, totalement présent et intensément présent à ce que je fais. Si je lis la parole de Dieu, j’y rencontrerai Dieu en y étant totalement présent plutôt qu’en laissant mon imagination se promener dans les sphères célestes de façon dilettante, en laissant la parole m’interpeller dans ma vie concrète actuelle.  Si je fais un travail, qu’il soit intellectuel, agricole ou très technique, j’y rencontrerai Dieu non en « pensant à Dieu », quitte à bâcler mon travail, mais en étant tout entier attentif à ce que je fais, en me préoccupant de le faire de la façon la plus précise et la plus professionnelle possible.

 

            Pour moi, c’est ça « célébrer la vie ».  Je dois vous dire, en terminant – je n’ai pas osé le faire en commençant, que j’ai un petit problème avec l’expression « célébrer la vie »… Au moins dans le sens ordinaire actuel, célébrer veut dire faire quelque chose hors de l’ordinaire, organiser une fête pour commémorer un événement ou un anniversaire.  Or, on ne prend pas ses distances par rapport à la vie, au risque de mourir.  On ne peut célébrer la vie qu’en la vivant intensément dans chacun de ses moments, à travers chacune de nos activités humaines du corps, du cœur et de l’esprit, les plus ordinaires et les plus nobles.

 

            Dans ce sens, oui, on peut célébrer la vie, tout comme on célèbre la louange divine et l’eucharistie chaque jour car chacune de ces célébrations sans nous faire sortir du temps, nous connectent avec l’unique moment présent de l’éternité où notre être personnel jaillit de l’être de Dieu, où nous sommes engendrés à la vie et où nous sommes un avec Dieu communiant à sa vie divine en participant à son activité créatrice par chaque mouvement de notre être créé.

 

 

Armand Veilleux

Scourmont

29 mai 2006