Questions cisterciennes



(Dernière mise à jour le 10 juillet 2008)

 

 

 
 

APOLOGIA DE BARBIS

(Sens de la vocation des convers dans l’Ordre cistercien)

 

[Au colloque de Kalamazoo, en 1991, j’ai donné une conférence sur les frères convers. Plusieurs personnes m’ont demandé de la publier, mais c’est l’une des nombreuses choses que j’ai écrites et jamais publiées, car je n’ai jamais trouvé les quelques heures nécessaires au contrôle final de mon texte et à l’ajout des notes. Je ne pense pas que ce texte mérite une publication, mais je veux bien le partager avec ceux que sa lecture pourra intéresser, en ce moment de l’histoire de l’Ordre où la question est de nouveau soulevée. J’ose le dédier à frère Conrad Greenia de Mepkin, qui a aussi donné une conférence lors de cette rencontre de Kalamazoo. Quoique nos avis aient été assez différents sur la question, j’ai une très grande estime et pour lui et pour ses positions, et je suis convaincu que, dans sa grande équité, il était capable d’apprécier mes opinions.]

                        INTRODUCTION

            Le titre de cet essai requiert une petite explication. Il reproduit le titre d’un ouvrage de Burchard, abbé de Bellevaux, écrit en un temps où les frères convers étaient passablement attaqués. Toutefois, c’est plutôt un commentaire subtil de tous les textes possibles de l’Écriture parlant de cheveux et de barbes qu’une étude sérieuse sur la vocation des frères convers. (Le contexte de l’“Apologia” est assez humoristique : l’abbé de Bellevaux l’adresse aux convers de sa maison-fille, Rosières, où l’abbé avait menacé les frères de leur raser la barbe s’ils ne se tenaient pas tranquilles !).

            Mon projet n’est pas de commenter cet écrit, mais simplement d’étudier l’évolution qui a eu lieu au long des siècles dans la compréhension de la vocation des convers, en regardant cette évolution par rapport au contexte plus large de l’évolution sociale et économique de la société.

            Le monachisme est un phénomène transculturel, en ce sens qu’il n’est lié à aucune culture particulière et qu’il se retrouve pratiquement dans toutes les grandes cultures de l’histoire. Mais même s’il est transculturel, le monachisme se vit toujours dans le contexte d’une culture concrète, limitée dans un temps et un espace spécifiques. Aussi ne devons-nous pas être surpris de constater que la plupart des aspects de la vie monastique, même les plus spirituels, ont été influencés dans leur mise en oeuvre par le contexte social, culturel et même économique dans lequel ils étaient vécus. C’est vrai pour l’institution des convers comme c’est vrai pour toute autre institution monastique.

            Après le Décret d’Unification, document qui supprimait la distinction entre les deux catégories de moines dans nos communautés en 1965, le statut de convers, s’il n’était pas totalement supprimé dans l’Ordre, était presqu’île coup sûr voué à disparaître. Rares sont ceux qui ont parlé d’une ré-institution des convers comme catégorie distincte. Mais une distinction a été faite entre “vocation de convers” et “statut de convers”, et beaucoup prennent à cœur de préserver ou ré instaurer la “vocation de convers”. Cet intérêt fut explicitement exprimé par Dom Ambrose Southey, notre précédent Abbé Général, dans sa dernière lettre circulaire à l’Ordre.

            Personnellement, j’ai essayé avec difficulté, au cours des ans, de comprendre ce qu’on entend par  “vocation de convers” en écoutant les différentes personnes qui utilisent cette expression. Et j’ai toujours été mal à l’aise avec ce que j’avais entendu. Je suis entré dans l’Ordre comme moine de chœur (et j’aimerais ajouter : un moine choriste qui a toujours aimé toute forme de travail manuel). Je suis un moine choriste depuis plusieurs années, ou du moins j’essaie de le devenir. Maintenant, tout ce qui est habituellement mentionné comme caractéristique de la vocation de frère convers (comme : simplicité, humilité, travail) est, je n’irais sûrement pas jusqu’à dire :  ce que je vis, mais ce que j’aspire à vivre et ce que j’essaie de vivre. Aussi, j’ai décidé de rechercher comment cette vocation a été comprise et vécue dans l’Ordre à travers les siècles, lisant les sources disponibles et les différentes études publiées sur cette question durant les dernières décennies. Il est devenu clair pour moi que le sens de la vocation de convers a beaucoup changé durant ces neuf siècles, et que le sens a changé parce que la réalité elle-même a changé. Et la réalité a changé parce que la situation socioculturelle a changé.

            Par conséquent, ce que j’ai l’intention de faire dans cette présentation est de regarder l’évolution qui a eu lieu dans la compréhension de la vocation des frères convers et de voir comment elle peut être expliquée, dans une large mesure, par la transformation de la société. Frère Conrad nous a donné une présentation de la vie des convers au 12° et au 20° siècles. J’essaierai de montrer comment nous sommes arrivés du premier au second point et ce qui s’est passé entre les deux. Pour comprendre cette évolution, nous devrons revenir sur l’histoire qui précède immédiatement Cîteaux et peut-être pourrons-nous tenter quelques prospectives concernant les décennies futures et peut-être aussi le prochain siècle.

 

 

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                        AVANT CITEAUX

            Comme nous le savons tous, la question de l’origine des frères convers n’est pas facile. Bien sûr, nous ne devons pas en être surpris. Teilhard de Chardin, parlant d’un tout autre sujet, nous rappelait que l’origine de toute chose n’est pas et ne peut être objet de science. La science étudie les phénomènes qui existent déjà. Ces phénomènes deviennent objet de recherches scientifiques une fois qu’ils existent. Le processus par lequel ils viennent à l’existence échappe aux analyses scientifiques. Quelque chose de cela est certainement vrai pour l’institution des convers.

            Quoi qu’il en soit, une chose est claire et très importante : l’institution des convers, sous toutes ses formes, faisait au début partie d’un phénomène beaucoup plus large. A la fin du 11° et début du 12° siècles, chaque monastère, même le plus petit et le plus simple, avait un réseau de relations assez complexe avec la société. Tout d’abord, aucun monastère ne pouvait être fondé sans donation d’une terre par un propriétaire foncier, et sans source de revenus : soit un ensemble complexe de taxes à collecter, soit l’exploitation directe de la terre, souvent rendue compliquée du fait que la propriété du monastère était constituée de plusieurs parcelles de terre, quelques unes pouvant être assez éloignées du monastère.

                        Au même titre qu’un autre propriétaire foncier ou qu’un noble, le monastère avait une “familia”, composée de personnes laïques qui accomplissaient des tâches diverses au monastère ou, plus souvent, s’occupaient des relations de la Communauté avec le monde extérieur. Kassius Hallinger (que j’ai eu comme professeur d’histoire), qui a écrit ce qui fut et qui reste probablement l’article faisant le plus autorité sur les tout débuts de l’institution des convers (“Woher kommen die Laienbruder ?”), défend cette position : les frères convers durent leur origine au fait que certains membres de la “familia” furent progressivement intégrés dans la vie de la Communauté. Ceci est vrai pour les frères convers ou « conversi » que nous trouvons à Cluny et dans d’autres communautés bénédictines avant Cîteaux. Ils étaient les “conversi ancien-style”, comme les nomme Hallinger,  pour les distinguer des “conversi nouveau-style” que nous trouvons à Cîteaux, à la Chartreuse ainsi qu’à Grandmont et dans d’autres ordres nouveaux du 12° siècle.

            Au 11° siècle, beaucoup de textes parlent de “monaci conversi” et de “famuli conversi”. Dans les deux cas, “conversi” est un adjectif. Les “monaci conversi” sont ceux qui se sont convertis à la vie monastique à l’âge adulte, contrairement aux oblats qui avaient été offerts par leurs parents ou qui, dans certains cas, étaient entrés enfants ou adolescents. Les “famuli conversi” étaient des membres de la “familia” (serfs, domestiques) qui étaient admis à partager la vie des moines au monastère et de plus en plus assimilés aux moines.

            Au début du 12° siècle, des types totalement nouveaux de “conversi” apparaissent avec les nouveaux ordres. On trouve l’un d’eux dans des Ordres comme Camaldoli, Vallombreuse, Hirsau. A Camaldoli, saint Romuald organise les serviteurs laïcs dans une sorte d’association, après 1012. Pierre Damien le fit à Fonte Avellana au milieu du même siècle ; et Jean Gualbert fit de même à Vallombreuse, leur donnant le nom de convers. Dans la réforme germanique de la Congrégation d’Hirsau, ils acquièrent un statut religieux encore plus précis. A Cîteaux, on découvre un autre style, qui aura une histoire glorieuse, sous une forme très semblable à celui de la Chartreuse. Jacques Dubois a montré que nous ne pouvons pas dire d’eux, comme dans le schéma de Hallinger, qu’ils venaient de la “familia”. Mais nous pouvons présumer qu’ils n’auraient jamais existé si la “familia” n’avait d’abord existé et si l’ancien type de frères convers n’avait pas existé.

            Les monastères cisterciens avaient, à côté des convers et avant leur institution, une “familia”, mentionnée dans diverses chartes. Elles étaient composées de “famuli” et de mercenaires. D’après les témoignages parvenus jusqu’à nous, il semble que l’institution des convers est apparue seulement vers 1115, environs vingt ans après la fondation de Cîteaux, mais ce fut, dès le début, une institution sui iuris et non l’incorporation graduelle dans la Communauté de quelques membres de la “familia”, celle-ci continuant d’exister.

 

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                        LES PREMIERS CONVERS DE CITEAUX

            La principale caractéristique du nouveau type de convers que nous trouvons à Cîteaux est qu’ils forment une communauté. Un texte très intéressant et révélateur, appelé “Dialogus inter clunisiacensem et cisterciensem monachum” (“Dialogue entre moines clunisiens et cisterciens”), écrit par Iringus d’Aldesbach, parle très clairement de deux communautés dans un monastère : “Nos modo habemus infra ambitum monasterii duo monasteria, unum scilicet laicorum et aliud clericorum” (“Quant à nous, voici notre manière de vivre : dans l’enceinte du monastère, nous avons deux monastères. L’un, bien sûr composé de laïcs, l’autre de clercs.”). Il me semble très important de souligner ce fait, que j’essaierai d’analyser par la suite. Dans les monastères cisterciens du 12° siècle, nous ne trouvons pas une communauté composée de deux catégories de membres. Nous trouvons bien deux communautés, autonomes à bien des égards, vivant dans une communion et une fraternité profondes, sous l’autorité d’un même abbé. Comme nous le savons, un grand nombre de convers vivaient la plupart du temps dans les granges, mais certains vivaient au monastère lui-même, et ceux qui vivaient dans les granges revenaient normalement au monastère pour la liturgie dominicale. L’architecture du monastère montre clairement cette singularité de l’institution cistercienne. A bien des égards l’architecture n’est pas différente de celle d’une communauté bénédictine de l’époque ; mais quand nous l’examinons de près, nous voyons immédiatement qu’il y a deux monastères en un. Les frères ont leurs propres quartiers, et ont même une allée spéciale pour se rendre directement de leurs quartiers à l’église, où ils occupent une place spéciale.

            Notre mentalité moderne est facilement choquée par la présence de deux communautés distinctes dans un même monastère, et par conséquent, nous n’essayons pas habituellement de regarder cet aspect. Mais, comme je le montrerai ensuite, cela peut, de façon surprenante, être vu de manière très positive.

            Maintenant, la question est, évidemment : Pourquoi Cîteaux institua-t-il les frères convers ? Une explication est donnée dans un passage du Petit Exorde qui est souvent cité et bien connu. “Comme ils ne pensaient pas pouvoir, sans leur soutien, observer pleinement de jour et de nuit les préceptes de la Règle, ils décidèrent de recevoir avec la permission de leur évêque des convers laïcs, portant la barbe, et de les traiter comme eux-mêmes pendant leur vie et leur mort, à l’exception du statut monastique”. Se basant sur une lecture superficielle de ce texte, il a souvent été dit que les frères convers avaient été institués à Cîteaux parce que les moines trouvaient qu’ils ne pouvaient pas satisfaire à toutes les obligations de la Règle, particulièrement l’Office Divin, et assumer en même temps la quantité de travail nécessaire à leur subsistance. C’est une lecture arbitraire du texte. Le problème n’était pas la somme de travail, ou le temps disponible pour le faire après avoir récité l’Office Divin. En fait, les moines choristes de Cîteaux travaillaient, et travaillaient dur. Ils ont construit leur premier monastère, à une époque où les frères convers n’étaient pas encore nés, et il est probable que la plupart des constructions, dans toutes les premières fondations au moins, furent faites par les moines de chœur. Les frères furent demandés pour une forme spécifique de travail - le travail qui devait être fait hors du monastère, dans les granges et à grande distance  des propriétés qui, de ce fait, ne permettaient pas aux frères de revenir au monastère chaque nuit, sans parler de chaque office. Cela est effectivement clairement affirmé par le Petit Exorde. Les frères convers n’ont pas été institués simplement pour avoir une force de travail. Si le problème avait été là, il pouvait être aisément résolu par des travailleurs mercenaires. Nous savons, effectivement, que les Cisterciens employaient des travailleurs laïcs et des serfs, et qu’ils en eurent dès le commencement, avant et après l’institution des convers. Ils sont mentionnés dans le Petit Exorde lui-même et dans de nombreux statuts du Chapitre Général, au 12° siècle et par la suite. Voici juste quelques petits exemples : le Chapitre Général de 1157 ordonnait que les heures de travail des ouvriers employés  à l’intérieur du cloître soient établies de telle sorte qu’elles soient conformes à l’horaire monastique. Le Chapitre de 1164 mentionne un accord avec les Gilbertins afin de ne pas engager les employés les uns des autres... et le Chapitre de 1195 prescrit que les membres des familles des moines ou des convers ne devait pas être loués.

            Les frères convers devinrent nécessaires à cause d’un choix important fait par les Cisterciens concernant leur forme de subsistance. A partir du 9° siècle, la propriété monastique s’est énormément développée. Les premiers monastères médiévaux, Cluny y compris, tiraient leur subsistance des propriétés données par de riches et nobles propriétaires. Ils adoptèrent le système des manoirs et attribuèrent les travaux agricoles à la population rurale. Bien sûr, ceci entraîna les monastères dans les affaires politiques d’ici-bas. Pendant des générations, il était devenu normal que les communautés vivent des revenus de propriétés travaillées par des serfs, des dîmes ou autres revenus attachés aux titres de propriétés.

            Bien plus, Cîteaux arriva à une époque où le système patriarcal et seigneurial aboutissait à une impasse. Les propriétés en Europe étaient divisées en parcelles de plus en plus petites, d’après les lois et coutumes d’héritage. Il y avait de moins en moins de parcelles de terre importantes et les propriétés données aux moines pour leur subsistance ne furent pas longtemps de grandes parcelles de terre cultivée telles  qu’elles avaient été par le passé, mais plutôt plusieurs petites parts disséminées autour. Les monastères qui recevaient de telles propriétés  devenaient membres du système féodal, comme tout propriétaire foncier.

            Cîteaux, dans la ligne d’un mouvement général de retour à la pauvreté, prit la décision très importante de rejeter de tels types de revenus et de gagner sa vie par son propre travail. Il rejetait “églises, droits d’offrandes et de sépulture, dîmes ou approvisionnements fournis par le travail d’autrui, paysans, serfs, taxes agraires, revenus des fours, moulins et autres choses contraires à la pureté monastique...” Ils voulaient “vivre du fruit de leur propre travail manuel, du labeur de leur propre terre.” Pour prendre soin de l’administration directe de ses propriétés, la plupart étant hors clôture, Cîteaux avait besoin de frères qui ne seraient pas seulement exempts des obligations monastiques strictes, mais qui seraient aussi déliés des obligations canoniques auxquelles tout clerc était lié. Les frères, furent surtout demandés pour l’administration des propriétés éloignées, les granges. Quant au travail au monastère lui-même, même le travail de la ferme, il était fait par tous. Le “Dialogue...” mentionné ci-dessus, dit : “Nous faisons les travaux agricoles tous ensemble, nous et nos frères et nos ouvriers... et nous vivons du fruit de ce travail...”.

            Aussi ne sommes nous pas en présence d’une classe de moines qui consacrent tout leur temps  à la prière et à la lectio et d’une classe de frères qui feraient  le travail manuel. Nous sommes ici devant une division des fonctions correspondant à la structure sociale du 12° siècle, et des relations particulières entre ordres cléricaux et laïcs. Ceci permet d’éclairer un autre aspect de la question. Il a été dit qu’à Cîteaux les moines de chœur appartenaient aux classes les plus élevées de la société, tandis que les frères venaient des plus basses. Il ne semble pas que cela soit tout à fait le cas, du moins pas au début. Parmi les moines, il y avait des personnes de toutes les classes de la société, y compris des esclaves affranchis, bien qu’il soit vrai que les frères convers aient été, dans la plupart des cas, de la classe des illettrés. Il y a de rares cas de nobles choisissant de rejoindre les convers par humilité, mais il semble qu’ils aient été des exceptions, puisque ces cas étaient rapportés comme très édifiants, et,  pour différentes raisons, le Chapitre Général de 1188 fit savoir aux nobles qu’ils seraient plus utiles à l’Ordre en tant que moines. Mais l’ «analphabétisme» des frères convers ne doit pas être exagéré. Nombre d’entre eux avaient des rôles très importants dans l’administration matérielle des monastères, ils étaient maîtres des granges et négociaient d’importants contrats. Ils sont aussi souvent mentionnés comme témoins dans les Chartes (30 fois entre 1163 et 1182, à Cîteaux).

            Nous ne devrions pas autant parler de classes comme “ordres”. Les “Ordres” étaient infiniment plus important pour les gens du Moyen-Age qu’ils ne le sont pour nous aujourd’hui ; et,  sous cet aspect, une profonde transformation se poursuivait dans la société de ce temps, ce qui a certainement influencé le rapide développement de l’institution des convers et la compréhension de leur rôle

            Dans l’Église, et pendant plusieurs siècles, une distinction à propos des différents états de vie ou “ordines fidelium” était devenue classique : les clercs, les moines et les laïcs. Ces ordres se distinguaient les uns des autres par leur rapport à la christianisation de la société. Une fois la société convertie, du moins dans l’idéal, un nouveau schéma apparut : les “oratores” (priants), les “bellatores” (guerriers) et les “laboratores” (travailleurs). Puis, au sein de chaque nouvel ordre, deux sous-groupes apparurent, l’un dans lequel la fonction temporelle recevait une consécration spirituelle, et l’autre pour qui les fonctions sociales continuaient de s’exercer uniquement au niveau temporel. Les bellatores furent les premiers à recevoir une consécration spirituelle, par le rituel de la chevalerie et plus tard par la bénédiction des croisés et la fondation des Ordres de chevaliers. L’ordre qui,  le second,  reçut une consécration spirituelle fut celui des laboratores. C’est ce qui se passa effectivement avec l’institution des frères convers.

            Il a aussi été dit parfois que les convers furent demandés à Cîteaux car les moines étant devenus clercs, ils ne pouvaient ou ne voulaient pas travailler. Comme nous l’avons déjà vu, les moines ne craignaient pas le travail, et effectivement, ils travaillaient de leurs mains. Mais c’est un fait qu’à la fin du 11° siècle, tous les moines étaient clercs, même si peu d’entre eux étaient prêtres. Tous recevaient la tonsure qui les introduisait dans la cléricature. Le monachisme qui, à l’origine, fut un mouvement laïc,  très réticent à admettre des clercs dans ses rangs, commença néanmoins très tôt un lent processus de cléricalisation. Par une étrange évolution, que nous ne pouvons étudier ici, le monachisme devint réservé aux clercs. Cluny avait encore quelques monaci laici. Mais à Cîteaux, dès le début, tous les moines étaient clercs.

            Ici cependant nous devons être prudents. Nous ne devons pas transposer nos notions modernes de cléricalisme sur le passé. Il y avait deux états dans l’Église : les clercs et les laïcs. Il est exact que le premier était considéré comme supérieur au second ; mais chacun avait ses droits propres et ses obligations ; chacun avait un rôle à jouer et sa propre dignité. L’exercice de la justice, l’administration du monde temporel étaient réservés aux laïcs.

            Avec notre mentalité et nos déviations modernes, l’institution des frères convers par les premiers Cisterciens pourrait être vue comme une voie dans laquelle les moines, qui étaient clercs, se procuraient des serviteurs laïcs. Mais cela peut être aussi regardé avec un éclairage tout différent. A une époque où la vie monastique était pratiquement réservée aux clercs, ou, si vous préférez, où tous les moines devenaient  clercs,  l’institution des frères convers par Cîteaux rendait la vie monastique accessible aussi aux laïcs. Au sens canonique strict, les convers n’étaient pas moines ; dans un sens plus profond, ils étaient moines, moines qui pouvaient mener la vie monastique tout en accomplissant les tâches propres aux laïcs, c’est-à-dire l’administration des propriétés et toutes les relations nécessaires aux différents niveaux de l’administration civile. La présence de deux communautés au sein d’un monastère cistercien ne choquait pas les hommes du 12° siècle. Au contraire, c’était une reconnaissance nouvelle du caractère spécifique et de la dignité du laïcat.

            Cela semble avoir été l’intuition originale des fondateurs de Cîteaux. Comme nous le savons, elle eut un extraordinaire succès, quoique la plupart des évaluations du nombre des convers dans les monastères du 12° siècle soient sujettes à caution. En tout cas, c’est un fait que  le rapide et surprenant développement de l’Ordre Cistercien au 12° siècle a été dû à l’équilibre délicat de deux communautés en une,  chacune ayant un rôle spécifique et, , vivant  toutes deux, au moins pour un temps, en parfaite harmonie.

 

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                        LES ANNEES SOMBRES

            Maintenant, comment ce fait-il que l’âge d’or de l’institution des convers fut si court ? Car, de fait,  il fut court. Déjà dans le dernier quart du 12° siècle, il y eut bon nombre de troubles à travers tout l’Ordre (cf. James S. Donnelly, “The Decline of the Medieval Cistercian Laybrotherhood”, N.Y. 1949). Le Chapitre Général traitait de plus en plus souvent de révoltes de convers dans diverses maisons, et de même, les cartes de visite (même établies par des Visiteurs prenant soin des convers) devenaient de plus en plus négatives à leur égard (“Contra conversos”). A partir du 13° siècle, leur nombre diminua rapidement et ils disparurent pratiquement, non seulement dans l’Ordre de Cîteaux, avec de rares exceptions comme La Trappe et Sept-Fons, mais aussi dans tous les autres ordres qui avaient adopté une institution similaire.

            Dans l’histoire, les âges d’or sont toujours très courts. Avant un âge d’or, il y a une période de tensions, de recherche et d’essais, de confusion. Ces périodes de tension sont très créatives et productrices. Ensuite, soudain se produit une période de grande harmonie pendant laquelle les tensions cessent temporairement et une grande beauté apparaît. L’histoire semble retenir son souffle. Les grandes réalisations apparaissent : l’art gothique, l’art cistercien ... Ce qui est triste, c’est que ces périodes sont toujours courtes. Alors commence une période de désintégration, qui peut conduire à une nouvelle période de tension et, plus tard, à un nouvel âge d’or d’un nouveau genre. La grâce, et peut-être aussi la malédiction de Cîteaux ne fut pas seulement de naître au cours d’un tel âge d’or, mais d’en être l’un des plus beaux fruits. Toutefois, son propre âge d’or fut de courte durée. La fondation de Cîteaux faisait partie d’un mouvement vers une simplicité et une pauvreté plus grandes ; mais vers la fin de son premier siècle d’existence, Cîteaux était extrêmement riche. On pourrait dire que ce fut la raison de sa décadence et de la rapide dissolution de ses grandes et belles communautés de convers. Toutefois, même s’il y a une bonne part de vérité dans tout cela, cette analyse serait trop simpliste.

            En fait, la structure de la société changea rapidement pendant le 12° siècle et la situation très spéciale qui fit fleurir l’institution des convers se retrouva vite en train de disparaître. Au moment de la fondation de Cîteaux, l’effondrement du système seigneurial traditionnel avait déjà commencé. Une population grandissante ne pouvait plus longtemps être absorbée par ces unités agraires statiques et antiques. L’équilibre perturbé mit en route un nombre considérable de paysans dépendants, à la recherche d’une vie meilleure et d’un emploi plus prometteur. De telles conditions en conduisirent des dizaines de milliers dans les armées croisées, et des milliers dans les monastères, mais en attirèrent aussi d’autres dans les villes croissantes et prospères, et poussèrent des foules vers l’Est. A la fin du 13° siècle, le servage avait pratiquement disparu en Europe occidentale. Les paysans étaient devenus de libres métayers, dont les propriétés étaient bonifiées régulièrement par une culture intensive, et les produits agricoles vendus dans les villes de plus en plus importantes. Les granges de Cîteaux et l’institution des convers avaient été une alternative face à quelque chose qui disparaissait. L’alternative disparut aussi graduellement. En fait les domaines prospères et considérables des Cisterciens étaient désormais vus par la société comme une concurrence et une menace.

            Ces évolutions de la société étaient accompagnés par une agitation sociale et des révoltes paysannes. A la même période, les statuts des Chapitres Généraux laissaient voir des révoltes similaires dans plusieurs monastères. Et, finalement, Cîteaux eut graduellement recours au fermage de préférence à l’exploitation directe.

            Un autre aspect était que, durant les toutes premières générations, le nombre des convers était limité et correspondait aux besoins des communautés. Ils n’étaient pas une foule anonyme de travailleurs. Nombre d’entre eux avaient d’importantes responsabilités dans l’administration des domaines de la communauté. Ils étaient chefs de granges, ils négociaient et signaient d’importants contrats au nom de la communauté. Ils étaient messagers des abbés. Certains furent requis par les papes pour porter les bulles. Dans les granges elles-mêmes, pendant la période des gros travaux, comme les labours et les moissons, ils employaient des ouvriers agricoles. Quand le nombre des convers augmenta rapidement - en partie pour des raisons sociales  (comme ce fut aussi le cas pour les moines) - ils devinrent de grandes foules de travailleurs anonymes, dont beaucoup, probablement, n’avaient pas de réelle vocation spirituelle, et par conséquent ils étaient facilement en proie au mécontentement, au murmure et à la révolte. Ils se sentaient exploités.

            Cet état d’esprit était dû à une faille dans l’institution cistercienne primitive des convers, aussi belle fut-elle. Avant Cîteaux, les convers étaient des employés de la familia qui étaient admis à vivre dans la communauté. A Cîteaux, c’était des travailleurs laïcs autorisés à former une communauté à l’intérieur de la clôture du monastère, sous l’autorité d’un même abbé, tout en travaillant la plupart du temps en dehors de la clôture. Ils étaient essentiellement des travailleurs qui s’occupaient de l’administration temporelle du monastère. Progressivement, ils furent considérés par les moines seulement comme : travailleurs. Et ils finirent rapidement par se considérer eux-mêmes comme de simples travailleurs à leur service, revendiquant leurs droits comme tout travailleur décent doit le faire.

            Ce fut une grande institution, mais ce qui correspondait à des relations entre état clérical et état laïque, entre les ordres spirituel et matériel, se transforma rapidement. Avec la Réforme grégorienne, l’Église avait fortement réclamé son autonomie ; maintenant l’ordre social, dans son ensemble, exigeait sa propre émancipation. L’institution des convers était beaucoup trop liée à une organisation spécifique de la société pour pouvoir lui survivre en tant que telle. L’un des derniers coups portés fut démographique. La peste noire, qui tua un tiers de la population européenne en 3 ans (entre 1347 et 1350), succédant à d’autres guerres et épidémies, réduisit considérablement la réserve où naissaient les vocations tant de convers que de choristes.

            Bien qu’un bon nombre de saintes et humbles personnes aient continué d’entrer au monastère aux 15°, 16° et 17° siècles, à cause d’un appel personnel fort ou pour d’autres raisons propres, le système de deux communautés, l’une au service de l’autre dans une même clôture, était trop étranger à la mentalité de la Renaissance et du siècle des Lumières, pour attirer davantage que de rares personnes fortement motivées.

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L’EVOLUTION DES 19° ET 20° SIECLES

            Il y eut une renaissance des convers au 19° siècle, tant dans l’Ordre bénédictin que cistercien; mais, comme Hallinger l’a montré, les frères convers des 19° et 20° siècles sont d’un genre très différent de ceux du 12° siècle, en dépit de grandes similitudes apparentes. Dans un monastère cistercien du 12° siècle, il y avait deux communautés, bien articulées, unies par la charité, vivant des mêmes valeurs spirituelles, mais accomplissant des fonctions différentes, tout en demeurant deux communautés, largement autonomes, l’une étant subordonnée à l’autre. Dans les monastères des 19° et 20° siècles, jusqu’au Décret d’Unification, il y avait une communauté composée de deux catégories ou deux classes. Ce fut vraiment une différence radicale.

            Cette renaissance faisait partie de la réforme monastique du 19° siècle qui fut, pour une large part, un effort nostalgique de retour à l’idéal de la chrétienté. Il devenait normal pour un monastère du 19° siècle et du début du 20°, tant chez les Cisterciens que chez les Bénédictins, d’avoir un grand nombre de vocations de convers. C’était le retour à une vision très proche de celle du 12° siècle : une communauté de moines consacrée au service de Dieu, spécialement dans l’Office divin, et un groupe de frères convers se consacrant humblement et généreusement aux tâches administratives et manuelles, dans le but de permettre aux moines de chœur d’accomplir leurs fonctions spirituelles. Mais il y avait une énorme différence entre cette nouvelle situation et celle du 12° siècle, malgré l’apparente similitude. Les frères étaient désormais beaucoup plus intégrés dans la vie communautaire qu’ils ne l’étaient dans le passé. Ils formaient tout de même un sous-groupe important dans la communauté, avec leur propre père-maître, mais il n’y avait dorénavant qu’une seule communauté composée des moines de chœur et des frères convers. C’était un progrès en bien des points ; mais il y avait un aspect négatif à cela : c’est qu’une communauté était composée de deux classes ou deux catégories, l’une étant subordonnée à l’autre et n’ayant pas les mêmes droits que l’autre.

            Des centaines de saints hommes et femmes choisirent volontairement cette humble condition de service et s’y sanctifièrent admirablement. Le contexte était très différent d’un bout du monde à l’autre. Sur le vieux continent, encore sensible à la division des classes dans la société, beaucoup de convers étaient des personnes qui, pour différentes raisons, n’avaient pu faire d’études, et avaient une éducation de base moindre que les choristes. En Amérique, c’était totalement différent. Bien des convers avaient des diplômes universitaires et désiraient seulement une simple vie monastique de prière, de service et de pénitence.

            En réalité, cette situation était un pas en avant dans la même ligne que ce qu’avaient fait les premiers Cisterciens. Ils constituaient une communauté de frères convers qui vivaient avec eux comme des frères dans la même clôture, tout en n’étant pas moines. En un temps où être  moine signifiait appartenir à l’ordre clérical, ils autorisaient de nouveau des laïcs à vivre la vie monastique, comme eux et avec eux. En faire une partie de la communauté était un pas en avant, même si cette communauté  était divisée en deux catégories avec des droits différents. L’étape suivante, logiquement, était de créer  une nouvelle situation    la communauté n’aurait été composée ni de clercs ni de laïcs, mais seulement monastique, comme c’était le cas dans les premiers siècles du monachisme, et où la diversité des fonctions n’entendait pas entraîner de distinction de catégories ou de classes. C’est l’étape franchie par l’Ordre Cistercien de la Stricte Observance au début des années 60, considérant que c’était pleinement dans la ligne du mouvement commencé par les Cisterciens du 12° siècle, tout en correspondant à une nouvelle sensibilité sociale et ecclésiale. (Cela ne veut pas dire que tout fut fait aussi bien que cela aurait pu se faire et que les droits de chacun furent respectés aussi bien qu’ils auraient pu l’être, mais … c’est une autre question). Et personne ne peut dire que l’évolution est finie.

 

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                        PERSPECTIVES D’AVENIR

            L’histoire ne revient jamais en arrière. Le passé est passé. A mon avis, toute tentative de défaire ce qui fut fait en 1965 serait vaine. Nous devons être créatifs tout en restant reliés à notre passé – non pas avec un segment figé de notre passé, mais notre passé vu comme un tout et dans toutes ses dynamiques. Personnellement, je ne pense pas que le maintien de la vocation de convers consistera à rétablir deux catégories ou plusieurs classes dans nos communautés. Elle aura plutôt à prendre deux directions.

            L’une de ces deux directions est la ligne du pluralisme amorcé par le Décret de l’Unification lui-même. Le « Statut  Unité et Pluralisme » voté par le Chapitre Général de 1969 permettant à chaque communauté de trouver sa propre identité, sa propre voie pour réaliser concrètement les valeurs communes cisterciennes et la même observance commune cistercienne de base. Plusieurs communautés de notre Ordre, spécialement dans les Jeunes Églises, mais pas seulement là, correspondent davantage à des communautés de convers qu’à des communautés de moines choristes, si nous voulons utiliser les catégories du passé. Aussi nos nouvelles Constitutions (votées en 1984) établissent la possibilité d’une bonne dose de pluralisme dans la communauté, accordant la présence dans chaque communauté, non pas de catégories ou de classes différentes, mais d’une grande diversité entre les individus par rapport à la mise en œuvre concrète de l’équilibre entre le travail, la prière commune et privée. Et nous devons souligner que dans l’Ordre s’est  développé durant ces 25 dernières années un nouveau style de moine. Le mode de vie d’un moine choriste d’autrefois a autant changé que celui d’un frère convers d’autrefois.

            L’autre ligne de cette évolution, que je pense riche de promesses pour l’avenir, est dans les relations que la communauté monastique a plus largement avec la communauté chrétienne. J’ai mentionné en commençant que chaque monastère du 12° siècle faisait partie d’un réseau complexe de relations avec la société alentour, et que les monastères cisterciens, comme les autres monastères, avaient une familia composée de laïcs qui servaient ou aidaient la communauté de bien des manières. A côté des convers, d’après le Petit Exorde lui-même, il y avait les familiarii, et même les Cisterciens ne pouvaient faire sans ouvriers.

            De nos jours, un phénomène bien généralisé dans le monde monastique, et dans le monde religieux en général, est que nous trouvons de nombreux laïcs qui semblent appelés à une vie de prière et à une consécration plus importante à Dieu. Ils ne se sentent pas appelés à laisser leur famille, leur travail, leurs responsabilités dans la société. Mais ils se sentent appelés à une vie plus profonde de prière et de communion, et ils éprouvent le besoin de former de petites communautés avec d’autres laïcs. Souvent ils trouvent aussi un support et une nourriture dans une relation étroite avec une communauté monastique. Ils se reconnaissent, spirituellement, comme Cisterciens, Bénédictins ou Carmes. Quelques dizaines de nos monastères cisterciens ont de tels groupes de laïcs qui veulent être reconnus comme Oblats ou Associés de la communauté. Il y a aussi un grand nombre de gens qui, après une retraite prématurée, aimeraient proposer leur expérience ou leur travail à une communauté et, en un certain sens, faire partie de cette communauté tout en restant dans le monde.

            Les premiers Cisterciens étaient vraiment créateurs en ouvrant aussi la vie monastique aux laïcs. Je voudrais suggérer que le défi offert à l’Ordre Cistercien de nos jours, dans la ligne d’une continuité avec l’inspiration première, serait de trouver des voies pour ouvrir non seulement la richesse de la spiritualité cistercienne mais aussi la participation au sein de la communion cistercienne à des laïcs de l’après Vatican II,  de plus en plus conscients de leur dignité de laïcs et de leur appel à incarner l’idéal contemplatif dans le monde d’aujourd’hui.

            Après des siècles où le rôle des laïcs était vu uniquement comme serviteurs du clergé, la place importante et irremplaçable des laïcs dans la société et dans l’Église est désormais soulignée. Le document post-synodal de Jean-Paul II sur les laïcs a insisté sur l’importance de créer des communautés de laïcs. Dans cette ligne, une juste solution à l’inspiration originale de l’institution des convers serait non pas tant de créer une forme de “Programme pour Oblats” dans lequel les individus seraient autorisés à devenir “oblats externes” de la communauté, mais d’encourager la formation de communautés autonomes de laïcs qui adapteraient l’idéal cistercien de contemplation et de recherche de Dieu aux conditions d’une vie séculière, et d’établir des liens serrés avec de telles communautés. Dans le même sens que l’institution des convers qui contribua grandement, au 12° siècle, à l’accroissement étonnamment rapide de l’Ordre Cistercien, de même l’ouverture de communautés cisterciennes à des communautés-sœurs de laïcs voulant boire à la même source cistercienne et donner une nouvelle expression de sa spiritualité au monde d’aujourd’hui, pourrait marquer le début d’un renouvellement neuf et profond.

Armand VEILLEUX