Écrits et conférences d'intérêt général



 

 

 
 

 

L’effet boomerang de la démagogie

 

 

          Il y a toujours eu des démagogues.  N’y a-t-il pas d’ailleurs une touche démagogue en chaque politicien ? Mais il y a démagogue et démagogue.  Les uns après avoir manipulé un peu les foules pour se faire élire se révèlent bons gestionnaires de la chose publique.  D’autres provoquent des guerres mondiales et inventent les fours à gaz.

 

          Ce qui est nouveau à notre époque est que la démagogie est devenue un instrument de la géopolitique.  Cela a commencé une douzaine d’années après la chute du mur de Berlin et le démantèlement de l’empire soviétique.  Les électorats des divers états de cet ancien empire, après avoir goûté aux fruits les plus amers du capitalisme, sans pouvoir bénéficier – sauf quelques privilégiés – de ses aspects positifs, commençaient à réélire d’anciens dirigeants de l’ère communiste. C’était inacceptable. Mais que faire ? Des interventions militaires étaient peu pensables.  D’autant plus que celle qu’on avait cru facile en Irak s’avérait avoir des conséquences désastreuses au-delà de toute prévision.  Alors, les experts de la CIA et de ses nombreuses sociétés prête-nom développèrent une technique très raffinée de manipulation des masses, surtout de la jeunesse opprimée ou simplement laissée sans avenir. C’était simple : à chaque élection, on identifiait le candidat qui ne devait pas être élu et la contestation finement organisée de l’élection– avec moyens électroniques sophistiqués à l’appui --  commençait avant que les résultats ne soient connus.  Souvent avant même que le scrutin ne soit terminé.  On assista à de nombreuses révolutions de couleur, qui soulevèrent l’émotion des grandes « démocraties » d’Occident et qui, en général, causèrent par la suite les larmes amères de ceux qui avaient été manipulés à les faire.

 

          L’attaque du 11 septembre contre les tours du World Trade Center avait traumatisé l’Amérique d’une façon incroyable.  Bien sûr ce fut un crime atroce et la mort de plusieurs milliers de victimes innocentes était révoltante. Mais de nombreux pays ont connu à notre époque, en temps de paix, des attaques injustifiées beaucoup plus sanglantes.  Ce qui fut plus dramatique que cette attaque fut la réaction de l’administration américaine qui se lança dans une folle guerre contre un ennemi indéfinissable appelé le terrorisme international.  Après avoir mis à feu et à sang l’Irak et l’Afghanistan, avoir fait des millions de victimes et détruit de grands pans de civilisation millénaire, cette guerre n’a fait que donner naissance à des cellules autonomes et incontrôlées d’Al Qu’Aïda un peu partout.  Le fait d’avoir jeté à la mer le fantôme de Ben Laden n’a rien modifié à leur pullulement.

 

          Et puis, un jour, un événement extraordinaire est arrivé en Tunisie.  Un jeune, parmi tant d’autres jeunes laissés pour compte se fit périr par le feu en public. S’ensuivit un mouvement de révolte généralisé qui fit rapidement tomber un dictateur. Dans quelle mesure ce mouvement spontané fut aussi au moins partiellement récupéré par des stratèges utilisant les mêmes méthodes que les révolutions de couleur, pouvant désormais se servir des réseaux sociaux ? Il est difficile de le dire.  Quoi qu’il en soit, une démocratie est en train de se mettre en marche en Tunisie, quoique non sans soubresauts.  On ne peut que lui souhaiter un avenir glorieux.

 

          C’était une aubaine pour les stratèges de la géopolitique cherchant depuis longtemps à créer un nouvel ordre mondial en reconfigurant le monde arabe.  Des révoltes « spontanées » furent ou encouragées ou suscitées en de nombreux pays, sans se soucier que ces révoltes n’avaient dans la plupart des cas aucun véritable leader, ni aucun projet précis, sauf renverser un dictateur.  Le danger est grand que, dans la plusieurs cas, l’aboutissement soit la prise du pouvoir par les groupes les plus radicaux et les plus fanatiques.  Le remplacement de l’armée par l’armée en Égypte est peut-être le scénario le moins dramatique, même si la démocratie n’y a sans doute pas gagné grand’ chose malgré cette fausse image de démocratie donnée par le procès d’un vieillard comateux et peut-être celle de son exécution, s’il n’a pas la bonne idée de mourir avant la fin du procès. On peut toutefois espérer que la jeunesse, une fois motivée et organisée ne se laisse pas facilement voler sa révolution. Ça semble le cas en Tunisie.

 

          Les populations de ces pays, surtout les plus jeunes, sont victimes de la même oppression du rouleau compresseur qu’est le modèle économique ultra-libéral qui ne cesse d’engendrer la pauvreté des masses partout dans le monde en créant un fossé de plus en plus grand entre les riches et les pauvres, entre ceux qui gagnent quelques centaines ou même quelques milliers de dollars par année et ceux qui gagnent quelques milliards. Les jeunes des pays arabes, comme ceux de Londres ou ceux de la cité des tentes dans l’avenue Rothschild à Tel Aviv et dans les autres villes d’Israël, veulent tout simplement avoir un travail, avoir de quoi manger, avoir un logement et surtout un avenir.  Ce n’est que dans l’imaginaire occidental qu’ils se révoltent et risquent leur vie pour un quelconque rêve de démocratie à l’occidentale. 

 

          Le cas de la Lybie est sans doute le plus pathétique. Les pays européens et les Américains se sont lancés tête baissée dans une guerre qui devait durer quelques semaines (ce que la guerre d’Irak, non encore terminée, devait durer au point de départ), derrière une poignée d’opposants sans grande cohésion qui sont en train de s’assassiner les uns les autres tout en progressant vers Tripoli dans la foulée des bombardements des forces de l’Otan.  Le résultat dans l’immédiat est une destruction considérable de l’infrastructure du pays, le départ de dizaines de milliers de réfugiés vers les pays voisins ou Lampedusa, avec, évidemment quelques milliers perdus en mer – effets collatéraux – et la destruction d’un équilibre maintenu tant bien que mal, mais maintenu tout de même depuis des décennies entre l’ensemble des clans constituant ce peuple, de loin le moins pauvre et le moins opprimé de toute la région.  Une longue guerre civile semble désormais inévitable. Mais, en contrepartie, il y a le départ des Japonais qui avaient commencé à investir lourdement dans les hydrocarbures, laissant le champ libre à Total !

 

          Or, voici que l’importante tranche de la population de toutes nos démocraties occidentales, constituée surtout de jeunes, laissés pour compte, sans travail et sans avenir, se disent qu’ils pourraient bien utiliser les mêmes techniques (Internet, GSM, réseaux sociaux) qu’on a mis généreusement et largement à la disposition des jeunes du soi-disant « printemps arabe », pour réclamer eux aussi la même dignité que réclament les jeunes des dictatures du Golfe.

 

          C’est l’effet boomerang qu’on aurait pu facilement prévoir.  Ce qu’on a suscité ou encouragé ailleurs se produit chez-nous. Et pour les mêmes raisons.  Le besoin de manger et le besoin dignité.

 

          Il est presque certain que ce mouvement touchera, dans un avenir rapproché, toutes nos « démocraties ».  On peut seulement espérer qu’il ne soit pas violent comme en Angleterre, et qu’il suive plutôt le modèle si sympathique – jusqu’à maintenant – de la révolution des tentes en Israël.  Espérons aussi que les autorités en place n’engendrent pas plus de violences en répondant par la violence à ces démonstrations, qu’elles soient violentes ou non. Enfin espérons surtout que ce mouvement conduise à une prise de conscience du besoin d’une véritable « humanité », à laquelle les jeunes sont toujours plus sensibles que nous les « vieux ».

 

          Un mouvement de révolte a été créé de façon irréfléchie – comme dans toutes les révolutions – en direction du monde arabe.  Comme un boomerang, il nous revient.  Le grand penseur et activiste pacifique juif, Uri Avnery, dans un article récent sur la situation en Israël, sous le titre charmant de « Comme tes tentes sont jolies », citait une phrase de Chou en Lai.  Alors qu’on interrogeait celui-ci sur l’impact de la Révolution Française, il avait répondu : « Il est trop tôt pour le dire ».  Il est certainement trop tôt pour dire tout ce que fera le génie qu’on vient de laisser sortir de la bouteille.

 

Armand Veilleux

15 août 2011