Écrits et conférences d'intérêt général



 

 

 
 

Jorge Mario Bergoglio et la dictature militaire argentine

 

 

          Il y a eu pas moins de six coups d’état militaires en Argentine durant le vingtième siècle. Le dernier fut celui de 1976-1983.

 

          Le 24 mars 1976 les militaires renversent la présidente María Estela Martínez de Perón pour établir un processus qu’ils appellent : « Processus de réorganisation nationale » gouverné par un Junte militaire composée de trois généraux (un représentant chacune des trois forces : air, terre et mer).

 

          Il y aura quatre juntes successives. La première (les généraux Videla, Massera et Agosti) exerça le pouvoir de 1976-1980. Videla était considéré comme le « Président ».

 

          On était durant la période de la Guerre Froide.  Les militaires prétendaient défendre le pays contre les dangers du communisme. Ils avaient l’appui des États-Unis (sous le président Carter) et au moins une tolérance tacite des pays européens. Comme dans toutes les situations semblables (Chili et, plus tard, Algérie), dans toutes les classes de la société, y compris dans l’Église, les uns voyaient cette intervention des militaires comme nécessaire pour « sauver » le pays, et les autres y voyaient un menace contre la démocratie. À l’époque, le nonce apostolique, Pio Laghi (qui sera plus tard nonce apostolique aux USA), jouait régulièrement au tennis avec l’amiral Emilio Eduardo Massera, l’un des trois membres de la junte militaire. Ces militaires au pouvoir commirent bien des crimes qui ne furent connus que plus tard (par exemple le vol des bébés nés en prison). 

 

          Pour juger des prises de position de n’importe quelle personne dans ce contexte, il faut tenir compte du caractère totalement confus de la situation.

 

          Au moment du début de cette dictature militaire, Jorge Mario Bergoglio ne faisait pas partie de la hiérarchie.  Il était le supérieur Provincial des Jésuites d’Argentine, fonction qu’il avait reçue trois ans plus tôt, en juillet 1973, à l’âge de 36 ans. Alors que parmi les Jésuites, certains, surtout ceux qui travaillaient auprès des pauvres, prenaient parti pour les révolutionnaires et d’autres étaient favorables aux militaires comme défenseurs de la nation, le jeune provincial lutta pour conserver l’unité de sa communauté en l’empêchant de se politiser. Dans une telle situation, où personne ne sait exactement quoi faire, chacun fait pour le mieux. Il est facile de juger 30 ou 40 ans plus tard de ce qu’ils auraient pu ou dû faire.

         

          Bergoglio retira de leur mission dans un bidonville deux jeunes jésuites très engagés, un mois avant le coup d’état. C’était pour les protéger aussi bien que pour les empêcher de polariser le travail de leurs confrères et probablement pour d’autres raisons que nous ne connaissons pas. Plus tard, ils furent arrêtés par les militaires et torturés.  Ils ont toujours prétendu que le fait de les avoir retirés de leur mission indiquait indirectement aux militaires qu’ils étaient des éléments dangereux et que c’est pour cela qu’ils furent arrêtés. D’autres ont prétendu que Bergoglio aurait donné aux militaires les noms de personnes « engagées »; une accusation qui n’a jamais été appuyée d’aucune preuve et qu’il a toujours niée.

 

          J’ai fait personnellement quelques voyages en Argentine et au Chili à cette époque. Je sais comment, au coeur d’une situation confuse, des personnes aussi sincères et aussi intelligentes les unes que les autres perçoivent la même situation de façons très différentes. J’ai trouvé des situations confuses semblables en Bosnie, au début des années ’90, et en Algérie puis au Congo à la fin des années ’90 et encore jusqu’à aujourd’hui.

 

          Ceux qui n’ont jamais eu à gérer des situations aussi tragiques et aussi confuses devraient avoir la décence de se taire, plutôt que de porter des jugements hautains, 40 ans plus tard.

 

 

Armand VEILLEUX

Scourmont, le 15 mars 2013