L’autonomie des communautés cisterciennes

 

 

          Dans le langage courant actuel, aussi bien dans les familles que dans les cliniques, on dit qu’une personne a perdu son autonomie lorsqu’elle ne peut, sans aide, s’habiller, se nourrir et faire ses petits besoins.  Cette notion de l’autonomie, transposée dans le contexte monastique, fait que l’on considère qu’une communauté n’est plus autonome lorsqu’elle a besoin de se chercher ailleurs un maître des novices, un infirmier ou un supérieur et qu’elle a besoin d’aide pour payer ses factures.  C’est cette notion vulgaire (au sens étymologique du mot) de l’autonomie qui est largement utilisée dans les conférences régionales, aux réunions de la Commission Centrale et aux Chapitres Généraux, lorsqu’on parle des communautés en phase terminale ou, pour utiliser l’euphémisme désormais classique, des communautés en situation de fragilité croissante.  

 

          Il y a cependant une autre notion de l’autonomie, la notion canonique. Elle est très largement ignorée dans les échanges au sein de notre Ordre, même si elle a fait l’objet de savantes publications au cours des dernières années. Et même lorsqu’on fait allusion à cette notion juridique, c’est en général d’une façon très superficielle, pour la distinguer de la « vraie » autonomie, appelée « autonomie de fait », et pour rejeter du revers de la main ceux qu’on appelle les « nostalgiques » des temps anciens, obsédés, dit-on, par le mythe de l’autonomie.

 

          Et pourtant, le concept d’autonomie est un élément essentiel de l’ecclésiologie, aussi bien patristique que post-Vatican II.  Le respect de l’autonomie des communautés est aussi une dimension absolument essentielle de la réforme cistercienne du 12ème siècle ; et ce respect constitue l’une des principales raisons de sa rapide expansion. Ce respect de l’autonomie de chaque communauté est même si essentiel à la législation cistercienne actuelle, selon laquelle l’Ordre est constitué par la réunion de monastères autonomes, que si une communauté est privée de son autonomie, elle n’a plus aucune existence juridique. Elle cesse d’exister et les membres qui la composaient deviennent membres d’autres communautés.

 

 

 

La notion fondamentale d’autonomie

 

          La notion d’autonomie est une notion fondamentale dans l’ecclésiologie de Vatican II, comme elle l’était dans la compréhension de l’Église à l’époque de la naissance et des premiers développements du monachisme chrétien.

 

          Cette notion d’autonomie est d’ailleurs étroitement liée à celle de collégialité.  En effet, la collégialité est un type de relation entre des personnes physiques ou juridiques ayant chacune leur autonomie propre et pouvant donc s’unir dans un exercice collégial de l’autorité, de la gestion ou de la justice.

         

La façon dont l’Église est conçue dans l’ecclésiologie de Vatican II affecte évidemment la façon dont sont conçues et comprises chacune des réalités ecclésiales, y compris chacune des formes de communauté au sein de l’Église[1].  

 

          L’approche sociologique voyant dans l’Église la « Société » parfaite a été clairement abandonnée à Vatican II, tout comme la vision pyramidale de l’Église qu’elle impliquait.  Désormais l’Église est vue avant tout comme un mysterion, un sacrement de la volonté salvifique universelle de Dieu à l’égard de l’humanité.  C’est pourquoi, selon Lumen Gentium, l’Église locale n’est pas conçue comme une subdivision administrative de l’Église universelle ; mais, au contraire, on voit en chaque église locale, et même en chaque regroupement de fidèles du Christ, la présence visible du mystère intégral et indivisible de l’Église.  L’Église universelle est constituée par la communion entre toutes les Églises locales.

 

          Dans une communauté monastique, si petite soit-elle, se trouve réalisé et manifesté le mystère intégral de l’Église.  C’est pourquoi nos Pères cisterciens avaient bien raison d’appeler leurs communautés des ecclesiolae.

 

          L’expression Ecclesia localis, qui revient dans divers documents conciliaires, est certes employée dans des sens divers. Elle désigne parfois une église orientale catholique[2].  Souvent elle désigne l’église diocésaine[3].  Mais elle sert aussi à désigner diverses autres formes de communauté locale de fidèles[4]. Elle peut donc certainement s’appliquer à une communauté monastique.

 

          La notion d’autonomie de la communauté ecclésiale locale est donc évidemment liée à l’exercice du pouvoir de gouvernement dans l’Église. 

 

          Durant toutes les années où nous avons travaillé à la révision de nos Constitutions et en particulier à la structure de l’Ordre et à la place des monastères de moniales au sein de l’Ordre, nous nous sommes souvent heurtés à la notion de « juridiction ecclésiastique ».  Peut-être avons-nous alors perdu beaucoup de temps pour ne pas nous avoir suffisamment familiarisés avec les clarifications importantes apportées par l’ecclésiologie de Vatican II concernant l’exercice du pouvoir de gouvernement dans l’Église. 

 

          Évidemment, une grande partie de la réflexion théologique et canonique à ce sujet dans les années qui ont suivi le Concile concernaient la question de l’origine du pouvoir de gouvernement des évêques.  On sait qu’au cours des débats à ce sujet à Vatican II, les Pères conciliaires étaient divisés en deux groupes dont l’un affirmait que l’origine du pouvoir juridictionnel des évêques dérive de la mission canonique, et le second qui l’identifiait dans l’ordination sacramentelle. En réalité le Concile n’a pas voulu trancher cette question.  Il a retenu la doctrine traditionnelle du Code de 1917 faisant la distinction entre le pouvoir d’ordre et le pouvoir de juridiction, en affirmant qu’ils sont distincts par leur nature et dans leur source : le premier étant fondé sur l’ordination, le deuxième sur la mission canonique.

 

          Parmi les personnes physiques ou juridiques au sein de l’Église catholique, certaines détiennent ce que le droit canonique nomme « pouvoir de gouvernement » (potestas regiminis) ou encore pouvoir de juridiction (potestas jurisdictionis).  Il faut noter que le Code de 1917 privilégiait le terme jurisdictio, alors que l’actuel CIC parle d’abord de potestas regiminis, tout en reconnaissant que cette expression équivaut à potestas iurisdictionis[5].

 

          Bien que l’actuelle législation canonique évite de donner une définition du pouvoir de gouvernement, elle distingue, en partant des tria munera du concile Vatican II, les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire.

 

          Notre Cst 33,1, aussi bien pour les abbés que pour les abbesses, parle du pouvoir (potestas) reçu directement de Dieu à travers le ministère de l’Église (c’est-à-dire l’élection de la communauté faite selon les Constitutions approuvées par l’Église). En vertu de cette potestas, l’abbé ou l’abbesse est appelé(e) à servir sa communauté, en tant que « vicaire du Christ » (vices Christi). Référence est faite aux canons 596 et 618.

 

          Chaque communauté est donc conçue comme une cellule ecclésiale, ayant à sa tête un supérieur à qui l’autorité est conférée directement par Dieu à travers le ministère de l’Église. Puisque c’est la communauté qui a la responsabilité d’élire son supérieur (ou sa supérieure) selon des Constitutions approuvées par l’Église,  l’autorité de l’abbé ou de l’abbesse est une autorité « ordinaire », c’est-à-dire attachée à la tâche reçue, et non une autorité déléguée dépendant de celle du « déléguant »[6].

 

          La cellule ecclésiale constituée par la communauté monastique est une personne juridique ayant une existence propre au sein de l’Église universelle et donc juridiquement autonome, d’une autonomie qui n’est pas synonyme d’indépendance.

 

          Un Ordre monastique (ou, selon la terminologie du droit canon, une Congregatio monastica) est le regroupement, au sein d’une nouvelle personne juridique, de plusieurs monastères autonomes. Personne n’entre dans un Ordre monastique.  On entre dans un monastère autonome, qui fait partie d’un Ordre.  De plus, un Ordre ne fonde jamais une nouvelle communauté.  Une nouvelle communauté est engendrée par un communauté autonome. Aussi longtemps qu’elle est en voie de formation, i.e. aussi longtemps qu’elle est encore une « fondation », elle est, comme le disent nos Constitutions, une « partie de la maison fondatrice » et ses membres sont des membres de la maison fondatrice. Une communauté devient membre de l’Ordre, lorsqu’elle acquiert son autonomie. Une communauté à laquelle on enlèverait par la suite son autonomie, cesserait tout simplement d’exister.

 

          L’Église étant conçue comme une communion entre des cellules ecclésiales, l’autonomie de chacune de ces Églises ne signifie évidemment pas un isolement.  Au sein de l’Église, le concept d’autonomie ecclésiastique ne peut évidemment pas être interprété comme une indépendance absolue, mais comme la capacité d’une Église particulière ou d’un regroupement d’Églises, ou de communautés diverses, de « pouvoir gérer ses affaires selon ses propres lois », tout en respectant, évidemment, les prescriptions canoniques propres à l’Église universelle, et la nature mystérique de la communion ecclésiale.

 

          Au sein de l’Église, un Ordre monastique est autonome dans la mesure où il a la capacité juridique de s’administrer lui-même selon ses normes propres approuvées par le Saint Siège.  De même, au sein d’un Ordre, une communauté est autonome, dans la mesure où elle a la capacité juridique de s’administrer elle-même selon les lois propres de l’Ordre.  L’Ordre prévoit l’exercice d’une vigilance pastorale de la part du Père Immédiat, du Chapitre Général, etc., mais personne ne peut intervenir dans la gestion interne de la communauté, aussi longtemps qu’il n’y a pas d’abus à corriger.

 

Il convient donc de voir comment cela s’est vécu tout au long de la Tradition monastique dont notre Ordre a hérité.

 

 

 

Autonomie – dans l’histoire monastique.

 

Dans les traités d’histoire monastique, lorsqu’on parle de l’autonomie des monastères, on pense le plus souvent à leur autonomie par rapport aux autorités ecclésiastiques ou seigneuriales.  Mais il y a aussi l’autonomie de chaque maison par rapport à l’autorité centrale lorsqu’on commence à assister à des regroupements de monastères, c’est-à-dire à des Congrégations ou à des Ordres.

 

Au cours des premiers siècles de la vie monastique de caractère cénobitique, le monastère est en général sous l’autorité de la personne qui l’a fondée.  Le monachisme étant de sa nature non clérical, les moines dépendent individuellement de leur évêque comme n’importe quel autre chrétien pour ce qui est de la vie sacramentelle ou pour la discipline ecclésiastique générale.  Pour la gestion interne ils dépendent de leur fondateur.  Il se peut que la même personne ait fondé plusieurs monastères et ait gardé une certaine autorité sur chacun, sans que des liens structurels n’aient été établis entre ces diverses communautés.  Le même évêque peut avoir fondé l’un ou l’autre monastère, parfois de types différents et avoir tout simplement conservé son autorité sur chacun.  On peut dire que durant cette période la question de l’autonomie ne se pose pas.  Elle va de soi.  En même temps, cette autonomie n’est pas totale indépendance.  Les moines chrétiens demeurent des fidèles dépendant de leur évêque.  Augustin d’Hippone et Martin de Tours sont deux exemples d’évêques ayant été à l’origine de formes diverses de vie monastique, avant et durant leur épiscopat.

 

Une première législation de la vie religieuse se trouve dans le Codex Theodosianus de 439.  Il ne n’agit pas d’une nouvelle législation mais d’une compilation qui constitue l’expression juridique du Bas-Empire, reprenant la législation impériale de Constantin jusqu’à 439 aussi bien que les décrétales des papes et les canons des conciles provinciaux et des synodes. Les lois du « Bon Impérateur » règlent la vie religieuse, en particulier monastique, lui reconnaissant un véritable statut juridique.  Le monastère acquiert alors, dans l’Empire, une personnalité juridique

 

Il faudra attendre le Concile de Chalcédoine, en 451, pour voir apparaître un embryon de code législatif sur la vie ascétique.  On distingue désormais de façon assez claire dans l’Église trois états de vie chrétienne : l’état séculier, l’état ecclésiastique et la vita singularis. Cette vita singularis, qui doit être honorée de tous, doit être une vie consacrée à la prière et au jeûne, éloignée des affaires du monde. Au sein de cette vita singularis¸ les moines font déjà exception en ce qu’ils peuvent se mêler aux affaires du monde pour prendre soin des veuves et des orphelins. 

 

Une bonne trentaine de canons de ce Concile concernent la vie religieuse. Ces canons, qui seront repris dans leur totalité dans le Décret de Gratien, auront une influence durable sur la vie monastique.  Un de ces canons met les monastères sous l’autorité de l’évêque.  Le problème n’est cependant pas réglé complètement et se présentera de nouveau à Lérins. Évidemment, l’évêque a l’autorité sur les moines clercs.  Mais qui est le supérieur du moine laïc ? L’évêque ou son abbé ?

 

          La question fut soulevée en effet en Provence, avec la controverse de Lérins, entre l’ordinaire du lieu, l’évêque Théodore de Fréjus et le père du monastère, Faustus.  Le concile d’Arles (449-461) résout la question : Il affirme l’autorité de l’évêque sur les prêtres – y compris les pèlerins de passage au monastère – et sur l’activité liturgique. Quant au « Père » du monastère, Faustus, il exerce l’autorité sur la « multitudo laica » du monastère lui-même.

 

          Au cours des années suivantes des tensions entre une communauté monastique et leur évêque, soit en Afrique (p.e. le monastère d’Adrumète près de Carthage), soit en Provence (p.e. la fondation féminine de Césaire d’Arles) seront réglées par des Conciles locaux en faisant référence à celui d’Arles. Mais graduellement s’introduit ce qui sera appelé plus tard l’exemption. Le premier cas connu est la fondation de Saint Maurice d’Agauna par le roi Sigismond, en 515.

 

          En Orient, la situation juridique de la vie monastique se précise plus tôt qu’en Occident.  L’empereur chrétien Justinien s’est donné comme mission de protéger l’Église et de veiller sur son bon ordre. Son Corpus Iuris Civilis, qui se forme graduellement, à partir du Codex de 529 jusqu’aux Novellae de 536, prévoit expressément des formes d’union entre les monastères[7].

 

Comme Justinien l'avait fait en Orient, Charlemagne entreprit de réformer toute l'organisation ecclésiastique de son royaume, ce qui s'intégrait d'ailleurs fort bien à ses vues politiques[8]. Il prit un soin tout particulier des chanoines et des moines. Auprès des églises vivaient des clercs qui pratiquaient ou bien une vie proprement monastique, ou bien une simple vie commune. Charlemagne ordonna que l'on fasse terminer cette équivoque et que l'on adopte ou bien la vie monastique derrière les murs d'un cloître et selon la Règle de saint Benoît, ou bien la vie commune des chanoines selon la Règle de saint Chrodegang.

 

Cette décision allait avoir de grandes conséquences pour l'avenir de la vie monastique. Jusqu'alors elle avait connu une grande variété de formes. Certaines grandes Règles s'étaient sans doute imposées dans la pratique, en particulier celle de saint Benoît et celle de saint Colomban ; mais il n'y avait en cela rien de rigide. Benoît avait prévu, bien sûr, que sa Règle puisse être vécue dans plusieurs monastères ; mais il n’avait envisagé aucun lien entre les divers monastères vivant selon cette Règle.  Au contraire, l’autonomie de chaque communauté, sous l’autorité de son abbé était pour lui quelque chose de fondamental.  Cette autonomie ne signifiait cependant ni isolement ni indépendance.  Le signe le plus évident est que, même si la communauté doit élire tout à fait librement son abbé, non seulement les évêques mais aussi les fidèles de la région doivent intervenir si une communauté s’élit un abbé indigne.

 

Muni de l'appui de Charlemagne et de son successeur, Louis le Pieux, Benoît d'Aniane s'employa à promouvoir une réforme du monachisme. Un capitulare monasticum destiné à préciser l'interprétation et l'application de la Règle de saint Benoît fut rédigé au synode d'Aix-la-Chapelle en 817. Une sorte de monastère modèle (Indem) fut même fondé. Au besoin, les fonctionnaires impériaux veillaient à l'application des décrets réformateurs dans les monastères. Après avoir connu un certain succès du vivant de l'énergique Benoît d'Aniane, cette réforme croula cependant après sa mort. La preuve était faite une fois pour toutes qu'une réforme de la vie religieuse fondée d'abord sur la réforme des institutions était vouée â l'échec.

 

          En Occident, il faudra attendre la réforme monastique de Cluny, puis celle de Cîteaux, avant de pouvoir parler d’Ordres monastiques.

 

 

L’ordo cluniacensis et son impasse[9]

 

Heureusement pour l'Occident, le souffle spirituel qui avait manqué à la réforme carolingienne suscita, près d'un siècle après le Synode d'Aix-la-Chapelle, une grande réforme monastique, celle de Cluny . A l'intérieur des cadres juridiques établis par Benoît d'Aniane, cette réforme allait être un retour aux exigences monastiques fondamentales : silence, travail, stabilité, prière. Les monastères clunisiens furent et demeurèrent fort longtemps des centres de vie de prière intense et d'union à. Dieu, au milieu d'un monde livré plus que jamais à la violence, à. la débauche, à l'injustice.

 

L’abbaye de Cluny était née du désir partagé par le duc Guillaume d’Aquitaine et Bernon, abbé de Baume au diocèse de Besançon, de redonner à la communauté monastique son autonomie et sa liberté face aux interférences des seigneurs laïques et ecclésiastiques. Pour cela l’abbé Bernon plaça sa fondation de Cluny sous l’autorité immédiate du Pape, la libérant ainsi aussi bien de l’autorité du roi que de celle de l’évëque. Afin de transmettre cette même libertas à tous les monastères qu’elle avait fondés ou qui s’étaient incorporés à elle, l’abbaye de Cluny constitua une grande unité de type féodal où tous les moines étaient moines de l’abbaye mère. Ainsi était perdu un principe fondamental de la vie bénédictine : l’autonomie de chaque communauté sous son abbé.  Cela allait être le talon d’Achille de cette grande réforme spirituelle. Elle constituait une structure de l’empire féodal au moment où celui-ci allait s’écrouler, et une pleine réalisation de la grande réforme grégorienne au moment où l’ensemble tu peuple de Dieu aspirait à un renouveau spirituel que d’autres fondations, comme Vallombreuse et tout spécialement Cîteaux allaient incarner.

 

 

Cîteaux[10]

 

          On peut dire que Cîteaux est le premier véritable « ordre » monastique en Occident.  En effet les Cisterciens ont été les premiers à « résoudre le problème juridique qui bloquait le monachisme ancien »[11].  En effet le génie juridique d’Étienne Harding a été de trouver pour la première fois comment préserver l’autonomie juridique totale de chaque communauté tout en assurant l’union des observances et l’unité de toutes les communautés dans une grande communauté de communautés reliées par des liens de charité bien structurés. Cette structure juridique a certainement été l’un des principaux éléments qui ont assuré l’expansion rapide de l’Ordre.

         

          La solution trouvée par Cîteaux au problème que les diverses fondations monastiques avaient cherchée en vain fut celle-ci. À chaque communauté sous la direction de son abbé était reconnue une totale autonomie administrative et financière.  Cependant, chaque communauté et chaque abbé étaient soumis à une autorité législative et judiciaire suprême qui n’était pas de caractère physique mais juridique : le Chapitre Général. Au-dessus de la communauté locale, il n’y a donc pas d’autorité personnelle, mais bien une autorité collégiale. On sait que quelques siècles plus tard cette figure du « Chapitre Général » sera imposée par le 4ème Concile du Latran à tous les Ordres religieux.

 

          Dans cet équilibre tout à fait génial trouvé par nos Pères cisterciens, l’autonomie est tout autre qu’isolement ou indépendance.  Au contraire, c’est elle, dans la mesure même où elle est assurée, qui permet l’entraide entre les communautés et qui, surtout, rend possible un exercice collégial de l’autorité suprême qui est une réalité tout autre que celle d’un Ordre juridiquement centralisé.

 

          Non seulement c’est cet équilibre qui explique en grande partie l’expansion rapide de l’Ordre durant les premiers siècles de son existence, mais c’est aussi ce qui a permis à l’Ordre de surmonter ses crises et de donner périodiquement naissance à de nouvelles réformes.  Lorsque, par la suite de problèmes venus de l’extérieur (guerres, épidémies, etc.) ou de l’intérieur, le grand corps de l’Ordre n’avait plus la force de réagir ou de faire les réformes nécessaires à sa survie, telle ou telle communauté locale s’est trouvée pour les faire et les communiquer ensuite à d’autres communautés (donnant parfois l’origine à des congrégations) ou même à tout l’Ordre.  Sans cette autonomie, la réforme de La Trappe, par exemple, n’aurait pas été possible.

 

 

La fidélité de notre Ordre à Vatican II

 

          Si notre Ordre s’est investi avec beaucoup d’ardeur et d’unité dans l’application des directives et orientations de Vatican II, c’est sans doute parce que les valeurs fondamentales de notre tradition cistercienne correspondaient au éléments essentiels de l’ecclésiologie de Vatican II, en particulier l’insistance sur l’importance de la communauté, ou Église locale et de la collégialité.

 

Au moment où nous rédigions nos nouvelles Constitutions, plusieurs dans l’Ordre pensèrent que cette réalité juridique pouvait se définir en termes de « collégialité », empruntant le mot, évidemment, à Vatican II. Dans les conférences régionales et au cours des réunions de la Commission Centrale et des Chapitres Généraux, il y eut des joutes épiques entre les partisans et les opposants de l’utilisation de cette notion de collégialité. Les uns voyaient en cette catégorie une excellente façon d’exprimer la nature de l’exercice de la responsabilité pastorale au sein de l’Ordre ; pour les autres, il s’agissait là d’une notion rattachée à la tâche épiscopale et qui ne pouvait pas s’appliquer à nous. 

 

Finalement le substantif « collégialité » ne se trouve pas dans nos Constitutions, mais bien l’adjectif « collégial ». Surtout, et c’est là le plus important, la réalité y est très présente, de même que dans les divers Statuts rédigés par la suite. Dans les premiers paragraphes de notre Statut sur la Visite Régulière, nous disons que la Visite Régulière est un exercice de la collégialité au sein de notre Ordre.  Elle l’est de deux façons ; d’abord parce qu’un membre de l’Ordre extérieur à la communauté – Père Immédiat ou autre personne déléguée par lui – vient assister la communauté dans un effort de discernement de la volonté de Dieu sur elle.  Mais il s’agit aussi d’un exercice de collégialité à un niveau beaucoup plus profond.  En examinant sa façon de vivre la vie cistercienne et en s’efforçant de découvrir la volonté de Dieu sur elle-même, la communauté locale exerce sa responsabilité collégiale à l’égard de la qualité de vie de l’ensemble de l’Ordre, et participe à un discernement de la volonté de Dieu non seulement sur cette communauté individuelle, mais sur l’ensemble de l’Ordre. En cela, nous avons été prophétiques, préfigurant la notion de collégialité du pape François pour qui celle-ci est avant tout une responsabilité de l’ensemble du peuple croyant avant d’être un exercice collectif de l’autorité ou de la charge pastorale.

 

De fait, les membres du Chapitre Général qui s’opposaient fortement à l’utilisation de la notion de collégialité dans la description de notre droit propre, étaient ceux qui réagissaient de même chaque fois qu’on voulait donner dans notre droit une responsabilité particulière à la « communauté » locale.

         

         

La tentation du centralisme

 

          Une des grâces qu’a connues notre Ordre est que nous avons pu terminer l’essentiel de la révision de nos structures juridiques durant la première phase de la réception de Vatican II dans l’Église universelle, c’est-à-dire la phase allant de 1965 à 1985, où la notion de « peuple de Dieu » si fondamentale dans Lumen gentium était encore au cœur de la réflexion théologique.  On sait comment, à partir du Synode de l’Église universelle de 1985, cette notion a été mise en retrait.

 

          C’est dans la phase suivante, allant de 1985 jusqu’à l’élection du pape François, que nous avons commencé à centrer notre attention, d’une façon qui a souvent semblé à certain d’entre nous obsessive, sur la précarité de nos communautés.

 

          Il faut dire que même dans cette période, nous avons eu parfois des réflexes de préservation des acquis faits depuis le Concile, et même de correction de décisions antérieures malheureuses.  Un exemple est la reconsidération de la nature de l’autorité du supérieur ad nutum. Nos Constitutions approuvées en 1990 considéraient le supérieur ad nutum comme simple délégué du Père Immédiat considérant que celui-ci était le véritable supérieur d’une maison dont le siège était vacant.  Nous avons corrigé ce point au Chapitre Général de 2002, considérant désormais le supérieur ad nutum comme un supérieur majeur avec plein pouvoir ordinaire. En réalité il ne s’agissait pas de redonner plus de dignité à ce supérieur.  Il s’agissait plutôt de reconnaître que la communauté autonome était en droit d’avoir son supérieur avec plein pouvoir, même si, dans une circonstance particulière, elle ne pouvait pas exercer son droit de le choisir elle-même.

 

          Par la suite, la préoccupation toujours grandissante envers les communautés fragiles a fait qu’on a eu de plus en plus tendance vouloir régler leurs problèmes par voie d’autorité. Symptomatique est l’étendue des pouvoirs que certains voudraient donner au Père Immédiat dans de telles situations, en particulier dans la prise de décision d’enclencher le processus de fermeture d’une communauté. 

 

Le système de filiation est historiquement l’élément le plus fondamental de la structure juridique de notre Ordre.  Il a ceci d’exceptionnel dans l’histoire du droit qu’il donne au Père Immédiat de grandes responsabilités de vigilance pastorale à l’égard des « maisons-filles » de sa communauté, mais ne lui donne aucun pouvoir d’intervention dans la gestion interne de ces communautés. À notre époque où tant de maux viennent dans l’Église comme dans la Société civile de la soif et de l’exercice immodéré du pouvoir, cette situation de « responsabilité sans pouvoir », obligeant à la créativité dans la cura pastoralis, est un joyau qu’il serait dommage de perdre.

 

          Dans sa Constitution Apostolique Vultum Dei quaerere, le pape François exprimait surtout la préoccupation de l’Église pour ces quelques milliers de monastères de moniales dépendant directement de l’évêque local et plus indépendants qu’autonomes parce que n’étant souvent rattachés à aucune fédération, congrégation ou Ordre. Cette situation n'a rien de commun avec celle des moniales de notre Ordre qui jouissent à la fois d'une pleine autonomie juridique et de tout un réseau de solidarité propre à la tradition cistercienne.

 

          Dans un paragraphe de cette Constitution Apostolique dont on tire souvent des conclusions injustifiées, le pape dit qu’à l’autonomie juridique « doit correspondre une réelle autonomie de vie, ce qui signifie : un nombre minimum de sœurs pourvu que la majeure partie ne soit pas d’un âge trop avancé ; la vitalité nécessaire dans le vécu et la transmission du charisme ; une réelle capacité de formation et de gouvernement ; la dignité et la qualité de la vie liturgique, fraternelle et spirituelle ; la pertinence et l’insertion dans l’Eglise locale ; la possibilité de subsistance ; une structure adaptée des bâtiments du monastère »[12].

 

          Il n’est pas rare qu’on cite ce passage comme une invitation à réduire l’autonomie juridique des communautés ne jouissant pas de cette pleine « autonomie de vie ».  Penser ainsi est aller à l’opposé de la pensée du pape qui invite plutôt, dans une telle situation, toutes les parties concernées à joindre leurs efforts pour corriger la situation et donc pour redonner à la communauté sa pleine autonomie de vie, sans nier qu’il faille en certains cas arriver à la conclusion qu’une fermeture s’impose.

 

          Nous devons nous demander si, comme Ordre, nous n’avons pas manqué un tournant, ne percevant pas l’appel que Dieu nous faisait sans doute, à travers notre précarité actuelle, à une nouvelle créativité.

 

          Peut-être est-il encore temps d’entrer dans la nouvelle phase de réception de Vatican II ouverte par le pape François dans son Exhortation apostolique Evangelii gaudium, qui est une présentation du programme de son pontifical.  Dans une intéressante section de ce document, traitant de la dimension sociale de l’évangélisation, François énonce diverses polarités.  La première lui semble sans doute capitale, puisqu’il y revient souvent dans divers documents ou discours.  C’est la primauté du temps sur l’espace.  Pour lui, le temps s’identifie à croissance, évolution, attente, alors que l’espace s’identifie au pouvoir. Pour François, ceux qui donnent la primauté au temps sont ceux qui privilégient les processus de croissance, de créativité, de confiance en l’avenir et l’inconnu. Ceux qui donnent la primauté à l’espace, sont ceux qui s’installent dans les espaces de pouvoir.

 

          Appliquée à la situation de la grande précarité de nombreuses communautés de notre Ordre, nous pouvons dire que nous avons le choix entre ces deux options.  Ou bien, par divers moyens, tels que fermetures, regroupements, fusions, nous nous efforçons de créer de nouveau des situations où tout est sous notre contrôle, aussi bien dans le domaine économique que dans celui de la formation ou des soins de santé.  Ou bien nous nous laissons interpeller par les situations de fragilité permises par Dieu pour inventer de nouvelles façons de vivre une authentique vie cistercienne dans des circonstances tout autres que par le passé.

 

          Je crois que, face à l’interpellation de François, notre Ordre est à la croisée des chemins.  Privilégierons-nous le temps, faisant confiance à de nouveaux dynamismes de croissance au futur inconnu ou incertain, où nous installerons-nous dans nos « espaces de pouvoir » ?   La tentation du pouvoir est l’une des plus fortes… même dans la vie monastique.

 

Armand VEILLEUX

 



[1] Pour une étude d’ensemble de cette question, voir : Georgică Grigoriță, L’autonomie ecclésiastique selon la legislation canonique actuelle de l’Eglise orthodoxe et de l’Eglise catholique: étude canonique comparative, Tesi gregoriana. Serie Diritto canonico 86 (Roma: Pontificia università gregoriana, 2011).

[2] Voir O.G. De Cardebal, “Genesi di una teologia della Chiesa locale dal Concilio Vaticano I al concilio Vaticano II”, dans H. LEGRAND –J. MANZANARES-A. GARDÍA Y GARCÍA, ed. Chiese locali e cattolicità.  Atti del Colloqui internationale di Salamanca (2-7 aprile 1991), Bologna, 1994, pp. 27-61.

[3] Voir J. BEYER « Paroisse, Église locale », dans L’Année canonique. 25 (1981). p. 179.

[4] Voir G. Ghirlanda,” Chiesa universale, particolare e locale”, 853. Voir aussi G. Ghirlanda, “La chiesa particolare”, 555

[5] Parmi les très nombreux ouvrages sur cette question, on pourra voir : M. SYGUT, Natura e origine della potestà dei vescovi nel Concilio di Trento en ella dottrina successiva (1545-1869), Rome 1998; A. CELEGHIN, Origine e natura della potestà sacra. Posizioni post-conciliari, Brescia 1987  ou encore E. Corecco, “Natura e struttura della ‘sacra potestasnella dottrina e nel nuovo Codice di diitto canonico”, dans Communio 75 (1984), 24-52.

[6] La confirmation de l’élection par l’Abbé Général ne fait que confirmer que tout a été fait selon les normes canoniques.

[7] Voir : G. REZAC, “Le diverse forme di unione fra i monasteri orientali”. in Il monachesimo orientale.  Atti del convegno di studi orientali… Roma Aprile… 1958, (Orientalia Christiana Analecta, 153), Roma 1958, pp. 99-135.

[8] Sur le monastère carolingien on peut consulter: J. Koschek, Klosterreform des Ludwig des Frommen, Greiswald, 1908; J. Narberhaus, Benedikt von Aniane,  Werk und Persönlichkeit, Münter, 1930; Mélanges colombiens, Luxeuil, Paris, 1931; Settimane di studio del Centro italiano di studi sull' alto Medioevo, t. IV: Il monachesimo nell' alto Medioevo e la formazione della civiltà occidentale, Spoleto, 1957. F. Prinz, Fruhes Mönchtum in Frankreich, Munich, Vienna, 1965; J. Wollasch, Mönchtum des Mittelalters zwischen Kirche und Welt, Munich 1975. F. Prinz, Askese un Kultur, vor- und frühbenediktinisches Mönchtum an der Wiege Europas, Munich, 1980;  J. Felten, Äbte und Laïenabte im Frankenreich, Stuttgart, 1980.

[9] Il y a une énorme bibliographie sur Cluny. Le livre de Kassius Hallinger reste un classique :  Kassius Hallinger, Gorze Kluny.  Studien zu den monastischen Lebenformen und Gegensätzen im Hochmittelalter, 2 vol. Roma, 1951. On peut aussi consulter Spiritualità cluniacense, Atti del 2º congresso del Centro di studi sulla spiritualità medievale, Todi, 1960; P. Lamma, Momenti di storiografia cluniacense, Roma, 1961; J. Fechter, Cluny, Adel und Volk.  Studien über des Verhältnis des Klosters zu den Ständen (910-1156), Tübingen, 1966.

 

[10] Voir Jean-Berthold MAHN, « L’Ordre cistercien et son gouvernement. Des origines au milieu du XIIIe siècle (1098-1265), Paris 1945.

[11] L’expression est de Eutimio Sastre Santos dans La vita religiosa nella storia della Chiesa e della società, Studi e ricerche (Milano: Ancora, 1997), p. 319. Cet ouvrage décrit d’une façon très juste le caractère tout à fait innovateur de la structure juridique cistercienne.

[12] Vultum Dei Quaerere, art 8 § 1.