Écrits et conférences d'intérêt général



 

 

 
 

Apprendre à prier ou apprendre à vivre?

Armand Veilleux

 

En tant que chrétiens, nous appartenons à une longue tradition spirituelle qui, se rattachant à Jésus de Nazareth, pousse ses racines dans l'expérience religieuse quatre fois millénaire du peuple d'Israël. Or cette expérience religieuse, pour particulière qu'elle fût, ne s'est pas élaborée indépendamment de celle des autres peuples du Moyen Orient, ni uniquement en réaction contre les traditions et les coutumes de ces derniers. Elle a germé dans le substrat religieux commun de l'humanité. Finalement, la grande, tradition religieuse judéo-chrétienne n'a jamais été une réalité immuable; au contraire, elle n'a cessé d'évoluer, depuis ses origines jusqu'à nos jours.

C'est pourquoi, lorsque nous voulons approfondir la prière des grands témoins bibliques, il est bon de la resituer dans le contexte plus large de l'expérience religieuse de l'humanité tout entière. Et lorsque, de nos jours, beaucoup de chrétiens ressentent un goût pour la prière et désirent apprendre ou réapprendre à prier, ce phénomène mérite d'être analysé en relation avec l'évolution du sentiment religieux et de la relation de celui-ci avec l'expérience de foi chez l'homme contemporain.

 

Apprendre à prier

Il n'est pas rare de nos jours d'entendre des personnes, s'adressant à un guide spirituel, se présentant à l'hôtellerie d'un monastère ou encore dans un «Centre de prière», reprendre à leur compte la demande des disciples à Jésus : «Apprends-nous à prier » .

L'insatisfaction profonde engendrée par une civilisation matérialiste et unidimensionnelle — que ce soit celle de nos sociétés capitalistes occidentales ou celle des régimes socialistes plus ouvertement athées — explique sans doute en grande partie cette soif de valeurs spirituelles. Mais cette explication est-elle suffisante? Et s'agit-il toujours d'une authentique soif de valeurs spirituelles?

Beaucoup de chrétiens ayant abandonné il y a déjà assez longtemps les formes traditionnelles de prière parce qu'elles ne leur semblaient plus répondre à leurs besoins spirituels, et ayant pratiquement cessé de prier, éprouvent un malaise assez proche d'un sentiment de culpabilité qu'ils désirent calmer en retrouvant la prière sous de nouvelles formes, à travers de nouvelles méthodes ou techniques. D'autres ressentent, au-delà de ce vide, un besoin et même un désir beaucoup plus profonds, et veulent être guidés sur les voies de l'expérience spirituelle.

On ne peut nier que ce renouveau, à quelque niveau qu'il se situe, doit être mis en relation avec un vaste réveil religieux, un vaste mouvement de résurgence du sentiment religieux qui n'est pas le propre du christianisme mais que l'on constate également dans les religions d'Asie, dans les religions traditionnelles de l'Afrique noire et dans l'Islam, par exemple. Un tel réveil religieux ne doit pas être assimilé trop rapidement à un renouveau spirituel et n'y conduit pas nécessairement. Ce peut même être le dernier sursaut d'une forme de religiosité en train de dis- paraître dans le contexte de l'apparition d'un nouvel équilibre et d'une nouvelle relation entre l'expérience de foi et son expression religieuse.

 

Foi et religion

S'il faut se garder de dissocier foi et religion, il est tout aussi important de ne pas les confondre. Par foi j'entends l'expérience spirituelle authentique par laquelle une personne prend contact avec son être profond, entre en relation avec Dieu qui l'habite, et devient consciente des liens qui l'unissent à Lui, au reste de l'humanité et à tout le cosmos. Quant à la religion, elle est constituée par l'ensemble des traditions, des croyances, des rituels et des règles morales qui constituent l'expression de la mémoire collective de cette expérience de foi, et par lesquels celle-ci peut être maintenue, soutenue et en quelque sorte revécue. Une collectivité peut aussi y trouver son identité et sa cohésion.

Chaque fois que l'homme, à travers l'histoire, a fait une expérience mystique ou spirituelle plus signifiante pour lui, il a senti le besoin d'en objectiver le souvenir dans une stèle, un autel ou un temple, et de revivre périodiquement cette expérience dans des rites, des sacrifices, des liturgies. Par cette activité religieuse, l'homme entre en contact avec le substrat religieux collectif qui s'exprime dans les mythes et les grands archétypes élaborés dans les diverses religions. Or, à notre époque où nous assistons à une expansion considérable du champ de la conscience dans tous les domaines, le pouvoir collectif des rites et des cultes a fortement diminué et l'on assiste à une perte de terrain du «rituel» et donc du «religieux» pris en ce sens restreint et spécifique, au bénéfice de l'expérience mystique proprement dite. L'individu perçoit beaucoup plus sa responsabilité personnelle d'exprimer son expérience de foi à travers sa vie plus qu'à travers une activité rituelle. La diminution radicale — au cours des dernières décennies — de la «pratique religieuse» au sens traditionnel est peut-être à mettre en relation avec ce développement d'une portée inouïe plus qu'avec une quelconque déchristianisation ou la progression du matérialisme athée.

Si la force d'évocation des symboles rituels collectifs du passé s'est émoussée, l'homme contemporain est devenu plus sensible à la valeur symbolique — d'une intensité parfois extrême — des réalités qu'il vit ou qui l'entourent. Le phénomène de la torture, présent dans toutes les parties du monde, est devenu pour l'homme contemporain un symbole bouleversant et éloquent de la présence active des forces du mal dans l'humanité, beaucoup plus que n'importe quel symbole «liturgique» devenu désuet et souvent incompréhensible sans explications.

Ne serions-nous pas présentement à un tournant important de l'histoire humaine où la relation entre l'expérience de foi et son expression religieuse, aussi bien que leur point de jonction, sont en train d'être redéfinis, non seulement au sein du christianisme, mais dans toutes les traditions religieuses de l'humanité? Et ne serait-ce pas là la réalisation authentique quoique malheureusement très tardive d'un aspect important du message de Jésus de Nazareth? Et si c'était bien le cas, il serait évidemment important de bien distinguer parmi les nombreux éléments du phénomène contemporain de renouveau des formes de prière, ce qui va dans la ligne de cette évolution capitale, et ce qui est réaction instinctive de conservation et de sécurisation face aux perspectives proprement angoissantes ouvertes par une telle évolution.

Dans notre effort pour acquérir une meilleure compréhension du phénomène contemporain à la lumière de la tradition, arrêtons-nous donc quelque peu à la prière de Jésus de Nazareth et des autres témoins de la tradition spirituelle au sein de laquelle il est né et a vécu.

 

La prière des témoins bibliques

Avec le temps, toute religion court le danger de l'extériorisation, du formalisme et du ritualisme. On continue à répéter les traditions, à réciter les formules, à pratiquer les rites; mais l'expérience de foi qui avait été à l'origine de tout ce mouvement religieux et lui donnait son sens Zone de Texte: 136  est graduellement oubliée ou s'affaiblit. Le peuple d'Israël ne sut pas échapper à ce danger, même s'il se distinguait de tous les autres peuples qui l'entouraient par son expérience d'un Dieu personnel partageant sa vie, ses guerres, ses efforts de libération, etc. C'est pourquoi les grands prophètes d'Israël mirent constamment le Peuple en garde contre cette illusion d'un culte qui serait coupé de la vie concrète, de la justice, de l'amour et de la fidélité à l'homme aussi bien qu'à Dieu.

Les psaumes nous révèlent de même une spiritualité soudée à la vie de tous les jours. Si ces belles formules de prière continuent à être utilisées encore de nos jours, après près de trois millénaires, cela ne peut s'expliquer simplement par le fait de prescriptions canoniques. Il y a en eux quelque chose qui rejoint en profondeur l'être humain de tous les temps et des diverses cultures. Ils expriment toute la gamme des sentiments religieux que l'homme peut vivre. Par-dessus tout, les psaumes sont la prière d'êtres humains vivant non seulement en communion avec Dieu, mais aussi en contact avec eux-mêmes : avec leurs désirs, leurs peurs, leur confiance, leurs sentiments de haine et d'amour, de vengeance et de pardon. Si nous sommes parfois mal à l'aise de nos jours avec certains psaumes dits imprécatoires, au point de les supprimer de notre prière chrétienne ou de les tronquer, c'est peut-être que nous avons peur d'être confrontés avec les mêmes sentiments que nous portons au fond de nos propres coeurs. Or si nous n'exorcisons pas ces peurs et ces passions en les faisant jaillir à la surface de notre conscience dans la prière, elles continueront d'empoisonner notre vie et celle des autres.

Israël ne pouvait cependant pas ne pas appartenir à son époque, même en ce qui concernait la vie religieuse. Sa religion était celle d'une époque où le rôle joué par l'inconscient collectif, les mythes, les grands symboles archétypaux était prépondérant. Israël a continué, malgré la tendance spiritualisante des psalmistes et des prophètes, à sacrifier par milliers taureaux, béliers, agneaux, etc., et se laissa même souvent tenter par le désir d'offrir des sacrifices humains. Derrière ces pratiques se trouve la conception d'un Dieu qui, pour se laisser apaiser et «gagner», exigeait des sacrifices et du sang. On y trouve aussi la conviction que certains actes faits ou subis ont en eux-mêmes, indépendamment de la liberté humaine, une valeur affectant l'existence et l'être de la personne.

Jésus de Nazareth, par sa vie comme par sa prédication, enseigne — à la suite des prophètes, mais allant bien au-delà d'eux — que l'expérience spirituelle de foi doit s'exprimer avant tout dans une vie faite de respect de l'autre, de service mutuel, de justice, d'amour. Il ne suffit pas de dire «Seigneur, Seigneur » pour entrer dans le royaume des cieux, mais il faut vivre dans la pauvreté et la pureté du coeur. L'heure est enfin venue où il ne s'agit plus d'offrir à Dieu un culte ni au Temple de Jérusalem ni sur le mont Garizim, mais en esprit et en vérité. Le «Notre Père», qui constitue la réponse de Jésus aux disciples qui lui demandent de leur apprendre à prier, n'est pas une formule de prière à répéter mais une règle de vie. Par chacune des « pétitions», le priant est renvoyé à sa responsabilité de voir à ce que, dans et par sa vie, le nom de Dieu soit sanctifié, que son règne arrive et que sa volonté soit faite. Il est aussi renvoyé à ses besoins matériels, ses conflits, ses péchés et son besoin de pardon.

Issu de la tradition religieuse d'Israël, Jésus est en pleine rupture avec elle (et aussi avec toutes les traditions religieuses antérieures) sur l'aspect proprement «religieux», c'est-à-dire l'aspect rituel et surtout sacrificiel. Son Père n'est pas un Dieu qui exige des sacrifices ni d'êtres humains, ni d'animaux, pas plus d'ailleurs que le Yahvé de l'Ancien Testament, comme le montre l'étude attentive de la réalité spirituelle en Israël. Il ne désire pas la mort, mais la vie. Jésus est venu pour que tous aient la vie en plénitude; et, paradoxalement, il est mort de mort violente pour avoir refusé et rejeté toute conception violente de Dieu et de la «religion».

Depuis des millénaires l'homme avait réussi à vivre, malgré la violence qui l'habitait, parce qu'il avait transposé cette violence dans des rites. Jésus a défait l'enveloppe de ce processus mythique. Il n'a pas été la «victime innocente» acceptant de jouer le rôle mythologique traditionnel du bouc émissaire. Il a été l'homme faisant consciemment face à son sort, acceptant lucidement quoique douloureusement la conséquence de ses actes et de ses paroles. Par sa mort violente, aucunement rituelle, il renvoie l'homme à sa propre violence, celle qu'il porte en lui depuis toujours. Ceux qui ont liquidé Jésus ont été mus par la peur de l'homme de tous les temps confronté sans voile et sans défense à tout ce qu'il porte de violence, de haine et d'instinct de destruction en son propre coeur — et incapable de supporter cette confrontation exigeante.

Jésus a mis fin à toute religion sacrificielle. Et c'est sans doute l'un des plus grands paradoxes de l'histoire du christianisme que l'on ait très tôt interprété sa mort en termes sacrificiels, transformant en interprétation théologique ce qui, dans le Nouveau Testament, n'était encore qu'un parallèle avec le monde sacrificiel de l'Ancienne Alliance !

Peut-être sommes-nous enfin arrivés aujourd'hui au point où cet aspect essentiel du message de Jésus peut se réaliser et est de fait en train de se réaliser, non seulement dans le christianisme historique, mais aussi dans les autres grandes religions de l'humanité. Grâce à un développement de la conscience humaine, qui fait sans doute partie de la marche de l'humanité vers son plérôme, beaucoup de choses qui étaient refoulées depuis des millénaires dans le subconscient collectif sont remontées au niveau du conscient, et les grands archétypes traditionnels ont perdu leur efficacité. La foi ne peut en aucun moment éviter le test de la vie concrète; moins que jamais elle ne peut aujourd'hui se réfugier dans le rite.

 

La prière en Esprit et en Vérité

Jésus est tout entier prière, dans son être même comme dans sa vie, parce qu'il est tout entier relation au Père, désir orienté vers le Père. Tout son être s'exprime en plénitude dans l'exclamation «Père ! » Mais en même temps, son être ne peut être dissocié de sa mission. C'est pourquoi les quelques prières que les Évangélistes mettent sur ses lèvres sont intimement liées à son œuvre de salut : « Je te rends grâce, Père, de ce que tu as caché ces choses aux sages et aux grands et que tu les as révélées aux tout-petits...» «Je ne te prie pas seulement pour ceux-ci, mais pour tous ceux qui, grâce à leur parole, croient en moi...»

Le Jésus au nom de qui nous prions •— en la personne de qui nous prions — n'est pas simplement un personnage historique ayant vécu il y a deux mille ans. Il est ressuscité et il transcende toutes les limites de temps et d'espace. Il nous est présent au point d'entrer dans la structure même de notre être personnel, puisqu'il est le plérôme dont nous participons tous. Par le fait qu'il a reçu le Nom, et que la plénitude de la divinité habite en lui, il est la plénitude de la conscience, la plénitude du « moi ». Dans la mesure où nous vivons consciemment, où nous sommes en contact avec notre «moi», où nous sommes «nous-mêmes» (de notre moi profond et véritable), dans la même mesure nous participons à son être, nous devenons des être de désir et de relation : nous devenons prière.

La prière de Jésus à Gethsémani, à l'instar de celle du psalmiste, mais avec immensément plus d'intensité, est celle d'un homme en contact avec lui-même, avec sa peur et son angoisse devant l'échec apparent de sa mission auprès des hommes, tout aussi bien qu'avec le sens de sa mission elle-même. Parce qu'il est ainsi «en contact», il peut vivre ces réalités déchirantes sans être brisé. Sa prière est celle d'un homme libre. Il nous enseigne à ne plus objectiver nos misères dans de quelconques boucs émissaires, mais à faire face à nos propres misères, nos propres échecs, nos propres carences d'être.

Lorsque l'homme prend existentiellement contact avec ses blessures et ses faiblesses, la conscience de ses besoins naît en lui et s'exprime spontanément en prière de demande et de supplication. Mais, sous-jacent à tous ces besoins, il y a en lui un désir plus profond qui est une aspiration radicale et transcendantale à l'Être, à la Vie, à la Plénitude. Créé à l'image de Dieu, ayant reçu en Iui-même à sa création une semence de vie divine, l'homme est né avec une capacité infinie de croissance, dont toutes les potentialités ne sont pleinement révélées qu'en Jésus, en qui cette semence de vie divine a atteint son plein épanouissement. En lui l'image de Dieu est parfaite; il est tellement homme — tellement homme tel que Dieu a appelé l'homme à être — qu'il en est Dieu. Si Jésus est tout entier «prière» parce qu'il est tout entier désir tourné vers le Père, notre vie à nous aussi devient prière, dans la mesure où nous vivons consciemment ce désir, cette aspiration à la Vie qui constitue notre être.

Ce désir n'est pas quelque chose que nous avons à susciter en nous; il nous est donné. Il est le gémissement de l'Esprit dont parle Paul au chapitre 8 de l'Épître aux Romains . «Nous ne savons pas prier, mais l'Esprit de Dieu prie en nous par des gémissements ineffables.» Et, quelques versets plus haut, Paul avait expliqué comment l'Esprit de Jésus s'unit à notre Esprit pour émettre avec lui un seul et même cri : « Abba, Père», qui est de nous et de lui à Ia fois, et par lequel nous sommes constitués et proclamés fils de Dieu. De plus, Paul met ce «cri» en relation avec le gémissement qui «travaille» toute la création, qui gémit elle aussi dans les douleurs de l'enfantement, attendant la pleine révélation de l'adoption des fils de Dieu. Nous faisons donc tous partie d'une grande prière cosmique qui s'exprime totalement et substantielle- ment en Jésus. Cette prière devient nôtre — et nous devenons prière — dans la mesure où et quand nous l'assumons consciemment en l'exprimant.

Comment l'exprimer? — On constate ici des différences non négligeables entre les diverses traditions religieuses. Devant le mystère de la divinité, l'homme religieux de la tradition judéo-chrétienne est facile- ment loquace. Il essaye de dire son Dieu, oubliant même un peu trop facilement que toutes les images qu'il utilise pour ce faire ne sont, précisément, que des images et que celles-ci deviennent des idoles dès qu'on oublie leur caractère relatif. H essaye aussi de se dire à son Dieu, de lui exprimer ses besoins, ses attentes, ses remerciements, son adoration, son amour, etc., utilisant le langage des gestes aussi bien que celui des mots. L'homme religieux des grandes traditions d'Extrême-Orient, surtout celles de l'Inde, préfère spontanément l'adoration silencieuse devant le mystère du divin. Il préfère se perdre en Dieu plutôt que de le dire ou de lui parler.

L'affaiblissement des grands archétypes traditionnels, de concert avec la crise du langage qui affecte depuis longtemps les cultures occidentales, sont pour une large part à la source de la crise de la prière que traverse l'Occident qui avait connu jusqu'ici une prière à prédominance rituelle et verbale. Cette crise très réelle ne saurait être minimisée, malgré la présence d'une authentique soif spirituelle et le développement parfois spectaculaire de certaines formes de prière.

Heureusement, notre époque se caractérise aussi par la rencontre des grandes religions du monde qui avaient vécu jusqu'ici isolées les unes des autres. Le fait que le Verbe de Dieu s'est incarné à l'intérieur d'une tradition religieuse déterminée — tout comme il s'est incarné à un point précis du temps et de l'espace — n'enlève rien à la valeur des autres traditions religieuses. De nos jours le christianisme, s'il veut être fidèle à la visée universaliste du Christ lui-même, doit savoir intégrer les formes religieuses des autres traditions spirituelles, dans l'expression de sa foi au Christ. Dans ce domaine, l'Occident chrétien a beaucoup à apprendre des traditions mystiques de l'Orient, pour arriver à épanouir ses propres racines mystiques. Et de fait, de plus en plus de chrétiens sont attirés vers la prière d'adoration silencieuse.

Dans le réveil religieux actuel, dont on ne peut que se réjouir, il est important de distinguer ce qui est orienté vers l'avenir et la vie, de ce qui est vestige du passé. Les formes de spiritualité qui développent une expérience mystique et contemplative enfouie dans le quotidien, indissociable de la recherche humaine de croissance psychologique et de maturité affective, ainsi que de la lutte pour la justice, me semblent constituer le cœur de l'Église de demain. Quant à la recrudescence du fondamentalisme religieux, au retour en force du ritualisme et au développement d'une prière verbale faisant un large appel au substrat subconscient collectif, j'y vois l'un des derniers sursauts d'une forme de religiosité en train de subir une profonde transformation. Car nous sommes bel et bien à un point charnière de l'histoire de l'humanité, à la jonction de deux grands cycles de civilisation où la relation entre expérience de foi et expression religieuse est en pleine mutation.

 

La prière peut-elle s'enseigner ?

Beaucoup d'Occidentaux vont en Orient ou chez des maîtres orientaux pour apprendre la méditation et la prière; beaucoup d'autres, comme je l'ai signalé au début, se présentent ici en Occident, chez des guides spirituels ou dans des Centres de prière, demandant : « Apprends- moi à prier!» Mais peut-on enseigner la prière? Si la prière la plus vraie et la plus profonde est le Souffle de l'Esprit au fond de notre coeur, un humain peut-il l'enseigner à un autre humain? Une mère enseigne-t-elle à son enfant à respirer?

Évidemment on ne respire pas avec la même facilité dans n'importe quel contexte. Si l'on enferme quelqu'un dans une caisse hermétiquement fermée, il ne pourra pas respirer longtemps. Sans aller jusqu'à un tel extrême, il est évident que toute atmosphère polluée rend la respiration difficile. Aussi, ce n'est pas en donnant aux ouvriers de l'amiante, par exemple, des leçons de bonne respiration qu'on les protégera de l'amiantose.

On rencontre parfois des personnes qui vivent des situations tout à fait fausses ou fort ambiguës dans leur vie matrimoniale, communautaire, sociale, etc., et qui veulent qu'on leur enseigne à prier, mais ne sont pas disposées à remettre en question leur vécu et à y rétablir l'harmonie. La prière ne leur est guère possible, même avec l'utilisation des méthodes les plus sophistiquées.

Apprendre à prier? — Peut-être. Apprendre à vivre surtout! Encore plus que d'apprendre à prier il s'agit d'apprendre à vivre de telle sorte que toute notre vie soit prière, qu'elle soit une présence aussi constante que possible à cette soif de vie qui est la respiration de l'Esprit de Dieu en nous. Une vie de prière, c'est une vie intégrée, une vie dont tous les éléments forment un tout harmonieux, où l'on est en harmonie avec soi-même, avec les autres, avec le cosmos, avec Dieu. L'harmonie est prière.

Apprendre à vivre c'est apprendre à croître, et pour cela apprendre à guérir ses blessures et aussi apprendre à vieillir. Comment devenir ou rester une personne de prière sans être en pleine communion avec le mouvement de la vie qui nous porte progressivement et irrévocablement vers la conclusion de notre pèlerinage terrestre? Apprendre à vieillir prend une importance spéciale dans notre société moderne contraceptive où l'on se meurt de vieillissement, mais où l'on prétend demeurer jeunes indéfiniment, refusant aux vrais jeunes le support et l'apport d'une vraie vieillesse. Et quoi de plus beau qu'un vieillard dont la vie est devenue prière?

Et finalement, apprendre à vivre — et donc à prier — c'est aussi apprendre à mourir, car la mort ne s'improvise pas. Et là encore, la leçon suprême nous vient de la prière de Jésus à Gethsémani et sur la croix. La remise totale de son être dans le déchirement d'un cri : «Je remets mon esprit entre tes mains» exprime tout son être de prière, de total abandon, d'offrande absolue et inconditionnelle. Au delà de toute les offrandes rituelles et de toutes les formules d'offrande, notre mort sera notre ultime prière. Notre vie de chaque jour doit en être une anticipation consciente.


 

dans :

La Bible en prière (ouvrage collectif)

par : Guy Couturier,  Jean Duhaime,  Jean Martucci

Jean-Louis D'Aragon, André Myre,

Pierre Guillemette. Armand Veilleux

pp. 133-142