Vie religieuse en général



(Dernière mise à jour le 22 juillet 2008)

 

 

 
 

La rencontre de Dieu dans l’action

 

Conférence pour le groupe de l'ANPAP,  

 

lors de la 22ème Marche Saint Benoît, à Scourmont, le 23 septembre 2001

 

 

 

Chers amis,

 

            Notre réflexion, si vous le voulez bien, embrassera plusieurs thèmes qui, je crois, se complètent et s'éclairent l'un l'autre. 

 

            Il y a tout d'abord le thème général choisi pour la "Route Saint Benoît" de cette année : "Avance au large".  Ces mots sont tirés d'un récit de l'Évangile de Luc sur lequel vous avez déjà médité en groupes.  Ces paroles, adressées par Jésus à Pierre sont aussi traduites dans les traductions récentes par : "Avance en eau profonde".  Chacune de ces deux traductions apporte une nuance un peu différente. Elles se complètent l’une l’autre.

 

            Personnellement, lorsqu'on m'a demandé de choisir un thème pour cet entretien, j'ai choisi: "La rencontre de Dieu dans l'action", car je crois que c'est lorsque nous acceptons les tâches que Dieu nous confie, lorsque nous acceptons d'aller au large ou en eaux profondes, c’est alors que nous rencontrons vraiment Dieu dans l'exercice même de la tâche qu'il nous a confiée.

 

            Nous n'arriverons pas à prier -- ou en tout cas la prière n'aura jamais une grande place dans notre vie -- si nous considérons qu’elle est une activité que l'on exerce à certains moments de la journée ou de la semaine et si nous estimons que les temps consacrés à la prière sont des moments soustraits à notre temps de travail ou à nos moments de loisirs.

 

            Beaucoup de personnes sont heureuses de pouvoir prendre de temps à autre une journée ou une fin de semaine de prière -- dans un monastère par exemple. Cela est évidemment très bien !  Oui, cela est très bien, mais dans la mesure où ces moments sont des temps forts dans une vie où la prière a toujours sa place.  Si l’on pense qu’il suffit de faire ainsi de temps à autres des moments intenses de prière, sans se préoccuper d’imprégner ses activités habituelles de prière, on se fait illusion.

 

            La prière est essentiellement communion avec Dieu, rencontre de Dieu.  On peut aussi dire qu'elle est dialogue avec Dieu.  Mais lorsqu'on dit "dialogue" on pense déjà à une conversation, au fait que Dieu nous dit quelque chose et que nous lui disons quelque chose.  Cela peut évidemment arriver dans la prière;  mais celle-ci, dans sa nature profonde, est pure rencontre avec Dieu, le simple fait d'être présent -- une présence mutuelle.

 

            Dieu nous est toujours présent -- plus que nous pouvons être présents à nous-mêmes.  Le problème est que nous ne sommes pas toujours présents à cette présence.  Il nous faut, périodiquement, et même plusieurs fois par jour, nous arrêter pour raviver notre conscience de cette prière, dans des moments où, en commun aussi bien qu'en privé, nous parlons à Dieu, écoutons sa parole ou bien nous nous laissons simplement pénétrer par le sens de sa présence, dans le silence.  Ce sont autant de moyens d'exprimer notre prière, de faire nôtre la prière de l'Esprit Saint en nous (cf. Rom. 8).  Mais la prière doit pré-exister en nous à toutes ces formes d'expression.  Autrement l'expression serait vide.

 

            Puisque la prière est rencontre de Dieu, nous devons le rencontrer dans notre action, dans toutes nos activités, si nous voulons le rencontrer au moment où nous cessons nos activités pour nous "mettre en prière", comme nous disons. Les grands témoins bibliques de l'expérience de Dieu sont des personnes qui ont fait l'expérience de sa rencontre au coeur même de l'exercice de leur mission, et non au cours d'un repos sabbatique ou dans une expérience intemporelle.  Leur rencontre de Dieu s’est toujours inscrite dans un cheminement humain fait de joies et de peines, de succès et de défaites, de lutte et de communion.

 

            Plutôt que de réfléchir dans l'abstrait sur cette question, j'aimerais le faire à partir de trois modèles.  Le modèle par excellence est évidemment Jésus. Mais j'aimerais en prendre aussi deux autres, un du Nouveau Testament et un de l'Ancien Testament.  Pour le Nouveau Testament, notre modèle sera précisément Pierre, que nous retrouverons dans l’Évangile d’aujourd’hui, et pour l'Ancien Testament ce sera Moïse.

 

            Dans notre tradition monastique, une forme privilégiée de prière est ce qu’on appelle la lectio divina, qui consiste à lire la Parole de Dieu, en se laissant imprégner et interpeller par cette Parole.  Et dans l’Écriture, le message qui nous est destiné se trouve exprimé tout autant à travers les événements qui nous sont racontés qu’à travers les paroles mêmes.  C’est pourquoi j’aime prendre comme base de notre réflexion non pas une ou l’autre « parole » de l’Écriture, mais l’expérience vécue par quelques témoins privilégiés.

 

 

 

Commençons par Moïse

           

            Son histoire est fascinante.  Il est dit de lui qu'il parlait à Dieu face à face, comme à un ami.  Voyons dans quelle circonstances.

 

            Le livre de l'Exode nous raconte d'une façon élaborée et détaillée les relations de Moïse avec son Dieu.  Cette expérience s'inscrit au coeur de l'histoire de son peuple et du rôle qu'il est appelé à jouer dans cette histoire.  Il y a déjà là une leçon pour nous.  Nous appartenons à l'humanité, nous vivons à un moment précis de l'histoire de l'humanité, dans un pays déterminé, dans un contexte social bien précis où nous pouvons avoir des responsabilités.  Une prière qui ferait abstraction de tout cela ne serait pas réelle.  Non seulement nous devons apporter toutes ces préoccupations dans notre prière;  mais c'est au coeur de cette expérience humaine que se situe notre rencontre de Dieu.  (Notre prière, ces jours-ci ne peut pas faire abstraction de ce qui s’est passé aux États-Unis il y a deux semaines, et surtout pas des répercussions que cet événements ont eues et risquent d’avoir encore sur la situation internationale).

 

            Moïse naît à un moment où son peuple est exilé en Égypte et réduit pratiquement en esclavage.  Comme le peuple Juif se multiplie trop rapidement au goût des Égyptiens, le Pharaon décrète que tous enfants mâles doivent être tués au moment de leur naissance et que l'on ne doit laisser vivre que les filles.  Moïse naît à ce moment, et il est sauvé de cette extermination de la façon que l'on sait.  Il est adopté par la fille du Pharaon et grandit dans sa maison.  Il est destiné à jouer un rôle politique important en Égypte. Il a un avenir brillant devant lui.  Une circonstance apparemment fortuite fait cependant que tout cela s'écroule un jour.

 

            Voici l’événement en question :  Moïse reprend contact avec ses racines, avec son peuple.  Il découvre alors que son peuple est opprimé et il veut défendre les siens.  Il suscite à son égard la colère du Pharaon, sans gagner pour autant la confiance des Juifs.  Il doit fuir à l'étranger.  À quarante ans, au milieu de sa vie, tout s'écroule sous ses pieds et il doit recommencer à zéro.  Il connaît pour la première fois l'échec et un échec radical. 

 

            L'échec est un élément important de toute vie humaine.  Or il se fait que l'échec est presque toujours le moment d'une rencontre de Dieu, ou en tout cas un moment qui prépare à une rencontre de Dieu, car l'expérience de l'échec nous fait prendre conscience de notre fragilité, de nos limites, de notre situation de créature et de notre dépendance de Dieu.   Si nous assumons lucidement, et si possible humblement, nos échecs, ils nous préparent toujours à une nouvelle rencontre de Dieu.  C'est ce qui est arrivé à Moïse.

 

            En terre étrangère, son grand coeur et sa galanterie lui valent de trouver une épouse et il devient simple ouvrier de son beau-père Jéthro.  Son travail consiste à paître les troupeaux de son beau-père.  Et c'est au cours de ce travail qu'il fera une expérience de la rencontre de Dieu dans la scène bien connue du buisson ardent qui est l'une des premières et sans doute la plus belle description biblique de l'expérience mystique.  C'est cette rencontre de Moïse avec Dieu que je voudrais maintenant analyser un peu plus en détail, car elle nous apprend beaucoup sur la rencontre de Dieu -- ou la prière.  Mais il était important, je crois, de souligner tout ce qui, dans la vie de Moïse, avait préparé à cette rencontre : aussi bien son lien profond à son peuple que son expérience de l'échec personnel et le courage avec lequel il assume toute tâche qui lui est confiée.

 

            Un jour, au cours de son travail, alors qu'il fait paître les troupeaux de son beau-père, il s'avance plus loin que d'habitude dans le désert.  Ce détail, comme tous les éléments du récit, a une valeur et un sens symbolique.  Aller plus loin dans le désert c'est comme aller "au large" sur la mer.  C'est abandonner toutes les sécurités auxquelles on s'accroche d'habitude, assumer toute sa vulnérabilité.  (La même chose qu'a vécu Jacob dans son combat corps à corps avec Dieu).

 

            Parce que Moïse est maintenant dépouillé de tout ce qui peut le distraire de l'essentiel (cf. Job), parce que son coeur est pur, il peut voir Dieu.  Ses yeux peuvent s'ouvrir à une lumière nouvelle.  Tout dans sa vie peut alors devenir un signe, une manifestation de la présence de Dieu.  Qu'y a-t-il de plus ordinaire qu'un buisson dans le désert ?  Et pourtant, tout à coup, l'un des vulgaires buissons qui se trouvent devant lui apparaît tout lumineux.  Il veut s'avancer pour voir de plus près ce phénomène mais une voix intérieure lui dit : Moïse, n'avance pas, enlève tes sandales, car le lieu où tu es est sacré.  Remarquons bien que la voix ne lui dit pas d'enlever ses sandales avant de s'approcher du buisson qui se trouve dans un lieu sacré mais bien que le lieu où lui, Moïse, se trouve présentement, est un lieu sacré.

 

            Autre leçon à en tirer :  Lorsque nous sommes suffisamment préparés et pauvres de coeur, lorsque notre coeur est pur nous sommes prêts à voir Dieu.  Bienheureux les coeurs purs, ils verront Dieu.  Alors tout lieu où nous sommes, notre usine, notre bureau, notre champ, tout lieu où nous vivons ou travaillons devient un lieu sacré.  Tout objet, même le buisson le plus ordinaire, peut devenir une manifestation de la présence de Dieu et nous mettre en relation avec Dieu.  Ce n'est pas en sortant de notre vie de tous les jours que nous rencontrons Dieu, mais en y pénétrant en profondeur, nous dégageant de tout ce qui en elle est superficiel.

 

            C'est alors que se produit cette rencontre entre Dieu et Moïse, décrite dans des détails si beaux et touchants, dans le livre de l'Exode.

 

            C'est d'abord Dieu qui fait une confidence à Moïse.  Il lui dit qu'il a vu l'affliction de son peuple en Égypte et qu'il a décidé de l'en délivrer.  Cette confidence est possible, parce que Moïse a fait la même expérience.  Il a vu lui aussi l'affliction de son peuple et a essayé, avec ses petits moyens de l'en délivrer.  Deux personnes ne peuvent vraiment causer d'un sujet que si elles ont toutes les deux un intérêt dans cette chose.  Si Moïse était resté calmement dans la cour du Pharaon d'Égypte, s'il n'était pas retourné vers son peuple, s'il ne s'était pas laissé émouvoir par la souffrance de son peuple au point de compromettre complètement son avenir, il n'aurait pas rencontré Dieu au désert et Dieu n'aurait pas pu lui parler de cette souffrance.

 

            Il y a alors suffisamment en commun entre Dieu et Moïse pour que Dieu puisse passer à l'étape suivante.  Dieu a décidé de confier à Moïse la tâche de libérer son Peuple, et tout d'abord de l'envoyer à son peuple comme son messager.  Moïse a suffisamment connu l'échec et est suffisamment conscient de ses limites pour recevoir une telle tâche avec beaucoup d'hésitation et une extrême prudence.  Il pose alors à Dieu deux questions -- les deux questions les plus fondamentales de l'existence humaine, mais aussi les deux questions les plus importantes dans toute relation personnelle.  Les deux questions qu'il pose à Dieu peuvent se résumer à ceci : "Qui es-tu?" et "Qui suis-je".  Quand le peuple me demandera qui m'a envoyé, que répondrai-je? Qui es-tu? Et puis, qui suis-je, moi qui connais maintenant si bien mes limites, pour remplir une telle tâche.

 

            À la première question Dieu répond d'une façon très mystérieuse : "Je suis celui qui est".  Et à la seconde il ne répond pas directement, disant simplement « Je serai avec toi ». 

 

            On pourrait s’allonger sur la façon dont, tout au long des quarante ans d’exode, la relation de Moïse avec Dieu et sa mission auprès du peuple seront totalement inséparables.  Mais il nous faut passer à un autre témoin.

           

 

 

 

Parlons maintenant de Pierre

 

            Pierre est un autre personnage fascinant. Il est tout entier dans ce qu'il fait, y compris dans ses bévues et dans ses fautes. Il a avec son maître une familiarité qui est l'essentiel de la prière.

 

            Quand Jésus demande à ses disciples "Et vous, qui dites-vous que je suis?", Pierre répond aussitôt : "Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant" (cf. Marc 8,29 et paral).  Il est l'un des trois disciples que Jésus amène avec lui lors de la Transfiguration et c'est lui qui dit : "Il fait bon d'être ici, faisons trois tentes..." (Marc 3,5). (Nous retrouverons les mêmes disciples auprès de Jésus à Gethsémani)

 

            C'est aussi lui qui dit:  "Seigneur, voici que nous t'avons suivi... qu'aurons nous en récompense ?" (Mc 10,28).  C'est aussi lui qui renie Jésus (Mc 14...), puis qui pleure amèrement son reniement: 

 

            La scène "va en eau profonde" mérite d'être un peu plus analysée.  (Luc 5,1-5). Cette scène se situe au début de la vie publique de Jésus.  Les foules le suivent et le pressent.  Même lorsqu'il veut s'éloigner dans le désert, elles l’y accompagnent.  Un jour, alors qu'il prêche sur le bord du lac de Génésareth, il est tellement pressé par la foule qu'il monte dans une des deux barques, celle de Pierre, qui exerce encore alors son métier de pêcheur. 

 

            Ici, comme dans le cas de Moïse, Jésus rencontre Pierre dans son travail habituel, et après un échec.  Pierre a pêché toute la nuit et n'a rien pris. Il est conscient de son échec et n'essaye pas de le cacher.  Lorsque Jésus lui dit : "Avance en eau profonde et jette les filets" il répond: "Maître, nous avons peiné toute une nuit sans rien prendre, mais sur ta parole je vais lâcher les filets." Il se remet à la tâche et avec quel succès !  C'est alors que son travail habituel se transforme en lieu de rencontre du Seigneur.  Il tombe à genoux et dit:  "Éloigne-toi de moi, Seigneur, car je suis un homme pécheur!"  (voir Moïse et ses sandales...) Et Jésus lui dit de ne pas craindre... désormais il sera pêcheur d'hommes.  C'est dans cette rencontre de Dieu qu'il reçoit sa mission.

 

            Prière et mission ne sont jamais séparées.  C'est dans l'exercice de sa mission que Pierre rencontre Dieu et c'est dans cette rencontre qu’il perçoit une lumière plus grande sur sa mission. 

 

            Ainsi en est-il de nous.

 

 

Jésus

 

            Il est notre Maître :

 

            Les Évangiles mentionnent à plusieurs reprises que Jésus se retirait dans la solitude, surtout la nuit, pour prier.  Et, dans quelques cas – à vrai dire, assez rares – nous avons le contenu de sa prière, c’est-à-dire que les Évangélistes nous rapportent ce que Jésus disait à son Père.  Or, nous nous rendons compte que chaque fois que Jésus se retire dans la solitude, ce n’est pas pour fuir sa mission ou fuir pour quelques temps son travail apostolique, c’est pour se préparer à prendre une décision qui le fera entrer plus profondément dans cette mission. 

 

            La première fois que nous voyons Jésus aller dans la solitude, c’est tout de suite après son baptême.  C’est évidemment un tournant important dans sa vie.  Jusqu’à ce moment-là il a vécu, sans se faire remarquer, une vie bien ordinaire dans son village.  Si bien que lorsqu’il y retournera et qu’il commencera à enseigner dans la synagogue, on se demandera ce qui lui arrive.  « N’est-il pas le fils du charpentier ? »...  Or, lorsqu’il descend dans le Jourdain, pour se faire baptiser il entend la voix du Père qui lui dit :  « Tu es mon fils bien-aimé, en qui j’ai mis toute mes complaisances ».  C’est alors qu’il commence à exercer sa mission de Messie et il a des décisions importantes à prendre.  Quel type de Messie il sera ?... Où commencera-t-il ?  À Jérusalem ou en Galilée ?  C’est à la fin de cette période de quarante jour de jeûne et de tentation qu’il prend toutes ces décisions. 

 

            Nous le voyons passer une nuit en prière avant de choisir ses disciples.  Après ses débuts en Galilée, alors que toutes les foules le suivent et lui amènent leurs malades, il se retire dans la montagne pour prier.  Et le matin, lorsqu’on vient lui dire : « les foules te cherchent » il a déjà pris une décision.  Il ira non pas à Capharnaüm, mais dans les petits villages et les bourgades.

 

Au moment où, après la multiplication des pains, on veut le faire roi, il doit choisir encore fois quel type de messie il sera : celui que les foules attendent ou bien celui qui correspond à la volonté de son Père.  C’est dans la solitude qu’il va prendre cette décision. 

 

Au moment où il est devenu clair pour lui, que les Pharisiens et les Scribes veulent le faire mourir et qu’il sait que cela va bientôt se produire, il monte sur la montagne et cette fois il amène avec lui ses disciples les plus intimes pour les faire participer à sa prière, à sa rencontre du Père.  Il est alors transfiguré ;  cette prière l’amène au-delà de l’espace et du temps, et il se retrouve avec Moïse et Élie, morts tous les deux depuis plusieurs siècles.  Et de quoi parle-t-il avec eux :  pas de grandes réalités mystiques atemporelles, mais bien de sa mission, de sa mort prochaine.  Et quand Pierre, veut tout simplement demeurer dans l’atmosphère un peu enivrante de cette rencontre dit : « Il est bon d’être ici, faisons trois tentes » , l’Évangéliste observe qu’il ne savait pas ce qu’il disait.

 

À Gethsémani, où il a amené encore une fois ses trois disciples préférés, --Pierre, Jacques et Jean – c’est encore de sa mission, de sa mort, qu’il parle avec son Père, dans la souffrance et les larmes de sang : « Père, s’il est possible que ce calice s’éloigne de moi... mais que ta volonté soit faite et non la mienne ».

 

À la dernière Cène, l’apôtre saint Jean nous rapporte la longue prière de Jésus à son Père, qu’on appelle la « prière sacerdotale ».  D’un bout à l’autre elle est l’expression de sa sollicitude pour ses disciples et pour tous ceux qui, à cause de leur enseignement et de leur témoignage, croiront en lui.

 

Enfin, sur la croix, sa prière se résumera en peu de mots exprimant son acception totale de sa mission.  « Père, pardonne-leur ce qu’ils font » et « Entre tes mains je remets mon esprit ».

 

 

Leçons à retenir

 

            Quelles sont les grandes leçons que nous pouvons retenir de ces trois exemples ou de ces trois témoins ?

 

            Partons tout d’abord du principe que la prière est essentiellement communion avec Dieu.  Cette communion signifie avant tout une union des volontés ;  c’est-à-dire que nous voulons que notre volonté soit aussi conforme que possible à la volonté de Dieu.  Union des volontés et donc union des coeurs.

 

            Lorsque nous sommes en communion avec Dieu d’une façon consciente, nous sommes en état de prière.  Accepter sereinement les événements pénibles de la vie c’est unir notre volonté à celle de Dieu.  Cette communion et cette prière pourront s’exprimer de bien des façons.  Parfois ce sera un dialogue avec Dieu.  Nous pourrons lui parler, soit pour le supplier pour nous ou pour les autres.  Nous pourrons épancher notre coeur :  lui exprimer même notre amertume ;  lui demander pourquoi il a permis que tel ou tel événement pénible soit arrivé, nous pourrons lui demander pardon pour nos péchés, nous pourrons lui exprimer notre joie de nous sentir aimés de lui.  Dans tous ces cas il se peut qu’au fond de notre coeur nous entendions sa réponse.

 

            À d’autres moments, cette rencontre se fera dans un silence total, aussi bien de sa part que de la nôtre.  Un silence qui pourra être plein, même enivrant ;  ou bien un silence pénible et lourd à porter.

 

            Cette rencontre pourra se faire au coeur du travail ("Mon Père travaille toujours et je fais de même, dit Jésus").  Participer à l’activité créatrice de Dieu est une forme de communion avec lui.

 

            Dans tous les cas, l’élément essentiel qui fait qu’il s’agit vraiment de prière, c’est que ce soit une « rencontre » de Dieu – vécue avec un degré suffisant de conscience.

 

Pour maintenir cette attention à Dieu, cette conscience de sa présence, et la conscience de le rencontrer dans tout ce que nous faisons, ils est utile d’établir des rythmes dans notre vie.  C’est le sens et la raison des prières que nous faisons à certaines heures du jour, à certains jours de la semaine ou de l’année.

 

Mais pour le rencontrer, pour le voir dans les événements et les personnes, Il faut surtout veiller à la pureté de notre coeur.  « Bienheureux les coeurs purs, car il verront Dieu », dit Jésus.  C’est pourquoi il est si important de purifier nos coeurs et nos vies.  À rien ne servirait de réciter toutes les prières possibles, de passer beaucoup de temps en retraites ou « temps forts », si nous ne nous efforçons pas de purifier notre coeur – nos désirs, nos attentes, nos motivations, et surtout notre conduite. 

           

            Je ne voudrais pas que tout ce que je viens de dire soit interprété comme un manque d’appréciation pour les moments de prière, les temps forts, les retraites, dans lesquels beaucoup de personnes sincères trouvent une nourriture spirituelle et la force de continuer à servir fidèlement le Seigneur.  Je veux simplement souligner – car cela me semble très important – que tous ces moments de prière et toutes ces formes de prière resteront vides et sans valeur s’il ne sont pas des sommets dans une recherche constante de la communion avec Dieu à travers toutes les activités de la vie.

 

            On pourrait appliquer cela par exemple à la vie familiale, comme à la vie dans le monde du travail ou de la politique ou encore dans l’Église.  (Cette application c’est à vous de la faire... quelques pistes seulement...)

 

Dans une vie familiale il y a toutes sortes de moments.  Il y a sans doute des moments de communion facile et gratifiante entre les époux ;  mais il y a aussi des moments où cette communion est difficile, voir impossible.  Il peut y avoir des échecs et même des ruptures.  Et puis il y a les joies et les épreuves dans l’éducation des enfants. Il ne suffit pas de prier au sujet de chacune de ces situations, soit pour en remercier Dieu, dans le cas où tout va pour le mieux, soit pour demander à Dieu de transformer les situations ou nos coeurs.  Il faut aussi vivre ces situations en plénitude, en pleine conscience ;  et alors elles deviennent prière.  Elles deviennent autant de buissons ardents.

 

Il en est de même dans le monde du travail et dans la vie professionnelle.

 

Dans l'un et l'autre il faut savoir aller en eau profonde : accepter la solitude des décisions difficiles.  Assumer pleinement une décision que nous seuls pouvons prendre est une forme de désert : c'est aussi un moment de rencontre de Dieu.

 

Ne pas mésestimer l’importance que peut avoir un échec.  En quelque domaine que ce soit... S’il est accepté, assumé, il peut être le début d’une nouvelle croissance ; aussi le point de départ d’une union plus profonde avec Dieu.

 

 

Dans le Monde et dans l'Église

 

            Nous  vivons dans une société où ceux qui ont choisi certaines options qui ne sont pas les nôtres semblent être toujours gagnants.   Être fidèles à ses principes et à ses convictions est alors une forme de solitude qui prépare à la rencontre de Dieu.  C’est un désert qui nous prépare à reconnaître la présence de Dieu dans un vulgaire buisson soudain enflammé.

 

Si vous me permettez d’être un peu plus personnel, je dirai ceci :  Depuis plusieurs décennies, j’ai investi beaucoup dans la rencontre des religions et des cultures.  En ces temps-ci, ma prière consiste souvent à argumenter fortement avec Dieu à ce sujet. Je lui dis : Pourquoi laisses-tu ceux que l'on appelle "terroristes" faire de tels actes ? Pourquoi as-tu permis toutes les injustices et les souffrances qui les ont amenés à un tel point de désespoir et de cruauté ?  Pourquoi permets-tu que l’on agisse ainsi au nom des religions ? Pourquoi permets-tu que des fossés se créent entre les cultures ?

 

            Qu'est-ce que Dieu me répond ?

            La réponse que je perçois au fond de mon coeur est que tout ce qui m'est demandé est d'établir la paix dans mon propre coeur et avec les personnes qui m'entourent.  C'est ma petite contribution.  C'est ma  solitude.  C'est là que je me bute sur beaucoup de buissons.  De temps à autre l'un semble en feu et mon coeur se réchauffe.

 

Ainsi en est-il en ce qui concerne l'Église.

 

            Je l'aime de tout mon coeur. J'en fais partie.  Elle est ma chair.  Je ne puis en parler comme de quelque chose d'extérieur.  Et pourtant tant de choses en elle me font souffrir.  Et cette souffrance est déjà rencontre de Dieu.

 

            Personnellement, je fais partie de la génération de ceux qui ont vécu intensément le Concile Vatican II.  Nous y avons aspiré de tout notre coeur.  Nous l’avons suivi au jour le jour.  Nous avons travaillé à le mettre en pratique.  Et aujourd’hui nous voyons certains secteurs de l'Église faire marche arrière et s’efforcer de rétablir l’Église d’avant le Concile.  Et ce sont eux qui semblent réussir...

 

Nous sommes une petite minorité.  J’aime à croire que nous sommes l’une des deux barques... celle sur laquelle Jésus est monté et qu’il nous dit : « Allez en eau profonde ! » Ce qui signifie, me semble-t-il, entrer dans un dialogue profond avec l'Église et, au nom de l’Église, avec la culture moderne et le monde d’aujourd’hui (même s’il n’en sent pas le besoin).

 

 

Conclusion ?

 

            Est-il possible de dégager quelques conclusions de tout cela ?

           

            Pour que notre vie soit une vie de prière, il est important qu’il y ait une unité profonde dans notre vie.

 

            Si notre vie est divisée en compartiments et que la prière n’est qu’un des compartiments, cette prière ne sera jamais très authentique, même si nous donnons une place ce choix à ce compartiment.

 

            Ce qui est primordial et essentiel, c’est que la prière soit une dimension de tout ce que nous sommes et tout ce que nous faisons.

 

            Et c’est précisément cette prière qui établira l’unité entre notre recherche personnelle de Dieu, notre vie familiale, notre vie professionnelle, nos moments de prière silencieuse et nos célébrations liturgiques. La prière sera la trame sur laquelle notre vie sera tissée.

 

 

Armand VEILLEUX