Vie religieuse en général



(Dernière mise à jour le 22 juillet 2008)

 

 

 
 

POUR UNE ADORATION

À TROIS DIMENSIONS

 

Nous désirons poursuivre la réflexion que nous avions com­mencée dans La Vie des communautés religieuses, février 1977, sous le titre: «Rendre compte de notre espérance». Nous y affirmions notre espérance au-delà de tous nos désespoirs et notre foi en la vie au-delà de toutes nos désillusions et nos morts. Nous soulignions aussi l'im­portance d'avoir le courage d'assumer une liberté créatrice, d'af­fronter nos conflits et de réinventer un type de leadership pour notre temps. Enfin, nous terminions en affirmant la priorité de l'adoration, dans laquelle nous percevions le sens ultime de notre espérance.

C'est à ce point précis que nous voulons reprendre maintenant notre réflexion. Ce faisant nous répondons au désir de beaucoup d'amis qui nous ont invités à expliciter notre conception de l'adora­tion. Ce sujet, nous le savons, est fort difficile. Notre conviction est que la juste articulation entre foi et engagement est l'un des grands défis de l'homme contemporain. Nous ne prétendons pas, bien sûr, en présenter tous les aspects. Nous voulons d'abord montrer comment l'adoration selon l'Évangile doit assumer la globalité de l'expérience humaine et suppose une certaine écologie de la vie personnelle et com­munautaire. Notre réflexion s'arrêtera ensuite sur le lien entre adora­tion et communion, pour se porter finalement sur l'avenir de la Vie re­ligieuse.

 

Assumer dans l'adoration

la globalité de l'expérience humaine

Jésus de Nazareth est à la fois l'objet, le modèle et la source de notre adoration. Le Dieu que nous adorons s'est fait homme, a assumé toutes nos limites humaines, est ressuscité et est présent en tout homme. C'est le Dieu qui nous dira un jour: «J'ai eu faim... j'ai eu soif... j'étais un étranger... j'étais prisonnier... Ce que vous avez fait -- ou ce que vous n'avez pas fait - au plus petit d'entre les miens, c'est à moi que vous l'avez fait - ou que vous ne l'avez pas fait» (cf. Mt. 25, 31-46). À sa suite et à son exemple, nous voulons embrasser dans le champ de notre adoration la globalité de l'être et de l'existence humaine. L'adoration dont nous parlons englobe dans son regard non seulement Dieu dans sa transcendance, mais aussi l'image de Dieu au sein du cosmos et au coeur de tout homme, quel qu'il soit. Elle sait, en particulier, contempler la présence du Dieu souffrant dans les victimes des situations de péché social collectif qui caractérisent le monde où nous vivons.

L'adoration ne peut être dans la vie d'un homme un moment isolé, une sorte de parenthèse. Elle est non seulement un acte en passant, mais bien une façon d'être et de vivre. Elle est l'attitude de celui qui sait demeurer et durer avec le Père aussi bien qu'avec ses frères, et en particulier avec ceux que Jésus appelle affectueusement les «petits» de ce monde. Elle est rencontre de Dieu face à face, comme elle est sa rencontre dans l'histoire, à travers les méandres de notre quotidien. L'adorateur «en esprit et en vérité», dont parle Jésus, sait adorer aussi bien à l'église qu'à l'usine, la Bible ou le journal à la main, sur la place publique ou dans le silence de sa chambre.

Dans ce regard levé vers le Père et tourné vers les frères et vers la créature, s'expriment les deux premières dimensions de l'adoration. Une troisième dimension est tout aussi essentielle; c'est la rentrée en soi-même, en son propre cœur. L'adoration se vit au long d'un chemi­nement personnel qui se fait souvent dans le brouillard et qui implique une grande dose de solitude. Nous ne mésestimons certes pas l'impor­tance de la vie communautaire et l'utilité que peuvent avoir les grandes manifestations spirituelles de masse, à cause de leur valeur symbolique de témoignage et d'entraînement. Il reste cependant que de longues étapes du voyage vers la découverte de la face du Dieu vivant ne peuvent s'accomplir que par le pélerin solitaire. Et ce pélerinage ne peut se réaliser qu'à certaines conditions.

 

L'écologie d'une vie d'adoration

Il nous faut reconnaître que la somme considérable de «temps forts», d'oraison, de retraites ainsi que de sessions de prière auxquels s'adonnent religieux et religieuses, ne produisent pas toujours les résul­tats qu'ils en attendent. La raison en est peut-être que l'on oublie parfois que l'adoration ne peut se réaliser sans une incessante con­version personnelle et communautaire. Pour que l'Esprit puisse agir en nos vies personnelles et en nos groupes communautaires, il nous faut d'abord y faire la vérité et y opérer une purification.

Nous vivons dans une société athée, qui courtise le dieu du déve­loppement économique, et à l'intérieur de structures sociales qui ne respectent souvent pas l'image de Dieu en l'homme. C'est un des do­maines où l'exigence de conversion se fait sentir de façon plus pressante de nos jours. Nous sommes tous plus ou moins compromis, de par nos styles mêmes de vie, avec le système ambiant. Cette situa­tion ne peut sans doute pas être totalement évitée. Mais il y a un seuil de compromission avec le pouvoir, avec Mammon et surtout avec l'in­justice collective, au-delà duquel l'adoration n'est vraiment plus possi­ble. Passé ce seuil, sessions, retraites, etc., perdent leur efficacité.

Face à bien des situations collectives, les exigences de nos engage­ments religieux, en particulier celui de la pauvreté, demandent que nous «prenions le maquis», c'est-à-dire que nous nous désolidarisions de la société ambiante. En d'autres pays, les religieux y sont acculés par des dictatures d'extrême droite ou d'extrême gauche, par des pou­voirs militaires soi-disant chrétiens ou par des régimes anti-cléricaux. Chez-nous, même si notre système social ne nous y pousse pas, notre complicité étant nécessaire à son maintien, la logique même de la fidé­lité à nos engagements exige que nous relevions le défi de cette déso­lidarisation. Attendrons-nous d'y être acculés?...

 

Un retour ambigu au spirituel

Dans la plupart des communautés religieuses au Québec l'accent a été mis fortement, au cours des dernières années, sur le ressour­cement spirituel. Nous discernons en cela une action de l'Esprit Saint et nous nous en réjouissons de tout coeur Mais nous craignons aussi qu'il y ait une disproportion parfois entre le ressourcement et le «débit», et qu'une forme de spiritualisation à une seule dimension ne rompe l'équilibre évangélique entre spiritualité et engagement. Nous croyons à l'adoration qui se donne des mains pour la construction de la Cité des hommes et de la Cité de Dieu. Même les religieux contem­platifs ne peuvent se fermer à une certaine conscience sociale. C'est aux époques où les moines ont été le plus authentiquement contem­platifs qu'ils ont le plus activement contribué par leur vie même à l'éla­boration des grandes cultures occidentales. Ce n'est pas pour rien que Paul VI a proclamé saint Benoît patron de l'Europe.

Pour que le retour au spirituel que nous constatons dans nos com­munautés porte des fruits, il est important qu'il se développe non seu­lement dans une ligne de transcendance, mais aussi dans la ligne hori­zontale de l'engagement comme dans celle de l'approfondissement personnel. Des nuances importantes d'accentuation sont possibles, soit d'une communauté à l'autre, soit entre les divers membres d'une même communauté, ou encore au cours des étapes successives de la vie d'une personne. L'une ou l'autre des trois dimensions de l'adoration peut être privilégiée, tour à tour, selon la mission de chaque personne ou de chaque groupe. Il serait toutefois illusoire de prétendre vivre une authentique adoration en négligeant l'une de ses dimensions.

Quiconque veut de nos jours mettre sur pied un groupe de prière ou une maison de prière reçoit heureusement l'encouragement né­cessaire. Tout un mouvement le pousse d'ailleurs en ce sens et le porte. Mais les membres de nos communautés qui s'efforcent de relever le défi de vivre une authentique adoration au sein d'un engagement pour la justice auprès des défavorisés ont encore plus besoin de l'appui et de la compréhension de leur communauté, car ils doivent en général ramer à contre courant. Il n'y a vraiment pas d'encombrement du côté de cet engagement. De plus les erreurs et les échecs sont plus visibles et plus facilement identifiables en ce domaine que dans celui de la prière! Et il nous est toujours difficile d'admettre que, depuis la Croix, l'échec fait partie de la vie chrétienne.

 

Adoration et communion

Le cheminement personnel vers la profondeur de notre être, dont nous avons parlé plus haut comme étant une dimension essentielle de l'adoration, exige une qualité de vie qui doit jaillir de la conscience de la mission personnelle. Mais cette conscience ne se développe normale­ment qu'au sein d'une authentique vie communautaire. Nous avons besoin aujourd'hui de communautés qui soient non une prolongation de la famille ou de l'école, ni des communautés-seins-maternels, mais des lieux de partage pour personnes adultes poursuivant en communion les unes avec les autres un cheminement «unique» et un engagement apostolique dans la ligne de leur mission personnelle.

La réalité fondamentale de la vie religieuse, comme d'ailleurs de toute vie chrétienne, est celle de la communion avec Dieu et avec les hommes. «Ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé, ce que nos mains ont touché du Verbe de vie - nous dit saint Jean - nous vous l'annonçons, afin que vous aussi soyez en communion avec nous. Quant à notre communion, elle est avec le Père et avec son Fils Jésus Christ» (I Jean, 1,1-3). Cette communion a une valeur absolue. C'est en elle que les personnes trou­vent leur maturité totale. Mais son incarnation en tel groupe commu­nautaire et en telle forme de communauté demeure toujours relative. Reconnaître ce caractère relatif de nos institutions est important, si l'on veut, malgré les frustrations inévitables, en porter sereinement les ambiguïtés et accepter, en certains cas, leur caducité.

De tous nos rassemblements communautaires l'Eucharistie demeure la source et le modèle. Il nous semble capital de lui conserver et au besoin de lui redonner toute son importance, à notre époque où tant de modes de regroupement communautaire sont remis - ou de­vraient être remis - en question. L'Eucharistie est le point de jonction des trois dimensions de l'adoration: rencontre de la Personne du Verbe incarné et, en Lui, du Père et de l'Esprit (ligne de la transcendance); rencontre de nos frères (ligne de l'engagement) et rencontre de nous­mêmes en eux et en Dieu (ligne de l'approfondissement). Nous y puisons la force de nous accepter mutuellement, avec notre diversité et notre péché. Ce sacrement nous rappelle d'ailleurs comment le Christ a lui-même assumé les limites de l'existence humaine. Même le pain et le vin, qui sont transformés au corps et au sang du Christ au cours de cette célébration, expriment toutes ces réalités. Avant de parvenir à l'autel, ces éléments, fruit d'un travail d'hommes, ont été vendus, achetés, trafiqués, et sont souvent marqués au sceau de l'exploitation et de l'injustice. La célébration de l'Eucharistie accueille toutes les di­mensions de l'existence humaine; elle ne peut se concilier avec une adoration désincarnée.

 

L'avenir de la vie religieuse

Appliquer à la vie religieuse tout ce que nous venons de dire est, nous en sommes conscients, lourd de conséquences. Cela ne peut se réaliser sans une rénovation profonde des formes de vie religieuse. De quelle vie religieuse? En pensant à l'avenir il nous faut penser à la fois à court et à long terme. À court terme, il y a l'avenir que les membres actuels de nos communautés ont à se donner pour être fidèles à eux­mêmes et à leur mission, compte tenu de leur formation, de leur âge, de leurs possibilités et de leurs limites. À long terme, il y a l'avenir de la vie religieuse comme telle, c'est-à-dire les diverses formes qu'elle pourra ou devra prendre, et dont certaines se dessinent déjà aussi bien au dehors qu'au dedans des formes canoniques actuelles.

C'est en référence à cette vision à long terme que, dans notre article de l'an dernier, nous parlions de la nécessité pour l'Église et pour la vie religieuse, d'accepter de passer par la mort. Mais attention! Toute mort n'est pas mort pascale. Celle-ci est le passage à une vie nouvelle à travers la conversion. Il y a aussi une autre mort qui est simple décomposition de ce qui ne porte plus de vie, Tout comme il nous faut constamment assumer la mort pascale, de même il nous faut avoir l'humilité de reconnaître la désintégration de ce qui est caduc.

La mort pascale est celle de qui consent à se dépouiller de tout ce qui empêche d'être vraiment libre. Il en coûte de se laisser libérer et nous n'avons souvent pas le courage d'en payer le prix. Nous ne pouvons nous empêcher de penser à ce passage de l'Évangile (Mt. 8, 28-34) où Jésus, arrivant au pays des Gadaréniens, y délivre deux démoniaques qui étaient «des êtres si sauvages que nul ne pouvait passer par ce chemin». Jésus en chasse les démons qui entrent dans un troupeau de porcs lesquels se précipitent dans la mer. Les gens de la ville vien­nent alors supplier Jésus de quitter leur territoire. Ils préfèrent sauver leurs porcs plutôt que de connaître la libération. N'est-ce pas notre cas? Nous sommes souvent occupés à sauver nos possessions (nos porcs!) et nous passons à côté des véritables libérations.

Autant il faut être réalistes et compréhensifs dans nos actions à court terme, autant il faut savoir être courageux et «visionnaires» dans une planification à long terme. Ne faut-il pas reconnaître l'action de l'Esprit suscitant une vie religieuse nouvelle en dehors ou en marge de nos communautés, tout en demeurant ouverts à son action rénovatrice au sein de celles-ci. On parle facilement de nos jours d'une «Nouvelle Pentecôte». De fait, bien des vies individuelles ont été transformées par l'Esprit de Dieu. Nous attendons désormais une Pentecôte com­munautaire qui fasse- de nos communautés un lieu où les trois dimensions de l'adoration puissent se vivre dans l'harmonie et la com­plémentarité.

 

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