11 février 2018 -- 6ème dimanche "B"

Lv 13,1...46; 1Co 10,31-11,1; Mc 1,40-45

 

H O M É L I E

 

 

            À la fois la première et la troisième lectures d'aujourd'hui parlent de quelque chose qui engendrait la terreur dans le monde ancien:  la lèpre.  "Lèpre" était un mot générique qui recouvrait une grande variété de maladies, spécialement des maladies de la peau, et surtout les maladies contagieuses et incurables.  En réaction à l'horreur que les hommes ressentaient en eux-mêmes, ils ostracisaient et séparaient du peuple les victimes de ces diverses formes de maladie, souvent par des lois religieuses.  Ainsi, non seulement ils se protégeaient de la contagion physique, mais ils se préservaient aussi, psychologiquement, de regarder en eux-mêmes.

 

            L'un des grands romans de notre siècle -- un roman qui valut à son auteur un prix Nobel -- est La Peste d’Albert Camus, publié peu après la deuxième guerre mondiale (1947).  Ce roman raconte l'histoire d'une ville d'Algérie où la population est soudain frappée d'une épidémie de peste bubonique, une peste qui à diverses époques au cours de l'histoire, avant la découverte du vaccin, décima des sections entières de la population du globe.  Dans ce roman, la ville est mise en quarantaine, et tout le livre est une description de l'attitude d'un certain nombre de personnages, alors qu'ils sont confrontés avec ce mal physique imprévu.  Je crois que quiconque veut réfléchir sérieusement sur la contagion moderne qu'est le SIDA, par exemple, doit lire ce roman.

 

            Camus n'est pas chrétien bien qu'il ait écrit dans sa jeunesse une thèse doctrinale sur saint Augustin.  Il n'est pas athée non plus.  Il se considère post-chrétien.  Et parce qu'il remet très honnêtement en question la chrétienté telle qu'il l'a connue dans sa réaction au mal, il redécouvre et transmet des vérités et des attitudes qui sont parfois en réalité profondément chrétiennes.

 

            Ce livre est un mythe moderne concernant la destinée de l'homme, et ce que le poète anglais Hopkins appelait "la danse de la mort dans notre sang".  Pour Camus, cette "danse de la mort", cette propension cachée à la pestilence, est quelque chose de plus que la simple mortalité;  c'est la négation délibérée de la vie... l'instinct humain de dominer et de détruire, de chercher son bonheur propre en détruisant le bonheur des autres, d'établir sa propre sécurité sur le pouvoir et, par extension, de justifier l'usage pervers de ce pouvoir en termes d'"histoire", de "bien commun" ou de "sécurité nationale", ou, pis, de "justice de Dieu".

 

            Il y a deux personnage principaux dans le roman: un prêtre et un médecin.  Le médecin -- docteur Rieux -- est le premier à découvrir les signes de la peste; et il lui faut du temps pour convaincre tous les autres de ce qui est évident.  Durant toutes les années que la peste dure dans la ville, il se dévoue totalement, soignant les malades, organisant les services de santé, enterrant les morts, inventant un vaccin et finalement mettant fin à l'épidémie.  Tout cela n'est nullement considéré par lui et par Camus comme quelque chose d'héroïque ou de vertueux.  C'est tout simplement ce qu'il devait faire dans la situation.  Vous ne louez pas un professeur pour enseigner que deux et deux font quatre, dit-il.  Si quelqu'un est dans le besoin et que vous pouvez faire quelque chose pour lui, vous devez simplement le faire. Il n'y a rien de spécial là-dedans, même si vous y risquez votre vie, et même si vous mourez.  Après tout, dit Camus, vient toujours un temps dans la vie où ceux qui disent que deux et deux font quatre sont mis à mort.

 

            L'histoire du prêtre est intéressante.  Au début, il a toutes les réponses.  La ville a été frappée par la peste parce que c'est ce que le peuple mérite.  Dieu est déçu du monde moderne en général et d'eux en particulier.  Mais la miséricorde de Dieu veut donner à la ville une autre chance.  La peste indique la voie d'un salut futur.  Ce prêtre peut voir Dieu en action, transformant sans faute le mal en bien.  En raisonnant ainsi il "justifie" la peste et essaie d'amener le peuple à aimer ses souffrances.  À cela, le bon docteur, qui n'est guère un Catholique pratiquant, répond en homme pratique et avec une bonne dose de compassion chrétienne:  "Les Chrétiens parlent parfois ainsi sans que cela ne soit réellement ce qu'ils pensent".  Et d'ajouter ce compliment ravageur:  "Ils sont cependant meilleurs qu'ils n'ont l'air".  Et il ajoute aussi que le bon prêtre parle ainsi parce qu'il n'a appris que de ses livres de théologie.  "C'est pourquoi, dit-il, il peut parler avec une telle assurance de la vérité avec un grand "V".  N'importe quel prêtre de campagne... qui a entendu un homme respirer à grand peine sur son lit de mort pense comme moi, dit le bon docteur.  Il essaie de soulager la souffrance humaine avant d'en proclamer l'excellence." (Je cite de mémoire...)

 

            De fait, le prêtre, après avoir vu un enfant mourir dans des souffrances atroces, arrivera enfin lui aussi à un peu de cette compassion.

 

            Si nous revenons maintenant rapidement à notre Évangile, je ne crois pas qu'il ait besoin d'un long commentaire.  Il est évident que l'attitude du prêtre au début du roman, avec toutes ses explications concernant le péché et la punition divine, était l'attitude des Scribes et des Pharisiens et, en général, de la religion officielle d'Israël.  L'attitude du docteur de ce roman est celle du Christ qui jamais, dans tout l'Évangile, ne donne une explication de la lèpre ou d'une autre maladie.  Il touche simplement de sa main le lépreux et il le guérit.

 

            Et je suppose que la question à laquelle chacun de nous doit répondre dans son cœur est:  De quel côté suis-je?

 

Armand Veilleux