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26/27 mars 2016 – Vigile pascale
Luc 24, 1-12
Nos nuits de passage
Nous sommes au cœur
d’une célébration qui se situe en pleine nuit – une vraie « vigile »,
donc -- au cours du passage des ténèbres à la lumière. Ce passage est une expression symbolique du
long passage des ténèbres et du chaos originel du début de la Genèse jusqu’à la
lumière du Christ ressuscité le matin de Pâques.
La longue série de
lectures de l’Ancien Testament que nous avons entendues nous ont raconté comment le peuple juif a constamment interprété et ré-interprété ce qu’il vivait à la lumière de la révélation,
qu’il avait reçue, de l’entrée de Dieu dans son existence. Tout y est perçu en termes de passage des
ténèbres à la lumière. Cette histoire commence par la séparation de la lumière
des ténèbres dans le chaos cosmique initial. Puis il y a le passage du chaos
religieux des nombreuses religions anciennes à la lumière de la révélation de
Dieu à Israël. Vient ensuite le passage de la captivité d’Égypte à la
libération de l’Exode. Un autre passage
vient ensuite, beaucoup plus important, le passage du coeur de pierre au coeur
de chair animé par l’Esprit. Et finalement le grand passage de Jésus, des
ténèbres de la mort à la lumière de la Résurrection.
La
mémoire du passé, pris dans sa globalité, était importante pour le peuple
d’Israël. Cette mémoire donnait sens à son
présent et lui permettait d’avancer vers l’avenir avec espérance. Chacune de nos vies est faite aussi de ces
moments de ténèbres et de moments de lumière, de Vendredis Saints et de Jours
de Pâques. Il est toujours dangereux de s’enfermer dans le moment présent,
qu’il soit de ténèbres ou de lumière. Dans un cas on risque le découragement, dans l’autre un enthousiasme
béat qui prépare des catastrophes. Il nous faut vivre chaque moment présent
comme une toute petite section de notre histoire personnelle du salut, qui a un
passé et un avenir.
Ainsi
doit-il en être aussi de l’Église et de la Société. Il semble que l’une et
l’autre vivent pour le moment leur Samedi Saint plutôt que leur Jour de
Pâques. En réalité, elles sont dans la
nuit entre les deux. C’est donc au nom
de notre Église et de toute notre Société que nous veillons cette nuit, resituant
ce qu’elles vivent – ce que nous vivons en leur sein – dans la cadre plus large
et même grandiose de toute cette belle histoire du salut dont les lectures
bibliques de cette Eucharistie nous ont tracé les grands traits.
Notre
société est entrée de nos jours dans un cycle infernal de violence dont elle ne
semble plus capable de s’échapper. Bien
sûr, dira-t-on, il y a toujours eu de la violence entre les hommes. Oui, mais les moyens modernes la rendent
toujours plus destructrice et dévastatrice. Après la date emblématique du 11
septembre 2001 à Manhattan, il y avait eu les attentats de 2004 à Madrid et de
2005 à Londres, puis ceux de Paris il y a quelques mois. Et cette folie
meurtrière a frappé tout récemment chez-nous, ici, en Belgique, faisant de
nombreuses victimes innocentes – pour lesquelles nous prierons au cours de
cette célébration.
Nous sommes les
pèlerins du 8ème jour, nous approchant d’un tombeau vide avec les
précieux parfums de nos bonnes volontés, de nos naïvetés et de nos compromis. Le tombeau est vide. Le dieu de tous nos rêves et de toutes nos
idéologies n’est pas là et il n’y reviendra pas. Le vrai Dieu nous fait dire
par un messager (qui, comme celui de l’Évangile d’aujourd’hui, n’a pas de nom, contrairement
à celui qui avait parlé à Marie et à Joseph avant la naissance de Jésus) qu’il
nous retrouvera dans notre Galilée, c’est-à-dire notre vie de tous les jours,
dans nos nuits de pêche où nous n’aurons rien pris ou sur nos routes quand nous
pensons retourner vers un Emmaüs, un chez nous que nous n’avons plus et
n’aurons jamais plus.
Nous avons un exemple à
suivre dans ce qu’ont vécu nos frères de Tibhirine, en Algérie. Leur communauté
avait établi durant plus de cinquante ans avec la population locale des liens
de fraternité et de communion qui transcendaient les distinctions de race, de
nationalité et de religion. Lorsque le pays bascula dans la violence, en 1993,
ils considérèrent de leur devoir de rester sur place par solidarité avec cette
population locale. Dans la nuit du 26 au 27 mars 1996 ils furent enlevés par
des hommes armés, et furent assassinés plus d’un mois plus tard. La nuit où ils furent enlevés était, en 1996,
en plein carême. Une coïncidence
admirable veut que, vingt ans plus tard, cette nuit du 26 au 27 mars soit la nuit
pascale que nous célébrons actuellement. Cela souligne la dimension d’espérance
qu’avait leur décision de rester sur place.
Dans une lettre
circulaire adressée quelques mois auparavant aux monastères de l’Ordre ainsi
qu’à leurs familles et amis, ils rappelaient le choix qu’ils avaient fait de
nouveau après la visite des « frères de la montagne » deux ans plus tôt, de
vivre ensemble à Tibhirine. Ils ajoutaient : « …la mort brutale – de l’un de nous, ou de tous à la fois – ne serait
qu’une conséquence de ce choix de vie à la suite du Christ ». Oui, lorsqu’ils
quittèrent leur monastère dans cette nuit du 26 au 27 mars 1996 pour s’enfoncer
dans les montagnes de l’Atlas, il leur semblait suivre un groupe de
ravisseurs. En réalité ils suivaient le
Christ.
Dans
un monde où tous, dans la société comme dans l’Église, avons sans cesse la
tentation de nous enfermer dans le moment présent qui perd toute signification
dans son isolement, cette célébration de la Vigile pascale nous resitue dans
une belle et longue histoire. Cette
histoire nous ouvre à l’attente. Peut-être vaut-il mieux en-effet ne pas
parler trop facilement d’espérance. Si nous pouvons rester ouverts à l’attente de l’aube nouvelle et de la
lumière, ce sera déjà beaucoup. Dieu transformera lui-même notre attente en espérance, sans que, probablement, nous nous rendions compte
nous-mêmes du passage de l’une à l’autre avant d’avoir pénétré pleinement dans
la lumière.
Armand VEILLEUX
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